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Introduction

Les transformations du travail (tertiarisation, flexibilisation, érosion de la norme « fordiste » du Contrat à durée indéterminée à temps plein, etc., voir IRES, 2005) et le maintien d’un chômage élevé ont provoqué la dégradation de la situation d’une proportion importante de la main d’oeuvre. Le développement des emplois à bas salaires et des travailleurs pauvres (Appelbaum et al., 2003) ou l’intensification du travail (Green, 2006) ont mis la qualité de l’emploi et la place des mauvais emplois ou « bad jobs » (Kalleberg, 2011) au centre de l’attention. Cette thématique a, notamment, pris une ampleur nouvelle au début des années 2000 sous l’impulsion de plusieurs institutions internationales (Bureau international du Travail, Commission européenne, OCDE entre autres, cf. Guergoat-Larivière et Marchand, 2012) avec l’objectif d’améliorer le bien-être au travail et de limiter les phénomènes d’absentéismes et d’incapacité à travailler. Peut-on parler de bons et de mauvais emplois ? Quels sont les principaux déterminants de cette qualité ? Progresse-t-elle ou, au contraire, des tendances à la détérioration de la qualité d’emploi s’observent-elles ? Telles sont les trois principales questions débattues dans la littérature (Marchand, 2008; Osterman 2013).

La qualité de l’emploi est, en général, traitée comme un concept multidimensionnel (voir, Erhel, 2015; Guergoat-Larivière et Marchand, 2012). Nous nous sommes donc inspirés de plusieurs travaux qui font référence dans le domaine (Cazes et al., 2015; Gallie, 2007; Muñoz de Bustillo et al., 2009; Kalleberg, 2011; Paugam et Zhou, 2007) afin d’identifier les différentes dimensions qui composent cette qualité. Le salaire est la dimension la plus reconnue, notamment par les économistes. Cependant, les attentes des travailleurs ne se limitent pas à une question salariale (e.g. Lanfranchi et Narcy, 2008; Lazear et Shaw, 2007) et les caractéristiques non-monétaires de l’emploi peuvent même être plus importantes pour le bien-être au travail de beaucoup de personnes (Leete, 2006). Au salaire, il faut tout d’abord adjoindre le type de contrat (permanent ou temporaire, temps partiel, volontaire ou involontaire, etc.). Ensuite, il faut considérer les conditions de travail, à savoir les contraintes physiques (pénibilités physiques, environnement du travail, etc.), temporelles (rythme, horaires irréguliers, atypiques, coupés, ainsi que la conciliation entre vie familiale et vie au travail) et psychosociales (stress, harcèlement, violence au travail, etc.). Finalement, nous retenons les caractéristiques qui, sans constituer une contrainte en tant que telle, sont liées intrinsèquement aux activités/tâches exercées dans le cadre d’un emploi (autonomie au travail, variété du travail, sens du travail et appel au sens créatif du travailleur, etc.).

Deux voies ont été principalement explorées pour appréhender la qualité de l’emploi. La première adopte une perspective macroéconomique visant la comparaison internationale des systèmes d’emplois. Développée sous l’impulsion de l’Union européenne (Guergoat-Larivière et Marchand, 2012), elle a permis de relever les écarts entre pays et d’y montrer les évolutions contrastées depuis quinze ans (Ritter et Anker, 2002; Gallie, 2007; Davoine et Ehrel, 2008; Ehrel, 2015). La qualité du fonctionnement du marché du travail est, ainsi, évaluée à partir d’indicateurs macroéconomiques comme le taux d’emploi, l’accès à la formation ou le degré de ségrégation professionnelle. Plus récemment, l’OCDE a également développé ce type d’indicateurs en insistant, notamment, sur la qualité du revenu, la sécurité de l’emploi et la qualité de l’environnement de travail (Cazes et al., 2015). Une seconde voie, d’inspiration plus microéconomique, vise exclusivement à identifier les déterminants des différences de qualité de l’emploi vécue par les individus, parfois sous l’angle de la « qualité de vie au travail » (Tavani et al., 2014). L’intérêt porte alors, d’une part, sur le lien entre la qualité de l’emploi (ou une dimension spécifique de celle-ci, comme le salaire), et, d’autre part, sur les caractéristiques individuelles des travailleurs (genre, origine nationale, âge, etc.) ou des employeurs (statut juridique, taille, etc.).

L’approche de la qualité de l’emploi par les professions (au sens administratif des « professions et catégories sociales », proche de la notion d’« occupations » en anglais; cf. INSEE, 2003) constitue une troisième voie mobilisée dans le but de souligner les dynamiques de polarisation de l’emploi (Lapointe et Bach, 2016; Dwyer et Wright, 2012; Oesch et Rodriguez, 2011, par exemple) et différencier les « bons » emplois » ou « emplois décents » ou « decent work » (Anker et al., 2003; Bescond, Châtaigner et Mehran, 2006) des «emplois à bas salaires » (Caroli et Gautié, 2009; Gautié et Margolis, 2009) ou mauvais emplois ou « bad jobs » (Eurofound, 2014). Ce niveau d’analyse nous semble essentiel pour trois raisons. La première est que la nature de la profession s’avère déterminante en elle-même pour expliquer les écarts observables en termes de qualité d’emploi. En effet, les différences de qualification, de genre, d’âge ou d’origine nationale, tout comme les écarts entre pays, transitent probablement en partie par les professions occupées (Gadrey, 2003). Nettoyer, enseigner, soigner sont des activités qui « portent » en elles-mêmes des caractéristiques qui vont influencer la qualité des emplois, notamment les contraintes physiques ou psychosociales subies. La seconde raison renvoie à la détermination des règles encadrant le travail : les conventions collectives reposent en bonne partie sur la distinction entre professions. Elles en définissent le périmètre et les « règles » qui s’y appliquent (barème salarial, primes, définition du temps de travail, etc., voir Castel, Delahaie et Petit, 2013, ainsi que Boudjemaa et Nerox, 2014). Enfin, la troisième raison tient à la place qu’occupent les professions dans les politiques publiques de soutien à l’emploi. Inscrites de plus en plus dans une logique de promotion de « gisements d’emplois », ces politiques ciblent des métiers spécifiques. En France, l’exemple des services à la personne est emblématique de ce type de dispositifs comme dans de nombreux pays européens (Devetter, Jany-Catrice et Ribault, 2015; Garner, 2014). Mieux connaître le positionnement de ces professions en termes de qualité de l’emploi éclaire alors les enjeux sociaux de ces dispositifs (Eurofound, 2014; Holtgrewe et al., 2015).

Cet article s’intéresse à la qualité d’emploi selon cette troisième approche pour plusieurs raisons. Premièrement, si l’importance de la nature des professions dans la construction de la qualité d’emploi apparaît clairement dans la littérature, ces approches se heurtent à des difficultés méthodologiques: peu de bases de données permettent d’avoir une vision de l’ensemble des professions et, lorsque c’est le cas, le nombre d’indicateurs disponibles est limité (Guergoat-Larivière et Marchand, 2012; Kalleberg, 2011). Le choix se limite alors entre deux perspectives : étudier l’ensemble des professions sous l’angle de quelques caractéristiques, comme le salaire, le « prestige social » (Chambaz, Maurin et Torelli, 1998) ou le temps de travail (Erhel et al., 2012) ou, à l’inverse, embrasser une vision large de la qualité des emplois, mais en ne ciblant que quelques professions spécifiques. Nous disposons, en France, grâce à l’Enquête Conditions de travail réalisée par la DARES (voir Encadré), d’une source d’informations très riche qui permet de développer des outils complexes de mesure de la qualité des emplois au niveau le plus fin des nomenclatures professionnelles et d’éviter les écueils rencontrés par les précédentes études qui ont adopté cette approche. Dans un deuxième temps, notre démarche questionne l’existence d’une hiérarchie des professions en termes de qualité d’emploi. Comparer les professions les unes par rapport aux autres, dans une logique mésoéconomique (Carré et Tilly, 2012) constitue notre premier objectif. Il s’agit alors d’établir une cartographie de la qualité de l’emploi des professions « employées » et « ouvrières » sur lesquelles nous restreignons ici notre analyse (cf. Encadré ), cela afin de repérer, notamment, si une forme de hiérarchie, au moins partielle, transparaît. Dans un troisième temps, cette approche nous permet de questionner les phénomènes de segmentation et de compensation qui sont identifiés dans la littérature (Doeringer et Piore, 1971; Rosen, 1986; Baudelot et Gollac, 1993; Fernandez et Nordman, 2009) comme étant, au-delà de la nature même de la profession, les deux explications à l’existence d’une diversité dans la qualité des professions. Si la première fait référence à une opposition entre deux segments du marché du travail (l’un, considéré comme stable, parce que regroupant des emplois de bonne qualité; le second, qui regroupe des emplois plus précaires, étant soumis davantage à une logique marchande), la seconde fait, quant à elle, référence à l’existence d’une diversité des types (et non des niveaux) de qualité des emplois qui s’explique par le fait que certaines professions sont caractérisées par des contraintes physiques, psychosociales et/ou temporelles importantes, mais qui débouchent sur l’obtention d’une meilleure relation d’emploi (principalement en terme salarial) alors que d’autres professions perçoivent une moins bonne relation d’emploi, tout en subissant moins de contraintes. L’articulation entre des situations où mauvaises conditions de travail et bas salaires vont de pair et d’autres situations où certaines contraintes entrainent une majoration salariale peut ainsi être réinterrogé à partir de l’analyse des professions.

La seconde partie de cet article décrit les méthodes mobilisées pour construire un faisceau d’indicateurs de la qualité de l’emploi, puis pour élaborer une typologie des professions. La troisième partie présente les résultats issus de cette cartographie en soulignant les principales oppositions en termes de qualité d’emploi, en précisant les caractéristiques des individus les composant et, enfin, en articulant logiques de segmentation et logiques de compensation. La quatrième partie récapitule les principaux résultats, tandis que la cinquième interroge le rôle des politiques publiques en matière de qualité d’emploi.

Méthodologie

La façon dont la qualité de l’emploi doit être appréhendée a fait l’objet de nombreux débats. Un grand nombre d’indicateurs composites et de systèmes d’indicateurs ont été créés, toutefois aucun ne fait l’unanimité. En effet, la littérature privilégie soit des indicateurs subjectifs (Clark, 2010), soit des indicateurs plus objectivables[1]. Nous combinons ces deux types de variables car leur mobilisation simultanée permet d’obtenir une meilleure image de la qualité de l’emploi pour une catégorie donnée (Leschke et Watt, 2008; Davoine, Erhel et Guerguoat-Larivière, 2008; Green et al., 2013). Parallèlement, il est possible de se concentrer soit sur les résultats obtenus (le salaire, les heures de travail, etc.), soit sur les ressources utilisées (le niveau de participation des travailleurs aux décisions, les politiques de prévention des risques, le taux de syndicalisation, etc.). Si notre démarche s’appuie essentiellement sur des variables décrivant les résultats observables, il nous a semblé nécessaire d’intégrer certaines dimensions « procédurales » dans la mesure où elles constituent, en elles-mêmes, des éléments positifs de la qualité d’emploi comme, par exemple, le niveau de participation des travailleurs. Enfin, ces approches adoptent tantôt une analyse en termes de faisceau d’indicateurs, tantôt procède par synthétisation de l’information en une seule dimension quantitative. Nous avons opté pour l’utilisation d’un faisceau d’indicateurs, car outre le fait que ce dernier induit une simplification trop radicale de la réalité qui est par nature complexe et multidimensionnelle (Guergoat-Larivière et Marchand, 2012), notre objectif ne se résume pas à produire une mesure de qualité, mais plutôt à distinguer les types de qualité.

Cette réflexion nous a menés à sélectionner, dans la lignée d’autres travaux relatifs à la qualité de l’emploi (Cazes et al., 2015; Gallie, 2007; Muñoz de Bustillo et al., 2009; Kalleberg, 2011), 59 variables de l’Enquête Conditions de travail 2013 de la DARES afin d’appréhender la qualité d’emploi des professions d’employés et d’ouvriers en France.

Quatre de ces variables constituent chacune une dimension en tant que telle : la dimension salariale (salaire horaire net), la dimension temps de travail (durée hebdomadaire de travail), le contrat de travail (durée déterminée ou indéterminée) et le nombre de kilomètres parcourus sur l’année durant le temps de travail qui permet d’appréhender la multiplication des lieux de travail. Une cinquième dimension, celle relative à la participation collective, a été appréhendée par la combinaison de deux variables; la première, permettant de savoir si les travailleurs ont l’occasion d’aborder collectivement des questions d’organisation ou de fonctionnement de leur unité de travail; et la deuxième, si ces échanges sont formels ou informels.

Ensuite, nous avons estimés que les 53 variables restantes devaient être regroupées en un nombre plus réduit d’indicateurs correspondant à autant de dimensions spécifiques de la qualité de l’emploi, d’une part, parce que certaines de ces variables sont susceptibles de partiellement refléter des informations similaires, et afin, d’autre part, de nous permettre d’obtenir des résultats plus facilement interprétables. À cet effet, nous avons mené une analyse factorielle multiple de type exploratoire sur ces 53 variables afin d’en établir la structure. L’analyse factorielle permet de regrouper des variables qui sont fortement corrélées, et qui sont donc censées partager un facteur commun, et ainsi permettre de calculer un score synthétique. Cette technique a été, notamment, employée par Petrella et al. (2010) dans le cadre de comparaisons sectorielles de la qualité d’emploi en France ou par Nicoletti, Scarpetta et Boylaud (2000) pour des comparaisons internationales. Les résultats (voir Tableau 1) mettent en évidence la possibilité de regrouper les 53 variables en 10 dimensions, chacune représentant un ensemble d’informations cohérentes quant à un aspect de la qualité de l’emploi (soulignons que toutes les variables sont corrélées significativement avec leur dimension, et que les valeurs de saturation factorielle standardisées varient de .41 à .81).

Tableau 1

Construction de 10 dimensions de la qualité de l’emploi par analyse factorielle multiple

Construction de 10 dimensions de la qualité de l’emploi par analyse factorielle multiple
Source : DARES (2013), Enquêtes Conditions de travail, Champ : salariés employés et ouvriers.

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Ensuite, nous avons procédé à plusieurs types d’analyses complémentaires afin de s’assurer que cette représentation en 10 dimensions des 53 variables sélectionnées soit la plus adéquate pour refléter l’information contenue dans les données. Premièrement, nous avons vérifié si les variables d’une même dimension représentent bel et bien un même type d’information (validité interne). L’analyse des alphas de Crombach (Tableau 1) nous permet de conclure que toutes les dimensions ont une cohérence interne qui varie de satisfaisante à excellente, si ce n’est pour les deux dimensions « Autonomie » et « Variété et Créativité »[2]. Deuxièmement, nous avons effectué une analyse factorielle confirmatoire afin de nous assurer que les 10 dimensions sélectionnées représentent bien des concepts distincts (validité externe). Les résultats répertoriés au Tableau 2 montrent que le modèle à 10 dimensions semble bien s’ajuster aux données (RMSEA = .043; SRMSR = .046; GFI = .91;)[3]. Finalement, nous comparons ce modèle à d’autres représentations possibles des données en utilisant des tests de différence chi carré (Bentler, 1990; Bentler et Bonett, 1980). En conclusion, le modèle à 10 dimensions est bien celui qui reflète le mieux la structure des données.

Tableau 2

Analyses factorielles confirmatoires et comparaison avec d’autres modèles de représentation possibles des données

Analyses factorielles confirmatoires et comparaison avec d’autres modèles de représentation possibles des données

Note. df = dégrés de liberté; Dc² = différence par rapport au chi-carré du modèle à 10 dimensions; p-valeurs: * p < .05. ** p < .01. *** p < .001

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L’ensemble de ces analyses ont permis d’identifier 15 dimensions de la qualité d’emploi, ainsi que de valider leur composition en termes de variables. L’étape suivante a été d’agréger les variables pour construire un indicateur pour chaque dimension de la qualité de l’emploi de telle sorte qu’un score positif soit significatif d’une bonne qualité de l’emploi, à savoir au-dessus de la moyenne. Pour ce faire, nous avons préalablement standardisé et pondéré toutes les variables avant de les agréger. Plus de poids est attribué aux variables qui saturent fortement avec leur dimension afin que chaque indicateur dimensionnel reflète à minima 50% de la variance totale des variables qui le composent (Tableau 1). En d’autres termes, plus d’importance est donnée aux variables pour lesquelles les résultats sont les plus dispersés. Cette pondération des variables devrait donc permettre d’identifier plus aisément les différences observées entre les professions sur chaque dimension de la qualité d’emploi. Nous mesurons ainsi la qualité de l’emploi de 89 professions, au niveau détaillé de la nomenclature des PCS en leur attribuant un score pour chacun des 15 indicateurs dimensionnels retenus.

Finalement, nous regroupons ces 89 professions en classes selon leur qualité dans le but d’identifier les différents modèles d’emploi existants et de comprendre les logiques qui les structurent. Pour ce faire, nous appliquons une analyse de classification ascendante hiérarchique (CAH) sur la base des scores normalisés obtenus par chaque profession sur les 15 indicateurs de la qualité de l’emploi. Dans un premier temps, la CAH considère un nombre de classes équivalent au nombre de professions (une classe = une profession). Les distances entre toutes les classes sont calculées (nous appliquons la méthode d’agrégation de Ward qui prend en compte des distances euclidiennes au carré[4] – voir notamment Morey, Blashfield et Skinner, 1983; Amossé, Perraudin et Petit, 2011); et les deux classes les plus proches sont fusionnées. Ce procédé permet de réduire le nombre de classes, tout en obtenant l’augmentation la plus faible possible de la valeur de la somme des variances intra-classes. Les distances sont, ensuite, recalculées entre les classes non fusionnées et la nouvelle classe constituée pour agréger une nouvelle fois les deux classes les moins distantes l’une de l’autre. Cette procédure se répète tant que toutes les professions ne sont pas toutes regroupées en une seule classe (voir Graphique 1). Dans un deuxième temps, la CAH identifie le nombre de classes de professions à retenir pour distinguer les différents modèles d’emploi. Le nombre optimal de classes à retenir (n) est celui pour lequel, lorsque nous considérons n + 1 classes, la somme des variances intra-classes ne diminue pas significativement. Dans un troisième temps, cette méthode est réutilisée, mais en précisant le nombre de classes précédemment sélectionné, ce qui permet de classer chaque profession dans l’une de ces classes.

Résultats

L’analyse de classification hiérarchique réalisée à partir des 15 indicateurs de la qualité d’emploi nous permet d’identifier huit classes de professions (Tableau 3). Cette cartographie des professions « employées » et « ouvrières » est analysée en quatre temps. Après avoir abordé les lignes de fractures qui structurent les classes afin d’essayer de les hiérarchiser, nous en décrivons la composition en termes de professions et de qualité de l’emploi, puis à partir des caractéristiques sociodémographiques des salariés concernés. Enfin, la dernière section vise à mettre en évidence l’articulation entre logiques de segmentations et logiques compensatoires.

Tableau 3

Classification des 89 professions d’employés et d’ouvriers

Classification des 89 professions d’employés et d’ouvriers

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Principales lignes de fractures: Une opposition entre emplois de qualité et emplois dégradés ?

Dans le but d’identifier plus aisément les différences observées entre les 8 classes de professions identifiées (Tableau 5), nous avons regroupé les 15 dimensions de la qualité d’emploi en 4 catégories en s’inspirant de la littérature (e.g., Cazes et al., 2015; Gallie, 2007; Muñoz de Bustillo et al., 2011; Kalleberg, 2011) et sur la base de l’analyse de leurs corrélations (voir Tableau 4). La première catégorie correspond à la qualité de la relation d’emploi qui s’appuie sur la qualité du contrat de travail (salaire horaire, durée hebdomadaire et nature juridique du contrat de travail), à laquelle nous ajoutons le niveau de participation aux décisions collectives en raison de sa forte corrélation avec les trois dimensions précédentes. Les deux suivantes correspondent aux dimensions liées aux conditions de travail qui, d’une part, concernent les contraintes physiques (pénibilité, environnement et mobilité) et, d’autre part, les contraintes temporelles et psychosociales (horaires, rythmes, rapports sociaux, tensions, exigences émotionnelles). Et, enfin, une dernière catégorie regroupe trois dimensions relatives à la qualité intrinsèque des tâches à effectuer et à leur perception par les salariés : le sentiment de fierté, l’autonomie perçue et le degré de variété des tâches.

Tableau 4

Tableau de corrélation (Pearson) des 15 dimensions de la qualité d’emploi

Tableau de corrélation (Pearson) des 15 dimensions de la qualité d’emploi
Source : Dares (2013) Enquête Conditions de travail, Exemple pour aider à la lecture. N = 89 professions

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Tableau 5

La qualité d’emploi (en 15 dimensions) des 8 classes de professions identifiées par l’analyse de classification hiérarchique

La qualité d’emploi (en 15 dimensions) des 8 classes de professions identifiées par l’analyse de classification hiérarchique
Source : Dares (2013) Enquête Conditions de travail,. Exemple pour aider à la lecture : la classe A regroupant 9 professions affiche un score de -0.16 en terme de durée hebdomadaire, soit un temps de travail inférieur à la moyenne de l’ensemble des professions analysées. La signification des codes PCS est donnée au Tableau 6.

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Cette démarche, adossée à l’analyse du dendrogramme qui décrit la structure des classes de professions (voir Graphique 1) permet alors de souligner trois lignes de fractures qui distinguent les classes de professions identifiées (Tableau 6).

Graphique 1

Dendrogramme de l’analyse de classification hiérarchique

Dendrogramme de l’analyse de classification hiérarchique

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Tableau 6

Synthèse de la position des classes de professions sur chaque ligne de fracture

Synthèse de la position des classes de professions sur chaque ligne de fracture

Pour chacune des catégories, nous avons hiérarchisé des classes d’emplois en distinguant les situations « très positives » (toutes les dimensions d’une catégorie donnée sont positives), « positives » (quand la catégorie apparaît globalement positive, mais laisse apparaître une dimension moins bonne), négatives (si la catégorie est globalement mauvaise en dépit d’un indicateur positif) et, enfin, « très négatives » (dès lors que toutes les dimensions d’une catégorie sont négatives).

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Le premier axe de différenciation repose sur les conditions physiques, temporelles et psychosociales de travail

L’analyse du dendrogramme (Graphique 1) oppose ainsi les classes de professions qui subissent des contraintes temporelles ou psychosociales (C, D, G et dans une moindre mesure A et H) aux classes qui en sont relativement épargnées (B, E et F). Au niveau des contraintes physiques, nous retrouvons l’opposition entre les métiers ouvriers (B, D, F et G) qui sont contraints physiquement et les professions d’employés (A, C et H) qui ne le sont pas[5] (Tableau 5). La prise en considération simultanée de l’ensemble des contraintes nous permet finalement d’identifier quatre situations distinctes: 1- les emplois « manuels » physiquement pénibles (B et F) ; 2- les emplois « de service » subissant des contraintes temporelles et psychosociales (C et dans une moindre mesure A et H) ; 3- les emplois cumulant ces deux types de contraintes (D et G) ; et, enfin, 4- les emplois relativement épargnés (E).

La seconde opposition relève des dimensions relatives à la relation d’emploi

Cet axe permet, en effet, de distinguer assez nettement deux segments du marché du travail : le premier regroupe les classes A, B, C et D qui affichent globalement des scores positifs dans ce domaine. Certes, la classe A obtient un score négatif en termes de durée hebdomadaire mais la part des temps partiels choisis est nettement plus élevée que dans les autres classes (voir Tableau 7) et celui-ci est associé à des salaires horaires sensiblement supérieurs à la moyenne des employés et ouvriers. À l’inverse, la classe D obtient un score négatif en termes de salaire horaire, mais compense cette situation par des temps de travail hebdomadaires bien plus longs et une meilleure stabilité des emplois. La classe C obtient les meilleurs scores sur l’ensemble des dimensions (si ce n’est pour le nombre d’heures de travail qui semblent, néanmoins, suffisant) : elle bénéficie donc de la meilleure relation d’emploi. À l’opposé se situent les classes E, F et, dans une moindre mesure G et H, pour lesquelles les salaires horaires s’ajoutent à des temps de travail faibles qui entraînent des rémunérations mensuelles particulièrement basses. La classe H bénéficie cependant plus souvent de contrats à durée indéterminé et d’une meilleure situation en termes de participation.

Tableau 7

Caractéristiques sociodémographiques des salariés selon la classe de professions (en %)

Caractéristiques sociodémographiques des salariés selon la classe de professions (en %)
Source : DARES (2013) Enquête Conditions de travail.

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Enfin, sur le même principe, il est possible d’isoler les groupes affichant une situation désavantageuse en matière d’attrait des tâches à réaliser; à savoir, les classes G et, dans une moindre mesure, F et H. Toutefois, la situation des différentes classes est parfois plus complexe. En effet, les classes A et C semblent privilégiées en matière de « variété des tâches », mais elles affichent des scores nettement négatifs sur certains points, notamment en termes d’autonomie pour la classe C et de « fierté au travail » pour la classe A. À l’inverse, la classe E présente le plus haut score en termes de sentiment de fierté, mais elle procure, au contraire, un niveau faible en matière de diversité du travail (Tableau 6).

Le croisement de ces lignes de fractures ne permet pas de dresser une hiérarchisation univoque. D’une part, si la classe A obtient des scores au-dessus de la moyenne sur les trois lignes de fracture, elle n’obtient pas des scores parmi les plus élevés en termes de contraintes psychosociales et temporelles ou, encore, en termes d’attrait des tâches à réaliser. D’autre part, s’il est vrai que la classe G obtient des scores négatifs sur l’ensemble des lignes de fracture, ces scores sont relatifs par rapport aux situations très désavantageuses subies pas certaines classes. Les six classes restantes sont marquées par des situations avantageuses et d’autres désavantageuses. Nous pouvons donc conclure que cette classification des professions conduit à mettre en évidence différents modèles d’emplois plutôt qu’à dégager une hiérarchie univoque.

Description des huit modèles d’emploi identifiés

Si le croisement des différentes lignes de fractures ne permet pas de dresser une hiérarchisation univoque des professions, il semble néanmoins que quatre classes (A, B, C et, dans une moindre mesure, D) semblent bénéficier de positions plus avantageuses que les autres. En effet, elles regroupent des professions avantagées en matière de relation d’emploi sans qu’elles ne soient forcément désavantagées (excepté peut-être la classe D) face aux trois autres catégories de la qualité d’emploi (voir la Description des classes ci-dessous). Ces quatre classes, qui peuvent être considérées comme occupant une position avantageuse, constituent donc un segment primaire du marché du travail.

La classe A correspond à des Emplois de services stables (1,7 millions d’emplois en 2013). Elle regroupe quasi-exclusivement des professions administratives, que ce soit dans la fonction publique ou dans les entreprises privées (agent comptable, secrétaire, etc). Ces professions bénéficient de salaires horaires supérieurs à la moyenne, d’un taux d’emploi en CDI parmi les plus élevés et d’un très bon niveau de participation. Seul le temps de travail hebdomadaire apparaît faible, mais il est plus fréquemment choisi qu’au sein des autres classes (voir Tableau 7). Cette classe est la plus protégée en termes de contraintes physiques, toutefois, la relation avec les clients semble problématique et le rythme de travail s’avère très intense. Finalement, elle concerne des professions peu monotones et marquées par une réelle variété des tâches. Cependant, le sentiment de fierté au travail y est très faible.

La classe B (Emplois manuels stables, 0,9 million d’emplois en 2013) correspond aux emplois d’ouvriers qualifiés, notamment dans la grande industrie (mécaniciens, électriciens, opérateurs de la chimie, etc.). Exposés à de fortes contraintes physiques, ils ne subissent pas d’autres contraintes majeures et reçoivent, au contraire, des rémunérations élevées tant sur le plan horaire qu’au niveau mensuel en raison d’un temps de travail hebdomadaire plus élevé que la moyenne. À noter également que les tâches afférentes à ces professions peuvent être qualifiées de relativement attrayantes : autonomie et diversité des tâches.

La classe C (Emplois de services bien rémunérés, 1,06 millions de salariés environ en 2013) regroupe quasi-exclusivement des métiers liés à la sécurité publique (policiers, gendarmes, pompiers) et à la santé (aides-soignants, auxiliaires de puériculture, aides médicaux psychologiques, …). Ces professions subissent, et de loin, les contraintes psychosociales et temporelles les plus élevées et ce principalement en termes d’horaires, de rythme, de tensions avec le public, les collègues et la hiérarchie. En revanche, les contraintes physiques y sont modérées, lorsque le sens accordé au travail et la polyvalence sont marqués, tandis que le niveau de participation est plus important que dans les autres classes de professions. Plus encore, ces salariés obtiennent des rémunérations plus conséquentes et un nombre d’heures de travail hebdomadaire important.

La classe D (Emplois itinérants, 497 000 salariés en 2013) est composée de trois professions seulement : les ambulanciers, les conducteurs routiers et les chauffeurs-livreurs. Leur appartenance au segment primaire est moins nette : certes, le temps de travail est suffisamment long pour garantir des revenus mensuels plutôt élevés (tout en constituant une pénibilité potentielle) et le taux de contrats à durée indéterminée est le plus haut de toutes les classes, mais, d’une part, le salaire horaire est en moyenne assez bas et, d’autre part, cette classe combine contraintes physiques (très forte mobilité des salariés concernés qui débouche sur un isolement au travail marqué), contraintes psychosociales (relations compliqués aves les clients, les collègues et les supérieurs) et temporelles (horaires décalés). Les professions de cette classe sont, toutefois, caractérisées par une bonne autonomie et la possibilité d’en dégager un sentiment de fierté[6].

Les quatre classes restantes relèvent davantage d’un segment secondaire du marché du travail, au sens où elles partagent une position désavantagée en matière de relation d’emploi. Mais au-delà de cette caractéristique commune, ces quatre classes laissent apparaître des modèles d’emplois différents au sein desquels divers « arbitrages » sont ouverts.

La classe E (Emplois de services à bas salaires, 1,9 millions de salariés en 2013) regroupe huit professions proches des activités domestiques ou d’entretiens (nettoyeurs, assistantes maternelles, coiffeurs, employés de maison, agents de services, etc.). La qualité d’emploi de cette classe est très contrastée. D’une part, elle se distingue par le plus faible niveau de rémunération horaire, ainsi que par le plus faible nombre d’heures de travail hebdomadaire, alors même que le temps partiel est largement subi dans ces métiers (voir Tableau 7, ainsi que Lefrançois, Saint-Charles et Messing, 2017; Bustreel, Cornuau et Pernod-Lemattre, 2012). Mais, d’autre part, mis à part la variété des tâches effectuées qui y est faible, cette classe ne subit aucune autre contrainte majeure, que cela soit physique, psychosociale ou temporelle[7] et l’autonomie perçue, tout comme le sentiment de fierté au travail, y sont nettement affirmés.

La classe F (Emplois manuels précaires, 609 000 salariés en 2013) se compose essentiellement de professions de type ouvriers agricoles ou du bâtiment qui sont confrontés à des contraintes physiques très dures et à une relation d’emploi très dégradée (niveau de participation limité, salaire horaire moyen de 8,88€ et taux d’emplois à durée déterminée particulièrement élevé). À l’inverse, c’est la classe la plus épargnée en termes de contraintes psychosociales et temporelles.

La classe G (Emplois manuels hétéronomes, 1,3 millions de salariés en 2013) regroupe très majoritairement les métiers d’ouvriers non qualifiés (manutention, tri, industrie agro-alimentaire, etc.) qui relèvent d’une logique taylorienne : manuels, légèrement moins payés que les autres classes, fortement monotones et affichant le moins d’attraits. C’est, au final, la classe qui cumule le plus grand nombre de dimensions négatives (11 sur 15), notamment les conditions de travail pénibles issues d’une logique « marchande » (contraintes temporelles, pressions émotionnelles) s’ajoutent aux contraintes physiques issues d’une logique industrielle. Toutefois, ce constat est compensé par le fait qu’elle ne subit aucune contrainte particulièrement élevée.

Enfin, la classe H (Emplois de services hétéronomes, 2,6 millions en 2013) est composée de professions tertiaires du commerce de détails, de l’hôtellerie-restauration, de la logistique (magasiniers, employés de la poste ou des transports de marchandises) et de l’entretien des locaux où le contact avec le public est fréquent (agents de services hospitaliers, concierges et gardiens d’immeubles). Si cette classe se caractérise par une relative absence de dimensions fortement négatives, elle ne bénéficie, en revanche, d’aucun point réellement positif : la relation d’emploi n’est pas avantageuse (toutefois, elle est meilleure que dans les classes E, F et G) et l’attrait des tâches n’est ni bon, ni mauvais. Nous pouvons, également, noter que ces professions sont plus marquées en termes de contraintes psychosociales et temporelles qu’au niveau des contraintes physiques.

Composition sociodémographiques des classes

L’objectif de cette troisième section est de préciser les caractéristiques individuelles des salariés qui composent les classes de professions afin d’y repérer d’éventuelles surreprésentations de certaines catégories (Tableau 7).

La distinction entre les classes du segment primaire et du segment secondaire s’observe nettement en matière de diplôme et renvoie, en partie, à une distinction entre professions qualifiées et non qualifiées (Burnod et Chenu, 2001; Amossé et Chardon, 2006). En effet, sur ce plan, à l’exception de la classe H (où des niveaux de qualifications plutôt élevés se ne traduisent pas par des situations plus avantageuses), ce sont bien les classes E, F, et G (segment secondaire) qui ont proportionnellement plus de travailleurs non-diplômés que les classes A, C et, dans une moindre mesure, B et D (segment primaire). À noter que la classe A se distingue nettement avec plus de 70% des salariés qui disposent du Baccalauréat, contre moins de 45 % pour toutes autres classes. À l’inverse, il est plus étonnant d’observer que la classe D est celle avec le plus faible taux de bacheliers, ce qui explique sans doute pourquoi, bien qu’elle donne accès à une relation d’emploi relativement bonne, le salaire horaire y soit en-dessous de la moyenne.

Ensuite, la proportion de travailleurs pauvres (revenu mensuel du ménage divisé par le nombre d’unités de consommation inférieur au seuil de 60% du niveau de vie médian, soit, selon l’Enquête Conditions de travail 2013, 1000 € par mois) présents dans chaque classe permet également de distinguer le segment primaire du segment secondaire de façon plus ou moins nette : alors que la proportion de travailleurs pauvres varie de 8% (classe A) à 15% (classe D) pour le segment primaire, elle est nettement supérieure pour le segment secondaire (18% pour la classe H et 19% pour la G) et, tout particulièrement, au sein des classes E (27%) et plus encore F (29%); ces derniers appartenant plus fréquemment à des ménages sans autres apporteurs de ressources. Il est évidemment assez logique de retrouver une proportion plus importante de travailleurs pauvres dans les classes bénéficiant de relations salariales de mauvaise qualité. Toutefois, ce constat permet, néanmoins, d’écarter l’hypothèse d’une forte concentration d’emplois « d’appoint » dans ces deux groupes où, si le temps partiel est fréquent, il apparaît largement subi et non choisi.

L’analyse sociodémographique des classes fait également apparaître des traits saillants en termes d’âge (Tableau 7). Premièrement, la corrélation entre l’amélioration du niveau de salaire et l’âge se retrouve davantage dans certains secteurs d’activité que dans d’autres (Luong et Hébert, 2009; Van Ours et Stoeldraijer, 2010). Cette distinction s’observe nettement entre les classes du segment primaire et celles du segment secondaire : le Graphique 2 montre une opposition entre, d’une part, les classes A, B, C et D pour lesquelles le salaire horaire des travailleurs plus âgés est sensiblement plus élevé et, d’autre part, les classes E, F, G et H où le salaire horaire est quasi-stagnant avec l’âge. Ensuite, deux des classes du segment secondaire sont composées de salariés sensiblement plus jeunes (moyenne de 36 ans pour la classe F et de 38 pour la H) alors qu’une autre, la classe E, affiche, au contraire, une moyenne d’âge élevée (46 ans); tandis que la classe G est, quant à elle, proche des quatre classes du segment primaire (entre 40 et 42 ans d’âge moyen). Les emplois de la classe E confirment donc leur statut particulier : les professions très peu rémunérées qui la composent ne sont pas des « portes d’entrée » sur le marché du travail comme peuvent l’être, généralement, des métiers des autres classes ne bénéficiant pas d’une bonne rémunération (F et H essentiellement). Ils constituent plutôt des emplois de relégations ou des « dead-end jobs » (Bosley, 2004). L’analyse des trajectoires individuelles, que nous ne pouvons reproduire ici, apporte également des éléments en ce sens[8].

Graphique 2

Évolution du salaire par tranches d’âges (base 100 entre 25 et 30 ans)

Évolution du salaire par tranches d’âges (base 100 entre 25 et 30 ans)
Source : DARES (2013) Enquête Conditions de travail. Les tranches d’âges au-dessous de 25 ans et au-dessus de 60 ont été écartées en raison d’effectifs trop réduits dans certaines professions. Lecture : au sein de la classe A, le salaire des travailleurs de 30 à 35 ans est supérieur de 11% à celui des travailleurs ayant entre 25 et 30 ans.

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Parallèlement, l’observation de la composition selon le genre des différentes classes fait ressortir l’existence d’un lien entre le sexe des travailleurs et le type de qualité d’emploi des professions occupées (Tableau 7). En effet, en dehors de la classe C qui regroupe à quasi-parité des hommes et des femmes, en comparant les professions majoritairement féminines (santé) à d’autres très majoritairement masculines (sécurité), les autres classes sont clairement, soit masculines (classes B, D, F et G), soit féminines (classes A, E et H). Les résultats n’opposent pas de manière binaire de « bons » emplois masculins et de « mauvais » emplois féminins. Par contre, les classes féminisées ont pour caractéristique de partager une moindre exposition aux contraintes physiques déclarées, mais surtout des niveaux de rémunérations moins élevés. Ces résultats illustrent donc l’effet reconnu du genre (Silvera, 2015), tout en montrant qu’il transite, au moins partiellement, par l’effet professionnel.

Enfin, il est à noter que la place des salariés d’origine étrangère permet d’isoler deux classes (A et D) de l’ensemble des autres (Tableau 7). Dans ces deux classes, le taux de travailleurs immigrés est faible (respectivement 15 et 13%) contre 20% en moyenne. À l’inverse, la classe E se distingue par un pourcentage élevé de salariés d’origines extra-européennes (26%).

Une articulation entre segmentation du marché du travail et logiques compensatoires

L’analyse de nos résultats a permis de mettre en avant l’existence de deux segments de professions montrant une segmentation du marché du travail qui peut s’expliquer, notamment, par le niveau de qualification requis pour occuper ces professions. Intéressons-nous à présent aux mécanismes qui pourraient permettre d’expliquer les différences observées en termes de qualité d’emploi dans les classes de professions au sein de chacun de ces deux segments.

Nous avons, en effet, montré que certaines classes regroupaient de meilleurs emplois (classes A, B, C, et D) que d’autres (classes E, F, G et H), notamment en matière de relation d’emploi. Toutefois, cette opposition ne se traduit pas par une gradation unifiée : la plupart des classes combinent des scores positifs sur certaines dimensions de la qualité d’emploi avec des scores plus médiocres sur d’autres dimensions. En d’autres termes, aucune classe ne possède une position avantageuse, ou à l’inverse désavantageuse, sur l’ensemble des 15 dimensions. Ce constat laisse donc la place à des formes de compensations, en termes de relation d’emploi, de conditions physiques, psychosociales et temporelles de travail, comme le proposent les approches des différences compensatoires (Rosen, 1986; Baudelot et Gollac, 1993; Fernandez et Nordman, 2009).

La représentation graphique des huit classes de professions (Graphique 3) avec en abscisse un indicateur agrégé mesurant la qualité de la relation d’emploi (dimensions de 1 à 3 du Tableau 5)[9] et en ordonnée le niveau des conditions de travail (dimensions 6 à 12 du même Tableau) permet d’illustrer cette combinaison : d’une part, les classes du segment primaire bénéficient de meilleures relations d’emplois et, d’autre part, au sein de chaque segment, des conditions de travail plus mauvaises sont associées à de meilleures relations d’emploi. Cette présentation permet de donner une première illustration de l’articulation entre segmentation (un segment de professions plus qualifié bénéficiant d’un meilleur niveau de qualité d’emploi) et compensation (au sein de chaque segment, des contraintes importantes sont compensées par une meilleure relation d’emploi) dans la détermination de la qualité d’emploi liée à une profession. Cette classification pose donc sous un angle nouveau les questions liées aux formes de la segmentation du marché du travail et à la compensation possible de conditions de travail pénibles (théorie des différences compensatrices) par des rémunérations sensiblement meilleures.

Graphique 3

Relation d’emploi et conditions de travail des huit classes de professions

Relation d’emploi et conditions de travail des huit classes de professions
Source : Dares (2013) Conditions de travail. La qualité de la relation de travail correspond à la somme des dimensions 1 à 3 du Tableau 5. La qualité des conditions de travail à la somme des dimensions 6 à 12 du Tableau 5.

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La logique de compensation n’apparait, cependant, pas automatique. Elle semble plutôt liée aux capacités de certaines professions à faire reconnaître leurs désavantages et à obtenir, dans un rapport de force donné, une contrepartie matérielle, en termes de meilleure relation d’emploi (Messing, 2017). Si l’analyse fine de ces mécanismes demande des investigations plus poussées, il est déjà possible d’émettre des hypothèses sur ce qui apparaît nécessaire à l’existence d’une compensation. Tout d’abord, certaines contraintes semblent être plus facilement compensables que d’autres. Les contraintes physiques et, plus encore, celles liées à des temps de travail très atypiques sont bien plus associées à de meilleures rémunérations que l’existence de contraintes liées au rythme de travail ou d’ordre psychosocial : ainsi, les contraintes physiques subies par la classe B ou les horaires atypiques de la classe C sont associées à des salaires plus élevés, contrairement aux risques psycho-sociaux supportées par les classes G et H (voir Tableau 5). De plus, des tâches qui peuvent être caractérisées de peu attrayantes (peu d’autonomie, peu de raisons d’être fier de son travail, travail peu varié et ne faisant pas appel au sens créatif du travailleur) ne donnent pas lieu à compensation. Ensuite, il semble également que des effets de seuil existent : pour qu’une contrainte subie apporte une contrepartie, elle doit être massivement vécue et perçue, c’est-à-dire qu’il semble nécessaire qu’elle dépasse un certain seuil afin qu’elle puisse mener à une quelconque forme de revendication compensatoire en terme de salaire. Par exemple, les classes C et H sont marquées par le même type de contraintes (rythme de travail, horaires décalés et tensions avec les clients), mais seules les professions de la classe C bénéficient d’une compensation salariale, car elles subissent ces contraintes d’une manière plus intense au sens où trois d’entre-elles (rythme, horaires atypiques et tensions avec les clients) affichent des scores inférieurs à -0,9 (voir Tableau 5). Finalement, la valeur sociale de certaines tâches/professions est directement liée à la façon dont elles arrivent à se positionner pour que leurs contraintes soient reconnues en plus d’être perçues (Messing, 2017). Ainsi, la santé et la sécurité publique (classe C) sont valorisées et leurs contraintes reconnues. Par contre, les tâches domestiques « ne valent pas grand-chose » et occupent une place à part (classe E). Les emplois itinérants de conducteurs partagent, avec la classe E, une forme de sous-valorisation du travail effectué, mais la très grande disponibilité temporelle offerte, dans le cadre de professions très majoritairement masculines, permet d’obtenir de meilleures compensations en termes de revenus mensuels.

Discussion

La contribution la plus significative de notre article est de démontrer que la complexité de l’articulation entre des formes de segmentations et la présence de mécanismes compensatoires apparaît au coeur des déterminants de la qualité des emplois. Leur prise en compte semble alors nécessaire lorsque l’on souhaite envisager des politiques publiques en faveur de « meilleurs emplois ».

En effet, il apparaît, tout d’abord, que l’identification de deux segments de professions induit que les politiques publiques orientant la création d’emplois vers des professions particulières ne peut être considérée comme neutre en termes de qualité de l’emploi. L’évolution du nombre d’emplois observée en faveur des segments de professions les moins favorisés en termes de qualité d’emploi (Gadrey, Jany-Catrice et Pernod-Lemattre, 2005) peut, notamment, s’expliquer par les dispositifs mis en place par les autorités publiques depuis une quinzaine d’années en faveur des emplois dans des services considérés comme peu qualifiés (Holman et McClelland, 2011), tels que les services à la personne (Fourna et Lebrun, 2016) ou, encore, des métiers de l’hôtellerie et de la restauration (classes E et classe H). Ces choix, tant au niveau national que local, ont des répercussions importantes sur la qualité globale de l’emploi puisque la promotion des activités n’est pas indépendante de la dynamique en faveur des « moins bons emplois ».

Les politiques publiques ont, également, l’opportunité, via l’intermédiaire de régulations publiques ou d’accords professionnels (accords de branches, conventions collectives nationales, etc.), de mener des actions pour améliorer la qualité de certaines professions. La classification permet, en effet, de pointer les professions désavantagées, mais, surtout, de préciser les dimensions qui pénalisent ces professions. Il est donc possible d’améliorer la qualité de ces professions, soit en améliorant directement leurs conditions de travail, soit en permettant qu’elles soient justement compensées par une meilleure relation d’emploi. Ainsi, des mesures prioritaires peuvent apparaître comme la lutte contre le temps partiel subi pour les professions de la classe E, la réduction de la précarité de la relation d’emploi de par la prise en compte des conditions physiques de travail pour la classe F, l’enrichissement des tâches pour les emplois de la classe G ou, encore, la reconnaissance des compétences mobilisées par les travailleurs et des risques psychosociaux qu’ils affrontent pour la classe H (ou, plus globalement, pour l’ensemble des professions féminisées).

Finalement, une troisième possibilité complémentaire offerte aux autorités publiques est de favoriser la mobilité des travailleurs et, notamment, le passage des travailleurs du segment secondaire vers le segment primaire, voire vers des professions intermédiaires ou de cadres. Nos résultats font apparaître deux pistes pour atteindre cet objectif : la première consiste à équiper les salariés en développant les niveaux de formations alors que la seconde relève plus directement de la régulation des professions. En effet, certaines classes (E et F notamment) apparaissent globalement comme regroupant des emplois « sans avenir » qui ne permettent pas aux travailleurs de valoriser les compétences qu’ils mobilisent (pas de condition d’accès, du travail souvent invisible, etc.) et qui n’offrent que des opportunités de carrière très limitées, que ce soit au sein de leur entreprise ou ailleurs. La problématique de la professionnalisation des métiers du nettoyage et des services à la personne en constitue un exemple emblématique (Puissant, 2011; Boivin, 2013). La reconnaissance publique des compétences qui y sont mobilisées et le développement de parcours professionnels plus évolutifs et accessibles à ces travailleurs pourraient constituer des pistes de solution à leur intégration dans des filières où davantage de mobilités sont envisageables.

L’intervention publique en faveur d’une amélioration de la qualité de l’emploi peut donc se situer à au moins trois niveaux complémentaires : 1- soutenir la création d’emploi dans les classes de professions les moins défavorables; 2- rendre plus visibles les contraintes subies pour les valoriser ou les atténuer; et 3- permettre à l’ensemble des travailleurs de bénéficier d’opportunités de carrière en valorisant leurs compétences et en leur permettant d’en apprendre de nouvelles. Ces trois leviers ne signifient pas, pour autant, l’inexistence d’autres niveaux déterminants : les politiques macroéconomiques et de protection sociale, tout comme les pratiques des organisations, peuvent également jouer des rôles majeurs. Cependant, les résultats présentés ici permettent de souligner l’importance de prendre en compte les spécificités des professions lorsque l’on souhaite instaurer des politiques visant à favoriser une meilleure qualité de l’emploi. La lutte contre la pauvreté laborieuse, par exemple, peut certes passer par des mécanismes généraux. Toutefois, il apparaît également nécessaire de traiter de manière particulière certaines professions fortement exposées (nettoyage, services personnels et domestiques, ouvriers agricoles et du bâtiment).

Conclusion

L’objectif de cet article était d’identifier les logiques expliquant les différences de qualités de l’emploi auxquels sont exposés les salariés à travers le prisme de la profession occupée. Pour ce faire, nous avons mobilisé les techniques d’analyses factorielles afin de constituer un faisceau de 15 indicateurs de la qualité d’emploi, sur lequel nous avons appliqué une analyse de classification hiérarchique. Au final, la démarche adoptée a permis d’établir quatre types de constats complémentaires.

Tout d’abord, nous avons pu identifier huit classes de professions homogènes en mettant en évidence les principales lignes de fracture qui structurent ces classes : 1- des relations d’emplois protectrices vs des relations d’emplois précaires et faiblement rémunérées; 2- l’existence de contraintes physique vs l’existence de contraintes psychosociales et/ou temporelles; 3- des emplois autonomes vs des emplois taylorisés ou hétéronomes.

Dans un deuxième temps, aucune hiérarchie stricte n’a pu être établie. En effet, les huit classes de professions font plus référence à des modèles d’emplois distincts plutôt qu’à des niveaux de qualité d’emploi. Cependant, un segment primaire où les relations d’emploi sont meilleures s’oppose à des professions bien plus dégradées relevant d’un segment secondaire. Au sein de ces deux ensembles, des modèles divers coexistent cependant et ils font apparaître des arbitrages variables entre les différentes dimensions constituant la qualité des emplois.

Dans un troisième temps, nous avons pu préciser la composition de ces classes en décrivant les principales caractéristiques sociodémographiques des travailleurs de chacune d’elles. Cette description a permis de souligner certains traits majeurs opposant les deux segments identifiés. Le rôle des qualifications, ou tout au moins des qualifications reconnues et validées par le système éducatif, apparaît essentiel dans cette opposition et, donc, dans la détermination du niveau de qualité d’emploi. Ainsi, la concentration de certains groupes de salariés au sein d’un nombre limité d’emplois explique, en partie, le constat d’une qualité d’emploi spécifique pour ces catégories sociodémographiques. Bien que l’on ne puisse affirmer le sens de la causalité facilement, il apparaît essentiel de prendre en compte la nature des professions occupées pour traiter de la situation spécifique de certains groupes sociaux.

L’ensemble de ces trois axes nous ont, ensuite, permis de combiner les questions liées aux formes de segmentation du marché du travail avec la question de la compensation possible des conditions de travail pénibles par des rémunérations sensiblement meilleures. D’une part, le segment primaire bénéficie d’une meilleure relation d’emploi que le segment secondaire (segmentation). Ce constat est exacerbé lorsque l’on compare leur relation d’emploi à conditions de travail similaires. Il peut, entre autres, s’expliquer par le niveau de qualification requis plus élevé pour les professions du premier segment. D’autre part, la variation du type de qualité d’emploi au sein de chaque segment semble partiellement s’expliquer par la distinction entre les professions qui ne subissent pas de contraintes importantes et qui ont accès une relation d’emploi de moins bonne qualité et les professions qui se trouvent dans une situation opposée (compensation). La logique de compensation n’apparaît, cependant, pas automatique : 1- les contraintes physiques semblent être plus facilement compensables que les contraintes d’ordre psychosocial; 2- les contraintes doivent être très importantes pour être socialement reconnues et mener à une compensation; et, finalement, 3- la valeur sociale attribuée à certaines tâches semble déterminante dans la possibilité d’obtenir compensation.