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Le monde du travail contemporain suscite plusieurs interrogations parmi les universitaires et les praticiens des relations industrielles. À l’engouement pour la participation et la démocratisation des lieux du travail on peut opposer l’insécurité et la précarité de l’emploi qui touchent plusieurs salariés. Les problèmes de santé mentale semblent également apparaître de plus en plus avec l’intensification et la densification du travail et les horaires de travail atypiques. La conciliation travail-famille se bute elle aussi aux exigences de disponibilité et d’engagement des salariés envers l’entreprise. Comment concilier les responsabilités de l’entreprise envers le bien-être des salariés et l’environnement tout en répondant de façon adéquate aux pressions des actionnaires pour des rendements élevés alors que s’intensifie la concurrence internationale ? L’entreprise est bel et bien un lieu où les acteurs doivent composer avec un ensemble d’exigences qui semblent contradictoires.

Dans The Politics of Working Life, Paul Edwards et Judy Wajcman proposent de comprendre ces contradictions comme étant des caractéristiques inhérentes aux organisations et aux relations sociales qui forgent le mode de production capitaliste. Adoptant une perspective d’économie politique critique, les auteurs visent à dépeindre les interdépendances entre les changements dans la nature du travail et les transformations dans le contexte externe des organisations. Selon Edwards et Wajcman, une telle perspective fondée sur les notions de relations de pouvoir, de contradictions et d’interdépendance permet de mieux saisir les liens entre un ensemble de problèmes qui, à première vue, nécessiteraient des analyses différentes. L’analyse qu’ils nous proposent prend comme point de départ les dimensions microsociales du travail et des organisations et aboutit à des questions macrosociales, telles que la construction des marchés et les effets de la mondialisation sur le travail.

L’argumentaire est élaboré au fil des onze chapitres que comprend le volume. Alors que le chapitre premier positionne la problématique et explique l’approche retenue par les auteurs, les dix suivants, regroupés en trois sections, abordent chacun une question qui fait l’objet de débats dans les communautés de praticiens et d’universitaires. Les chapitres 2 à 4 sont centrés sur le travail et les salariés eux-mêmes. Le chapitre 2 passe en revue les changements dans la nature du travail et la structure des emplois. L’argument central est que malgré l’apparente dégradation de la qualité des emplois et la précarité qui en caractérise plusieurs, le travail demeure une valeur centrale dans notre société puisque c’est dans les organisations que les individus forment leur identité sociale. Si l’on avance qu’il y a eu une détérioration dans les conditions de travail, en comprendre les conséquences pour les relations d’emploi exige que l’on adopte le point de vue de ceux et celles qui donnent un sens à leur travail.

Le chapitre 3 tente d’établir les interdépendances entre les changements au travail et la problématique de la conciliation travail-famille. Une courte recension des études permet aux auteurs d’avancer qu’il est de plus en plus difficile de concilier ces deux aspects de la vie et qu’il y a une certaine polarisation entre ceux et celles qui travaillent trop et les autres qui ne travaillent pas autant qu’ils le voudraient. Les technologies domestiques n’offrent qu’une solution partielle puisqu’elles ne modifient pas le partage des responsabilités familiales qui sont encore assumées en grande partie par les femmes. L’impartition, quant à elle, contribue à un nouveau rapport d’exploitation entre les femmes qui ont des conditions salariales relativement avantageuses et leurs congénères qui occupent les derniers échelons du marché du travail et qui proviennent souvent de l’immigration légale ou clandestine. Dernière solution : les politiques de conciliation travail-famille, Edwards et Wajcman y trouvent des avantages mais notent qu’elles sont surtout considérées pour leur apport aux performances organisationnelles et non en fonction des intérêts des travailleurs et travailleuses. Ces politiques connaissent du succès dans les sociétés où c’est la famille et non les besoins des employeurs qui sont au coeur des politiques publiques en la matière.

Le chapitre 4 jette un regard sur le phénomène de la carrière à partir des résultats d’enquêtes par sondage effectuées aux États-Unis, en Angleterre et en Australie. Si, entre 1950 et 1980, la carrière typique consistait en une série de postes au sein de la même organisation qui permettaient de gravir les échelons de la hiérarchie, cela est de moins en moins le cas aujourd’hui. Les chances d’avancement dans la même entreprise sont plus rares même si les enquêtes démontrent qu’il n’y a pas eu de réduction significative dans les rangs du personnel d’encadrement. Mais, il ne faut pas en déduire que le concept de carrière a pour autant disparu. L’on assiste plutôt à l’individualisation de la notion de carrière car l’avancement dépend plus de la performance de chacun que des mécanismes bureaucratiques de progression dans la hiérarchie des emplois. Dans ce contexte, ce sont les femmes qui en paient le prix puisque les organisations évaluent encore la loyauté et l’engagement en fonction du temps de présence au travail. Ainsi, les politiques de conciliation travail-famille ne sont souvent pas harmonisées aux critères de promotion qui demeurent ancrés dans le modèle masculin.

La troisième partie du volume (chapitres 5 à 8) porte sur le fonctionnement des organisations. On y traite successivement de la gestion de la performance (Chapitre 5), de la notion d’empowerment ou d’autonomisation des employés (chapitre 6), de la dimension politique de la santé et de la sécurité du travail (chapitre 7) et des processus de prise des décisions (chapitre 8). La thèse avancée dans le chapitre 5 est à l’effet que la fixation des objectifs et des mesures de performance est un processus politique de négociation et de compromis entre les acteurs. Cette situation s’explique par les incertitudes qui résident dans le fonctionnement interne de l’entreprise et dans les relations qu’elle entretient avec son contexte externe. L’argument central du chapitre 6 est que la participation et la délégation de l’autorité doivent être analysées en tenant compte de la nature du pouvoir dans les organisations, de la tension inhérente entre le contrôle et l’autonomie des subordonnés et des pratiques de gestion qui fragilisent le lien d’emploi pour un nombre important de salariés. L’analyse repose sur la distinction classique développée par Streeck (1987) entre le statut accordé à ceux qui ont des emplois stables et la précarité qui est le lot de ceux et celles qui vivent une relation de type marchande. La démonstration est à l’effet que la participation des salariés est relativement limitée, qu’elle touche rarement les décisions stratégiques et se fait souvent au détriment de la représentation collective et de l’autonomie au travail. Dans le chapitre 7, les auteurs expliquent la fréquence des accidents et des atteintes à la santé et la sécurité au travail par les pressions pour améliorer l’efficacité des organisations. Il faut donc étudier ce problème à partir d’une analyse de la dimension sociale des systèmes de production et de la rationalité qui les anime. Ce à quoi les auteurs nous convient au chapitre 8. Les décisions sont le résultat des relations de pouvoir et des compromis entre les groupes et des individus qui forment l’organisation, c’est-à-dire qu’il n’y a pas une seule rationalité dans l’entreprise et que ce qui paraît souvent comme une solution technique et systémique à un problème est en fait le résultat des jeux politiques entre les acteurs. Ces jeux politiques s’inscrivent eux-mêmes dans un contexte économique, culturel et institutionnel particulier. Ce qui veut dire que les routines et les logiques de l’organisation peuvent être mises au défi par les individus et les groupes qui s’y activent.

Les chapitres 9, 10 et 11 forment la quatrième et dernière partie du volume. Le lecteur est invité à quitter les confins de l’organisation afin de considérer le fonctionnement des marchés (chapitre 9), les effets de la mondialisation sur le travail (chapitre 10) et la problématique de la responsabilité sociale des entreprises et de l’éthique (chapitre 11). L’argument du chapitre 9 est à l’effet que les marchés sont le résultat des interactions entre les grandes organisations et les institutions qui gouvernent les activités économiques. À partir des travaux sur les configurations nationales, le fonctionnement des marchés est décrit comme le résultat de l’équilibre qui s’installe temporairement entre les acteurs d’une société. Dans cette optique, certains régimes arrivent à modérer l’effet des restructurations sur les employés; ce qui favorise la participation des salariés et des syndicats à la modernisation des entreprises. Le chapitre 10 traite des effets de la mondialisation sur le travail. On y traite d’abord du rôle des institutions internationales, des gouvernements et des entreprises dans la promotion de ce projet. Trois thèses sont mises à l’examen : l’hyper-globalisme, les sceptiques et la thèse transformationnelle. Les auteurs décrivent la mondialisation comme un projet qui prend des formes particulières selon l’équilibre des forces sociales en présence et qui échappe au contrôle d’un acteur particulier. Ce qui permet aux auteurs de rejeter la thèse de la convergence des formes d’organisation du travail et des conditions d’emploi. Si la mondialisation modifie l’équilibre entre les acteurs nationaux, les salariés ne sont pas sans ressource dans leurs efforts pour en contrer les effets pervers.

Le chapitre 11 tient lieu de conclusion à cet ouvrage. On y retrouve une discussion de la responsabilité sociale des entreprises et de l’éthique dans les organisations. Les auteurs proposent à l’observateur de questionner le discours de la responsabilité sociale des entreprises à partir des pratiques et des politiques dans les organisations. Pour Edwards et Wajcman, la polémique autour de l’éthique offre un nouveau levier aux salariés dans la mesure où ils peuvent utiliser les codes d’éthique pour avancer leurs propres intérêts et améliorer le fonctionnement de l’organisation.

En somme, ce volume se veut un projet ambitieux en ce qu’il aborde plusieurs questions et débats qui sont habituellement traités séparément dans la littérature scientifique. Les auteurs situent cette problématique au coeur même des caractéristiques fondamentales du capitalisme et des rapports sociaux au travail. Leur objectif n’est pas d’approfondir chacun de ces problèmes ni de construire une théorie qui engloberait différents niveaux d’analyse. En effet, l’étude des rapports sociaux au travail et de la vie dans les organisations requiert une analyse microsociale, celle des relations entre l’organisation, et son contexte institutionnel exige pour sa part une analyse intermédiaire (mésosociale) alors qu’une analyse macrosociale serait appropriée à la problématique de la mondialisation et des systèmes nationaux de production. L’approche retenue dans ce livre permet d’entrevoir et de conceptualiser les interdépendances entre ces niveaux d’analyse, mais les auteurs ne prétendent aucunement développer une théorie intégrative. Même si cet ouvrage ne se veut pas un catalogue des problèmes du travail contemporain et des organisations, c’est l’impression initiale qui habite le lecteur. En effet, les liens entre les différents chapitres ne sont pas toujours évidents même si les auteurs ont consenti plusieurs efforts en ce sens. Afin de bien saisir leur message, il faut s’y prendre à plus d’une reprise. Cet effort n’est pas vain puisque cela permet de saisir la complexité des rapports sociaux du travail et du fonctionnement des organisations dans le contexte du capitalisme contemporain. En cela, on peut dire qu’ils ont satisfait le mandat qu’ils s’étaient donné au départ. La difficulté principale réside, par contre, dans le passage d’un thème à un autre. Le lecteur qui n’est pas au fait des débats théoriques autour d’une question particulière peut facilement s’y perdre. Mais, cela est sans doute inévitable dans un ouvrage qui veut en ratisser large tout en développant une perspective théorique particulière.

Malgré ces lacunes, cet ouvrage demeure une référence utile pour ceux et celles qui s’intéressent au monde du travail et au fonctionnement des organisations. D’ailleurs les auteurs établissent au départ que ce volume s’adressent à ceux et celles qui possèdent déjà les acquis nécessaires pour comprendre les organisations et les rapports sociaux au travail. Ils proposent d’évaluer leur ouvrage à partir des critères suivants : Le lecteur a-t-il acquis des informations nouvelles et factuelles permettant de mieux saisir la problématique des organisations et du travail ? Peut-on en tirer des leçons générales qui facilitent la compréhension du fonctionnement des organisations et des rapports qu’elles entretiennent avec leur environnement politique, social et économique ? Pour ma part, la réponse est oui aux deux questions même si la lecture du chapitre 7, qui traite de la santé et de la sécurité au travail, est un peu lourde pour quelqu’un qui n’est pas spécialiste des questions qu’on y traite. Bref, voici un ouvrage exigeant et ambitieux qui mérite considération de la part des chercheurs, professeurs et des étudiants de la maîtrise et du doctorat en relations industrielles.