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Depuis les années 80, et encore plus depuis les années 90, les chercheurs européens (Müller-Jentsch, 1988 ; Hyman, 1992, 1997 : 29) et nord-américains (Creese, 1996 : 454 ; Crever, 1993, 1998 ; Edwards, 1986 ; Fudge, 1996 ; Gagnon, 1998 ; Kumar, Murray et Schetagne, 1998 ; Zeytinoglu et Muteshi, 2000) s’intéressent à ce que l’on désigne volontiers comme une « crise » du mouvement syndical, par opposition à un assez ferme consensus sur l’unité et le pouvoir de représentation du mouvement syndical jusqu’à la fin des années 70. On repère assez facilement dans le mouvement depuis cette période, entre autres, une difficulté d’agrégation et de reconnaissance des intérêts communs au sein des syndicats locaux autant que des centrales.

Cette conjoncture est liée de près à l’émergence de nouveaux facteurs de segmentation de la main-d’oeuvre qui, à leur tour, peuvent avoir des effets de segmentation du collectif syndiqué. Parmi ces facteurs de segmentation, certains tirent leur source de décisions de la direction en matière de gestion des ressources humaines : promotion de la flexibilité, multiplication des statuts atypiques et des formes de rémunération, pratique de la polyvalence, disparité des statuts et des niveaux de rémunération, etc. D’autres facteurs de segmentation, en revanche, tirent leur source des travailleurs eux-mêmes ou sont appropriés et promus par eux.

Notamment, en vertu des chartes des droits de la personne, des lois protégeant ces mêmes droits[1] et de la jurisprudence qui en découle, certaines catégories de main-d’oeuvre manifestent des intérêts particuliers et distincts du collectif de travailleurs syndiqués auquel ils appartiennent, parfois au point de contester des acquis importants des moeurs syndicales ou des choix syndicaux s’appuyant sur une majorité des voix. Entre autres exemples, les membres des groupes cibles (ici, les femmes) embauchés à la faveur d’un programme d’accès à l’égalité (PAÉ), et les salariés rémunérés en vertu de clauses de disparité de traitement (dites « clauses orphelin »).

Dans ce texte, je m’attacherai à démontrer comment ces revendications sont parfois si distinctes de celles de la majorité du collectif syndiqué local qu’elles en heurtent la cohérence et entraînent des conflits parce qu’elles soulèvent des questions profondes. En effet, en milieu syndiqué, ces revendications bouleversent un important postulat politique, soit celui de l’égalité formelle de tous les membres du syndicat et le devoir corollaire de donner à tous un même traitement et un même poids dans la prise de décision collective. Ces revendications remettent en cause la conception de la démocratie syndicale fondée, entre autres, sur la primauté du vote majoritaire en assemblée générale.

Il peut sembler paradoxal de parler de l’adhésion à la thèse de l’égalité formelle chez les militants syndicaux, car l’idéologie syndicale en général est par ailleurs peu compatible avec l’idéal républicain de l’égalité présumée de tous les sujets politiques en démocratie, en droits comme en obligations. Trop conscients des inégalités réelles dans les sociétés dites démocratiques, les militants syndicaux seraient en effet peu nombreux à souscrire à une telle thèse pour ce qui est de la société globale. Cela ne les empêche pas, en toute cohérence, de postuler une telle égalité formelle au sein de leurs rangs, à des fins de régie interne, en se fondant sur une similitude d’intérêts de classe entre leurs membres.

Bien sûr, d’autres lignes de fracture dans le mouvement syndical émergent dans la période contemporaine et cet objet n’est qu’une des dimensions de la segmentation du collectif syndiqué. Il mérite néanmoins une attention particulière compte tenu de la tension qu’il provoque et aussi parce qu’il fait écho à une même fragmentation au niveau sociétal, dont on dit qu’elle commande une évolution conséquente de la notion de citoyenneté (Duchastel, 2003).

Les données sur lesquelles je m’appuie ici ont été recueillies à la faveur de six études de cas d’intégration de femmes dans des secteurs d’emploi non traditionnellement féminins, réalisées au moyen d’entrevues auprès de 71 femmes et hommes exposés à des PAÉ, entre 1998 et 2001 (Legault, 2001a, b, c, 2002). Ces études de cas ont été réalisées en partenariat avec les directions des entreprises et les syndicats représentant les travailleurs des unités étudiées, lorsqu’ils étaient syndiqués. Elles visaient à repérer les facteurs de succès et d’échec de l’intégration des femmes en milieu masculin à la faveur des PAÉ, mais pas particulièrement à approfondir la conception de l’égalité qu’entretiennent les syndiqués et leurs directions[2].

Nous avons trouvé de nombreux obstacles à l’intégration des femmes qu’on peut ranger en diverses catégories : certains ressortissent à la direction et à la gestion des programmes, certains aux clients, certains aux syndicats et d’autres, enfin, sont propres aux collègues qui entretiennent des pratiques de résistance et mettent en place à l’occasion des mécanismes d’exclusion. Si, dans les travaux sur l’équité en emploi, les obstacles des premiers types ont été abondamment traités dans le champ de la gestion des ressources humaines, les derniers ne sont que peu traités en relations du travail[3]. Néanmoins, les obstacles propres aux collègues et aux syndicats s’avèrent aussi importants pour les femmes embauchées que bouleversants pour le milieu et pour les syndicats et constituent, à mes yeux, l’une des retombées les plus importantes de cette étude. Pour cette raison, j’entame maintenant un projet de recherche focalisé essentiellement sur cet objet. L’exemple des clauses de disparité de traitement n’est ensuite amené que parce qu’il soulève une même question et nourrit l’argument principal.

Les femmes embauchées à la faveur de programmes d’équité

Les dispositions

Sous la pression de mouvements sociaux plus larges, les chartes et les lois sur les droits de la personne ont mis en place un cadre juridique incitant ou obligeant, selon les cas, les employeurs à mettre en oeuvre des programmes d’accès à l’égalité (PAÉ) ou des programmes d’équité en emploi (PÉE) et à embaucher de préférence les membres de certains groupes cibles ou désignés.

Le législateur a adopté une attitude avant tout d’incitation et non de coercition ; il a promulgué en 1985 la partie III de la charte québécoise (Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12, art. 86 et suiv.) qui permet de mettre en place des programmes qui accordent un avantage préférentiel aux membres des groupes cibles en matière d’embauche et même de promotion, avantages désignés comme des mesures de redressement. Comme les employeurs ne sont pas tenus de consulter les syndicats, ils peuvent donc se voir imposer de tels programmes.

Avant l’entrée en vigueur de ces dispositions, tout avantage préférentiel conféré à un groupe en matière d’emploi pouvait être considéré comme de la discrimination en sa faveur, souvent désignée comme de la « discrimination à rebours ». En effet, selon l’article 10 de la charte québécoise, par exemple, on ne peut distinguer, exclure ni non plus préférer sur la base des motifs de discrimination interdits, parmi lesquels on trouve le sexe. Autrement dit, la préférence temporaire accordée aux membres des groupes cibles serait illégale si ce n’était de la promulgation de la partie III de la charte. Il en va de même selon l’article 8 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (L.R.C. 1985, ch. H-6) en régime canadien. Le législateur prévoit aussi que le tribunal peut imposer des programmes à la suite du dépôt d’une plainte ainsi qu’en vertu de l’obligation contractuelle fondée au Québec sur le Règlement cadre sur les conditions des contrats des ministères et des organismes publics (R.Q. c. A-6.01, r. 0.02).

En conséquence, sous l’effet de ces programmes, dans des milieux où les membres des syndicats étaient autrefois seulement des hommes blancs, aujourd’hui les travailleurs sont appelés à s’adapter à une nouvelle force de travail plus diversifiée, tant au point de vue du sexe que de l’origine ethnique. L’intégration de nouvelles catégories sociodémographiques dans des milieux qui autrefois les excluaient ne touche pas seulement les milieux syndiqués, mais c’est à eux que je m’intéresserai ici.

Les sources des tensions

L’embauche privilégiée de femmes et la perception de discrimination à rebours

Le seul fait de privilégier l’embauche de femmes, même temporairement, ou d’autres membres des groupes cibles, constitue encore, nonobstant les raisonnements juridiques fondant la démarche d’équité, de la discrimination à rebours pour une part importante des travailleurs masculins que j’ai interrogés dans des milieux de travail syndiqués où on a mis en place un programme d’accès à l’égalité (Legault, 2001a).

Selon une perception largement répandue chez les travailleurs masculins interrogés, ce dont il faut se soucier est de mettre en place des procédures d’embauche neutres selon le sexe, il faut inviter les femmes à postuler, il faut leur donner d’égales chances d’être sélectionnées : éliminer les effets des préjugés sexistes dans les entrevues, les tests, les exigences de qualification, etc. En d’autres termes, selon le vocabulaire de l’équité en emploi, l’égalité des chances est un principe acceptable et suffisant, mais les mesures de redressement qui visent l’atteinte de résultats précis et préétablis par une préférence temporaire ne sont pas acceptables.

Or, c’est justement en vertu des piètres résultats des mesures d’égalité des chances que le législateur a consenti à promouvoir des mesures de redressement temporaires, nonobstant l’entorse qu’elles représentaient à l’article 10 de la charte québécoise (selon lequel on ne peut exercer de préférence sur la base des motifs de discrimination énumérés, parmi lesquels on trouve le sexe). L’article 86 de la charte québécoise prévoit en effet qu’un programme d’accès à l’égalité est réputé non discriminatoire s’il est établi conformément à la charte ou à la Loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans des organismes publics (L.R.Q., c. A-2.01), ce qui le met donc à l’abri des poursuites pour discrimination à rebours[4]. Pourquoi a-t-on consenti à cette entorse au principe général d’égalité des citoyens qui prévaut dans les chartes ?

Cette approche juridique se fonde sur le constat des effets de la discrimination systémique, soit celle qui n’est ni explicite, ni volontaire, ni même consciente ou intentionnelle, mais qui relève le plus souvent d’un système de gestion (ou d’attribution de certains avantages) fondé sur un certain nombre de présupposés implicites quant aux caractéristiques des divers groupes et comprenant un ensemble de pratiques et de coutumes qui perpétuent une situation d’inégalité à l’égard des membres des groupes cibles. Le principe de la discrimination systémique, l’importance de ses effets et la justification d’imposer par conséquent des mesures de redressement qui permettent d’exercer une préférence temporaire ont été énoncés dans un célèbre arrêt de la Cour suprême du Canada, par le juge Dickson dans Action Travail des Femmes c. CN [5].

Dans d’autres décisions, la Cour suprême a pris soin d’écarter le principe de la « simple égalité d’application de la loi à des groupes ou individus se trouvant dans une situation analogue[6] » au profit d’un concept axé sur l’égalité réelle, qui tienne compte du fait que le respect des différences, qui est de l’essence d’une véritable égalité, exige souvent que des distinctions soient faites : « l’égalité n’implique pas nécessairement un traitement identique et, en fait, un traitement différent peut s’avérer nécessaire dans certains cas pour promouvoir l’égalité[7] ». Or, dans la population des travailleurs que j’ai interrogés, on ne s’est pas du tout approprié le raisonnement juridique qui a prévalu à cette entorse ; on y résiste encore beaucoup, au profit de la lettre de la charte, soit l’interdiction de distinguer, d’exclure autant que de préférer les membres des groupes cibles.

En outre, même s’il est très clair que le principe de l’embauche privilégiée des femmes en vertu d’un PAÉ prévoit qu’à compétence égale on embauche une femme, une part importante des travailleurs de la majorité manifeste un scepticisme fortement enraciné et résiste fermement à croire que les femmes embauchées détiennent une compétence égale aux candidats masculins. On confond le principe des objectifs quantitatifs d’embauche des PAÉ avec le principe des quotas américains qui ont acquis une mauvaise renommée, tant dans les syndicats que dans la population, jusqu’à ce qu’on en réduise sérieusement la portée. Rappelons que plusieurs travailleurs américains ont contesté devant les tribunaux le système des quotas, principalement en vertu du fait que les nombres étaient imposés de façon rigide et que, de ce fait, on a parfois favorisé l’atteinte des quotas sans égard à la compétence des candidats embauchés. Lorsque les travailleurs sont sceptiques devant l’exigence de la compétence égale, cela nourrit le sentiment qu’ils sont confrontés à une mesure de préférence, donc inéquitable, et non d’égalité.

C’est là l’une des tensions auxquelles sont confrontés les syndicats dans certaines organisations ayant embauché des femmes à la faveur d’un PAÉ. Les règles d’embauche ont été changées par un geste du législateur qui s’impose au syndicat autant qu’à la direction et qui confère, selon les travailleurs, des privilèges aux femmes ; la thèse d’un avantage temporaire qui s’impose pour réparer un dommage historique n’a pas pénétré le groupe des travailleurs interrogés.

La promotion privilégiée des femmes et la rupture des règles d’attribution établies

Parmi les mesures de redressement recommandées lors de l’implantation d’un PAÉ, il faut prévoir, si les employés de l’intérieur de l’entreprise sont aptes à acquérir la compétence requise pour occuper certains postes et que ces postes représentent une promotion, des mesures d’accès préférentielles pour les membres des groupes cibles (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, 1988). Quant aux programmes d’équité en emploi de juridiction fédérale, l’article 5 de la Loi sur l’équité en matière d’emploi (L.C. 1995, ch. 44) prévoit que, pour atteindre l’équité, les employeurs doivent supprimer les obstacles à la progression pour ces groupes, instaurer des règles et des usages positifs et prendre des mesures raisonnables d’accommodement qui assurent que les personnes de ces groupes obtiennent une juste représentation à tous les postes.

Outre le fait que les travailleurs syndiqués de la majorité y résistent pour les motifs déjà énoncés et que le raisonnement vu précédemment s’applique mot pour mot au cas des promotions privilégiées temporaires préconisées par les régimes d’équité en emploi, d’autres raisons fondent leur résistance. En effet, si l’embauche est, en général, une prérogative patronale, la promotion est souvent régie par la convention collective et respecte normalement le principe de l’ancienneté, tout comme l’accès à la formation, le transfert ou l’évitement du transfert, la conservation de son emploi en cas de licenciement ou de mise à pied, la priorité de rappel au travail.

Les travailleurs perçoivent donc, cette fois, que le législateur change les règles convenues dans leur convention collective ; le fait que la mesure est prévue pour une durée limitée ne diminue pas le sentiment que le législateur souhaite conférer des privilèges aux femmes au détriment des hommes.

Or, les nouvelles personnes embauchées à la faveur d’un PAÉ contestent aussi à l’occasion des effets d’iniquité et d’exclusion qu’engendrent dans la promotion les systèmes d’ancienneté, acquis syndicaux fort importants (Legault, 2001a). Comme une imposante série de travaux a déjà exposé de façon détaillée les causes entendues par les tribunaux au point de vue des effets discriminatoires systémiques de l’ancienneté[8], et comme j’ai exposé ailleurs déjà les doléances que nourrissent les femmes embauchées en milieu traditionnellement masculins à l’endroit de certaines dispositions des régimes fondés sur l’ancienneté (Legault, 2002), je ne reviendrai sur cela que pour rappeler qu’en conclusion, on peut observer que certaines unités d’ancienneté n’ont d’autre rationalité que l’exclusion et que certaines règles d’application de l’ancienneté ont pour effet l’exclusion (lire aussi Finn, 1980 : 144).

Il n’existe que très peu de causes de cet ordre portées devant les tribunaux au Canada et au Québec, peut-être devant le peu de succès obtenu par de telles poursuites aux États-Unis, où bien des aménagements temporaires visant l’équité ont été contestés et annulés par les tribunaux (Dulude, 1995 : 66-67). Pourtant, les dispositions des lois canadiennes et québécoises ne proposent pas la même protection que leurs correspondantes américaines concernant l’ancienneté (Brunelle, 2004 : 119 ; Dulude, 1995 : 68-69). Dans la récente décision Goyette c. Voyageur Colonial[9], on remarque que le tribunal canadien des droits de la personne a reconnu la présence d’un effet de discrimination systémique découlant de dispositions relatives à l’ancienneté de service, sans toutefois annuler les dispositions relatives à l’ancienneté. Le tribunal s’est limité à exiger du syndicat qu’il accommode les plaignantes, en vertu des articles 9 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (Legault, 2002).

Néanmoins, comme les lois américaines dont elles s’inspirent quant aux fondements juridiques (Dulude, 1995 : 53-56), les lois canadiennes autant que québécoises sur les droits de la personne prévoient des exceptions qui protègent l’ancienneté, présumée exempte d’effets discriminatoires quant à la rémunération[10]. La récente Loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans des organismes publics va plus loin en protégeant l’ancienneté des effets des programmes d’accès à l’égalité, se situant cette fois de ce fait sur le terrain de l’équité en emploi et non sur celui de l’équité salariale, en prévoyant que la mise en place d’un programme d’accès à l’égalité ne peut avoir pour effet d’obliger un organisme public « à exclure l’ancienneté comme critère d’embauche, de promotion, de licenciement, de mise à pied, de rappel au travail ou de redéploiement des effectifs[11] ». On peut en déduire à tort que l’ancienneté échappe à l’obligation d’examiner les effets différenciés des politiques et des pratiques de gestion des ressources humaines pour en débusquer les effets discriminatoires, d’autant plus que la Loi concernant l’équité en matière d’emploi du Canada en exempte explicitement les employeurs[12].

Cela n’empêche toutefois pas certaines nouvelles recrues de revendiquer des modifications de ces systèmes auprès du comité exécutif du syndicat ou en assemblée délibérative et c’est de cas semblables, constatés dans l’enquête, dont il est ici question. Est-il utile de le souligner ? La transformation de l’application des règles d’ancienneté, par exemple leur suspension temporaire, est une proposition qui entraîne chez les travailleurs de la majorité un net refus, d’abord, et une grande méfiance ou, pire, une grande résistance à l’égard de toute initiative d’intégration de femmes dans les secteurs d’emploi non traditionnellement féminins, ensuite. C’est là une autre tension, et non la moindre, à laquelle sont confrontés certains syndicats dans des organisations qui ont implanté un PAÉ.

Les plaintes pour harcèlement sexuel et sexiste

En outre, les plaintes de harcèlement sexuel et sexiste qui opposent deux membres du syndicat entraînent des dilemmes syndicaux difficiles à gérer pour les syndicats. Certains syndicats trouvent des solutions innovatrices à ces problèmes, notamment des politiques syndicales contre le harcèlement qui font du comité exécutif du syndicat l’interlocuteur de première instance dans ces cas (Legault, 2001a, b). Néanmoins, plusieurs syndicats en souffrent.

Là où, en général, les droits des travailleurs convergeaient, l’arrivée des femmes crée des situations où ces intérêts s’opposent, bien que cela pouvait exister auparavant, par exemple lors de l’obtention de promotions où pouvaient s’opposer deux membres d’un même syndicat. Mais ces nouvelles situations sont d’un ordre différent ; elles soulèvent la question d’un travailleur exploitant ou imposant son pouvoir à un autre travailleur, au nom du sexe, d’abord, ce qui comporte un risque important de division du collectif car le sexe est permanent et instaure des rapports de sexe qui sont aussi permanents. Les conflits autour d’une promotion, par exemple, sont situationnels par comparaison et n’entraînent pas une polarisation aussi profonde.

Ensuite, les chartes garantissent maintenant des droits qui situent de tels conflits au-delà des « conflits de personnalité » ou des conflits d’intérêt pour en faire des atteintes aux droits fondamentaux, sanctionnées par une loi prééminente et pour lesquelles les employeurs doivent sanctionner les présumés responsables. Le comité exécutif du syndicat devra prendre position devant la demande de soutien du travailleur accusé de harcèlement, et devant la pression adverse créée par la reconnaissance de la faute par la sanction d’un tribunal, éventuellement, ou de l’employeur ou, encore, d’une partie du collectif des travailleurs. En revanche, si le comité exécutif du syndicat ne soutient pas le présumé harceleur, ce dernier peut se plaindre de l’absence de soutien de son syndicat (Code du travail, L.R.Q., c. C-27, art. 47.2).

L’inclusion d’une nouvelle main-d’oeuvre, embauchée à la faveur des PAÉ ou des PÉE, n’est pas toujours acquise et, souvent, des stratégies informelles d’exclusion de la part des collègues sont à l’oeuvre, qui prennent la forme du harcèlement sexiste (Legault, 2001a, b). Le comité exécutif du syndicat doit prendre position à l’endroit de ces manifestations d’hostilité ou de fermeture, régi (et handicapé ?) par une logique de représentation de la majorité alors que ces nouveaux effectifs sont minoritaires mais n’en réclament pas moins le droit (universel) à un environnement de travail exempt de harcèlement (dorénavant garanti par l’art. 81.19 de la Loi sur les normes du travail, L.R.Q., c. N-1.1, il l’était auparavant par l’art. 10.1 de la charte québécoise ; pour les illustrations empiriques, lire Legault, 2001a, 2002). Les propositions d’initiatives syndicales pour contrer le harcèlement sont soumises, comme le reste, au vote majoritaire et peuvent rencontrer une grande résistance en milieu traditionnellement masculin, par rapport aux milieux mixtes par exemple.

Les mesures de conciliation entre l’emploi et la famille

De plus, l’entrée des femmes dans les secteurs d’emploi non traditionnellement féminins a aussi pour effet d’entraîner des revendications en termes de conciliation entre l’emploi et la famille, pour des raisons d’équité en emploi. En effet, pour avoir un accès égal au marché du travail, les femmes revendiquent qu’on tienne compte du fait qu’elles sont souvent les principales responsables du soin et de l’éducation des enfants. Elles demandent des aménagements des heures de travail, des congés pour raisons personnelles ou la possibilité de travailler à temps partiel, la possibilité de prolonger leur congé de maternité, etc. Les femmes sont souvent porteuses de ces revendications même si les hommes peuvent aussi les porter.

Les mesures de conciliation entre l’emploi et la famille ne vont pas sans causer des heurts dans la vie quotidienne syndicale, qui prennent la forme d’accusations de « traitement de faveur » pour les femmes (Legault, 2001a, b, c). Même lorsque les mesures sont offertes aux deux sexes, si les femmes en sont les principales utilisatrices, comme il est souvent le cas, les mesures qu’elles demandent au titre de la conciliation entre l’emploi et la famille sont souvent perçues comme des privilèges par leurs collègues masculins dans les secteurs d’emploi non traditionnellement féminins. Peu importe que ces hommes puissent s’en prévaloir et choisissent de ne pas le faire, peu importe que ce soit en vertu de la division sexuelle des tâches au sein du ménage que les femmes s’occupent davantage des enfants, ces mesures sont ainsi perçues. Elles font l’objet d’une résistance lorsqu’elles auraient par exemple pour effet de mettre les femmes à l’abri des horaires de nuit, qu’elles procureraient des congés pour raisons personnelles de préférence aux mères de jeunes enfants, qu’elles favoriseraient les femmes dans la réduction du temps de travail, etc. Cela contribue à diviser le collectif syndiqué nouvellement transformé.

On pourrait aussi donner l’exemple de l’obligation d’accommoder les travailleurs subissant des effets d’exclusion en vertu de l’un ou l’autre des motifs de discrimination interdits selon les chartes, car les tribunaux ont déjà statué qu’on peut tenir responsables tant les syndicats que les directions des effets de discrimination systémique d’une disposition négociée et incluse dans une convention collective[13]. Cette obligation d’accomodement force les syndicats à négocier avec la direction une solution particulière lorsqu’un travailleur ou une travailleuse est lésé(e) par l’effet d’une disposition, dans la mesure où la dérogation à la convention collective n’entraîne pas une « contrainte excessive » pour l’employeur ou le syndicat. De ce fait, ce travailleur jouira d’un traitement différent et échappera aux dispositions de la convention.

Toutes ces illustrations précédemment décrites sont vécues dans les syndicats locaux, dans les milieux de travail, et pas au niveau de l’établissement des grandes politiques d’ensemble, des grandes orientations des fédérations ou des centrales. Il est bien sûr qu’en principe, les directions locales tant que les appareils syndicaux sont en faveur des droits de la personne et des chartes qui les protègent ; là n’est pas la question. Les syndicats n’ont pas contesté les politiques d’équité en emploi dans leurs fondements, seulement ça et là dans leurs modalités, notamment le fait que la direction ne soit pas tenue de négocier l’implantation d’un PAÉ avec le syndicat.

L’exemple suivant est différent, car il implique un très grand nombre de travailleurs réunis en une fédération provinciale et des décisions politiques prises à un plus haut niveau décisionnel. Il a aussi été beaucoup plus largement diffusé parce que porté devant les tribunaux.

Les salariés payés en vertu des clauses de disparité de traitement

L’objet du litige

Dans un autre ordre d’idées, sous la pression d’une nouvelle conjoncture économique (ouverture des marchés et concurrence internationale pour le secteur privé, réduction de la dette pour le secteur public), les employeurs recherchent la flexibilité des formes de rémunération : rémunération au mérite, rémunération des compétences, bandes salariales élargies ou, encore, doubles échelles salariales ou clauses de disparité de traitement (Collectif, 1999). La recherche de la réduction des coûts de main-d’oeuvre a parfois mené directions et syndicats à s’entendre pour l’implantation de telles clauses.

Les disparités de traitement fondées sur la date d’embauche sont désormais interdites par la Loi sur les normes du travail, mais on ne saura jamais à quel point le soutien offert par les chartes et la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec aux revendications des divers plaignants a joué dans l’adoption d’une telle législation. La possibilité de contester de telles dispositions dans les conventions collectives a conduit à des situations curieuses où les plaignants sont une partie du collectif syndiqué en rupture de bans, et où les mis en cause sont les deux parties aux conventions collectives contestées, syndicats et directions faisant temporairement cause commune devant les tribunaux. Dans un tel contexte, les comités exécutifs de syndicats ont souvent été contestés pour ne pas s’acquitter de leur devoir de juste représentation selon imposé par le Code du travail ou ne pas respecter les chartes canadienne ou québécoise des droits de la personne (Coutu, 2000). Quelquefois, les travailleurs lésés ont même mis sur pied des organisations de défense à cette fin, en marge de leurs syndicats : enseignants, policiers, pompiers, fonctionnaires provinciaux (Brunelle, 2002). Un tel mouvement, inusité, n’est pas sans interroger le mouvement syndical car, à la différence des comités de condition féminine, des comités à base raciale ou d’autres intérêts particuliers qui ont pu se constituer à l’intérieur du mouvement syndical, celui-ci tient à s’organiser de façon autonome sans craindre de manifester ainsi son désaccord profond avec l’organisation syndicale, à défendre lui-même ses intérêts sans compromis avec l’appareil.

L’évolution récente

Or, un mouvement de contestation de la légitimité des clauses de disparité de traitement a justement obtenu en cette matière un succès relatif mais notoire, non pas quant au fond, dont je ne traiterai pas ici[14], mais à la reconnaissance de la segmentation du collectif syndiqué par le plus haut tribunal du pays.

En effet, la Cour suprême du Canada a rendu une décision importante[15] selon laquelle des enseignants rémunérés en vertu de clauses de disparité de traitement pourront faire entendre leur cause devant le Tribunal des droits de la personne du Québec et y être entendus à titre de partie distincte, au lieu d’y être représentés par leur syndicat ou par leur employeur, comme les y obligeait la Cour d’appel en 2002. Cette décision fait suite à une plainte déposée en 1997 devant la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec. La Cour suprême reconnaît en effet que si l’arbitrage de grief constituait le recours exclusif de l’Association de défense des jeunes enseignants du Québec, objet principal du litige, « seuls l’employeur et le syndicat sont parties à un arbitrage régi par une convention collective. Les intérêts de l’employé syndiqué sont défendus par le syndicat, qui décide forcément de la manière dont une allégation sera présentée ou réfutée. Par conséquent, appliquer l’arrêt Weber de manière à conférer une compétence exclusive à l’arbitre en droit du travail pourrait rendre illusoires les droits de chacun des syndiqués considérés individuellement[16] ».

Dans cette affaire, tant les représentants des parties syndicale que patronale, le Procureur général du Québec, le Comité patronal de négociation pour les commissions scolaires francophones, la Centrale de l’enseignement du Québec et la Fédération des syndicats de l’enseignement ont contesté la compétence du Tribunal des droits de la personne du Québec de se saisir du litige en mai 2000, demande qu’a rejetée le tribunal. Toutes ces parties étaient d’avis que le litige devait être entendu soit par un arbitre de grief, soit par dépôt d’un grief ou par voie de plainte déposée en vertu du Code du travail (art. 47.2), mais, dans tous les cas, selon les règles du droit du travail. La Cour d’appel leur a donné raison le 28 février 2002, faisant ainsi des représentants patronaux les seuls interlocuteurs des demandeurs, à l’exclusion des syndicats qui avaient aussi conclu l’accord mis en question.

Dans une décision rendue le 11 juin 2004, la Cour suprême du Canada a cependant confirmé la compétence du Tribunal des droits de la personne pour entendre cette affaire. La cause pourra donc être plaidée quant au fond devant ce tribunal et les autorités syndicales feront partie des mis en cause. Cette décision importe en ce qu’elle reconnaît à 13 400 « jeunes enseignants », réunis dans une autre association que leur syndicat des intérêts distincts de leur syndicat en matière de conditions de travail négociées dans une convention collective, intérêts fondés sur l’âge. En effet, la Cour suprême reconnaît implicitement que les comités exécutifs des syndicats locaux seraient autrement placés dans la difficile situation de représenter les intérêts des salariés qui se prétendent victimes de discrimination par le fait de clauses négociées ou appliquées par eux et, en même temps, de représenter ce qu’ils considèrent l’intérêt collectif de l’ensemble des salariés de l’unité d’accréditation, tel qu’exprimé en assemblée générale.

Cette décision risque d’avoir un effet d’entraînement non négligeable sur les jeunes pompiers, par exemple ceux de Sherbrooke qui ont déposé une plainte le 29 août 2003 devant la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, et les jeunes policiers victimes de mêmes clauses discriminatoires.

La tension entre deux conceptions de l’égalité

Les chartes incorporent un raisonnement et favorisent une démarche fondée sur l’équité envers des groupes cibles ou désignés, alors que la logique du fonctionnement syndical local s’est appuyée jusqu’ici sur la notion juridique d’égalité formelle entre ses membres, semblable dans son application à la notion de droit libéral fondant la citoyenneté démocratique et selon laquelle chaque individu jouit d’une voix d’égale portée. Dans la pratique, il s’agit d’une égalité de traitement, qui s’obtient par une neutralité des décisions et des pratiques, soit lorsqu’on traite tous les individus rigoureusement de la même façon ; cela diffère profondément de l’égalité de résultats qui fonde l’approche de l’équité. Le caractère démocratique des décisions s’appuie, dans ce contexte, sur le respect des voeux de la majorité, considérée comme l’agrégation de voeux d’individus égaux en droit.

Cette dernière notion d’égalité est ironiquement conforme à la notion traditionnelle de citoyenneté : « La citoyenneté est un statut accordé à ceux qui sont des membres à part entière d’une communauté. Tous ceux qui jouissent de ce statut sont égaux en regard des droits et des devoirs dont un tel statut est doté » (Marshall, 1965 : 92).

Les citoyens ainsi définis sont la base de la démocratie politique telle qu’on la connaît depuis le xviiie siècle. C’est une conception conforme à l’idéal républicain, qui fonde l’égalité formelle mais abstraite entre les citoyens au sein d’institutions démocratiques, à prédominance délibérative (Duchastel, 2003 : 73). Elle n’admet pas la possibilité d’inégalités qui, au sein du collectif des travailleurs syndiqués, pourraient justifier des traitements différents par le comité exécutif du syndicat lui-même.

Selon un raisonnement fondé sur l’équité, en revanche, le législateur reconnaît qu’il faut parfois :

  • traiter différemment les membres de certains groupes pour augmenter leur représentation, privilégier temporairement les femmes (ou autres groupes discriminés) jusqu’au rétablissement d’une situation d’égalité des résultats ;

  • suspendre temporairement l’ordre d’attribution de certains objets convoités, qu’on attribue en général selon l’ancienneté en milieu syndiqué, s’il est démontré qu’il produit des effets de discrimination systémique (Killenbeck, 1997 ; Koggel, 1994 ; Lepofsky, 1995 ; MacLeod, 1994).

En d’autres termes, pour obtenir l’égalité des résultats, le principe de l’équité prévoit qu’il faut parfois tenir compte de l’inégalité des positions de départ et traiter différemment les individus de différents groupes pour leur donner d’égales chances de parvenir à la ligne d’arrivée.

Une telle démarche heurte la tradition égalitaire syndicale ; non pas que les désaccords individuels y soient ignorés, mais la démarche prévue en vertu du devoir de juste représentation (Code du travail, art. 47.2) est censée y pourvoir. Ces dispositions peuvent suffire à un groupe qui se perçoit comme uniforme. Mais lorsque ce groupe se segmente en vertu d’intérêts collectifs profondément différents, on verra surgir un fossé entre une démocratie syndicale dominée par la règle de l’égalité formelle et la responsabilité d’accommoder des groupes ou des minorités, qui est indispensable à l’atteinte de l’égalité réelle, ou égalité de résultats (lire à ce sujet Brunelle, 2001).

Le cas des victimes des clauses de disparité de traitement diffère légèrement, car les jeunes ne sont pas un groupe cible selon les chartes ; seuls en effet les femmes, les minorités visibles, les autochtones et les personnes handicapées en sont et peuvent faire l’objet de PAÉ ou de PÉE[17]. Cependant, lorsqu’ils disent subir collectivement des effets de discrimination systémique par l’effet d’un acte par ailleurs entériné par la majorité de leurs pairs, ils se constituent en collectif aux intérêts distincts à l’intérieur de leur syndicat, en s’appuyant sur la charte québécoise et revendiquent l’équité, ou l’égalité des résultats. Comme le résume bien Christian Brunelle (2002), le principe bien établi par les chartes et selon lequel une personne (ou un groupe, ajouterai-je) a le droit d’être traitée selon ses propres caractéristiques si elles diffèrent des caractéristiques d’un groupe où elle s’intègre, se réconcilie-t-il, en toutes circonstances, avec le postulat voulant qu’un syndicat doit tenir compte de l’intérêt collectif de l’ensemble de l’unité d’accréditation dans l’exercice de sa discrétion et qu’il est lié par la décision de la majorité telle qu’exprimée en assemblée générale ?

Une revendication citoyenne d’envergure sociétale

Comme l’a souligné Robert Castel (1995), le régime salarial fordiste maintenait dans une subordination uniforme les différents groupes de la main-d’oeuvre mais, en revanche, permettait de construire et de cimenter des solidarités. Cela ne signifie pas que l’unité allait de soi ni qu’elle ne requérait pas un effort, mais l’objectif premier du syndicalisme, historiquement, a consisté à lutter contre la compétition entre les forces de travail individuelles de façon à construire un bloc face à des employeurs qui répondent à une logique uniforme (Offe et Wiesenthal, 1980). Les syndicats ont ainsi eu historiquement tendance à rigoureusement s’efforcer de gommer les différences socioprofessionnelles, à refuser l’existence de clivages générationnels, sexuels et ethnoculturels (Gagnon, 1998 ; Lévesque, Murray et LeQueux, 1998).

Récemment, toutefois, certains chercheurs ont opposé le syndicalisme aux nouveaux mouvements sociaux, en général plus aptes à porter les revendications de nouveaux groupes de recrues, qui comportent entre autres une importante composante identitaire : groupes de femmes, de jeunes (par exemple le groupe Force jeunesse, connu par son opposition aux clauses de disparité de traitement), de communautés ethniques (Offe et Wiesenthal, 1980 ; Zoll, 1998). Cela entraîne une segmentation des rapports sociaux et le développement de tendances centrifuges au sein des syndicats qui parviennent plus difficilement à maintenir une unité, fût-elle instrumentale (Hyman, 1992 ; Segrestin, 1981).

Les deux mutations en cause dans ce texte ont plusieurs points communs dans le défi posé aux comités exécutifs des syndicats : ils divisent le collectif salarié, multiplient les lieux de conflit intrasyndical, produisent parfois un mouvement de « désaffiliation » (Castel, 1995 ; Hyman, 1992) et s’appuient sur les droits de la personne.

Ils ont aussi en commun d’exprimer, en caricaturant à peine, une nouvelle revendication de « citoyenneté syndicale » des travailleurs marginaux : femmes (dans les secteurs d’emploi non traditionnellement féminins), jeunes ou victimes de clauses de disparité de traitement ; j’aurais pu y ajouter immigrants, personnes handicapées, etc. (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, 1990, 1998 ; Coutu, 2000 ; Lepage, 1989 ; Ligget, 1987 ; Bich, 1999 ; Collectif, 1999).

Jusqu’ici, en effet, on tend à ne reconnaître une « citoyenneté industrielle » qu’à des agrégats qui ont une existence juridique, soit aux syndicats et aux directions d’entreprises (Arthurs, 1967 ; Marshall 1963, repris par Birnbaum 1996 et par Bulmer et Rees, 1996 ; Béland et Hansen, 1998). Les groupes cibles existent socialement, du fait des chartes, mais ne sont pas encore théoriquement des citoyens sociaux ni industriels, faute d’exister juridiquement. D’ailleurs, ironiquement, ils n’existent pas encore collectivement dans le corpus juridique des droits de la personne et il est ainsi fort agaçant de les entendre désigner à répétition comme tributaires de « droits individuels » (parce qu’ils découlent des chartes) dans le débat qui oppose leurs droits au régime juridique des rapports collectifs du travail. Or, depuis la promulgation de la partie III de la charte québécoise, et de la même façon en reconnaissant quatre groupes désignés dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, les législateurs ont forcément mis au monde des groupes détenteurs d’intérêts collectifs, ne serait-ce qu’en vertu de la discrimination systémique qu’on reconnaît qu’ils ont collectivement subie ou peuvent subir et de leurs droits collectifs conséquents à des mesures de redressement visant l’égalité des résultats.

Même lorsque non visés par les programmes d’équité, les détenteurs des caractéristiques énoncées à l’article 10 de la charte québécoise, notamment les jeunes pour reprendre l’exemple des clauses de disparité de traitement, se voient reconnaître des intérêts collectifs du seul fait de l’inclusion de l’âge dans les motifs de discrimination interdits. Qu’on en prenne à témoin les associations fondées pour lutter contre les clauses de disparité de traitement et porter leur cause devant la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

Malgré l’inexistence théorique d’autres groupes que syndicaux pour représenter les travailleurs à titre de « citoyens industriels », la récente décision de la Cour suprême dans l’affaire des jeunes enseignans n’en constitue pas moins un pas en ce sens, en leur reconnaissant des intérêts distincts de leur syndicat. De fait, ces syndiqués n’expriment-ils pas qu’à au moins un point de vue, soit la représentation de leurs intérêts matériels (non les moindres en négociation collective), la participation à leur syndicat ne leur garantit pas une forme de « citoyenneté industrielle » que, par ailleurs, la charte est en mesure de leur reconnaître ?

Cette revendication citoyenne est nouvelle — et problématique — entre autres parce qu’elle promeut les droits des minorités dans un milieu où la démocratie s’appuie sur la majorité et parce qu’elle s’appuie sur un raisonnement d’équité promu dans les chartes mais en rupture avec la tradition d’égalité des droits qui caractérise la logique syndicale traditionnelle.

En conséquence, le syndicalisme, fondant par tradition sa force sur la solidarité du collectif, voit remettre en cause sa légitimité auprès de ces nouvelles catégories de travailleurs et reçoit une demande de profonde modification (Dufour et Hege, 1994a, b ; Hege et Dufour, 1998 ; Kochan, Katz et McKersie, 1986 ; Laplante, 2000 ; Rosanvallon, 1988 ; Zoll, 1998). L’action des syndicats se trouve ainsi au centre d’une tension entre deux tendances contradictoires : occulter les différences au prix d’une fragilisation à l’intérieur, ou reconnaître les différences au prix d’une fragilisation face à l’employeur (Regini, 1992).

Cependant, en proposant une lecture de ces deux conflits intrasyndicaux en termes d’opposition entre la thèse de l’égalité et celle de l’équité, je ne souhaite pas proposer que là se situe le foyer essentiel de ces conflits, car une lecture supplémentaire, matérialiste cette fois, s’impose. En faisant de l’égalité des résultats l’objectif d’une loi prééminente et en reconnaissant légalement les mesures de redressement en faveur des groupes cibles, le législateur bouleverse l’ordre social d’attribution des « places », dans lesquels j’inclus les emplois, et heurte de ce fait les intérêts de la majorité en les forçant à partager un territoire selon de nouvelles règles. De ce fait, les dénonciations de la « discrimination à rebours », malheureusement, conduisent à évaluer le résultat des politiques d’équité non pas en fonction de leurs incidences sur les groupes sociaux minoritaires, auxquels elles sont pourtant destinées, mais bien à partir de leurs effets néfastes pour le groupe majoritaire, ce qui en dévie l’objectif (Pietrantonio, 2002 : 70). Bien sûr, les deux exemples traités ici ont lieu dans un contexte général de rationalisation et de négociation de concessions qui constitue le fond de scène des positions des travailleurs ; il n’empêche que la définition des ayants droit aux emplois ou le lieu des concessions consenties pose éloquemment la question de l’égalité.

Dans le cas des enseignants, si le Tribunal des droits de la personne du Québec conclut à l’existence d’une discrimination exercée conjointement par les deux parties à la convention collective, la décision syndicale majoritaire qui aura appuyé la signature de la convention mettra ainsi en évidence une profonde division du collectif syndiqué. Il sera difficile, comme dans le cas précédent, de ne pas remarquer la cohésion des intérêts matériels dans chacun des groupes de part et d’autre de la ligne de rupture, majorité et minorité. Quels que soient les arguments juridiques qu’avancera le Tribunal des droits de la personne du Québec, le conflit politique demandera résolution.

Conclusion : la tension entre groupes d’intérêts intrasyndicaux

Il sera de plus en plus difficile de soutenir l’uniformité du collectif syndiqué qui fonde la légitimité de la règle démocratique de la décision majoritaire, car désormais les chartes reconnaissent aux groupes minoritaires un potentiel d’intérêts distincts du collectif de travailleurs auxquels ils appartiennent, et des recours. Leurs revendications préexistaient, mais les syndicats les géraient à l’intérieur de leurs murs, non sans invoquer une certaine autorité de l’intérêt collectif. Car ne nous leurrons pas : la division intrasyndicale n’est pas nouvelle et l’unité a toujours présenté un défi. Les travaux féministes ont dénoncé déjà un « consensus » qui exprimait en fait les intérêts des travailleurs masculins et blancs (Cynthia Cockburn, par exemple). La thèse de l’égalité formelle, et la primauté du vote majoritaire qui lui est corollaire, ont déjà suffi à trancher des débats intrasyndicaux déchirants. Mais avec l’intervention des chartes et des recours qui en découlent, la primauté du vote majoritaire ne peut dorénavant suffire à clore le débat, car une autre arène juridique parallèle est créée. Avec sa création se consacre la fin d’une certaine autonomie syndicale dans l’arbitrage des conflits d’intérêts internes, parallèle à la fin d’une certaine autonomie des rapports collectifs de travail. On commence simplement à mesurer, avec l’existence de cette arène parallèle, combien, parfois, il y a faillite dans la conciliation locale de ces intérêts. Il n’y a pas forcément lieu de s’en étonner outre mesure, car c’est là une tâche immense.

Seul l’avenir nous permettra de voir si les syndicats développeront les modes d’arbitrage nécessaires entre ces intérêts divergents pour que de tels recours deviennent superflus. En effet, le syndicalisme n’est pas antinomique avec le principe de l’équité, ne l’oublions pas. Les syndicats n’en contestent pas l’essence non plus et plusieurs ont exploré des voies d’action syndicales très fécondes. Les conventions collectives peuvent notamment bien protéger ou garantir une certaine forme d’équité, interdire la discrimination, le harcèlement et prévoir des recours ; elles peuvent prévoir des congés de maternité et d’adoption, diverses mesures de conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle.

Dans les milieux de travail traditionnellement masculins, les représentants syndicaux peuvent faire toute la différence lorsque survient l’une ou l’autre des difficultés dont il a été question jusqu’ici : ils peuvent amorcer eux-mêmes la discussion avec l’employeur sur la démarche d’implantation d’un PAÉ, au lieu de se le voir imposer ; ils peuvent exiger d’être associés à la démarche et s’y intéresser ; ils peuvent accélérer l’aménagement des infrastructures pour les femmes (vestiaires, salles de bains, équipements de travail adaptés au corps des femmes, etc.) ; ils peuvent faire pression auprès de la direction pour modifier le comportement de certains contremaîtres ; ils peuvent s’approprier la maîtrise de certains problèmes : le harcèlement, l’affichage pornographique par exemple ; ils peuvent examiner si les règles d’ancienneté posent des embûches à la mobilité interne des femmes et voir si ces règles sont justifiables par rapport aux exigences de l’emploi ; ils peuvent favoriser la mise en place d’un réseau de femmes ; ils peuvent lutter contre la perception de « traitement de faveur » souvent répandue ; ils peuvent agir lorsque circule un mot d’ordre d’exclusion ou de boycott visant des travailleuses nouvellement embauchées ; ils peuvent enfin favoriser la participation des femmes aux instances décisionnelles syndicales.

De même, dans les cas de négociation de clauses de disparité de traitement, plusieurs syndicats ont refusé ces propositions pour se limiter à d’autres actions dont les effets délétères étaient mieux distribués dans l’ensemble du collectif syndiqué.

Mais lorsque les représentants locaux adhèrent strictement à la thèse de l’égalité formelle entre les travailleurs, cela les conduit trop souvent à nier les acquis sociohistoriques qui ont mené à la reconnaissance des effets de la discrimination systémique, à l’approche différenciée et à l’approche d’équité qui en résultent, par ailleurs soutenue par les chartes.