Article body

Nécessité de relier l’émergence et le développement des droits nationaux régissant les rapports collectifs du travail à l’évolution de leur contexte social, volonté de dépasser en cela l’espace anglo-américain, telles apparaissent les principales visées des initiateurs de cet ouvrage collectif rattaché aux travaux de l’International Institute of Social History d’Amsterdam. À ces fins, Marcel van der Linden, chercheur principal rattaché à cet organisme et Richard Price, professeur d’histoire à l’Université du Maryland, ont fait appel à treize auteurs, historiens, juristes, sociologues ou économistes du travail selon le cas. Il en résulte une juxtaposition de onze monographies nationales et de deux textes de synthèse, l’un de teneur plutôt sociologique (Anthony Woodiwiss), l’autre à dominante juridique (Bob Hepple). L’approche diffère ainsi notamment de celle d’une contribution majeure, mais antérieure, à l’histoire du développement du droit du travail : The Making of Labour Law in Europe (B. Hepple, dir., London : Mansell Publishing, 1986). Dans ce dernier ouvrage collectif, dirigé, soit dit en passant, par l’auteur de la synthèse à dominance juridique du présent ouvrage, le professeur Hepple, chacun des auteurs était lui-même appelé à faire la synthèse d’un aspect particulier du développement du droit du travail dans différents pays européens.

Les études nationales successivement présentées sont relatives aux pays suivants : Argentine (Jeremy Adelman), Australie (Raymond Markey), Brésil (Micheal M. Hall), Canada (Dale Gibson), France (Norbert Olszak), Hong Kong (Anthony Woodiwiss), Japon (Sheldon Garon), Suède, (Suzanne Fransson), Taiwan (G.S. Shieh), Royaume-Uni (Gerry R. Rubin), États-Unis (Katherine Van Wezel Stone). Des absents de marque, peut-on observer, dont certainement l’Allemagne, ou encore l’Italie, pour ce qui est de pays européens, l’Uruguay, compte tenu de la place qu’y occupe l’autonomie collective, dans le cas de l’Amérique latine. Les directeurs de l’ouvrage font d’ailleurs bien candidement état de difficultés de recrutement éprouvées. Inégalité également, de l’importance des systèmes envisagés ; mais elle permettra d’exposer la différenciation des droits asiatiques en cause à partir de leur histoire socio-politique propre. Remarquons, toujours pour ce qui est du cadre général, que le spectre chronologique des études n’est pas uniforme. Ainsi, celle relative à l’Australie se centre sur l’émergence du régime arbitral et s’arrête en 1914, tandis que plusieurs autres études, notamment celles portant sur la France, les États-Unis, le Japon, le Royaume-Uni, la Suède et le Canada, prolongent leur regard sur les tensions contemporaines qu’éprouve leur régime respectif. Enfin, certaines études, soit celles relatives au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni, envisagent plus globalement le développement du droit du travail national et ne se confinent pas à l’ordre des rapports collectifs.

Résumer chacune de ces présentations nationales détaillées serait vain ; les unes et les autres fourmillent de considérations et de faits particuliers : le rôle des ministères du travail avant et sous le péronisme en Argentine, l’appui du parti travailliste au système d’arbitrage obligatoire en Australie, l’emprise corporatiste du régime Vargas sur la vie syndicale au Brésil, l’effet de l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, les compromis historiques des acteurs sociaux suédois de 1906 et de 1938, etc. À leur lecture, un questionnement transversal classique vient à l’esprit : la place relative de l’action étatique, qu’elle soit législative ou gouvernementale, et celle de l’autonomie collective. On va ainsi de l’entente collective qui devient loi ou qui, plus tard, met en oeuvre les directives européennes en Suède à une histoire d’autoritarisme du Brésil… Plusieurs passages de cet ouvrage collectif, bâti sur autant d’histoires sociales nationales, convergent dans la remise en cause de toute tentative de découper mécaniquement ces divers cheminements historiques selon le schéma anglo-américain fait de phases successives de répression, de tolérance, de reconnaissance et d’intégration des rapports collectifs par l’État. Un tel déroulement se trouve ainsi notamment contredit par l’histoire sociale du Japon, de Taiwan, de l’Australie ; l’un et l’autre auteur des deux études finales de synthèse abonderont d’ailleurs en ce sens. Des redressements plus particuliers s’imposent également au lecteur ; ainsi, l’influence de la tradition nationale dans le droit japonais de l’après-guerre commande de relativiser davantage l’apport américain. Pour ce qui est, enfin, des années plus récentes, le déplacement de l’action collective syndicale par la négociation individuelle dans certains pays doit être souligné. Il y avait bien déjà l’affirmation de la nature individuelle du droit de négociation collective en France. Le droit australien contemporain laisse aussi place aux ententes de pluralité des salariés avec leur employeur, nous dirait l’étude de ce pays, si elle s’étendait à ces plus récentes années ; surtout, il y a à tenir compte de ces propos de la professeure Van Wesel Stone dans le cas des États-Unis : « At present, almost as many employees are covered by nonunion arbitration systems as are represented by unions. More significant, the use of nonunion arbitration is growing while collective bargaining and union representation are declining. If current trends continue, more workers will be subject to nonunion arbitration as are covered by collective bargaining agreements by the year 2000. Thus the labor relations system in the United States is entering a new, post-collective bargaining phase » (p. 375).

La réflexion d’ensemble de portée sociologique du professeur Woodiwiss, forte d’une solide revue de littérature fondamentale, analyse la nature variée des rapports entre les droits du travail et les rapports relatifs à la propriété : « […] one can see very clearly how labour law is both affected in its content and enforcement by class balance and constitutive of the same balances » (p. 387). Elle permet en conclusion de tirer une inférence bien concrète quant à l’effectivité de la liberté de négociation collective dans différents types d’économies. Si elle a su redresser des situations d’inégalité sociale dans certains pays capitalistes « nordiques », que peut-elle maintenant à ce titre dans des économies duales du Sud (par exemple, le Brésil), où une multitude de petits producteurs indépendants se trouvent réseautés par des capitaux d’envergure, souvent transnationaux et qui opèrent dans un marché mondial ? Quant au professeur Hepple, ses observations comparatives veulent privilégier trois principaux points de comparaison : l’émergence d’un véritable contrat de travail ; l’étendue de la protection de l’action collective par l’État et, enfin, l’interaction du droit étatique et de l’autonomie collective. Il ajoute au contenu des précédentes études nationales, des apports significatifs tirés de ses propres études du droit allemand ; il ne se réfère cependant pas à l’étude de la situation française, qui véhicule pourtant des traits propres bien marqués. Des tableaux nuancés relatifs aux formes de l’intervention étatique dans les rapports collectifs du travail et aux modes de l’action syndicale, en particulier au regard des partis politiques, précèdent la considération de l’apport des idéologies dans la formation du droit du travail : « Labour law is not the outcome of a single ideology of the dominant classes but is the product of conflicting ideologies. Among the most important ideologies identified in these national studies are variants of individualism, patriarchalism, socialism and collectivism, corporativism and industrial pluralism » (p. 479). En particulier — observation bien actuelle — l’histoire du droit du travail est faite de tensions entre des droits de la personne — droit de propriété, liberté contractuelle — et des droits sociaux, dont ceux de négociation collective et de grève. Quant au rôle du droit dans le façonnement des rapports du travail, son observation finale est empreinte de relativisme : « […] a pervasive theme of these essays is that law has only a tenuous grip, with collective regulation of labour relations rising and falling under many different influences. Collective labour institutions derive their distinctive character from the workplaces, enterprises, and regional or national communities in which they arise » (p. 436).

Ces différentes études sont autant d’instruments valables permettant de saisir l’évolution d’ensemble de différents droits nationaux des rapports collectifs du travail envisagés globalement à partir de l’historique de leur contexte socio-économique respectif. Les réflexions transversales des deux études d’ensemble contribuent à situer ces cheminements nationaux globalement les uns par rapport aux autres. Sans doute y aurait-il eu place également à certains autres recoupements complémentaires transversaux plus spécifiques. Mais, l’acceptant dans sa teneur actuelle, il n’est que justice de reconnaître l’apport singulièrement significatif de cet ouvrage collectif à la compréhension de ce droit si diversifié des rapports collectifs du travail.