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La liberté syndicale est un thème important du droit international ou régional du travail ; sa protection est donc généralement envisagée sous l’angle de sources ayant toutes un lien avec l’État[1]. Les codes de conduite des entreprises multinationales, quant à eux, ne participent pas de la même dynamique puisqu’ils sont un instrument privé. Ils peuvent être définis comme un ensemble de principes auxquels une entreprise accepte volontairement de se plier dans le cadre de ses activités[2], porter sur des aspects aussi différents que les pratiques commerciales, la déontologie et l’éthique des entreprises, les normes en matière environnementale, les conditions du travail et les droits de la personne et s’appliquer aux filiales des multinationales et à leurs sous-traitants[3]. Plusieurs entreprises canadiennes sont dotées de tels codes. Ils ne sont limités ni aux entreprises multinationales, ni à la seule question des droits des travailleurs.

C’est pourquoi il peut sembler à première vue étrange de traiter des codes de conduite en lien avec le thème des libertés syndicales. Ces codes ne sont-ils pas perçus comme des opérations de « maquillage » ou de relations publiques par lesquelles les entreprises cherchent à projeter une image positive de leur gestion et de leurs activités ? Ou encore, ne sont-ils pas un moyen qu’utilisent ces entreprises pour décourager des interventions légis–latives plus « musclées » dans leur gestion ou leurs activités en faisant la preuve qu’elles sont capables de s’autoréguler ? En évitant ainsi toute intervention plus coercitive, les codes de conduite ne contribuent-ils pas à préserver le pouvoir sans partage des entreprises multinationales, c’est- à-dire à éviter qu’elles aient à rendre des comptes sur leurs activités ou à en négocier certaines dimensions — par exemple les conditions de travail — avec les travailleurs ou leurs représentants ?

Les codes de conduite sont actuellement l’objet de multiples recherches, mais il est un résultat assez évident qui se dégage de toutes les études : il ne faut pas compter sur les codes de conduite, même ceux qui traitent spécifiquement des droits des travailleurs, pour reconnaître la liberté d’association et de négociation, encore moins pour la promouvoir. Faut-il rappeler que suivant une étude de l’OIT, seuls 15 % des codes comportent des références aux droits d’association, d’organisation et de négociation collective[4] ? Les codes de conduite ne sont pas des lieux de protection de la liberté syndicale et il n’y a pas lieu de s’étonner de cette situation. Rappelons-nous que l’existence des syndicats ne s’explique pas historiquement par leur reconnaissance volontaire par les employeurs ou par leur encouragement par l’État. Au contraire, ce sont les collectivités de salariés qui l’ont imposée par la légitimité de leurs revendications et par la force de leurs moyens d’action. La force du droit du travail, écrit Alain Supiot, est de s’appuyer sur « cette conversion de la force en droit[5] ». C’est en ce sens que le droit du travail découle de l’autonomie collective[6]. Ce n’est qu’ensuite que l’État a consacré la liberté syndicale en décriminalisant les activités de ces coalitions, en reconnaissant un statut juridique aux conventions négociées et en établissant une procédure publique de reconnaissance des syndicats et d’encadrement des rapports collectifs de travail. Pourquoi cela serait-il différent aujourd’hui, alors que les syndicats en sont à définir de nouveaux moyens d’action qui leur permettront d’agir au plan international, là où se déploie maintenant l’activité économique ?

Il est toutefois possible de considérer les codes de conduite comme des lieux d’exercice de la liberté syndicale. Les travaux actuels d’un groupe de chercheurs dont nous faisons partie montrent en effet qu’il y a des rapports collectifs derrière les codes de conduite[7] — comme derrière d’autres politiques adoptées par les entreprises en matière de responsabilité sociale. Ces rapports collectifs ne correspondent pas aux rapports de travail institutionnalisés de la négociation collective : ils réunissent plusieurs acteurs, portent sur plusieurs objets, combinent plusieurs moyens d’action. L’approche classique des rapports collectifs du travail en Amérique du Nord — qui nous invite à considérer deux acteurs, l’employeur et le syndicat, ainsi que les divers visages du pouvoir public intervenant en tant qu’arbitre externe dans un processus autrement bilatéral — ne permet pas de capter la dynamique qu’ils cachent[8]. D’autres acteurs doivent être considérés : des syndicats nationaux et internationaux, bien sûr, mais aussi des groupes religieux, des groupes de défense des droits humains, des organisations ayant pour mission de promouvoir l’investissement éthique, des ONG faisant la promotion de la solidarité internationale, des fonds de placement syndicaux et des caisses de retraite. Doivent aussi être considérés les moyens utilisés par ces acteurs pour atteindre les entreprises multinationales dans leurs nouvelles zones de vulnérabilité[9] et pour les contraindre à se doter d’un code de conduite, à en respecter les termes ou à les amender. Ces moyens d’action ne se limitent pas à la négociation collective et à la grève, comme le montrent notamment la contribution de Claude Rioux[10], la littérature portant aux États-Unis sur les corporate campaigns[11] ou les entrevues qui ont été réalisées dans le cadre de la recherche précitée[12] : ils impliquent la présentation de propositions d’actionnaires, l’organisation de campagnes de boycott et de piquetage ou la mise en place de stratégies judiciaires mettant en cause le respect par l’entreprise multinationale de ses engagements à l’étranger.

Ces résultats suggèrent que ce ne sont pas tant les codes de conduite que les dynamiques sociales qui en expliquent l’émergence ou la mise en oeuvre qu’il faut comprendre pour pouvoir cerner leur véritable apport à la régulation internationale du travail. En l’état actuel, et bien que le parallèle puisse être séduisant, il serait prématuré d’assimiler ces dynamiques sociales à celles qui ont donné lieu à l’émergence du droit étatique du travail tel que nous le connaissons. Pour convertir la force en droit, les acteurs collectifs doivent disposer de ressources de pouvoir qui leur permettent d’infléchir de manière durable les règles qui encadrent les rapports de travail. Loin de nous l’idée de prétendre que les codes de conduite peuvent se substituer aux obligations qui pourraient émaner de normes internationales s’imposant directement aux entreprises multinationales[13], ni même qu’ils constituent, en l’état actuel, les précurseurs de ce que pourrait être la nouvelle régulation internationale du travail.

Ces résultats nous invitent cependant à revoir les liens entre ces dynamiques sociales et les règles du droit étatique. Les codes de conduite des entreprises multinationales sont souvent perçus comme des instruments de privatisation des normes internationales du travail ou comme des manifestations de « droit mou » sur lesquelles l’État a peu d’emprise. Or, le droit étatique n’est pas absent des dynamiques sociales sous-jacentes aux codes de conduite observées dans la recherche précitée. Des règles de droit régissent les propositions d’actionnaires ou l’information que doit (ou n’a pas à) dévoiler l’entreprise, les campagnes de boycott et de piquetage secondaires ou la responsabilité de l’entreprise multinationale. Dans le présent article, notre but est de présenter sommairement ces règles, de voir les opportunités qu’elles créent et les limites qu’elles imposent aux acteurs qui veulent intervenir sur les nouvelles sources de vulnérabilité de l’entreprise. Les règles du droit étatique sont des ressources pour l’action sociale[14]. Elles constituent des instruments pouvant favoriser ou inhiber le développement de nouveaux moyens d’action collective. Leur effectivité ne se limite pas aux sanctions qu’elles permettent d’imposer[15]. Envisagées sous cet angle, il ressort que les règles du droit corporatif, du droit constitutionnel de la liberté d’expression et du droit civil qui seront étudiées dans les prochaines sections constituent des ressources venant nourrir les nouveaux moyens d’action internationale des syndicats ce qui, inévitablement, conduit à s’interroger sur le rôle du droit du travail dans la protection ou la promotion des nouveaux modes d’exercice de la liberté syndicale.

Les ressources et les contraintes du droit corporatif

Même s’il s’agit d’un domaine éloigné du droit du travail et des relations industrielles, l’analyse des expériences précédemment évoquées nous force à nous intéresser davantage aux règles du droit corporatif. Les acteurs de la société civile, notamment les syndicats, n’ont que faire des frontières disciplinaires et leurs moyens d’action se déploient au-delà des contours usuels du droit du travail. Cela est particulièrement vrai dans la période actuelle où l’action internationale des syndicats expérimente plusieurs voies parallèles. Le droit corporatif en est une et les règles encadrant le fonctionnement des entreprises sont des ressources pour l’action syndicale internationale et pour une intervention de l’État.

Pour entrer dans le vif du sujet, nous nous appuierons principalement sur trois sources. Nous ferons largement état des analyses et propositions contenues dans le rapport de la Commission sur la démocratie canadienne et la responsabilisation des entreprises qui a été déposé en janvier 2002[16]. Cette Commission était composée de trois représentants du milieu des affaires, d’un commissaire provenant du milieu syndical et d’un commissaire provenant du milieu politique[17]. Ces commissaires ont fait consensus sur les vingt-quatre recommandations du rapport portant sur la responsabilisation et la démocratisation des entreprises. Nous exposerons aussi les amendements apportés en 2001 à la Loi canadienne sur les sociétés par actions en ce qui concerne les règles régissant les propositions d’actionnaires. Nous traiterons enfin de la création d’un statut de Société européenne qui illustre une autre approche d’intégration de préoccupations sociales dans le droit corporatif.

Les campagnes d’actionnaires et les amendements apportés à la Loi canadienne sur les sociétés par actions

Par les caisses de retraite et les fonds d’investissement des travailleurs comme le Fonds de solidarité de la FTQ ou Fondaction (CSN), les syndicats sont un acteur important dans le développement de formes d’investisse-ments socialement responsables[18]. Ils peuvent aussi se servir des caisses de retraite comme relais pour intervenir dans les assemblées d’actionnaires des entreprises où ces caisses détiennent des actions. La Loi canadienne sur les sociétés par actions[19] précise les règles applicables aux campagnes d’actionnaires pouvant avoir cours dans les sociétés par actions fédérales. Nous allons nous limiter à évoquer les règles régissant les propositions d’actionnaires au sens de cette loi puisqu’elles ont été amendées en 2001 et qu’il est facile, compte tenu des débats qui ont eu cours à cette occasion, d’illustrer les effets de ces modifications pour les syndicats et les groupes de la société civile[20].

La loi précise que les actionnaires peuvent, de leur propre initiative, faire et examiner des propositions de modification des statuts[21] ou des propositions d’adoption, de modification ou de révocation d’un règlement administratif[22]. Toute proposition d’actionnaire n’est toutefois pas automatiquement admissible. La loi de 2001 a modifié le délai pour présenter une proposition, ajouté des conditions d’admissibilité pour les actionnaires qui désirent soumettre une proposition et revu les motifs pouvant justifier le refus de faire circuler une proposition.

Le délai requis pour présenter une proposition d’actionnaires a été augmenté. Désormais, sont admissibles les propositions présentées 90 jours avant l’anniversaire de la date de l’avis de convocation à la dernière assemblée annuelle[23]. L’allongement de ce délai réduit d’autant la période durant laquelle une proposition est admissible et est donc défavorable aux proposeurs[24].

Par ailleurs, des exigences d’admissibilité ont été ajoutées pour les actionnaires désirant soumettre une proposition afin de « réserver le processus des soumissions aux “investisseurs sérieux”, [d’]éliminer les activistes “proposeurs professionnels” qui n’acquièrent des actions que dans le but de se qualifier et en disposent peu de temps après avoir soumis leur proposition[25] ». Désormais, seuls les actionnaires détenant un nombre suffisant d’actions depuis un certain temps peuvent soumettre une proposition[26] et ils devront les conserver jusqu’à la tenue de l’assemblée pour que leurs propositions puissent être recevables dans les assemblées futures[27].

Les motifs pouvant justifier un refus de faire circuler une proposition d’actionnaires ont enfin été modifiés. Cet amendement est perçu comme le changement le plus significatif apporté au droit régissant les propositions d’actionnaires dans la mesure où, estime Paul Martel, « le processus de propositions sera dorénavant plus difficile à freiner pour les sociétés[28] ». Avant 2001, une proposition d’actionnaires pouvait être refusée si elle avait pour objet principal de servir « des fins générales d’ordre économique, politique, racial, religieux, social, ou analogue[29] ». Le nouveau texte prévoit qu’une proposition d’actionnaires pourrait ne pas circuler s’il apparaît nettement qu’elle « n’est pas liée de manière importante aux activités commerciales ou aux affaires internes de la société[30] ». Les administrateurs ne pourront plus aussi facilement faire obstacle, par exemple, à la circulation de propositions portant sur la responsabilité sociale de l’entreprise. Toutefois, le nouveau texte laisse une grande place à l’interprétation [Qu’est-ce qu’une proposition n’étant pas liée de façon importante aux activités de la société ?], ce qui pourrait être défavorable aux proposeurs[31]. En effet, il revient au tribunal de trancher lors d’une procédure de contestation du rejet d’une proposition par les administrateurs, ce qui risque de générer des litiges judiciaires coûteux pour ces proposeurs[32].

Par ailleurs, les nouvelles règles limitent la possibilité pour un administrateur de refuser de faire circuler une proposition d’un actionnaire au motif qu’une proposition identique avait été refusée dans une assemblée antérieure[33]. Il pourra le faire lorsqu’une proposition à peu près identique n’a pas recueilli, dans les cinq ans qui précèdent, un pourcentage minimal de voix fixé suivant le nombre de fois où la proposition a été présentée. Ce seuil minimum requis est de 3 % du nombre total d’actions dont le droit de vote a été exercé pour les propositions présentées une seule fois, de 6 % pour les propositions présentées lors de deux assemblées annuelles ou de 10 % lorsqu’elles ont été présentées au cours d’au moins trois assemblées annuelles[34]. Cette règle favorise les proposeurs qui peuvent présenter à nouveau une proposition qui a déjà été rejetée. Elle permet par exemple aux différents groupes qui se concertent au soutien d’une proposition d’élaborer une stratégie à long terme en termes d’acquisition d’actions ou de sollicitation d’appuis[35].

Les règles régissant les campagnes d’actionnaires sont un exemple de l’effet structurant des règles du droit corporatif sur la mise en place de stratégies par des groupes et coalitions voulant infléchir les pratiques des entreprises multinationales. De telles campagnes peuvent être efficaces uniquement dans la mesure où elles ont une incidence sur des zones de vulnérabilité de l’entreprise, qu’il s’agisse de son image, de son produit ou de la valeur de ses actions[36] : par exemple, « …les campagnes de désinvestissement et les propositions des actionnaires mécontents sensibles à la déontologie n’exerceront aucune pression significative sur une société privée contrôlée par des actionnaires majoritaires[37] ». Par ailleurs, il faut pouvoir satisfaire aux exigences relatives à l’admissibilité d’une proposition d’actionnaires pour s’engager dans un tel processus, ce qui n’est pas à la portée de tous les groupes désirant faire pression sur une entreprise. La Commission sur la démocratie canadienne et la responsabilisation des entreprises fait d’ailleurs état des difficultés que doivent affronter les actionnaires qui veulent s’engager dans une forme d’action collective et propose un parallèle éclairant avec la démocratisation de l’entreprise engendrée par le syndicalisme et la négociation collective[38]. C’est pourquoi la Commission formule des recommandations qui s’attaquent aux fondements mêmes de la responsabilité de l’entreprise en droit corporatif axée sur la primauté des actionnaires dans la communauté constituée par entreprise :

Tant qu’ils respectent les lois du pays, les dirigeants d’une compagnie sont uniquement redevables aux investisseurs, c’est-à-dire les actionnaires. Le droit corporatif actuellement en vigueur donne priorité aux intérêts des actionnaires, qui se résument à la maximisation des profits, et il les protège des pratiques abusives des dirigeants[39].

La réflexion entourant la responsabilité sociale des entreprises consiste à prendre en compte les intérêts des autres composantes de l’entreprise — qu’il s’agisse des employés, des clients, des fournisseurs, des collectivités locales ou de la société en général[40] — dans les décisions de l’entreprise, résultat qui peut être obtenu par d’autres voies que les campagnes d’actionnaires.

Les obligations d’information et le bilan social

Les dix premières recommandations du rapport de la Commission sur la démocratie canadienne et la responsabilisation des entreprises traitent d’information et de transparence. Elles recommandent que les entreprises cotées en bourse et les entreprises d’une certaine taille aient l’obligation de dévoiler à chaque année des informations relatives à leur philosophie en matière de responsabilité sociale, à la conformité de leurs pratiques avec des lignes directrices élaborées par le gouvernement et à la raison des écarts pouvant exister entre ces lignes directrices et leurs pratiques[41]. L’obligation annuelle porterait aussi sur la divulgation des infractions criminelles graves ou des infractions importantes à un règlement dont elles auraient été reconnues coupables, peu importe l’administration publique concernée[42]. Les grandes sociétés devraient aussi être tenues, « en vertu des exigences de déclaration inhérentes au droit corporatif, d’effectuer un “bilan social” annuel[43] », dont la vérification serait faite par un tiers sur la base des lignes directrices définies. Enfin, dans le secteur du vêtement, cet objectif de transparence justifierait que l’étiquetage de tout vêtement vendu au Canada indique le nom et l’emplacement des usines où il a été confectionné[44] ; cela permettrait de retracer le cheminement des produits textiles vendus au Canada et provenant d’un processus de fabrication fragmenté et s’étendant dans plusieurs pays[45].

Deux remarques peuvent être faites sur le contenu de ces recommandations. La première concerne le contenu des lignes directrices que propose la Commission comme instrument de référence et d’évaluation des pratiques des entreprises. Celles-ci abordent plusieurs aspects reliés à la responsabilité sociale des entreprises (droits de la personne et des travailleurs, environnement, droit des consommateurs, comportement éthique) et utilisent abondamment les sources du droit international pour établir ces normes de référence. Par exemple, les lignes directrices concernant les droits fondamentaux des travailleurs reprennent les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des multinationales, la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux du travail et le Contrat mondial des Nations Unies. En adoptant ces lignes directrices, le gouvernement ne ferait que donner suite à ses engagements internationaux.

D’autre part, ces recommandations ne précisent pas les sanctions qui s’imposeraient à l’entreprise qui manquerait à ces obligations d’information et de transparence. La Commission laisse entendre que les forces du marché — entendons par là les groupes de la société civile — seraient en mesure de sanctionner les gestionnaires des entreprises prises en défaut. Cette mesure peut sembler timide mais la transparence qu’elle suggère va plus loin que certains mécanismes actuellement en place au Canada que nous avons étudiés dans le rapport précité[46]. Ainsi, les lignes directrices régissant l’intervention des Points de contacts nationaux pour favoriser le règlement des problèmes découlant de l’application des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales assurent la confidentialité du processus[47], ce qui pourrait faire obstacle à son utilisation étendue par des organisations soucieuses de mobiliser le public sur un problème ayant cours dans une entreprise multinationale. Il en est de même des procédures mises en place en matière de responsabilité sociale des entreprises par Exportation et développement Canada (EDC), auparavant la Société pour l’expansion des exportations (SEE), une société d’État fédérale offrant des services de financement et d’assurance aux exportateurs et aux investisseurs canadiens[48]. On peut donc penser que ces procédures ne produiront pas d’effets de rayonnement (sunshine effect) comparables à ceux ayant découlé de l’Accord nord-américain de coopération dans le domaine du travail (ANACT). Plusieurs auteurs ont souligné que le caractère public des audiences tenues par le BAN américain dans le traitement des plaintes fondées sur l’ANACT avait permis de faire connaître les problèmes reliés aux droits de la personne dans les trois pays signataires et de faciliter la mobilisation publique autour de ces enjeux[49].

Rapprocher la responsabilité sociale des administrateurs et dirigeants de l’entreprise

L’efficacité des campagnes d’actionnaires et des obligations de transparence des entreprises en matière sociale repose, en dernière analyse, sur une mobilisation sociale qui peut s’avérer insuffisante : « Les lois du marché ne représentent pas un mécanisme de régulation adéquat si le secteur d’activité ou la structure du capital social d’une entreprise la mettent à l’abri des pressions des consommateurs ou des actionnaires[50] ». C’est pourquoi certaines propositions de réforme du droit corporatif émises par la Commission sur la démocratie canadienne et la responsabilité des entreprises visent à rapprocher ces préoccupations de responsabilité sociale des administrateurs et dirigeants de l’entreprise.

Ainsi en est-il des propositions qui portent sur l’obligation fiduciaire des administrateurs et des dirigeants d’une société. La loi prévoit que les administrateurs et les dirigeants doivent, dans l’exercice de leurs fonctions, agir « avec intégrité et bonne foi au mieux des intérêts de la société[51] ». La Commission propose de réviser cette obligation fiduciaire de manière à ce qu’ils puissent « tenir compte de groupes d’intérêts non détenteurs d’actions, y compris les employés, les consommateurs et les collectivités locales[52] ». Les administrateurs pourraient ainsi introduire, dans l’intérêt de la société, des pratiques de responsabilité sociale pouvant réduire les profits des actionnaires à court terme mais être rentables à long terme. Des propositions de cette nature, qui correspondent à plusieurs lois élargissant les pouvoirs des administrateurs aux États-Unis, n’ont trouvé nul écho dans la loi et la jurisprudence québécoise et canadienne[53].

Au-delà de l’obligation incombant aux administrateurs et dirigeants, la Commission suggère aussi des modifications dans la structure des entreprises. Sans aller jusqu’à recommander que des groupes d’intérêts siègent au conseil d’administration des entreprises, la Commission estime que les questions de responsabilité sociale des entreprises devraient relever d’un comité spécifique placé sous la responsabilité du conseil d’administration[54]. L’intention est de faire en sorte que les intérêts des travailleurs et des autres parties prenantes soient pris en compte au niveau de l’administration de l’entreprise.

Enfin, la Commission estime que le Canada doit contribuer à l’élaboration de normes internationales régissant le comportement des entreprises en matière de responsabilité sociale mais qu’il doit agir unilatéralement si cette voie internationale n’est pas fructueuse « en s’assurant que les entreprises incorporées ou établies au pays ne contribuent pas à la violation des droits humains ou à la dégradation de l’environnement[55] » et en sanctionnant celles qui transgressent ces règles. La Commission ne formule pas de recommandations précises sur ce que pourraient être ces sanctions. Elles se distinguent toutefois des mesures incitatives que recommande déjà la Commission et qui consistent à exiger, à titre de conditions préalables, que les entreprises qui bénéficient d’un contrat de vente ou de service, d’une subvention ou d’une aide du gouvernement puissent certifier de leur conformité aux normes énoncées dans les lignes directrices[56] qu’elle propose.

L’expérience européenne

Le projet de constitution d’une société européenne constitue la manifestation la plus achevée de ce genre d’initiatives tentant de faire pénétrer les préoccupations sociales dans le droit des sociétés. En chantier depuis trente ans, le projet de constitution d’une société européenne vise à « faire coïncider l’unité économique et l’unité juridique de l’entreprise[57] » en créant une personne morale spécifique, européenne, n’ayant pas la nationalité d’un État donné et à préciser l’implication des travailleurs dans la société européenne. Le projet prend forme dans un règlement d’application directe dans les États membres qui définit le statut de la société européenne et dans une directive devant être transposée dans le droit de chacun des États qui détermine l’implication des travailleurs au sein de la société européenne[58]. Le contenu de la directive s’appuie sur les acquis qui existent déjà en cette matière, tant dans le droit de certains pays européens que dans le droit communautaire. Il s’agissait, dans le premier cas, « que les fondateurs de la société européenne ne puissent pas avoir la tentation de constituer une société européenne dans le but de supprimer aux travailleurs d’une filiale allemande les droits acquis par ces derniers dans le cadre d’une participation à la gestion de l’entreprise[59] », tout en tenant compte des États qui ne connaissent pas un tel système. Par ailleurs, la directive tient compte des acquis de la Directive sur la représentation des travailleurs dans les entreprises de dimension communautaire, adoptée en 1994.

Ainsi, la constitution de la Société européenne supposera une négociation sur l’implication des travailleurs avec un organe représentant tous les salariés des sociétés participantes proportionnellement aux effectifs et en fonction des pays où sont établies les sociétés. L’accord devra nécessairement prévoir des droits de participation si les travailleurs ou une partie des travailleurs en bénéficiaient auparavant (préservation des acquis). En l’absence d’accord, la société européenne sera régie par les dispositions inscrites en annexe de la Directive. Ce « modèle de référence subsidiaire[60] » prévoit la création d’un organe de représentation des travailleurs possédant des pouvoirs d’information et de consultation sur l’évolution de la société et de ses perspectives sur la base de rapports réguliers établis par la direction. La participation des travailleurs aux organes de décision n’est mise en oeuvre que si les travailleurs de la société transformée en Société européenne bénéficiaient de droits de participation dans leur statut antérieur.

Qu’il nous soit permis de souligner, pour conclure la présente section, les différences importantes entre les voies privilégiées en Europe et proposées au Canada pour intégrer les préoccupations sociales dans le droit corporatif. Inspiré par les acquis du droit du travail communautaire, le modèle européen privilégie un acteur — les travailleurs — dont il reconnaît et encadre la représentation et la participation au sein de l’entreprise. Les propositions canadiennes visent plutôt à faire en sorte que les intérêts de toutes les parties prenantes de l’entreprise — et non seulement ceux des travailleurs — puissent être pris en compte par les dirigeants d’une entreprise. Il n’est pas question de favoriser l’expression des intérêts de ces groupes par leurs propres représentants à l’intérieur de la structure de l’entreprise, ni de faire en sorte que les dirigeants aient des obligations d’information ou de consultation à leur égard.

La liberté d’expression, le piquetage et le boycott secondaire

La protection de la liberté d’expression dans la Charte canadienne des droits et libertés et dans la Charte des droits et libertés de la personne peut aussi favoriser le développement de moyens d’action syndicale utiles pour faire pression sur les entreprises multinationales. Les codes de conduite viennent souvent répondre à des campagnes menées par des syndicats et d’autres groupes de la société civile portant sur le comportement ou les impacts des activités d’une entreprise donnée sur les conditions de vie des populations ou des travailleurs ou sur l’environnement. Ces campagnes reposent sur des stratégies axées sur l’information circulant au sujet de l’entreprise ou de ses produits. Elles peuvent avoir un effet considérable sur sa performance sur les marchés financiers ou sur ses ventes.

Ces informations peuvent être communiquées par divers moyens : publication de lettres, communiqués de presse, annonces dans les journaux, panneaux publicitaires, sites Internet[61], ... Elles peuvent aussi emprunter la forme du boycott ou du piquetage, mesures syndicales traditionnelles s’il en est. Le plus souvent, le boycott et le piquetage sont des moyens d’expression de la grève même s’ils en sont juridiquement distincts[62]. Il interviennent lorsqu’un conflit de travail dégénère et qu’une grève ou un lock-out ont cours. Ils font partie des formes d’action collective qui tentent d’influer sur le cours d’une négociation collective auprès d’un employeur donné et cessent lorsqu’une convention collective est conclue ou lorsqu’une entreprise cesse ses activités.

La nouveauté réside dans le contexte du recours au boycott et au piquetage pour supporter l’action internationale des syndicats. Ces moyens sont utilisés indépendamment du recours à la grève et même dans des situations où le recours à cette arme traditionnelle des syndicats est pratiquement impensable[63]. Pensons par exemple au boycott d’une marque de vêtements ou encore au piquetage aux abords d’un établissement de vente au détail dont l’objectif serait de dénoncer les conditions faites aux travailleurs étrangers qui fabriquent les produits vendus. Si ces moyens visent bien la protection des travailleurs, il s’agit de travailleurs étrangers qui ne sont évidemment pas compris dans l’unité d’accréditation, ni même des travailleurs membres du syndicat en cause. Le contexte de l’action n’est pas la négociation d’une convention collective et l’entreprise visée par le boycott ou le piquetage pourrait même être une entreprise non syndiquée. Les travailleurs actifs dans ces moyens d’action ne sont pas nécessairement ceux dont on veut défendre les intérêts par ces moyens d’action. Ce boycott et ce piquetage pourraient impliquer des travailleurs et des membres d’ONG. Il est difficile de nier que de telles actions résultent de l’exercice d’une liberté syndicale, mais celle-ci déborde largement les cadres institutionnalisés de la négociation collective.

Au Canada, la légalité de tels moyens d’action était pour le moins incertaine. Bien sûr, les lois civiles et criminelles confèrent depuis longtemps une immunité en ce qui concerne le piquetage pacifique[64]. Toutefois, un courant jurisprudentiel dominant distinguait entre le piquetage (ou boycottage) primaire et le piquetage (ou boycottage) secondaire ou tripartite, suivant le lieu où il s’exerçait ou suivant la cible visée. Étaient en principe légaux des moyens de piquetage ou de boycottage menés par les travailleurs ayant pour cibles leur employeur ou encore des employeurs apparentés, sous réserve d’une atteinte de nature délictuelle ou criminelle (obstruction, intimidation, violence, diffamation, respect du droit de propriété et de la liberté de commerce, propos injurieux ou tendancieux). Par contre, le piquetage secondaire, c’est-à-dire dirigé contre des tiers au conflit — par exemple d’autres employeurs, des clients, des fournisseurs — était illicite[65] même s’il était pacifique et dénué d’actes de nature criminelle ou délictuelle. Il en était de même d’un boycottage tripartite, c’est-à-dire d’une pression exercée sur l’entreprise « par personnes interposées, c’est-à-dire par des personnes en dehors du circuit des relations du travail[66] », qu’il s’agisse de clients, de fournisseurs, de transporteurs invités à suspendre leurs relations avec une entreprise donnée[67]. Une atteinte abusive à la liberté de commerce de ces tiers pouvait justifier que des limites soient imposées à l’action collective. Bref, le recours à ces moyens d’action collective était licite lorsqu’exercé dans les limites d’un conflit bien circonscrit entre un employeur et un groupe de salariés, sous réserve d’atteintes de nature civile ou criminelle. La situation était nettement moins claire lorsque les moyens d’action débordaient de ce cadre et impliquaient plusieurs parties.

Compte tenu de ces règles, on pouvait douter de la légalité de ces moyens d’action collective dans le contexte d’une action internationale menée par un syndicat. Considérant la structure complexe des entreprises multinationales, ces actions s’exercent généralement auprès de tiers — consommateurs, actionnaires, autres salariés, pouvoirs publics, autres entreprises — dont le comportement peut avoir un effet sur la cible visée. Ces situations de piquetage ou de boycottage secondaire ou tripartite ne sont plus des moyens accessoires à la grève. Elles deviennent le principal moyen d’action susceptible d’agir sur les nouvelles zones de vulnérabilité que représente l’image d’une entreprise ou de ses produits auprès des consommateurs ou des marchés financiers.

Deux décisions récentes de la Cour suprême du Canada — rendues dans un contexte factuel de rapports collectifs de travail dits classiques impliquant un lock-out et une grève légale — modifient toutefois sensiblement l’approche qui avait cours en ce qui concerne le piquetage et le boycott secondaires ou tripartites. Se fondant sur le fait que le piquetage et le boycott sont l’exercice d’une liberté d’expression protégée par la Charte canadienne[68], la Cour suprême fournit les bases d’un raisonnement qui pourrait « réhabiliter » le boycott et le piquetage comme instruments d’action internationale des syndicats.

Dans l’affaire K-Mart[69], des travailleurs en grève de deux établisse-ments de la chaîne de magasins K-Mart distribuaient des tracts devant d’autres établissements de l’entreprise qui n’étaient pas visés par le conflit, tracts dans lesquels ils invitaient les consommateurs à faire leurs achats de Noël dans d’autres magasins. La loi britanno-colombienne applicable définissait largement le piquetage et prohibait le piquetage secondaire. La commission des relations de travail (Labour Relations Board) a estimé que la distribution de tracts dans les lieux de travail secondaires était comprise dans la définition législative du piquetage et visée par l’interdiction du piquetage secondaire. Cette conclusion a été maintenue par la commission à la suite d’une demande de réexamen, puis par les tribunaux intervenant en révision judiciaire. Dans cette affaire, il était admis que l’interdiction de la distribution de tracts constituait une atteinte à la liberté d’expression. La Cour suprême devait déterminer si cette atteinte était justifiée au sens de l’article premier de la Charte. Les tribunaux inférieurs avaient jugé que la protection des tiers contre les effets préjudiciables d’un conflit de travail était un objectif légitime suffisamment urgent et réel pour justifier l’atteinte à la liberté d’expression des syndiqués. La Cour suprême dans une décision unanime de sept juges, accueille l’appel. Elle estime qu’il est nécessaire de distinguer la distribution de tracts du piquetage, la première n’ayant pas l’effet potentiellement coercitif et délictuel du second. Au contraire, la distribution de tracts aux consommateurs ne fait que les inviter à refuser d’acheter un produit. Ceux-ci n’y sont pas contraints et la décision de ne pas acheter un produit donné leur appartient[70]. La distribution de tracts s’apparente plutôt à une campagne d’information ou de boycottage :

…les effets préjudiciables découlant de la distribution de tracts ne diffèrent pas des conséquences d’une campagne de boycottage de consommation menée à l’aide de moyens permis. En fait, il est pratiquement impossible d’établir une distinction entre la situation où les consommateurs sont informés et persuadés de ne pas acheter par la distribution de tracts aux points de vente et la situation où ces mêmes consommateurs sont informés et persuadés de ne pas acheter au moyen de tracts expédiés par la poste, d’annonces dans les journaux, de messages sur Internet, de panneaux publicitaires ou d’affiches[71].

Dans l’affaire Pepsi-Cola[72], il s’agissait de déterminer la légalité d’un « piquetage destiné à appuyer un syndicat, qui se fait ailleurs qu’à l’établissement de l’employeur des membres du syndicat en question[73] ». L’employeur partie au conflit était une usine d’embouteillage et un centre de livraison de Pepsi-Cola. Les lignes de piquetage avaient cours pendant une grève et un lock-out légaux et elles avaient été dressées devant des points de vente au détail de Pepsi-Cola, devant l’hôtel où logeaient les travailleurs de remplacement embauchés par l’employeur et devant les résidences de salariés de l’employeur. En première instance, une injonction avait été émise prohibant notamment le piquetage ailleurs qu’à l’établissement de l’employeur, d’une part, et le piquetage devant la résidence des salariés de l’employeur, d’autre part. La Cour d’appel de la Saskatchewan avait accueilli l’appel sur la première ordonnance et maintenu la décision sur la seconde. La Cour suprême du Canada a maintenu la décision de la Cour d’appel, dans un arrêt unanime des neuf juges dont les motifs sont rédigés conjointement par la juge en chef et le juge LeBel. L’arrêt établit dorénavant le principe que le piquetage secondaire est en principe légal, tout comme le piquetage dit primaire, sauf s’il comporte une conduite délictuelle ou criminelle.

Ces décisions fondent juridiquement l’utilisation de ces moyens pour l’action internationale des syndicats parce qu’elles fournissent un cadre d’analyse clair qui permet d’en apprécier la légalité au-delà de la négociation collective.

D’une part, comme l’arrêt Dolphin Delivery dont elles se distinguent cependant sur d’autres aspects, ces décisions considèrent que la distribution de tracts tout comme le piquetage, qu’il soit primaire ou secondaire, sont des moyens d’expression protégés par la Charte. La Cour mentionne que la liberté d’expression est particulièrement importante dans le domaine du travail et qu’elle « bénéficie non seulement aux travailleurs et aux syndicats, mais aussi à la société dans son ensemble[74] ». Dans l’arrêt K-Mart, la Cour ajoute que l’interdiction de la distribution de tracts par un syndicat ne peut se justifier par des considérations tenant à la recherche d’un compromis ou d’un équilibre entre les parties syndicales et patronales. Le droit du public d’accéder à ces sources d’informations doit être préservé[75].

D’autre part, la Cour estime que la liberté d’expression des syndicats et des travailleurs ne doit pas être assujettie à des limites que ne connaissent pas les autres groupes. Les activités liées au piquetage comme le fait de se servir de pancartes ou d’affiches pour informer le public ne sont pas l’apanage des travailleurs et des syndicats qui doivent jouir de la liberté d’expression dont jouissent les autres membres du public[76]. Il en est de même en ce qui concerne la distribution de tracts qui est depuis des siècles une forme d’expression peu coûteuse utilisée par des groupes vulnérables de la société afin de communiquer de l’information et de solliciter des appuis à leur cause[77].

Enfin, le discours syndical résulte de l’exercice d’une liberté d’expression qui ne peut être limitée uniquement parce qu’elle cause un préjudice économique à l’employeur ou à des tiers. La Cour rappelle que le droit du travail reconnaît que les syndicats et les employeurs peuvent légitimement exercer certains moyens de pression pouvant engendrer des coûts importants pour le public et les parties :

[n]éanmoins, notre société en est venue à reconnaître que ces coûts sont justifiés eu égard à l’objectif supérieur de la résolution des conflits de travail et du maintien de la paix économique et sociale. Désormais, elle accepte aussi que l’exercice de pressions économiques, dans les limites autorisées par la loi, et l’infliction d’un préjudice économique lors d’un conflit de travail représentent le prix d’un système qui encourage les parties à résoudre leurs différends d’une manière acceptable pour chacune d’elles[78].

Bref, un boycott ou un piquetage secondaire peuvent, comme une grève, un lock-out ou un piquetage « primaire », engendrer un préjudice pour des tiers. Il ne faut pas accorder à la protection contre le préjudice économique « une importance absolue ou prédominante par rapport à toutes les autres valeurs, y compris la liberté d’expression[79] ». Cela dit, cette liberté n’est pas absolue et peut faire l’objet de limites justifiables au sens de l’article premier de la Charte. Ainsi, « le piquetage qui contrevient au droit criminel ou qui constitue un délit particulier, comme l’intrusion, la nuisance, l’intimidation, la diffamation ou les déclarations inexactes, ne sera pas permis quel que soit l’endroit ou il a lieu[80] ». Il ne sera pas protégé lorsqu’il s’éloigne de la communication et de la persuasion pour devenir une forme de coercition, comme peut l’être le piquetage dans le contexte particulier des conflits de travail.

Il y a lieu de croire que ces arrêts lèvent les incertitudes qui pouvaient exister quant à la légalité de ces moyens d’action internationale des syndicats. Ils introduisent des considérations reliées aux libertés publiques pour reconnaître que la liberté syndicale peut légitimement s’exprimer par des moyens d’action pouvant avoir des impacts économiques même si ceux-ci s’inscrivent hors de la négociation collective. Toutefois, ces arrêts doivent être lus en parallèle avec d’autres décisions où la Cour suprême du Canada a traité de la liberté d’expression des consommateurs[81] ou des limites à la liberté d’expression établies par les principes juridiques relatifs à la diffamation[82]. Ces développements suggèrent que ce n’est pas du droit du travail, mais bien du droit constitutionnel et du droit commun de la responsabilité civile que proviendront les règles qui délimiteront ces moyens d’action des syndicats. Juridiquement, il s’agit de la conséquence du fait que les syndicats sont traités comme d’autres acteurs de la société civile. Il reste encore à évaluer les conséquences qui en découleront pour eux, comme pour le caractère spécifique du droit du travail affirmé par ailleurs depuis longtemps par la Cour suprême du Canada dans d’autres domaines[83].

Le droit commun et la nature juridique des codes de conduite

Les deux premières parties du texte illustrent l’effet que peut avoir le droit pour favoriser ou limiter l’utilisation par les syndicats et d’autres groupes de la société civile de moyens d’action susceptibles de faire pression sur une entreprise multinationale. Évidemment, ces moyens ne servent pas la seule fin des codes de conduite, mais ils peuvent en déterminer l’émergence, la modification ou l’application. En ce sens, les codes de conduite n’appartiennent pas totalement à l’entreprise ; ils peuvent aussi appartenir aux groupes sociaux qui en organisent l’effet contraignant. La contrainte est sociale, mais contrainte il y a.

Changeons maintenant de perspective et demandons-nous si les codes de conduite n’ont pas, du seul fait de leur nature juridique, des effets juridiques contraignants. Après tout, l’engagement volontaire unilatéral par lequel on les définit n’est-il pas une source d’obligation en droit privé ? Daniel Mockle a brillamment démontré dans un article paru en 1992[84] les lacunes existant en droit privé sur la nature juridique des actes unilatéraux, la doctrine étant restée « captive d’une idéologie volontariste et contractualiste des rapports sociaux[85] ». Leur nature juridique est envisagée comme un rapport individualisé entre deux personnes et non comme un rapport collectif et asymétrique de nature institutionnelle. Toutefois, même en l’absence de fondements juridiques nettement établis, il reste que ces actes, pensons simplement aux règlements internes des entreprises, ne sont pas dépourvus d’effets juridiques en droit du travail.

Il y a un parallèle à faire entre les règlements internes des entreprises et les codes de conduite des entreprises multinationales. Comme les codes de conduite, les règlements internes des entreprises touchent tous les aspects du fonctionnement d’une organisation, qu’il s’agisse des normes en matière d’hygiène, de sécurité et de salubrité, de l’organisation du travail, de la conduite du personnel, de la discipline ou de conditions de travail. Ils contiennent des principes et des normes générales et impersonnelles. Ils se présentent souvent matériellement sous la forme de petits manuels distribués aux employés et portent des titres qui se ressemblent : codes de responsabilité, codes d’éthique, manuels des droits et obligations, guide de l’employé ou guide des associés[86]. Ne peut-on pas considérer les codes de conduite comme des règlements internes correspondant à l’envergure multinationale des entreprises ?

En ce sens, les codes de conduite seraient un acte interne unilatéral de nature générale ou particulière dont le statut juridique s’analyse comme celui d’autres règlements internes de l’entreprise. Cela ne règle pas toute les difficultés (loin de là !) puisque les fondements des droits de direction de l’employeur, notamment de son pouvoir de réglementation, sont toujours l’objet d’approches distinctes en droit du travail[87]. Mais il reste que les règlements intérieurs sont dotés d’effets juridiques et qu’en fonction des fondements considérés, ils peuvent aussi être l’objet de limites[88].

L’analyse de l’effet juridique des codes de conduite doit aussi tenir compte du fait qu’ils comportent des éléments d’extranéité, ce qui soulève la question de la pertinence des règles du droit international privé québécois pour en forcer l’exécution[89].

Le Code civil du Québec précise les facteurs qui permettent de rattacher un litige qui reposerait sur un code de conduite à la compétence internationale des tribunaux québécois. Ces facteurs de rattachement sont multiples[90]. La règle généralement applicable prévoit que la compétence internationale des tribunaux québécois est établie lorsque le défendeur a son domicile ou sa résidence au Québec[91]. La compétence des tribunaux québécois pourra aussi relever du choix exprimé par les parties. Les autorités québécoises pourront être compétentes si les parties au contrat en ont manifesté la volonté en soumettant, par convention, leur litige aux tribunaux du Québec[92] ou parce que le défendeur reconnaît la compétence des tribunaux du Québec[93]. Ces règles générales sont complétées par une règle précisant la compétence internationale des tribunaux québécois lorsqu’un contrat de travail est en cause[94]. En principe, une action fondée sur un code de conduite à l’encontre d’une entreprise multinationale ayant son domicile ou son siège[95] au Québec serait recevable par les tribunaux québécois.

Par ailleurs, en vertu de l’article 3111 du Code civil du Québec, la loi applicable à l’acte juridique est celle que les parties ont choisie. En l’absence d’une telle désignation, les tribunaux « appliquent la loi de l’État qui, compte tenu de la nature de l’acte et des circonstances qui l’entourent, présente les liens les plus étroits avec cet acte[96] ». Des dispositions visent spécifiquement le contrat de travail pour protéger les salariés mobiles[97].

Ces quelques développements suggèrent que les codes de conduite ne sont pas dans un « néant juridique » et qu’une analyse approfondie pourrait conduire à développer une stratégie judiciaire de portée comparable à celles ayant eu cours aux États-Unis et ayant permis à des travailleurs étrangers d’intenter des poursuites contre des entreprises américaines pour des actions commises à l’étranger[98]. Les fondements de ces poursuites américaines sont multiples mais elles reposent sur le droit commun et sur la doctrine permettant de conférer compétence juridictionnelle au juge américain pour entendre ces litiges. Ces stratégies pourraient permettre l’exécution forcée des engagements compris dans les codes de conduite : « taking action under a corporate code of conduct might be an effective way to take advantage of a company’s public promise to respect workers’ rights[99] ».

Évidemment, des raisons pratiques aussi bien que juridiques rendent difficile le recours étendu à une telle stratégie. Les difficultés pratiques sont bien mises en évidence par l’analyse que fait Lance Compa de l’expérience américaine ; elles tiennent notamment aux coûts et aux ressources qui doivent lui être consacrées. Il faut aussi se demander comment les tribunaux québécois apprécieraient la qualité pour agir d’une organisation syndicale qui serait demanderesse en justice pour la violation d’un engagement d’un code de conduite à l’égard des travailleurs étrangers d’une entreprise québécoise. S’il est admis que le syndicat peut saisir le tribunal d’une question concernant l’intérêt collectif correspondant à l’unité d’accréditation qu’il représente[100], la réponse est incertaine lorsque l’intérêt collectif soulevé dépasse ces frontières de l’unité :

La difficulté tient en partie à une perception réduite du domaine d’action du syndicat, perception correspondant aux paramètres relativement étroits du régime de l’accréditation syndicale et à la finalité spécifique de cette dernière, c’est-à-dire l’établissement de rapports collectifs au sein, généralement, de l’entreprise. Le syndicat, même s’il agit dans les faits d’un organisme d’envergure, se trouve envisagé à cet égard comme dans un prisme qui le réduit à la dimension d’un démembrement syndical local, lui-même niveau usuel de l’accréditation[101].

Conclusion

Le constat sociologique qu’il existe des rapports collectifs derrière des instruments comme les codes de conduite[102] n’est pas dénué d’intérêt pour les juristes du travail qui se demandent ce que deviendra le droit du travail dans le contexte actuel de la mondialisation. Ces rapports collectifs permettent de voir les modes d’action internationale que déploient les syndicats et d’autres groupes de la société civile. Dans la mesure où le droit du travail est né de l’autonomie collective, ne peut-on pas penser qu’il en sera de même de ses mutations à venir ? Il y a un besoin d’analyser les modes actuels d’action des syndicats, d’en identifier les forces et les limites, et de réfléchir à la manière dont ils pourraient orienter les transformations du droit du travail.

Par ailleurs, le rôle que les syndicats exercent dans les mobilisations entourant les codes de conduite des entreprises multinationales conduit naturellement à réfléchir au sens que revêtent la liberté syndicale et la liberté d’association dans notre système de rapports collectifs du travail.

Conçue comme l’expression particulière de la liberté d’association[103], la liberté syndicale implique la protection du droit de constituer un syndicat ou d’y appartenir. Elle implique aussi la liberté du groupement ainsi constitué d’avoir recours aux moyens d’action qui lui permettent de réaliser ses finalités propres. Elle comprend non seulement le droit de constituer et d’appartenir à un syndicat, mais le recours à la négociation collective, à la grève ou aux autres moyens de protéger l’intérêt collectif des travailleurs[104]. C’est dans cette deuxième dimension que la liberté syndicale « manifeste […] sa spécificité par rapport à la liberté d’association en général[105] ». En effet, en contexte canadien, la liberté d’association syndicale protégée constitutionnellement se limite à la liberté constitutive et ne s’étend pas au droit de grève et de négociation collective[106]. On peut donc penser que ce n’est pas sous le couvert de la liberté d’association protégée par les Chartes que les modes d’action internationale des syndicats trouveront protection, même si certains d’entre eux pourront être garantis, avons-nous vu, par la protection constitutionnelle de la liberté d’expression.

Situation encore plus paradoxale, le droit des rapports collectifs du travail ne constitue pas non plus un fondement solide pour développer les modes d’action internationale des syndicats. Par exemple, l’encadrement de la grève en droit des rapports collectifs du travail fait en sorte qu’une grève de solidarité internationale serait difficilement réalisable. Il en est de même d’une convention collective qui résulterait d’une négociation collective internationale[107]. Soyons cyniques : ne peut-on pas penser que l’appel au boycott et le piquetage sont plus facilement envisageables comme moyens d’action internationale des syndicats, notamment parce qu’ils ne font pas l’objet de dispositions législatives dans les lois régissant les rapports collectifs de la plupart des juridictions canadiennes ? Ainsi, leur utilisation n’a pas été confinée aux seuls conflits de négociation collective. Pour compléter le tableau critique, rappelons l’incertitude qui entourerait la recevabilité d’une demande en justice d’un syndicat qui souhaiterait défendre l’intérêt collectif d’une collectivité élargie de travailleurs.

La période actuelle correspond non seulement à la mondialisation économique, mais aussi à la mondialisation de la solidarité syndicale. Les syndicats québécois et canadiens s’y engagent et s’y engageront par des moyens divers, qu’il s’agisse du développement de formes de négociations collectives internationales ou de mobilisations élargies relatives à la conduite d’entreprises multinationales. N’est-il pas temps que le droit des rapports collectifs de travail reconnaisse et protège cette activité des syndicats qui fait partie, comme la négociation collective « classique », de l’exercice de la liberté syndicale ? Il est assez déroutant de constater qu’actuellement, les règles juridiques qui constituent des ressources pour l’action internationale des syndicats se trouvent en bonne partie hors du droit du travail.

Au-delà de ces questions portant sur le rôle respectif de différentes branches du droit, il faut retenir l’effet du droit étatique dans le développement des nouveaux moyens d’action internationale des syndicats. Les règles de droit ne déterminent pas le comportement des acteurs mais elles sont des ressources pouvant nourrir ces dynamiques sociales. Il y a là un constat quant au rôle qu’est appelé à jouer l’État dans le contexte de la mondialisation et quant aux mesures qu’il peut promouvoir, en droit national, pour favoriser le développement de ces nouveaux moyens d’action.