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Nous observons depuis la dernière décennie que la demande de temps et la demande d’énergie dévolues au travail augmentent sans cesse. Les pressions nouvelles exercées par le travail dans la vie quotidienne se traduisent par des expressions comme « intensification du travail », « responsabilisation des employés », « engagement organisationnel » et « comportements discrétionnaires » (organizational citizenship behaviours).

À l’aide de nombreuses mises en situation, l’auteur analyse l’évolution récente de l’organisation du travail et constate que certaines exigences des employeurs dépassent les capacités d’adaptation des salariés. Il signale les impacts d’une dérive dans le fonctionnement des organisations et dans la structuration des rapports sociaux. Tandis qu’il subsiste des bons milieux de travail ainsi que des employeurs renommés pour les qualités humaines de leur gestion, force est de constater que dans la majorité des cas, les pratiques actuelles de gestion ont une incidence négative sur la qualité de vie et le bien- être des salariés. Les problèmes de santé au travail, notamment de santé mentale, qui se manifestent sous la forme de dépression, d’épuisement professionnel, de détresse psychologique et d’absences pour maladie témoignent d’une crise réelle dans la relation entre la personne et son travail. Les coûts élevés des problèmes de santé au travail doivent inciter les acteurs sociaux à réviser l’organisation du travail et à valoriser la responsabilité sociale de l’entreprise de manière à infléchir cette évolution néfaste des milieux de travail.

La première partie du volume est composée de trois chapitres. Elle explique les vecteurs de changements organisationnels qui ont produit un envahissement de la vie par le travail. Les salariés ont de moins en moins l’impression de profiter d’un enrichissement collectif tandis qu’ils partagent le sentiment de travailler toujours plus fort pour tenter de maintenir leur position sociale et leur pouvoir d’achat.

Le chapitre 1 est dédié à l’organisation du travail, à la compréhension des enjeux et des règles qui la gouvernent, à la description des crises qui l’ont ébranlé et de certaines innovations qui permettent de tirer le maximum de chaque heure travaillée. L’auteur insiste sur les questions touchant la division et l’intensification du travail, le contrôle des travailleurs et la bonne exécution des tâches.

En matière d’organisation du travail, le rapport de force entre les acteurs sociaux est inégal. Les entreprises sont bousculées par la concurrence, poussées par l’avidité des actionnaires et préoccupées par l’incertitude de leur survie. Par conséquent, elles accroissent leurs exigences en matière de normes de rendement et exercent une pression soutenue sur les salariés sans rien offrir d’autre en retour que des réductions d’effectifs, des restructurations brutales et des rumeurs de vente, d’acquisition ou de fermeture. Les entreprises s’engagent dans une démarche de flexibilité qui ne comporte aucune garantie quant à l’emploi des salariés.

Le second chapitre aborde le fonctionnement des organisations, touche les relations entre les acteurs sociaux, les transformations organisationnelles et les exigences nouvelles des employeurs envers les salariés. Le développement technologique et les perturbations économiques ont déséquilibré les rapports sociaux et donné un avantage indéniable aux employeurs au moyen d’un resserrement des contrôles auprès des salariés. Alain Vinet souligne avec beaucoup de justesse que les organisations en mal de flexibilité ont réussi à transférer leur souci de performance à leurs employés et à obtenir de ceux-ci un engagement personnel à poursuivre la mission corporative. Conscient de la fragilité financière de son employeur, le salarié est dédié à la réussite de l’entreprise au point d’accepter de ne pas compter ses heures ou de ne pas trop mesurer ses efforts afin de préserver son emploi. Cet engagement organisationnel n’est pas obtenu grâce à une amélioration des conditions de travail mais plutôt par une fragilisation de la relation d’emploi. L’employé s’engage à fond parce qu’il craint de perdre son emploi et non parce qu’il est reconnaissant envers un employeur qui le valorise et enrichit ses tâches.

L’auteur note également que les exigences nouvelles de disponibilité des salariés empiètent sur la vie hors du travail. Les organisations n’ont pas démontré qu’elles sont prêtes à des aménagements significatifs du travail visant à favoriser la vie familiale et la vie privée. Enfin, une analyse approfondie des transformations organisationnelles montre comment l’improvisation successive de multiples changements organisationnels constitue une menace pour la santé des travailleurs. Ces changements organisationnels dépassent souvent les capacités d’adaptation de ces derniers. Les organisations ne prennent pas suffisamment la peine de mobiliser les personnes susceptibles d’être affectées par le changement.

Le chapitre 3 est consacré aux mutations de l’emploi qui converge vers une détérioration et une précarité accrue des conditions de travail. L’auteur retrace les effets pervers des emplois atypiques sur la santé des travailleurs. Il constate que le recours à des travailleurs à statut précaire est lié à des motifs de gestion des coûts de main-d’oeuvre plutôt qu’à des motifs liés à la flexibilité organisationnelle ou à l’environnement concurrentiel. Les femmes et les jeunes vivent de plus en plus dans l’insécurité et la précarité. Les travailleurs qui occupent des emplois typiques ou permanents font face à des conditions de travail plus sévères et se débattent davantage pour garder leur emploi. La précarité des emplois suscite la fatigue, l’anxiété et la dépression. Selon l’auteur, la création des emplois atypiques, l’externalisation la main-d’oeuvre ainsi que la sous-traitance d’une portion importante des activités de la firme mènent les entreprises à se délester de leurs responsabilités sociales.

La deuxième partie de l’ouvrage est composée des chapitres 4 et 5. Les transformations organisationnelles (resserrement de l’organisation du travail, l’implantation fébrile des technologies, hausse des exigences des employeurs à l’égard des employés, avidité des actionnaires en matière de rendement sur les capitaux), la concurrence mondiale ainsi que la mutation des emplois ont augmenté les contraintes du travail en termes d’obligations de performance. La seconde partie du livre tente donc de vérifier dans quelle mesure les travailleurs s’adaptent à ces nouvelles contraintes. Sont-ils heureux au travail ? Perdent-ils leur vie à la gagner ? Y laissent-ils leur santé ? Alain Vinet discute notamment des nouvelles valeurs sociales du travail qui favorisent directement une détérioration de la relation entre les personnes et le travail.

Le travail a pris toute la place. Les nouvelles valeurs axées sur la réalisation et l’épanouissement de soi n’a fait qu’accroître l’importance du travail comme activité sociale. Il dépasse largement son apport économique. Les nouvelles valeurs augmentent considérablement les attentes de l’individu à l’égard du travail. L’engagement de la personne envers le travail est ainsi renforcé. Malheureusement, il y a actuellement un écart persistant entre les aspirations des travailleurs et les conditions d’exécution du travail. Les conditions dans lesquelles évoluent les activités liées au travail tendent à restreindre ces aspirations. L’intensification du travail ainsi que le déséquilibre entre le temps de travail et le temps privé affectent négativement le bien-être et la santé des travailleurs.

La troisième partie du volume, constituée des chapitres 6 et 7, démontre de façon très éloquente l’incidence du travail dans la construction et la détérioration de la santé des travailleurs. Les contraintes psychosociales du travail s’accroissent et poussent à la fois les employeurs et les salariés vers des actions nocives pour la santé. L’auteur critique très sévèrement la Loi sur la santé et sécurité au travail et laLoi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. La logique de l’indemnisation est au coeur d’une problématique étroite de la santé au travail. Plus spécifiquement, la priorité est accordée à la sécurité plutôt qu’à la santé des travailleurs. En effet, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles demeure muette sur les problèmes de santé liés à l’organisation du travail, à la pression du rendement, au harcèlement ou aux horaires de travail. La logique traditionnelle de l’indemnisation freine également la réflexion et l’intervention concertée sur des questions relatives à la santé mentale au travail. Pourtant, les problèmes de santé mentale au travail sont économiquement et collectivement aussi coûteux que les maladies professionnelles reconnues. LaLoi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles empêche donc d’inscrire la gestion de la santé au travail dans une problématique de santé publique.

La quatrième partie du volume est composée des chapitres 8 et 9. L’auteur insiste sur les coûts visibles et cachés d’un mauvais arrimage entre la personne et son travail. Les effets malsains de l’évolution récente des conditions du travail sont si importants qu’il est urgent d’intervenir. Alain Vinet propose un plan d’action en cinq volets : (1) intégrer des préoccupations et des objectifs de santé dès la conception d’un changement organisationnel ; (2) faire appel aux travailleurs en matière de prévention ; (3) recentrer la fonction ressources humaines dans les organisations ; (4) accommoder les personnes dans la gestion des temps sociaux ; et (5) poursuivre des projets d’intervention préventive. La santé des travailleurs doit plus que jamais constituer une responsabilité sociale de l’entreprise.

L’auteur conclut que dans l’équilibre toujours fragile des rapports entre le capital et le travail, il faut admettre que la voix des actionnaires est mieux entendue que celle des travailleurs. Dans les services publics, la voix des contribuables prédomine. Dans le contexte des restructurations organisationnelles, la main-d’oeuvre a écopé. Les décideurs ont géré des budgets et non les personnes. Alain Vinet ne s’oppose pas à la modernisation des entreprises mais à certaines pratiques de gestion. Les gestionnaires ont oublié que la pérennité d’une organisation repose sur une interaction fructueuse entre le système technique et le système social des relations humaines. Il est urgent que la gouvernance d’entreprises redevienne une question sociale plutôt qu’une question de simple réponse au marché économique. Les gestionnaires doivent faire la preuve d’une bonne conduite éthique et de reconnaissance envers les salariés.

Alain Vinet a réalisé une analyse très impressionnante et rigoureuse de la relation entre les pratiques de gestion, l’organisation du travail et les problèmes de santé au travail. Il importe également de souligner la qualité exceptionnelle de la rédaction. Le livre a été rédigé dans un langage simple et fort accessible pour les praticiens, les chercheurs et les étudiants. L’excellent livre d’Alain Vinet constitue à mon point de vue un chef-d’oeuvre ainsi qu’un ouvrage de référence incontournable dans la détermination du lien entre l’organisation du travail et la santé au travail. Le livre offre également une réflexion très originale ainsi qu’une profonde remise en question des postulats actuels en gestion des ressources humaines qui orientent la relation entre les personnes et le travail.