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Sociétés, ou entreprises, multinationales, sociétés, ou entreprises, transnationales : la variation terminologique à laquelle donnent ouverture ces acteurs de premier plan d’une société de plus en plus mondialisée traduit la complexité des institutions en cause. Elle traduit également une histoire et une évolution trop souvent ignorées dans le traitement du rôle de ces institutions, aussi variées les unes que les autres[1]. En effet, chacune a une personnalité organisationnelle et opérationnelle propre ; l’observation de cette réalité ne pourrait que déboucher sur une typologie ramifiée[2]. Complexité essentielle, même, au-delà de ce particularisme. S’activant dans une pluralité de pays, l’institution se décompose typiquement, en effet, d’un point de vue juridique et structurel, en une pluralité de sociétés nationales correspondant à autant de pays d’implantation de son activité (sous réserve d’une activité qui ne se rattacherait qu’à un établissement non personnalisé, ou succursale, dans un ou plusieurs pays). De ce point de vue, l’institution paraît multinationale, du moins en raison de la nationalité variée des sociétés qui la composent[3]. Elle ne l’est toutefois pas si on prétendait par là lui attribuer un statut juridique d’ensemble, qui n’existe pas, comme il sera vu plus avant. Il n’empêche que, cette fois d’un point de vue fonctionnel ou opérationnel, on parle couramment d’une « société multinationale », ou mieux, d’une « société transnationale » pour désigner toute sa réalité, c’est-à-dire, l’ensemble intégré de son activité dans différents pays et des moyens qui concourent à la réalisation de cette dernière. Mais, de ce point de vue, la réalité qui s’impose, derrière le visage sociétal, est celle-là même de l’entreprise transnationale : « [m]ultinationales par leurs implantations, ces entreprises sont en effet transnationales par leur activité »[4].

L’entreprise transnationale (ci-après désignée ETN), a-t-on observé avec justesse, « [...] est donc marquée par un dualisme contradictoire entre un élément subjectif, l’unité de l’organisation économique qui détermine sa stratégie, et un élément objectif, la pluralité de ses diverses composantes localisées dans des États différents »[5]. Comment le droit du travail parvient-il à rendre compte d’un tel dualisme ? Réussit-il à appréhender dans sa réalité significative, c’est-à-dire transnationale, cette entreprise ? Parvient-il, en définitive, à atteindre le centre décisionnel de l’ETN, à tenir compte de la domination exercée typiquement par la société dominante (souvent appelée « société mère ») sur les filiales (ou sociétés dominées) du groupe de sociétés correspondant à l’ensemble de l’entreprise ? Ce pouvoir de la société mère lui permet, en effet, si les circonstances s’y prêtent, d’être l’auteur effectif d’actes de ces filiales[6] ? Il s’agit donc, en premier lieu, d’établir la normativité régissant l’entreprise transnationale, le droit face à l’ETN, pour ensuite considérer la mise en oeuvre de ce droit : l’ETN face au droit.

Le droit face à l’ETN

Comme toute institution, l’ETN génère ses propres règles de fonctionnement, qu’appliquent ses institutions. Cette normativité interne et privée exerce couramment, en fait, une influence considérable dans la détermination et l’application du régime de travail des cadres supérieurs de l’ETN qui en sont de véritables « fonctionnaires » sans attache nationale particulière au sein de l’organisation[7]. Malgré l’importance pratique de ce droit privé et sa signification dans la perspective du pluralisme juridique[8], le défi lancé au droit par la nature de l’ETN vise l’ensemble du droit « public », ou « officiel », qu’il se rattache à un ordre national ou supranational, à l’exclusion de cette normativité privée. D’ailleurs, la mise en oeuvre ultime de ce droit privé, à défaut par lui de s’imposer de lui-même dans les rapports entre l’ETN et son personnel, ferait appel à l’ordre juridique public. Il s’agirait, par exemple, d’assurer la sanction d’obligations contractuelles officialisant pour ainsi dire certaines pratiques de l’ETN concernant des éléments de son personnel.

Ainsi circonscrit, le droit ne relèvera entièrement le défi que lui pose l’ETN que s’il se montre lui-même à la mesure de cette dernière. Les rapports juridiques, en particulier ceux d’ordre collectif en matière de travail, peuvent en effet en arriver à présenter toute l’envergure de l’ETN, par exemple, dans le cas d’une représentation ou d’une négociation collective qui se voudrait à l’échelle de l’ETN. Si la recherche d’une telle normativité à la mesure de l’ETN devait se révéler infructueuse, ce qu’il faut d’abord vérifier, force serait alors de faire appel à différents ordres juridiques nationaux, à l’intérieur du champ d’action de l’ETN. Dans quelle mesure ces derniers se montreraient-ils capables d’une application extraterritoriale, malgré leur vocation nationale, de manière à atteindre, ne serait-ce que partiellement, une activité et des rapports inévitablement marqués de transnationalité ?

Une normativité commensurable à l’ETN ?

Dans ses rapports juridiques en matière de travail l’ETN est, dans l’état actuel du droit, dépourvue d’un statut juridique à sa mesure, c’est-à-dire, d’un statut qui serait lui-même d’une portée transnationale. Ainsi, malgré les nombreux régimes internationaux développés depuis la Seconde Guerre mondiale dans des secteurs aussi divers que l’aviation civile, les transactions commerciales, la propriété intellectuelle, les produits pharmaceutiques, l’investissement, etc., l’ETN demeure presque invariablement régie, dans ses relations de travail, par le droit national des États d’implantation[9].

Cette portée transnationale ne pourrait lui résulter que de traités liant une pluralité d’États, ou encore de l’intervention d’institutions elles-mêmes supraétatiques, éventualités peu probables dans le contexte contemporain[10]. L’énoncé précédent doit cependant laisser place à certaines exceptions.

En premier lieu, le droit supraétatique de l’Union européenne reconnaît l’entreprise d’envergure européenne dans la mesure où il impose aux États membres[11], y compris le Royaume-Uni[12], l’obligation de veiller à l’institution d’un comité d’entreprise européen ou d’une procédure permettant l’information et la consultation des travailleurs dans les entreprises et les groupes de dimension européenne[13]. Le domaine d’application de la directive à la source de cette obligation vise des entreprises ayant des établissements dans au moins deux États membres[14], de même que des groupes d’entreprises sises, elles aussi, dans au moins deux États membres, que la direction centrale de l’entreprise ou du groupe soit ou non à l’intérieur de l’Union européenne[15]. L’entreprise ou le groupe doit employer au moins 1 000 travailleurs à l’intérieur de celle-ci et au moins 150 travailleurs dans deux États membres différents. La représentation de l’entreprise ou du groupe d’entreprises communautaires est multinationale, le personnel de chaque État dans lequel l’entreprise ou le groupe est implanté devant être représenté par au moins un délégué[16]. Enfin, la compétence du comité en ce qui a trait à l’information et à la consultation a nécessairement un caractère transnational : les questions en cause doivent dépasser les frontières d’un seul territoire national et intéresser au moins deux établissements ou entreprises situés dans au moins deux États membres différents[17]. À ces différents égards, l’ETN se trouve donc saisie dans toute son ampleur communautaire[18], mais non au-delà de celle-ci, le cas échéant.

Derrière cette Directive, il faut voir un objectif de protection des droits des travailleurs européens dans le cadre du processus de restructuration commerciale internationale susceptible de résulter de la réalisation ultime et finale du Marché unique européen. Cette Directive a ainsi été mise de l’avant à la lumière du constat que les procédures nationales d’information et de consultation des travailleurs ne sont souvent pas adaptées aux structures transnationales de la société mère. Ainsi, les décisions prises par cette dernière sont susceptibles de se traduire par un traitement inéquitable parmi les travailleurs d’une même entreprise ou d’un groupe d’entreprises. Cette préoccupation se dégage notamment du préambule de la Directive 94/45 qui, à cet égard, réfère expressément au point 17 de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, aux termes duquel « l’information, la consultation et la participation des travailleurs doivent être développées selon des modalités adéquates, en tenant compte des pratiques en vigueur dans les différents États membres »[19].

En second lieu, l’ETN est appréhendée dans son ensemble par différents instruments de droit qualifié de « vert » ou de « mou », en raison de leur défaut de « contraignabilité » juridique, même s’ils peuvent parvenir à s’imposer plus ou moins fortement dans la réalité ; il s’agit des principes contenus dans différents codes de conduite édictés par des organisations régionales ou internationales de caractère public ou officiel, dont l’Organisation internationale du Travail [ci-après OIT], l’Organisation de coopération et de développement économiques [ci-après OCDE] et l’Organisation des Nations Unies [ci-après ONU][20].

Adoptée en 1977 par le Conseil d’administration du Bureau international du Travail [ci-après BIT][21], la Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l’OIT s’adresse ainsi non seulement aux gouvernements et aux organisations d’employeurs et de travailleurs des pays du siège et des pays d’accueil des « entreprises multinationales », mais aussi à ces dernières[22]. Elle définit ces institutions à la fois souplement et classiquement. L’expression « entreprise multinationale », précise-t-on :

compren[d] des entreprises, que leur capital soit public, mixte ou privé, qui possèdent ou contrôlent la production, la distribution, les services et autres moyens en dehors du pays où elles ont leur siège. [...]. Sauf indication contraire, le terme « entreprise multinationale » se réfère aux diverses entités (société mère ou entités locales ou les deux, ou encore tout un groupe) en fonction de la responsabilité entre elles, dans l’idée qu’elles coopéreront et s’entraideront, le cas échéant, pour être mieux à même d’observer les principes énoncés dans [la] Déclaration[23].

Les énoncés de principes, qu’il s’agisse de l’emploi, de la formation, des conditions de travail et de vie et des relations professionnelles, visent en conséquence ces « entreprises multinationales » dans leur ensemble, c’est-à-dire, sans tentative de départager les responsabilités au sein de celles-ci, entre le centre décisionnel et les entités locales. Relativement à la négociation collective, il est même stipulé que les ETN :

[...] ne devraient pas déplacer des travailleurs de leurs filiales dans des pays étrangers pour nuire aux négociations de bonne foi engagées avec les représentants des travailleurs ou à l’exercice par les travailleurs de leur droit de s’organiser[24].

De même, l’information qu’elles devraient fournir aux représentants des travailleurs devrait être « de nature à leur permettre de se faire une idée exacte et correcte de l’activité et des résultats de l’entité, ou le cas échéant, de l’entreprise dans son ensemble »[25]. Malgré de telles références à la globalité de l’entreprise, il n’empêche que, dans son ensemble, la Déclaration tripartite de l’OIT ne se soucie du comportement de l’ETN qu’en fonction de l’un ou l’autre des droits nationaux avec lesquels elle est en contact, par exemple en ce qui a trait au salaire[26], ou encore à la négociation collective[27], ce qui, indirectement, est de nature à faire resurgir la fragmentation sociétale de l’ETN[28].

Partie intégrante de la Déclaration de l’OCDE sur l’investissement international et les entreprises multinationales de 2000, les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales sont autant de recommandations qu’adressent conjointement les gouvernements des États membres de l’organisme aux entreprises multinationales[29]. Ils traitent non seulement de l’emploi et des relations professionnelles, mais aussi d’autres aspects de l’activité de l’ETN, dont la lutte contre la corruption, les intérêts des consommateurs, la fiscalité et la concurrence. Depuis leur adoption, en 1976, les Principes directeurs ont fait l’objet de cinq réexamens, le plus récent datant du mois de juin 2000[30]. Cette dernière révision a permis de reconsidérer en profondeur les Principes directeurs afin de s’assurer de leur pertinence et de leur efficacité à répondre aux préoccupations liées à l’évolution accélérée du processus de mondialisation et à la présence sans cesse accrue des ETNs dans l’environnement de l’investissement international[31]. Par rapport aux réexamens précédents, les changements apportés aux Principes directeurs au mois de juin 2000 sont significatifs. Ainsi, s’inspirant de la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail et son suivi de 1998 et de la récente Convention 182 de l’OIT sur les pires formes de travail des enfants, les Principes directeurs comportent désormais des recommandations relatives à l’abolition du travail des enfants et du travail forcé, de sorte que toutes les normes fondamentales du travail reconnues au niveau international sont aujourd’hui consacrées dans les Principes directeurs.

L’institution de l’ETN qu’appréhendent les Principes directeurs correspond substantiellement à celle définie dans la Déclaration de principes tripartite de l’OIT sur les entreprises multinationales et la politique sociale de 1977, telle qu’amendée par le Conseil d’administration du BIT à sa 279e session (novembre 2000). Qu’il s’agisse notamment des normes du travail ou, encore, de la représentation et de la négociation collectives, le comportement suggéré s’établit en fonction des droits nationaux correspondant aux pays d’implantation : « [l]es entités d’une entreprise multinationale situées dans divers pays sont soumises aux lois applicables dans ces pays »[32]. Au regard des régimes juridiques nationaux et des pratiques nationales, l’application des Principes devrait conduire à un comportement, dirait-on, fonctionnel et, au besoin, dégagé à partir d’une vision d’ensemble de l’ETN :

Les Principes directeurs s’adressent à toutes les entités que comportent l’entreprise multinationale (sociétés mères et/ou entités locales). En fonction de la répartition effective des responsabilités entre elles, on attend des différentes entités qu’elles coopèrent et se prêtent concours pour faciliter l’observation des Principes directeurs[33].

La portée de cette avancée se veut toutefois nuancée :

La première obligation des entreprises multinationales est de se conformer au droit interne. Les Principes directeurs ne se substituent pas aux lois et règlements locaux et ne doivent pas être considérés comme supérieurs à ces lois et règlements. Ils représentent des principes et normes supplémentaires de comportement sans caractère impératif concernant en particulier les activités internationales de ces entreprises. Si les Principes directeurs vont au-delà de la loi dans de nombreux cas, ils ne devraient pas — et tel n’est pas leur but — placer les entreprises dans une situation où elles feraient face à des obligations contradictoires[34].

Si la responsabilité demeure ainsi fragmentée au sein de l’ETN, du moins en droit, bien qu’elle puisse se traduire en des comportements volontairement globalisants, comme il sera vu ultérieurement[35], d’autres obligations débouchent plus explicitement sur une telle vision d’ensemble de l’ETN ; ainsi en est-il de la publication d’information sur l’entreprise[36], particulièrement de celles à communiquer aux représentants des salariés[37]. On ne doit pas non plus :

[l]ors des négociations menées de bonne foi avec des représentants des salariés sur les conditions de l’emploi, ou lorsque les salariés exercent leur droit de s’organiser [...] menacer de transférer hors du pays en cause tout ou partie d’une unité d’exploitation ni de transférer des salariés venant d’entités constitutives de l’entreprise situées dans d’autres pays en vue d’exercer une influence déloyale sur ces négociations ou de faire obstacle à l’exercice du droit de s’organiser[38].

La représentation collective des salariés s’envisage localement au premier chef, bien que rien dans les Principes directeurs n’interdise aux salariés qui le souhaiteraient de participer à des réunions internationales de consultation et d’échanges entre eux[39]. La question de négociations collectives à l’échelon international n’est par ailleurs pas abordée et ce, nonobstant le fait qu’il s’agit là d’une pratique de plus en plus répandue dans certains secteurs économiques tels le transport maritime, l’alimentation ainsi que le bâtiment et le bois, où certaines ETNs ont négocié, en collaboration avec des fédérations syndicales internationales, des conventions collectives internationales[40].

Des efforts pour faire des ETNs des agents de promotion des normes fondamentales du travail ont également été déployés au sein de l’ONU au cours des dernières années[41]. Ainsi, le 31 janvier 1999, à l’occasion du Forum économique mondial de Davos (Suisse), le Secrétaire général Kofi Annan a lancé le Pacte mondial, un code de conduite destiné aux ETNs et comportant neuf principes portant sur les droits de l’homme, dont quatre dirigés spécifiquement vers la protection de certains droits fondamentaux des travailleurs : la liberté d’association et le droit de négociation collective, l’élimination du travail forcé, l’abolition du travail des enfants de même que l’élimination de toute forme de discrimination en matière d’emploi[42]. Bien que leur respect demeure tributaire de la bonne volonté de chaque ETN, les principes énoncés dans le Pacte ont reçu un accueil favorable de hauts dirigeants de certaines ETNs, parmi lesquelles Alcatel, Allied Zurich, Norsk Hydro, Unilever, Royal Dutch/Shell, France Telecom, Nike et Novartis[43].

Enfin, le 1er août 2000, la Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme des Nations Unies a annoncé sa décision de mettre sur pied un groupe de travail chargé d’étudier les méthodes de travail et les activités des ETNs[44] et de poursuivre ses travaux relatifs à l’élaboration d’un projet de principes relatifs au comportement des ETNs en matière de droits de l’homme à portée juridiquement obligatoire[45]. Le projet couvre un large éventail de droits que seraient tenues de respecter les ETNs envers leurs travailleurs dans leurs domaines d’activités et leurs sphères d’influence respectifs. Parmi ces droits figurent le maintien d’un cadre de travail sain et sûr, une rémunération juste et équitable, la liberté d’association et le droit de négociation collective[46].

Ces codes de conduite officiels constituent des exemples d’initiatives interétatiques louables dès lors qu’ils apparaissent disposés à s’ouvrir sur une vue d’ensemble de l’ETN pour ce qui est de saines pratiques de gestion. Toutefois, des doutes se soulèvent quant à leur efficacité pratique dans la mesure où chacun de ces codes se contente d’adopter une approche fragmentaire relativement aux obligations juridiques de l’ETN et continue d’ignorer sa nature transnationale intrinsèque.

Sous réserve de l’exception résultant du droit communautaire européen et de certains aspects de la portée « douce » des codes de conduite officiels, l’absence de statut juridique transnational de l’ETN réduit l’intervention juridique à son sujet à un ensemble de droits nationaux, soit ceux des pays correspondant à l’implantation de ses composantes juridiques et au déploiement de ses activités. Or, il est impossible à chacun de ces droits nationaux d’atteindre dans sa totalité l’entreprise laquelle, par définition, s’étend au-delà des frontières d’un seul pays. Ce droit national n’a, en principe du moins, qu’une vocation territoriale[47]. Il en va de même des rapports de travail se rattachant à l’ETN, dans la mesure du moins où ils sont eux-mêmes d’une portée transnationale. Ce peut être le cas de différents aspects des rapports collectifs, du travail, qu’ils soient unilatéraux, comme la représentation collective des salariés, syndicale ou directe, ou une action de solidarité, comme la grève qui se voudrait d’une portée transnationale, ou qu’ils soient bilatéraux, comme une négociation collective transnationale relative au personnel d’une ETN réparti dans les pays où elle s’active. De la même façon, la détermination directe des conditions de travail de ces mêmes salariés par un État ne pourrait atteindre que ceux d’entre eux dont le travail les rattache au territoire de l’État dont il s’agit[48].

Dans le contexte d’un État fédéral comme le Canada, où la compétence législative usuelle relative au travail appartient aux unités constituantes, les provinces en l’occurrence (à moins qu’il ne s’agisse dans ce même pays d’une entreprise exceptionnellement régie à cet égard par la législation fédérale), la fragmentation territoriale de la réception juridique du rapport collectif de travail ou, plus généralement, de la compétence de légiférer relativement au travail se rattachant à l’ensemble de l’ETN, n’en est que plus accentuée, chaque loi provinciale n’ayant qu’une portée « provinciale » selon le droit constitutionnel canadien[49].

Ainsi, le morcellement territorial, d’un point de vue juridique, de la représentation collective des salariés de l’ETN, qu’il soit national, ou même possiblement infranational comme dans le cas canadien[50], se répercute nécessairement sur tout ce qui en découle. Certes, une expérience réelle de la négociation collective au sein d’une ETN peut transcender dans les faits les frontières du droit et correspondre dans une plus ou moins grande mesure à l’envergure de l’entreprise en cause ; néanmoins, sur le plan juridique, la négociation collective sera inévitablement démembrée en fonction des territoires nationaux, ou même provinciaux en cause, en l’occurrence ceux de chacun des pays d’implantation de l’entreprise et même, dans ce dernier cas, ceux de chacune des provinces d’implantation. Ainsi en sera-t-il, en contexte nord-américain de la négociation obligée avec le représentant légal des salariés[51]. La régulation du processus de négociation collective, par exemple, le recours obligatoire à la conciliation, le cas échéant, s’envisagera de même. Semblablement, un mouvement de grève (ou un lock-out) traversant en totalité ou en partie l’ETN sera décomposé en autant d’arrêts de travail nationaux, ou locaux, qu’il y aura de droits à intervenir, entraînant quasi inévitablement un affaiblissement de ce type d’action transnationale. Enfin, le visage juridique, la force obligatoire de toute convention collective intéressant le personnel de l’ETN ne pourra provenir que de l’intervention séparée et juxtaposée de chacun de ces droits locaux du travail appelés à « relayer » partiellement dans leur territoire respectif d’application cette réalité transnationale[52].

Les droits nationaux du travail se montrent donc incapables, isolément ou même conjointement, de correspondre à la nature transnationale du rapport collectif du travail lorsqu’il se présente au sein de l’ETN. Plus généralement, aucun de ces droits n’a capacité, voire vocation à régir l’ensemble du travail salarié se rattachant à la totalité de l’ETN. Le commentaire suivant résume avec justesse cette déficience des droits nationaux des États en matière de relations du travail :

Since World War II, international regimes have grown up governing aviation, commercial transactions, intellectual property, banking and insolvency, and a good deal more. But, « the law of employment and industrial relations remains resolutely local in character »[53].

Cette disparité congénitale entre l’envergure du droit national et celle de l’ETN et des rapports collectifs du travail d’ordre transnational qui peuvent y avoir cours se trouve accentuée par celle que révèle le contenu des droits locaux en présence. La réalité souvent quasi universelle de l’ETN commande ainsi de prendre acte de cette disparité, souvent essentielle, des droits nationaux régissant les rapports du travail, surtout s’ils sont d’ordre collectif, dans les différents pays dans lesquels l’ETN est susceptible d’étendre son activité. Ces droits sont en effet le résultat, chacun, d’une tradition historique et d’un contexte social propre, qui les marquent[54]. Ainsi, selon les juridictions en cause, la représentation collective sera tantôt typiquement centrée sur l’entreprise, comme au Canada et aux États-Unis, tantôt étendue sur des plans plus vastes, comme dans certains contextes européens ; elle sera ici syndicale, là, directe, du moins selon l’objet en cause ; la négociation sera itérative ou, au contraire, d’une nature continue, fortement encadrée par le droit ou non ; le droit de grève sera ici individuel, là syndical, il sera immanent ou périodique ; l’entente collective aura une portée erga omnes ou non, imposera des conditions minimales ou effectives, etc.[55] Une coordination des rapports collectifs régis par différentes lois concernant le travail est concevable, dans une certaine mesure, pourvu que ces lois procèdent de principes communs et si seulement certaines disparités techniques secondaires les séparent[56].

Fragmentation juridique de l’ETN, de ses rapports collectifs et transnationaux du travail et, plus généralement, de la régulation du travail qui s’y rattache : reste toutefois à vérifier si ce droit national, dont la portée est en principe territoriale, ne serait pas lui-même susceptible d’une application extraterritoriale en certaines circonstances.

De l’application extraterritoriale du droit national

En dépit de sa vocation naturellement territoriale au regard de l’ensemble de l’activité de l’ETN et des rapports du travail transnationaux qui peuvent s’y nouer, le droit national pourrait, marginalement faut-il convenir, se prêter à certaines applications extraterritoriales relativement à ce même contexte.

Il est d’abord acquis en droit international privé québécois, à l’instar de ce qui a cours dans plusieurs autres ordres juridiques nationaux[57], que les parties à un contrat individuel de travail peuvent convenir de la loi nationale applicable aux effets civils de ce contrat. Dans cette mesure, le droit québécois pourrait, par exemple, exercer une certaine influence externe, qu’il s’agisse de l’intervention de son contenu pour déterminer supplétivement le salaire dû en vertu de ce même contrat, ou encore, en fonction de ce dernier, les conséquences civiles d’un renvoi illégal[58]. Mais le présent propos s’attache plutôt à une application extraterritoriale d’un aspect d’un droit du travail qui procéderait directement de la volonté du législateur étatique, l’auteur même de ce droit. Sous réserve de possibles difficultés résultant de sa mise en oeuvre auxquelles il sera fait subséquemment allusion[59], le droit international public donne ouverture à des applications extraterritoriales d’un droit national relativement à des situations présentant une connexité suffisante par rapport à l’État qui légifère ; il peut notamment s’agir de l’exercice de la compétence personnelle de ce dernier. ll s’agira donc maintenant de répondre aux deux questions suivantes : le droit du pays de la filiale peut-il s’appliquer à la société dominante, quoique sise dans un autre pays ? ; le droit du pays de la société dominante peut-il s’appliquer à sa ou ses filiales étrangères ?

L’application du droit du pays de la filiale à la société dominante sise dans un autre pays

Relativement à l’ETN, on pourrait d’abord songer au pouvoir du législateur du pays d’accueil d’imposer des obligations en matière de travail à une société dominante sise dans un pays étranger mais ayant une présence physique sur le territoire du pays d’accueil — situation peu réaliste, a-t-on déjà fait observer, si le pays d’accueil est désireux d’attirer des investissements étrangers[60]. Cette présence physique pourrait prendre la forme d’une simple succursale ou d’un établissement, sur le territoire du pays d’accueil, par le biais duquel la société dominante agirait ; elle pourrait également consister en une filiale de la société dominante, constituée en vertu de la loi du pays d’accueil.

Si la société dominante agissait sur le territoire du pays d’accueil par le biais d’une succursale ou d’un établissement, en l’absence de toute filiale, la question de l’extraterritorialité de la loi du pays d’accueil ne se poserait pas : en effet, l’application du droit du pays d’accueil aux activités de la société dominante résulterait simplement du caractère territorial de l’hypothèse envisagée.

Si la société dominante était plutôt représentée sur le territoire du pays d’accueil par une filiale constituée en vertu des lois de ce dernier, la question de l’application du droit du travail du pays d’accueil sur la société dominante sise à l’étranger devrait être résolue en recourant, notamment, à la notion d’employeur conjoint. Ainsi, dans le cas où, de facto, la société dominante se présenterait, conjointement avec sa filiale, comme l’employeur conjoint des salariés travaillant dans le pays d’accueil, les lois de ce dernier pourraient atteindre directement la société dominante, en raison du caractère territorial de la situation visée[61]. À l’inverse, dans le cas où seule la filiale assumerait, dans les faits, la fonction courante d’employeur, y compris la responsabilité des licenciements individuels et collectifs, la séparation des entités sociétales aurait sans doute pour effet de soustraire de la portée de la législation du pays d’accueil les activités de la société dominante. Tel serait à tout le moins l’impact de la jurisprudence classique du droit international public résultant de l’arrêt Barcelona Traction[62], dans la mesure où cette jurisprudence ferait encore obstacle à la « tendance rencontrée chez les États développés à considérer que les filiales peuvent être rattachées à leur société dominante, sinon par un lien de nationalité stricto sensu, du moins par une unité économique [...] »[63]. Enfin, resterait le cas où la société dominante, quoique totalement dissociée de la fonction courante d’employeur et donc, des questions relatives aux licenciements individuels, exercerait cependant, à partir de son siège, certains pouvoirs — tels ceux en matière de licenciement collectif — susceptibles d’affecter directement les activités de sa filiale étrangère. Le droit national du pays de cette dernière saurait-il, dans ce contexte, atteindre la société dominante ? Rien n’est moins sûr. La difficulté à trancher cette question serait d’autant accrue s’il y avait, en plus, contradiction entre un contenu impératif présent dans les deux ordres juridiques en cause, celui du pays de la société dominante et celui de la filiale[64].

L’application du droit du pays de la société dominante à sa ou ses filiales étrangères

Il pourrait également s’agir de l’État de la société dominante qui, par exemple soucieux de l’image qu’il projette sur le plan international, prétendrait imposer des comportements à une filiale étrangère contrôlée par son propre ressortissant[65]. Tenter de réaliser cet objectif en visant la société dominante élimine la difficulté reliée à une application territoriale de la loi[66] ; il s’agit plutôt d’une imputation extraterritoriale (le comportement de la filiale étrangère) dans le cours d’une application territoriale de la loi[67]. Atteindre directement la filiale étrangère constituerait, au contraire, une application extraterritoriale de la compétence législative de l’État de la société dominante étant donné l’éloignement de la situation de son territoire en raison non seulement de l’objet de l’intervention — des rapports du travail se déroulant à l’étranger — mais aussi du sujet qu’elle vise — une personne morale qui se distingue juridiquement de la société dominante qui en est l’actionnaire principal. Or, l’application extraterritoriale de la loi du pays de la société dominante saurait difficilement se justifier dans la perspective de la jurisprudence internationale classique, quelle qu’en soit ses lacunes[68].

Le conservatisme de cette jurisprudence internationale n’a toutefois pas empêché le Congrès américain d’attribuer une portée extraterritoriale à certains aspects de sa législation relative aux relations de travail. En effet, ce dernier a, au cours des deux dernières décennies, reconnu expressément la portée extraterritoriale de trois lois relatives à la discrimination en milieu de travail. Écartant la présomption jurisprudentielle classique suivant laquelle le droit américain du travail s’applique, sauf exception, exclusivement à l’intérieur de la juridiction territoriale des États-Unis[69], le Congrès américain a modifié la Age Discrimination in Employment Act [ci-après ADEA] en 1984[70] de même que le Title VII of the Civil Rights Act [ci-après Title VII] et la American with Disabilities Act [ci-après ADA] en 1991[71], donnant ainsi expressément ouverture à la possibilité que des citoyens américains employés au sein d’une filiale étrangère d’une ETN américaine poursuivent la société dominante devant les tribunaux américains au motif d’une violation alléguée à la législation visée.

Adopté en 1964 par le Congrès américain, le Title VII[72] est venu consacrer la règle de non-discrimination dans l’emploi. Suivant les termes de la loi, régie par l’Equal Employment Opportunity Commission, l’agence responsable de sa mise en oeuvre et de son respect[73], il est interdit « for an employer [...] to fail or refuse to hire [...] any individual because of such individual’s race, color, religion, sex or national origin »[74]. Cette règle de non-discrimination dans l’emploi est complétée dans les années suivantes par deux autres textes de loi : l’ADEA, adoptée en 1967 et destinée à reconnaître aux travailleurs américains plus âgés le droit de non-discrimination dans l’emploi reconnu trois ans plus tôt aux plus jeunes en vertu du Title VII, ainsi que l’ADA, édifiée en 1990 à partir d’une série de lois fédérales en matière de non-discrimination dans l’emploi édictées dans les décennies précédentes afin d’assurer la garantie des droits civils des personnes souffrant d’un handicap.

L’ADEA ne comporte, dans sa version initiale, aucune clause établissant une portée autre que territoriale. Pour cette raison, les tribunaux appelés à se prononcer sur son application juridique concluent que l’ADEA n’avait pas de portée au-delà des frontières du territoire américain[75]. C’est en réponse à cette jurisprudence que le Congrès américain décide, en 1984, de modifier explicitement les termes de l’ADEA de manière à rendre son application extraterritoriale non équivoque.

Par ailleurs, nonobstant l’intention claire du Congrès de favoriser une interprétation libérale du Titre VII[76] et en dépit d’une jurisprudence d’instances inférieures à l’effet contraire[77], la Cour suprême des États-Unis refuse de lui reconnaître toute portée extraterritoriale dans l’arrêt EEOC c. Arabian American Oil Co. [ci-après Aramco][78]. Dans cette affaire rendue en 1991, la plus haute instance du pays n’a pas en effet retenu l’argument à l’effet que le principe de non-discrimination énoncé dans le Title VII pouvait être invoqué par des citoyens américains travaillant à l’étranger pour le compte d’une société américaine[79]. La réaction du Congrès est immédiate. Dans les mois suivant la décision Aramco, le Title VII de même que l’ADA sont amendés de façon à ne plus laisser planer aucun doute sur leur portée extraterritoriale[80]. Modelés sur les dispositions extraterritoriales incorporées à l’ADEA en 1984, ces amendements au Title VII et à l’ADA ont pour objet : (i) d’élargir la notion d’employé de manière à inclure « [any] individual who is a citizen of the United States employed by an employer in a workplace in a foreign country » ; (ii) d’étendre l’application du Title VII et de l’ADA aux sociétés étrangères contrôlées par une ETN américaine ; et (iii) d’énoncer les quatre facteurs applicables (interrelations des opérations, administration commune, contrôle centralisé des relations de travail et propriété conjointe/contrôle financier des deux entités), afin de déterminer si une société étrangère est assujettie au contrôle d’une ETN américaine[81].

Le Title VII[82], la ADEA[83] et la ADA[84] ont ainsi vu leur portée s’étendre exceptionnellement au-delà du territoire américain à la suite de modifications législatives apportées par le Congrès en 1984 et 1991, dans une perspective de conquête, voire d’impérialisme économique et politique. Serait-il possible d’imaginer un comportement semblable de la part du Parlement fédéral canadien ? Le scepticisme est certes de mise à cet égard. D’ailleurs, est-il besoin de souligner que ce désir d’hégémonie du Congrès américain n’a jamais été partagé par les tribunaux américains. En effet, au cours des décennies ayant suivi l’affaire Foley Bros., Inc.[85], ces derniers ont fréquemment invoqué la présomption à l’encontre de l’extraterritorialité des lois et refusé d’étendre l’application de lois américaines sur le travail au-delà des frontières du pays[86]. Un tel sort a ainsi été réservé à la Fair Labor Standards Act[87], la National Labor Relations Act[88] ainsi que la Labor Management Relations Act[89].

L’ETN face au droit

La mise en oeuvre d’un droit national à l’endroit d’une ETN pourra, compte tenu des règles établissant la compétence juridictionnelle, être le fait du for de la filiale à laquelle semble se rattacher primordialement l’exécution du travail salarié en cause. L’intervention du for de la société dominante pourra aussi être sollicitée en raison de différents rattachements, précédemment évoqués, avec ce même contexte de travail, rattachements tenant en définitive à la réalité de l’intégration de l’activité au sein de l’ETN. Enfin, il y a lieu de tenir compte de l’intervention ad hoc des institutions liées au « droit mou ».

Intervention du for du pays de la filiale

La loi du pays d’exécution du travail salarié a naturellement vocation générale à régir ce travail. La mise à exécution de ce droit fait tout aussi naturellement appel à ses propres juridictions. Ces instances peuvent se rattacher à l’ordre pénal ; il peut aussi s’agir, du moins en contexte nord-américain, de « tribunaux administratifs ». Les unes et les autres se préoccuperont directement de l’aspect « public » de la mise à exécution de la loi ; leur intervention est circonscrite par l’application du principe de territorialité et, à l’intérieur de l’aire ainsi définie, par le champ d’application établi par la loi elle-même[90]. Les tribunaux civils de ce pays d’exécution du travail peuvent aussi être sollicités non seulement pour assurer la mise à exécution civile du droit de ce pays, mais aussi, plus largement, pour ce qui est de l’identité du droit national en cause, relativement à celle de tout droit national désigné en vertu des règles du droit international du pays auquel appartiennent ces tribunaux.

Application de son droit national

Le for ainsi appelé à assurer la mise à exécution de son propre droit national, celui du pays même d’exécution du travail, déterminera, compte tenu, le cas échéant, des positions du droit matériel qu’il applique à ce sujet, dans quelle mesure il y a lieu de rechercher ou non la transparence face aux structures sociétales de l’ETN, c’est-à-dire de soulever le voile sociétal pour atteindre la société dominante faisant partie de la réalité de l’ETN (de même que d’autres sociétés du groupe s’insérant dans cette dernière réalité), cette société (ou ces autres sociétés) étant du ressort d’un État étranger (ou de plusieurs États étrangers). Or, les attitudes nationales sont plus ou moins encore rigides ou formalistes en la matière. Dans la mesure où une tendance « réaliste » prévaudrait, seraient alors pris en compte différents facteurs : le contrôle, réel et/ou financier, virtuel ou exercé ; le fait de se comporter comme un employeur, etc.

Le caractère étranger de la nationalité de la société qui s’identifie — le plus souvent conjointement avec la filiale locale — à l’employeur ne fait pas obstacle à cette dernière qualification, si elle paraît justifiée aux yeux de l’instance. Il n’en résulte pas pour autant une application extraterritoriale de la loi, en dépit de l’éloignement de la société visée par rapport à l’ordre juridique en cause. Le situs de l’exécution du travail en cause paraît, en effet, déterminant. Le caractère étranger de l’entreprise ne sera un obstacle, relativement à l’un ou l’autre des trois types de for, que lorsqu’il s’agira, en cours d’instance, d’exécuter une ordonnance de la juridiction saisie en sol étranger, par exemple en matière de contrainte de témoins ou de production de documents. L’exécution d’un jugement civil en sol étranger à l’encontre de la société dominante pourrait également entraîner le recours à des voies particulières d’exemplification, voire à une impossibilité d’exécution en l’absence de concours des autorités de l’État étranger.

De la sorte, mais uniquement dans la mesure où le tribunal admet la levée du voile sociétal, la société étrangère pourra se voir contrainte par un tribunal administratif à respecter ses obligations d’employeur face à un représentant collectif des salariés, notamment en matière de négociation collective[91]. Des condamnations pénales pourraient aussi l’atteindre, qu’elles soient fondées sur une loi régissant le travail, par exemple en matière de représentation collective des salariés, ou de santé et de sécurité au travail, ou encore, sur le droit pénal général, par exemple, s’il s’agissait d’un manquement caractérisé en matière de sécurité au travail. Un jugement civil pourrait pour sa part imposer le paiement d’arriérés de salaire — notamment en situation d’insolvabilité de la filiale — ou encore, celui de dommages-intérêts en matière de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle. Des conclusions d’intégration du personnel licencié par la filiale dans les rangs de la société étrangère seraient aussi envisageables, à l’instar de ce qui sera précisé dans la section suivante, laquelle s’attache à l’intervention du for de la société dominante.

Application d’un droit étranger

Enfin, il serait aussi concevable, a-t-on vu, que le for civil du pays d’accueil soit appelé à assurer la mise à exécution extraterritoriale d’un droit étranger, en particulier celui du pays de la société mère en vertu des règles de conflits de lois établies dans son système juridique, notamment en tant que lex contractus des salariés en cause ; il ne s’y refusera normalement qu’advenant contradiction avec des aspects impératifs de son propre droit.

Intervention du for du pays de la société dominante

Le for du pays de la société dominante, s’il intervient, le fera principalement dans des situations comportant la mise à exécution de son propre droit. Tout comme dans le cas précédent du for du pays de la filiale, il lui reviendra de déterminer, selon son propre droit et la conception qu’il s’en fera, si la société dominante doit assumer le statut juridique d’employeur au lieu et place de la filiale, ou conjointement avec celle-ci. Tout comme il a été rappelé relativement à l’hypothèse précédente, la réception du principe de la levée du voile sociétal est variable dans les différents droits positifs nationaux[92]. Une conclusion d’assujettissement de la société dominante n’entraînera toutefois pas ici de difficultés d’exécution du jugement, puisque le situs de la société dominante est dans le pays de l’instance.

À titre illustratif, après avoir rejeté une exception de forum non conveniens, une juridiction civile américaine examina, dans l’affaire Pico, la possibilité de tenir éventuellement une société mère américaine responsable de la violation par une filiale coréenne, qu’elle contrôlait par l’intermédiaire d’une société américaine, des obligations résultant à cette dernière d’une convention collective conclue en vertu de la loi coréenne. Ces manquements découlaient de la fermeture de l’usine de la filiale coréenne à la suite du retrait du financement américain. La Cour refusa toutefois au fond de faire droit aux demandes. Dans la mesure où on prétendait les fonder sur la législation fédérale américaine, celle-ci, a-t-on posé, n’avait pas de portée extraterritoriale. La Cour rejeta aussi ces demandes au regard du droit commun de l’État de la société poursuivie : l’absence d’autonomie de la filiale ne justifiait pas, à son avis, la double levée du voile sociétal dans l’espèce[93].

Par ailleurs, de l’autre côté de l’Atlantique, un changement s’est opéré dans la jurisprudence française rendue en matière de reclassement pour motif économique[94] de travailleurs à l’emploi d’une filiale française d’une ETN. Cette ère de changement a pris naissance en 1980 alors qu’un juge administratif appelé à décider d’un cas de licenciement collectif pour motif économique[95], a exigé que soient examinées les possibilités de reclassement des salariés visés par le projet de licenciement non seulement dans l’entreprise d’origine — comme c’était le cas initialement — mais, également, dans le périmètre du groupe auquel appartient cette entreprise[96]. La Chambre sociale de la Cour de cassation de même que les cours d’appel ont emboîté le pas dans cette direction à partir des années 90. Ainsi, dans l’arrêt Chevalier du 25 juin 1992, la Cour de cassation est venue énoncer la règle suivant laquelle « la réalité du motif économique d’un licenciement et la recherche des possibilités de reclassement d[oivent] s’apprécier à l’intérieur du groupe auquel appart[ient] l’employeur concerné, parmi les entreprises dont les activités ou l’organisation permett[ent] d’effectuer la permutation de tout ou partie du personnel »[97]. Trois ans plus tard, dans l’affaire Thompson et TRW Repa du 5 avril 1995, la Cour de cassation était appelée à établir à quelles fins et dans quelle mesure la réalité d’ensemble de l’ETN pouvait être considérée à l’occasion de ce qui devait être tenu en définitive pour un licenciement collectif reposant sur une cause économique et sérieuse[98]. La réalité des suppressions d’emploi s’apprécie au niveau « de l’entreprise », a-t-elle établi, entendant par là le niveau de la société française du groupe, contrairement à ce qu’avait décidé la Cour d’appel. (Celle-ci s’était en effet permis une imputation extraterritoriale ; elle avait tenu compte de l’existence d’emploi auprès d’une filiale brésilienne, à la suite d’un transfert partiel de production à celle-ci, transfert lui-même consécutif à la fermeture d’un établissement d’une société française du groupe à Lyon : on était, selon la Cour d’appel, en présence d’un transfert d’emploi et non d’une suppression d’emploi.) En revanche, les difficultés économiques à l’origine des suppressions s’apprécient en fonction du secteur d’activité en cause dans l’ensemble du groupe, donc sur un plan transnational au besoin. De même, les possibilités de reclassement des salariés visés par le licenciement économique doivent être recherchées « à l’intérieur du groupe parmi les entreprises dont les activités, l’organisation, ou le lieu d’exploitation leur permettent d’effectuer la permutation de tout ou partie du personnel ». À cet égard, le comportement requis de l’ETN s’établit en tenant compte, si les faits s’y prêtent, de l’ensemble à la réalité transnationale correspondant au groupe de sociétés. Pour revenir aux faits de l’espèce, la société française, qui était l’auteur des licenciements, serait en défaut, en définitive, si la filiale brésilienne ne permettait pas l’occupation d’un poste à la fois disponible et se prêtant au transfert du salarié licencié[99].

Interventions ad hoc des institutions liées au « droit mou »

Par ailleurs, les modes persuasifs d’application des codes de conduite officiels permettent au droit déjà qualifié de « mou » de tenir compte de la réalité d’ensemble de l’ETN avec plus de facilité que le droit national.

Ainsi, malgré son caractère non contraignant, la Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l’OIT[100] requiert des gouvernements des États membres de l’OIT de lui faire rapport, à tous les trois ans, sur l’effet donné à la Déclaration en consultation avec les organisations d’employeurs et de travailleurs. À ce mécanisme de suivi de la Déclaration est par ailleurs venue s’ajouter, dès 1980, une procédure d’examen des différends relatifs à l’interprétation des dispositions de la Déclaration[101].

Depuis 1977, sept enquêtes ont été tenues sur la suite donnée à la Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l’OIT. La plus récente a été examinée par le Conseil d’administration de l’OIT au cours de sa 280e session du mois de mars 2001[102]. Fondées sur les informations fournies par les gouvernements et les organisations d’employeurs et de travailleurs en réponse à un questionnaire élaboré et distribué à cette fin par le BIT, ces enquêtes visent à établir dans quelle mesure les parties ayant souscrit à la Déclaration en respectent le contenu. Curieusement cependant, ces questionnaires ne sont pas expédiés aux entreprises multinationales, bien qu’elles constituent le point de mire de ces enquêtes.

Par ailleurs, tout gouvernement agissant soit de sa propre initiative, soit après avoir consulté les organisations d’employeurs et de travailleurs[103], de même que toute organisation nationale ou internationale d’employeurs ou de travailleurs peut, conformément aux termes du paragraphe 1 de la Procédure pour l’examen des différends relatifs à l’application de la Déclaration par interprétation de ses dispositions[104], demander au BIT « d’interpréter les dispositions de la Déclaration, lorsque cela est nécessaire pour résoudre un désaccord relatif à leur signification, survenant lors d’une situation concrète, entre des parties à l’intention desquelles la Déclaration est préconisée »[105]. Le BIT jouit, à cet égard, d’une marge de manoeuvre considérable pour établir les faits pertinents. En effet, tel que le précise la procédure, « toutes les sources d’informations appropriées doivent être utilisées, y compris les sources émanant du gouvernement, des employeurs et des travailleurs du pays concerné »[106]. Le projet de réponse du BIT est examiné par la Sous-commission sur les entreprises multinationales avant d’être soumis au Conseil d’administration du BIT[107]. La réponse approuvée par le Conseil doit être envoyée aux parties concernées et publiée au Bulletin officiel du BIT[108]. Depuis son origine, à peine cinq demandes d’interprétation ont fait l’objet de décisions du Conseil d’administration[109]. Deux ont été soumises par un gouvernement et trois par des organisations internationales de travailleurs au nom d’une organisation nationale affiliée. Quatre demandes ont été considérées recevables, deux à l’unanimité[110] et deux suite à une décision majoritaire[111]. La cinquième demande a été considérée irrecevable[112]. Les interprétations ont couvert les paragraphes suivants de la Déclaration : les paragraphes 1–7 (portée et but de la Déclaration) ; le paragraphe 8 (respect des textes internationaux et des droits souverains des États) ; le paragraphe 10 (respect des objectifs de politique générale des pays d’implantation) ; le paragraphe 25 (stabilité de l’emploi) ; le paragraphe 26 (licenciements collectifs/information des parties) ; ainsi que le paragraphe 52 (négociation collective)[113].

Par ailleurs, comme c’était le cas sous l’égide des versions précédentes, les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multi-nationales, tels que révisés au mois de juin 2000[114] continuent de relever de la responsabilité du Comité sur l’investissement international et les entreprises multinationales [ci-après CIME], lequel a notamment pour fonction de clarifier l’application des Principes directeurs lorsqu’une demande à cet effet lui est soumise par une association syndicale internationale. Dans aucun cas cependant, le CIME n’est autorisé à tirer des conclusions sur le comportement d’une entreprise déterminée ou à imposer quelque sanction que ce soit à son encontre[115].

La compétence du CIME fut notamment requise dans Badger, une affaire où les Principes directeurs de l’OCDE sont venus reconnaître l’ETN dans sa réalité factuelle[116] : la société dominante américaine, qui contrôlait une filiale belge faillie, accepta au terme de discussions au sein du CIME de l’OCDE[117] un règlement avec le syndicat belge en vertu duquel elle s’engageait à verser elle-même une compensation monétaire aux salariés licenciés, lesquels n’avaient reçu aucune indemnité de leur employeur, la filiale belge, antérieurement à sa faillite[118]. Une autre affaire, impliquant cette fois l’ETN américaine Citibank-Citicorp a été portée à l’attention du CIME dans le cadre d’une plainte soumise par l’entremise de deux associations syndicales anglaises de la Fédération internationale des métallurgistes. Dans cette affaire, les plaignants ont allégué que Citibank-Citicorp violait les termes du paragraphe 1 des Principes directeurs en distribuant des brochures anti-syndicales alors qu’une campagne de syndicalisation était en cours au sein de sa filiale britannique[119]. Bien que les pratiques de relations du travail de Citibank-Citicorp aient été trouvées conformes aux droits américain et anglais du travail, le CIME a indiqué que les paragraphes 1 et 2 des Principes directeurs devaient être interprétés comme des incitatifs à l’adoption, par l’ETN, d’une attitude positive à l’endroit des associations syndicales[120].

Le CIME a par ailleurs été appelé à examiner la légitimité d’une pratique de l’ETN américaine Hertz consistant à transférer un groupe de travailleurs de ses filiales anglaise, italienne et française vers sa filiale danoise afin d’assurer le maintien des activités de cette dernière arrêtées par suite d’une grève de ses travailleurs syndiqués[121]. Tout en concluant à l’absence d’infraction aux lois danoise et américaine en matière de relations du travail, le CIME a émis l’avis que ladite pratique n’était pas conforme à l’esprit du paragraphe 8 des Principes directeurs et que « enterprises should definitely avoid recourse to such practices in the future »[122]. Un amendement au paragraphe 8 des Principes directeurs était subséquemment apporté afin d’y incorporer la position adoptée par le CIME dans cette affaire[123].

Conclusion

Comme nous avons pu le constater dans la première partie de cette étude, l’ETN demeure à l’heure actuelle une réalité strictement factuelle. En effet, contrairement aux règles juridiques développées dans d’autres secteurs économiques, il n’existe toujours pas de Droit du travail à la mesure de l’ETN sauf, du moins, l’apport particulier du droit européen et celui, plus général, du « droit mou ». Cela ne signifie pas pour autant que le Droit ne peut atteindre l’ETN. En effet, ainsi qu’il s’est dégagé de la seconde partie de notre analyse, le législateur du pays d’accueil de la filiale ou celui du pays de la société dominante est habituellement apte à atteindre l’ETN si la société dominante se présente comme l’employeur « courant », seul ou conjointement avec sa filiale. Toutefois, tel n’est pas le cas si la société dominante relègue cette fonction à sa ou ses filiales et se limite à exercer le centre des pouvoirs à partir de son siège.

Faut-il se résoudre à accepter que l’ETN demeure régie, dans ses relations de travail, par le seul droit national des États où elle est sise ? L’histoire nous apporte à cet égard quelques lueurs d’espoir. En effet, bien qu’il soit juste de dire qu’aujourd’hui le Droit parvient avec beaucoup de difficulté à rendre adéquatement la réalité de l’ETN et celle des rapports du travail qui s’y rattachent, il importe de se rappeler qu’à une autre époque, pas si lointaine faut-il insister, les droits nationaux — dont les droits canadiens — ont mis un bon moment à saisir et à exprimer adéquatement les caractéristiques et spécificités de l’instance syndicale, de la convention collective ou, encore, de la grève.