Article body

Introduction et position du problème

Le 21 septembre 2001, à 10 h 17 à Toulouse, l’explosion de l’usine chimique « Grande Paroisse » (ex-AZF) du groupe industriel Total Fina Elf a fait 31 morts (dont 20 sur le site industriel) et plus de 6 000 blessés. De très nombreuses personnes ont subi des traumas physiques et psychologiques durables dont les effets à moyen et long terme ont fait l’objet d’une analyse clinique (Pechikoff et al., 2004). L’explosion a également détruit près de 28 000 logements, bâtiments publics ou privés. L’une des conséquences de la catastrophe a été la fermeture de plusieurs entreprises industrielles et commerciales sur la zone dévastée dont la Grande Paroisse et la suppression d’un millier d’emplois dont plus de 400 pour l’usine AZF. Un plan social d’aide au reclassement des salariés de l’usine a été mis en place dans les mois qui ont suivi l’arrêt de la production. Ce plan a consisté à définir des voies de reclassement et de reconversion professionnels pour ceux qu’on a considérés, désormais, comme des « anciens salariés d’AZF ». Ils ont eu le choix de partir en préretraite ou d’être réemployés dans d’autres usines du groupe industriel Total-Elf, hors de la région, ou encore de réorienter leur activité professionnelle (par la formation) vers d’autres entreprises.

Il peut paraître paradoxal d’étudier, dans cette contribution, les rapports à l’organisation de travail lorsqu’une catastrophe industrielle majeure a ravagé et détruit les lieux et les infrastructures même de la production et ainsi privé de leur emploi les salariés de l’entreprise. Si la catastrophe a profondément bouleversé leurs rapports au travail et à l’organisation, elle les a aussi mis en demeure d’en concevoir d’autres pour l’avenir. Mais dans leur démarche de projet, ils n’ont pas fait table rase des expériences qu’ils ont vécues dans des collectifs de travail et des liens interpersonnels au sein de l’usine (et en dehors). Les rapports à leurs activités antérieures dans et hors l’organisation continuent d’agir en eux comme repères et références. Ce que nous voulons alors analyser c’est comment les individus confrontés aux conséquences d’une telle catastrophe essayent de formuler de nouveaux projets dans le domaine professionnel quand celui-ci a été « anéanti » et corrélativement dans les différents domaines et temps de leurs activités sociales, familiales, personnelles, associatives. Le modèle que nous avons élaboré depuis plusieurs années dans nos recherches conduit à considérer que ces domaines d’existence sont à la fois distincts et relativement dépendants les uns des autres (Baubion-Broye et Hajjar, 1998 ; Baubion-Broye, Dupuy et Hajjar, 2004 ; Mègemont et le Blanc, 2006 ; le Blanc, 2006). Ainsi les ressources et les contraintes (matérielles, temporelles, motivationnelles) propres à chacun de ces domaines contribuent à la structuration des activités (réalisées ou envisagées) dans les autres en fonction des significations que les sujets leur attribuent et des valeurs dont ils dotent ces activités de domaines et de temporalités différents. Dans la transition brutale et forcée due à la catastrophe, la carrière socioprofessionnelle, la relation d’emploi et les représentations que les sujets se font de leur travail sont affectées par de fortes incertitudes et d’angoissants souvenirs. Comment et dans quelles perspectives temporelles redéfinissent-ils leurs rapports à l’entreprise et plus généralement au travail, à l’emploi, à leurs pairs et à leurs proches ? Nous estimons que dans la situation actuelle, la mémoire collective et les souvenirs que les sujets partagent avec d’autres acteurs de l’organisation interviennent (selon des modalités variables) dans l’élaboration de leurs projets professionnels et non professionnels.

Les travaux fondateurs de Halbwachs sur « les cadres sociaux de la mémoire » ou ceux, d’inspiration voisine, de Simmel et d’Elias, conduisent à concevoir que la mémoire collective et la mémoire individuelle ne sont pas radicalement séparées (Moscovici, 1997 ; Jodelet, 2001). Actes individuels et sociaux interagissent et s’interpénètrent. Leur formation tout au long de l’ontogenèse est réciproque. Les rapports d’un individu aux structures sociales sont toujours inscrits dans une histoire collective comme les rapports du groupe à cette histoire sont toujours enchâssés dans des souvenirs personnels. « Un homme seul n’a pas de mémoire et n’en a pas besoin » soutient Janet (cité par Laurens, 2002 : 12). La mémoire sociale, notamment celle qui concerne les conduites et les temps du travail, est liée à des cadres sociaux et culturels et à des groupes au sein desquels elle a été co-construite par les individus. Elle constitue pour eux un ensemble d’événements et d’expériences comme autant de références qu’ils actualisent et échangent dans des pratiques de communication, ce que les tenants du « joint remembering » tels Middleton et Edwards (1990) ont bien mis en évidence. Elle traduit et exprime, par la narration et le récit (Bruner, 1991 ; Ricoeur, 2000), des périodes et des faits d’histoire passée qui ont été vécus collectivement par les groupes et subjectivement par leurs membres. L’étude de la mémoire sociale ne vise pas à faire coïncider la mémoire et les faits qu’elle rapporte mais la construction de ces faits eux-mêmes par l’intermédiaire de « processus de rappel, d’oubli et de réappropriation d’événements marquants du passé de groupes sociaux considérés » (Paez, Basabe et Gonzalez, 1997 ; Laurens et Roussiau, 2002). Comme le montrait Halbwachs, le rapport qu’un groupe entretient avec le temps n’est pas tout entier contenu dans la « mémoire historique », celle qui lui procure des repères chronologiques périodisés, des événements ou des personnages rattachés à des dates importantes. Certes, ce cadre social est toujours présent, en arrière plan, dans les souvenirs partagés. Il constitue, pour la lecture du passé, une trame faite de constances, de discontinuités et de changements. Mais au-delà de ce principe externe à la constitution de la mémoire collective, nous retenons avec Halbwachs l’existence d’une pluralité de temps qui structurent l’expérience vécue par le groupe. Non seulement, il importe de décomposer a priori ces différents temps de la mémoire (passé lointain, passé proche, présent, futur proche, futur lointain…), mais aussi et surtout d’identifier, à travers des récits individuels, comment le groupe conçoit le temps, sa topologie et sa direction (Pomian, 1984). C’est-à-dire à la fois comment il se le représente de manière cyclique (sur le mode de la répétition totale ou partielle) ou linéaire (sur le mode de la succession d’événements uniques) et quelle lecture progressive (selon des phases ascendantes) ou régressive (selon des phases descendantes) il effectue des événements mémorisés. L’enjeu de l’analyse est d’appréhender comment les perspectives temporelles (passées, présentes, futures) sont plus ou moins accordées entre elles en fonction de l’état affectif du groupe, de ses peurs, de ses angoisses et de ses propres attentes. Ainsi est-on en mesure de comprendre que « la projection que réalise un groupe dans l’avenir est tributaire de la manière dont il procède pour lire le passé et le présent » (Viaud, 2002 : 25). De « la capacité à nous retourner vers le passé et à modifier le présent à la lumière du passé, ou le passé à la lumière du présent », Bruner (1991) après Gergen (1984) fait un « universel » de la « réflexivité humaine ». Elle est alliée en effet, selon ces auteurs, « à la capacité d’envisager des alternatives, d’autres manières d’être, d’agir, de lutter » (Bruner, 1991 : 119), d’imaginer, de projeter d’autres possibles.

Il faut retenir que la Grande Paroisse a vu le jour après la Première Guerre mondiale. Elle est devenue une entreprise chimique de pointe dont la notoriété n’a été contestée que récemment par les nouvelles industries de pointe de l’aéronautique (Airbus) et des vols spatiaux installées à Toulouse. Il faut se rappeler que la catastrophe s’est produite dix jours après le 11 septembre et qu’elle a réactivé avec force dans la population les images et l’angoisse de la tragédie de New-York.

Dispositif et méthodologie de la recherche

L’enquête[1] a été réalisée auprès de 15 salariés volontaires de l’usine Grande Paroisse. Il s’agit de 14 hommes et 1 femme[2], âgés de 44 ans à 52 ans (âge moyen : 49,2 ans, écart-type = 3,39) et vivant en couple avec enfant(s). Ils sont représentatifs du point de vue de la diversité des emplois et des statuts socioprofessionnels occupés dans l’usine : ouvriers et employés (manutentionnaire, affréteur, cuisinier, pompier électricien, agent de maintenance), agents de maîtrise (chefs d’atelier, inspecteur technique) et cadres (responsables de services, chef d’établissement). Ils sont également représentatifs au regard de la variété des services et des ateliers présents dans l’usine, ainsi que des conditions et horaires de travail qui concernent l’ensemble du personnel : horaires fixes ou décalés relatifs à une journée continue ou à un travail posté (en 3/8), travail de nuit, astreintes le week-end et durant la semaine… Ils sont syndiqués pour près de la moitié d’entre eux. Comme l’ensemble des salariés de l’usine, les sujets ont tous été placés face à des solutions différentes : soit (dès 48 ans), partir ou non en préretraite, soit choisir entre une mobilité externe (avec changement d’employeur mais pas de lieu de vie) ou une mobilité interne (mobilité géographique mais pas de changement d’employeur). La disparité des âges, des formations, des emplois et statuts, est une caractéristique de notre échantillon, mais la continuité d’expériences collectives, un « vivre ensemble » spécifiques à l’entreprise Grande Paroisse lui donnent également une forte homogénéité. La plupart de ces salariés ont connu un développement de carrière, plus ou moins continu, dans l’entreprise, débutant souvent à de bas niveaux de qualification et accédant à plus ou moins long terme à différents niveaux de responsabilité et d’encadrement. Ce dont rend compte une ancienneté moyenne supérieure à 22 ans (ancienneté comprise entre 4 et 32 ans, écart-type = 8,37). Ce critère offre une justification empirique au fait de pouvoir parler de « mémoire sociale ou collective » à propos de l’évocation par ces individus de souvenirs relatifs à l’histoire de l’entreprise, à leur vie de travail et à leur vie hors travail.

Les données de recherche ont été recueillies (Barrau et Blanqué, 2003 ; Darolles et Rossetti, 2003) à partir d’entretiens semi-directifs de recherche (durée moyenne de deux heures), à caractère sociobiographique, menés dans des locaux disponibles de l’usine Grande Paroisse auprès des salariés. Le contrat de communication, identique pour l’ensemble des entretiens, garantit le respect de l’anonymat des personnes enquêtées et la possibilité d’avoir accès ultérieurement à une information résumée des principaux résultats de l’étude. Ces entretiens ont été introduits par la consigne inaugurale suivante : « Je voudrais que vous me racontiez ce que vous avez fait depuis l’explosion et le plan social, comment vous envisagez l’avenir et ce qui vous paraît important aujourd’hui dans votre vie ». L’entretien est ainsi conçu comme le lieu privilégié où le sujet interrogé va « naturellement », dans son récit, faire état de son histoire personnelle et collective ainsi que de ses expériences professionnelles antérieures à la catastrophe et de ses rapports à l’organisation afin d’évoquer sa perception de sa situation actuelle et ses projets d’avenir. La grille d’entretien vise à faciliter et structurer la production du discours autour de quatre thèmes principaux : le projet de vie de la personne ; l’expérience professionnelle antérieure (carrière dans et hors l’organisation, formation, conditions de travail et relations interpersonnelles avant la catastrophe) ; les souvenirs relatifs à l’histoire de l’entreprise (avant, pendant et après la catastrophe) et la nécessité (ou non) de maintenir un lien avec l’usine ; les rapports que le sujet établit entre ses engagements dans ses différents domaines de vie (professionnel, social, familial, culturel).

Les propos recueillis ont été intégralement retranscrits et ont fait l’objet, à l’aide du logiciel ALCESTE (Reinert, 1990, 1993), d’une analyse lexicale et morphosyntaxique sur l’ensemble du corpus. La méthodologie ALCESTE (analyse des lexèmes co-occurrents dans les énoncés simples d’un texte) s’inscrit dans la continuité des travaux de Benzécri (1981) consacrés à l’étude des lois de distribution du vocabulaire dans un corpus de données textuelles. Elle consiste à étudier la structure formelle d’un corpus donné à partir de la distribution des ressemblances et dissemblances du vocabulaire dans les énoncés de ce corpus. Comme le précise Delavigne (2000), les mécanismes qu’elle met en oeuvre sont donc indépendants du sens : ALCESTE classe de façon statistique des segments du corpus étudié en fonction de la distribution du vocabulaire à l’intérieur de ces segments. Cette méthodologie vise de la sorte à dégager la structure d’un texte à partir de proximités lexicales sans identifier a priori un point de vue particulier (par exemple, une partition du corpus par locuteur) qu’il s’agirait de caractériser (Brugidou, 2001). Le logiciel ALCESTE a fait l’objet de nombreuses études dans le domaine de la linguistique. Il connaît aujourd’hui un développement relativement important en France et trouve des applications dans différents champs disciplinaires : sociologie (Beaudouin, 1995 ; Robin, 2003), psychologie (Kalampalikis, 2003 ; Capdevielle-Mougnibas, Hermet-Landois et Rossi-Neves, 2004 ; Martin-Canizarès et Baubion-Broye, 2006), médecine et santé (Cannone et al., 2004 ; Allenet et al., 2005 ; Long et Pantaléon, 2007), sciences de l’éducation (Alava et Clanet, 2000), sciences cognitives (Blot, Hammer et Le Roux, 1994), etc. Il en ressort que le choix de ce logiciel d’analyse statistique est pleinement justifié pour saisir, à partir de témoignages individuels, les traces que des expériences collectives et des faits d’histoire organisationnelle passée ont imprimées dans les discours des sujets. Étant donné que le logiciel ALCESTE a été peu souvent utilisé dans une telle perspective de recherche (Licata et Klein, 2005), un objectif secondaire de l’étude est de mettre en évidence la pertinence opératoire de ce logiciel pour appréhender des éléments constitutifs de la mémoire sociale et son rôle dans la structuration des projets personnels et professionnels de sujets situés dans une phase cruciale de transition psychosociale.

Au plan technique, le logiciel procède à un découpage du texte en segments de taille homogène, relativement limitée, appelés « unités de contexte élémentaires » (U.C.E.). C’est au sein de ces unités élémentaires que sont calculées les co-occurrences des différentes formes lexicales. Chaque texte est ainsi appréhendé comme un ensemble d’unités et chaque unité est décrite par les mots qu’elle contient (à l’exclusion des mots grammaticaux). ALCESTE repère ensuite les formes réduites[3] dans les différentes unités de contexte du corpus et les met en relation ; il calcule les liens entre ces unités en reliant les contextes qui ont des mots communs. C’est à partir d’une classification hiérarchique descendante (CHD) sur les U.C.E. que s’opère le découpage du corpus en classes. Cette technique sert à différencier plusieurs niveaux de partition sur l’ensemble des unités de contexte retenues par regroupement des U.C.E. de même profil. La qualité du traitement peut être appréciée par le pourcentage d’U.C.E. classées (les U.C.E. classées représentent les U.C.E. retenues pour la présentation de l’architecture du corpus). Chaque classe peut être alors examinée grâce à son « profil » : pour chacune, ALCESTE donne accès à la liste des mots (ou formes réduites) les plus significatifs et indique les sujets et variables caractéristiques de la classe. L’analyse, étayée par le khi carré[4], permet de déterminer la forte ou la faible appartenance d’un mot à une classe et met ainsi en évidence les termes les plus représentatifs d’une classe donnée. Enfin le logiciel ALCESTE effectue une classification hiérarchique ascendante (CHA) par classe afin de présenter des relations locales entre formes d’une même classe. Cette procédure statistique consiste à définir les distances de proximité entre les mots caractéristiques d’une même classe et conduit à identifier les groupes de mots selon leur degré de proximité. À partir de ces classifications hiérarchiques, descendantes et ascendantes, sur différents sous-corpus, la méthode aboutit à dégager des associations de thèmes ou « mondes lexicaux » qui sont révélateurs de l’univers des représentations des sujets ou « visions du monde » (Reinert, 1993). C’est pourquoi ALCESTE est souvent utilisé dans l’étude des représentations sociales (Cannone et al., 2004 ; Kalampalikis, 2003 ; Kalampalikis et Moscovici, 2005).

Présentation des résultats de la recherche

Réalisée sur l’ensemble du corpus d’entretiens (soit 15 unités de contexte initiales), l’analyse ALCESTE a opéré le classement de 1 738 unités de contexte élémentaire sur les 2 216 U.C.E. que compte le corpus, soit 78,43 %[5], les U.C.E. restantes (21,57 %) ont donc été éliminées de l’analyse qui suit. La classification hiérarchique descendante (CHD) distingue quatre classes stables selon l’arbre de segmentation présenté dans la figure 1. Comme nous l’avons précisé plus haut, ces classes résultent de la distribution des mots dans les énoncés (U.C.E.) et de leur co-occurrence au sein du corpus.

Figure 1

Dendogramme des classes avec les formes significatives associées (+) et rejetées (–)

Dendogramme des classes avec les formes significatives associées (+) et rejetées (–)

-> See the list of figures

Nous présentons ci-dessous les quatre classes selon leur ordre d’importance, d’abord la classe 1 qui regroupe près de la moitié des U.C.E. classées, puis la classe 2 (25,56 %), la classe 3 (14,04 %) et enfin la classe 4 (8,63 %). Dans le descriptif de chacune des classes, nous indiquons successivement les formes réduites les plus représentatives de la classe (avec les khi carré correspondants), les formes significativement absentes, les principales variables associées ou mots étoilés[6] qui sont caractéristiques de la classe et les modalités de structuration de cette classe à partir des résultats de la classification hiérarchique ascendante (CHA). Ce descriptif sera suivi par nos propres interprétations relatives aux différentes temporalités (passée, présente ou future) et aux projets des sujets les plus représentatifs de la classe. Nous avons ainsi opté pour un mode de présentation qui tend à séparer le plus clairement possible, d’une part, les constats directement tirés des principales analyses fournies par ALCESTE et, d’autre part, les interprétations que nous proposons au regard de l’ensemble du corpus et du rapport d’analyse dont nous disposons et qui ne peut être ici développé. Le lecteur pourra aussi consulter dans les encadrés quelques exemples d’unités de contexte élémentaires (U.C.E.) significatives qui illustrent le « monde lexical » de chacune des classes. Afin de garantir l’anonymat des personnes dans la présentation résumée de ces données d’entretien, les prénoms des individus sont donnés de manière fictive et les éléments d’information permettant de les identifier ont été supprimés.

Classe 1 (49,8 % des U.C.E. classées) : incertitudes de la transition vers la préretraite et recherche de la vérité sur la catastrophe

Les formes les plus représentatives de la classe sont : vrai+ (χ2 = 71), voir+ (χ2 = 61), je (χ2 = 45), pas (χ2 = 45), mais (χ2 = 44), aller+ (χ2 = 34), truc+ (χ2 = 32), jour+ (χ2 = 32), temps (χ2 = 32), matin+ (χ2 = 28), chose+ (χ2 = 27), femme+ (χ2 = 25), enf+ant (χ2 = 24), journée+ (χ2 = 24), forcément (χ2= 24), connaître. (χ2 = 21), boulot+ (χ2 = 21), copain+ (χ2 = 20)… Par contre, les formes suivantes sont significativement absentes des énoncés de cette classe : format+ion (χ2 = 71), plan+social (χ2 = 58), industri+e (χ2 = 31) et métier+ (χ2 = 25).

Parmi les variables associées ou mots étoilés les plus caractéristiques de la classe, on note la présence du projet de préretraite (χ2 = 165), de la thématique du futur (χ2 = 32) et de la non-syndicalisation (χ2 = 18).

La classification hiérarchique ascendante (CHA) effectuée sur cette classe indique qu’elle est structurée à partir d’une partition en deux dimensions principales relatives à la situation de transition vers la préretraite :

  • d’une part, l’anticipation de la préretraite à travers le fait d’entrevoir à la fois des perspectives nouvelles et de lourds changements qui affectent l’emploi du temps, les relations avec les proches et avec les collègues, les rapports entre la vie de travail et la vie hors travail ;

  • d’autre part, le vécu de la situation présente, marquée par la catastrophe et la nécessité d’en parler autour de soi pour donner un sens, une explication vraisemblable, à cet événement ahurissant pour les salariés concernés.

Parmi les plus anciens dans l’entreprise, souvent non syndiqués, les sujets les plus représentatifs des énoncés de cette classe ont majoritairement des projets de préretraite alors même qu’ils continuent de travailler sur le site jusqu’à la fermeture totale de l’usine. Leurs discours sont plutôt orientés vers une temporalité future. En témoigne la fréquence significativement élevée des marqueurs temporels. Ces sujets éprouvent une forte incertitude et une inquiétude quant à leur avenir : « Au niveau moral, ça va très bien. Enfin ça va ; ça va quoi, on est pas… j’arrive bien à supporter le contexte. Bon après, pour ce qui est de l’avenir, je sais pas trop. J’ai jamais beaucoup d’idées », explique Norbert (entretien no 4). En réaction à cette incertitude, comme l’indiquent leurs propos, se révèle une activité réflexive d’exploration de nouveaux possibles (« aller », « voir », « connaître », « réfléchir »…), notamment dans les domaines familiaux et sociaux (« femme », « enfant », « copains »…). Ainsi, Norbert (entretien no 4) s’interroge et hésite sur les choix à opérer : « J’ai rien de bien cadré, des intentions. J’aimerais ci, j’aimerais là… ». Il formule des projets assez flous et à long terme : « retaper une baraque, un gîte, un truc comme ça quoi » et reconnaît son indécision par rapport à l’avenir : « C’est vrai que précisément, je sais pas trop ce que je vais faire. C’est vrai que j’ai le temps… ». Pour ces salariés, la possibilité de mettre un terme à leur carrière arrive plus tôt que souhaité ou prévu. Et, non préparés à cette éventualité, ils ont peine à construire de nouveaux projets de vie. C’est ce qu’exprime Alain (entretien no 8) : « La préretraite nous tombe un peu dessus de façon prématurée et donc je sais que si ça ne m’était pas arrivé, j’aurais travaillé jusqu’à 60 ans […] bon, c’est vrai qu’il faut s’organiser pour la suite ». C’est également le sentiment de Louis (entretien no 12) : « Je ne sais pas trop ce que je vais faire parce que, bon, je n’y ai pas encore vraiment réfléchi parce que, bon, c’est quand même une situation très soudaine qui est arrivée […] j’ai pas encore réalisé que bientôt je serai à la retraite ».

Ces sujets paraissent encore sous le choc et sont toujours en quête de vérité sur l’origine de la catastrophe (d’autant qu’elle est objet de doutes, de controverses dans les instances de justice, chez les experts, les employés et les responsables de l’entreprise) : « Ce que je voudrais, c’est qu’on sache quand même après tout ce temps et tous ces experts, enfin qu’on sache quand même au final ce qui s’est réellement passé, je trouve que c’est la moindre des choses pour nous et toutes les victimes, qu’on soit fixés » déclare Louis (entretien no 12). Le passage à une nouvelle étape de leur parcours de vie ne pourra véritablement s’accomplir, selon eux, qu’à la condition de pouvoir comprendre l’événement traumatisant : « La moindre des choses c’est que l’enquête se finisse, qu’on sache la vérité mais pas que nous, tout le monde, même si c’est des choses qui font peur. Et là je crois que ce sera vraiment fini et qu’on pourra passer à autre chose », indique Laurent (entretien no 14). Dans ce contexte, préserver et actualiser des liens avec les anciens collègues constituent une ressource socio-affective majeure : « Il y a des copains qui sont partis, bon qui ont été mutés ou des trucs comme ça. On doit se retrouver, faire des repas, enfin… souvent, moi j’en appelle. J’ai une dizaine de copains que j’appelle… » (Norbert, entretien no 4). En somme, les stratégies que ces sujets ont mobilisées pour affronter l’épisode catastrophique et ses conséquences semblent reposer sur un double processus : d’une part, une « rumination cognitive » (Luminet, 2000), c’est-à-dire le ressassement de pensées récurrentes qui mêlent la description de faits et l’expression de sentiments personnels souvent contradictoires (d’injustice, de révolte et de résignation), d’autre part, l’activation d’une affiliation à travers la recherche de références collectives qui autorise un « partage social des émotions » (Rimé, 1989).

Classe 2 (27,56 % des U.C.E. classées) : évocation de la situation présente consécutive au Plan Social et réduction des perspectives temporelles passées et futures

Les formes les plus représentatives de la classe sont : plan+ (χ2 = 148), socia+l (χ2 = 134), reclass+er (χ2 = 91), Toulouse (χ2 = 47), préretraite+ (χ2 = 46), emploi+ (χ2 = 41), partir+ (χ2 = 41), Total-Fina (χ2 = 41), comité-entreprise (χ2 = 37), âge+ (χ2 = 37), raison+ (χ2 = 36), région+ (χ2 = 35), act+ion (χ2 = 34), groupe+ (χ2 = 33), possi+ble (χ2 = 32), site+ (χ2 = 31), mut+er (χ2 = 31), société+ (χ2 = 30), cabinet+ (χ2 = 29), fermeture+ (χ2 = 24), Grande-Paroisse (χ2 = 23), association (χ2 = 23)…

Le recours à la thématique du présent (χ2 = 59), la référence aux projets de mobilité (χ2 = 47) et de reclassement (χ2 = 20), l’appartenance syndicale (χ2 = 24) constituent les principales variables associées et identificatrices de cette classe. Par contre, la référence au passé (antérieur à la catastrophe) est significativement absente (χ2 = 29) des énoncés de cette classe.

La CHA effectuée sur cette deuxième classe conduit à distinguer deux dimensions relatives au plan social et aux alternatives professionnelles proposées aux salariés pour leur reconversion :

  • d’une part, l’évocation de la fermeture prochaine du site et du Plan Social mis en place pour assurer le reclassement des salariés. Cette évocation met en cause les différents acteurs concernés par le Plan Social (Total Fina, le comité d’entreprise, le syndicat, le cabinet de reclassement, les politiques, etc.) ;

  • d’autre part, l’exploration des possibles dans le cadre de la définition d’une nouvelle orientation de carrière qui permet aux salariés de rester sur Toulouse et sa région pour des raisons familiales et qui peut à terme (sous condition de critères d’âge) se traduire par le choix d’un départ en préretraite.

Cette classe se caractérise avant tout par des discours rapportés à la situation actuelle des acteurs et au passé proche (depuis la catastrophe). Ils reflètent surtout des préoccupations liées au Plan Social et à la perspective d’un reclassement contraint, source d’inquiétudes. Les sujets les plus représentatifs des énoncés de cette classe tendent à percevoir dans la fermeture de l’usine une sorte de coup d’arrêt à leur carrière, d’autant plus qu’ils ont exercé dans l’entreprise d’importantes responsabilités. Ils sont en proie à des difficultés pour trouver les moyens d’une relance professionnelle. C’est ce qu’exprime Lionel (entretien no 15) lorsqu’il relate les longs moments passés dans sa maison à « tourner en rond sans avoir de projet, sans savoir ce qu’on va devenir ». L’utilisation récurrente des marqueurs d’obligation (« il faut ») et l’évocation fréquente d’une rupture avec le passé (« partir », « muter », « quitter », « fermeture », « laisser », « fin », « abandonner »…) indiquent une attitude relativement fataliste face à un devenir professionnel perçu comme une épreuve à laquelle ils n’étaient pas préparés. Ainsi, Arthur (entretien no 5) estime que son projet de réorientation s’effectue « le couteau sous la gorge ». On note, par ailleurs, un recours fréquent à des marqueurs spatiaux (« région », « Toulouse », « Pau »…). Il suggère que les sujets sont à la recherche mal assurée de points de repères. Ils sont très marqués par la catastrophe et utilisent des termes lourdement chargés au plan émotionnel (« démantèlement », « gâchis », « bulldozers »…). Le changement brutal auquel ils ont à faire face tend à vider de sens leur parcours antérieur et le travail lui-même : « Dans une usine qui va arrêter, qui ne produit plus et qui va fermer dans quelques mois, la reconnaissance du travail n’a pas beaucoup de sens […] Y’a une solidarité encore entre nous, je vous le disais tout à l’heure au niveau des hiérarchies, de toutes les hiérarchies, donc qui fait qu’on s’apprécie, qu’on s’estime, mais on ne peut plus parler de travail », déplore Arthur. Ses liens d’appartenance à l’entreprise en viennent à s’effacer : « Par rapport à l’usine, bon, il y a des gens qui renforcent leur attachement justement à cette usine, moi je pense que j’essaie de m’en détacher parce que par vocation elle a tendance à disparaître, donc ce n’est pas la peine de se rendre la vie autant pénible… ». Dans cette situation de grande incertitude et de profondes remises en question, ces sujets sont demandeurs d’un soutien social. Ils sollicitent fortement les structures d’aide au reclassement ainsi que leurs proches au sein de leurs domaines de vie familial et social.

Classe 3 (14,04 % des U.C.E. classées) : perspective d’une reconversion externe étayée sur le sentiment d’une expertise technique acquise dans l’entreprise

Les formes les plus représentatives de la classe sont : format+ion (χ2 = 351), service+ (χ2 = 208), techn+ique (χ2 = 155), appareil+ (χ2 = 88), qualité+ (χ2 = 85), entretien+ (χ2 = 79), métier+ (χ2 = 77), maintenance (χ2 = 71 technolog+ie (χ2 = 66), transverse+ (χ2 = 62), inspect+ion (χ2 = 61), budget+ (χ2 = 60), manage+ment (χ2 = 49), liaison+ (χ2 = 48), matéri+el (χ2 = 46), responsa+bilités (χ2 = 44), organ+isation (χ2 = 42), méthode+ (χ2 = 42), règlement+er (χ2 = 42)…

Parmi les variables associées les plus caractéristiques de la classe, on relève l’importance du projet de reclassement (χ2 = 298) et de la thématique du passé (χ2 = 122) avec la présence de nombreux segments répétés du type « il y avait », « c’était »…

Cette classe est structurée (CHA) à partir de l’identification de deux dimensions essentielles et interdépendantes qui concernent la professionnalisation du métier :

  • d’une part, la « valeur ajoutée » de la formation permanente, de l’acquisition de connaissances et de l’appropriation de nouvelles technologies, dans l’exercice du métier à l’intérieur de services à hauts niveaux de technicité ;

  • d’autre part, l’expertise technique et les fonctions d’encadrement ou d’inspection, en particulier dans la maintenance industrielle (méthodes d’entretien, conduites d’appareils) et dans l’application des réglementations en vigueur.

Les propos des sujets les plus représentatifs des énoncés de cette classe se rapportent à une temporalité passée. Ils ont en commun d’en appeler essentiellement aux souvenirs d’un parcours professionnel caractérisé par un investissement dans la formation professionnelle. Ils signalent, à ce titre, qu’ils ont suivi de nombreuses formations tout au long de leur vie. Corrélativement, ils témoignent d’une progression et d’un développement continus durant leur carrière. Ces sujets sont engagés dans des projets de reconversion professionnelle qui se traduisent plutôt par le choix d’un reclassement externe. Ils décrivent des perspectives d’avenir où s’exprime la volonté de mettre à profit leurs acquis antérieurs dans le cadre d’une reconversion qui, malgré son caractère inattendu et brutal, est plutôt jugée positive. Ainsi en attestent les propos de Dominique (entretien no 3) en conclusion de son entretien : « Je ne suis pas dans une phase négative ou sur le recul hein. Je suis toujours dans une phase de progression ». La fermeture de l’usine est perçue par ces sujets comme l’occasion d’une reconversion professionnelle. Celle-ci ne se réduit pas toutefois à l’abandon de leur métier d’origine dans la mesure où les savoirs et savoir-faire qui lui sont associés pourront être transférés et valorisés dans leur futur emploi dans les domaines de l’expertise, de la formation, de la gestion de projet et du management : « Je suis dans cette perspective-là de réorientation professionnelle, non plus dans les métiers de la technique, mais dans des métiers périphériques à la technique où l’on peut exploiter, mettre à contribution toute l’expérience professionnelle acquise sur un site industriel pendant 25 ans » précise Dominique. Le choix d’un reclassement externe et non d’une mutation interne dans le groupe industriel est encore justifié par l’invocation de raisons personnelles et familiales.

Classe 4 (8,63 % des U.C.E. classées) : valorisation d’une expérience professionnelle dans le secteur de la chimie industrielle et incertitudes à l’égard de l’avenir

Les formes les plus représentatives de la classe sont : produit+ (χ2 = 219), valeur+ (χ2 = 181), nitrate+ (χ2 = 128), fabrique+er+ (χ2 = 106), ammoniac (χ2 = 105), mesur+er (χ2 = 98), contrôl+er (χ2 = 85), processus (χ2 = 85), chlore+ (χ2 = 84), ordinateur+ (χ2 = 75), pneumatique+ (χ2 = 74), capt+er (χ2 = 74), écran+ (χ2 = 64), seuil+ (χ2 = 64), tonne+ (χ2 = 64), stock+er (χ2 = 64), urée (χ2 = 63), salle+ (χ2 = 63), mélamine+ (χ2 = 63), taux (χ2 = 53), colle+ (χ2 = 53), ammonium (χ2 = 53), micromecan+ique (χ2 = 53), ammonitrate+ (χ2 = 53), température+ (χ2 = 53), phase+ (χ2 = 53), engrais (χ2 = 53), risque+ (χ2 = 52)…/… , surveill+er (χ2 = 42), explos+ion (χ2 = 42)… Par contre, les formes relatives à l’emploi de la première personne sont significativement absentes des énoncés de cette classe (je : χ2 = 34 ; moi/me/ma : χ2 = 18).

On note, comme pour la classe précédente, que les variables identificatrices associées à la classe (les mots étoilés) concernent les projets de reclassement (χ2 = 49) et la thématique du passé (χ2 = 34) avec la présence de nombreux segments répétés qui renvoient à cette temporalité. Par contre, la thématique du futur (relative à la vie après le Plan Social) est peu abordée par les sujets caractéristiques de cette classe qui sont également plus syndiqués que les précédents.

La CHA effectuée sur cette classe montre qu’elle s’organise autour de deux dimensions circonscrites au secteur d’activité, à la production et à ses conditions techniques :

  • d’une part, la fabrication industrielle et le stockage de tonnes de produits chimiques à base de nitrates d’ammonium et de chlore qui ne sont pas sans risques d’explosion ;

  • d’autre part, la surveillance du processus physico-chimique, la mesure de la température, le respect des seuils de sécurité, en salle de contrôle sur écran.

Les discours liés à la classe présentent une faible occurrence des marqueurs de la première personne (« je », « me », « moi »), ce qui semble manifester le caractère collectif d’une mémoire porteuse d’activités et de valeurs communes au groupe de référence. Tournés vers le passé, les discours des sujets les plus représentatifs des énoncés de cette classe expriment une forte identité ouvrière et de métier caractérisée, notamment, par la maîtrise de savoir-faire techniques très spécialisés (ici, ceux de l’industrie chimique liés à des recherches de pointe que l’entreprise AZF a toujours promues) et la maîtrise des risques qui leur sont associés. Singulièrement la valorisation de l’activité technique et de ses produits, la solidarité de groupe, sont autant de traits saillants d’une culture ouvrière propre à l’usine. Les discours évoquent fréquemment l’implication des sujets dans la vie de l’entreprise, principalement aux plans culturel et syndical. Par exemple, Bernard (entretien no 1) relate le souvenir d’un groupe culturel et artistique qu’il a lui-même créé au sein de l’entreprise et qui a contribué, selon lui, à renforcer les liens et la cohésion entre les membres du personnel. Engagé dans le militantisme syndical depuis de nombreuses années, il cherche aujourd’hui à préserver une solidarité avec ses pairs : « Je maintiens un contact permanent avec mes collègues. On maintient cette vie encore syndicale », assure-t-il. De même, Laurent (entretien no 2), lui aussi engagé syndicalement, s’investit toujours dans l’organisation des sorties le week-end avec ses anciens partenaires de travail. C’est également le cas de Michel (entretien no 10) qui fut, à une époque, membre du comité d’entreprise et qui, aujourd’hui, participe activement à la mise en oeuvre du Plan Social : « Avec ce qui s’est passé, bon, moi, j’ai été pas mal pris par tout ce qui est négociation du protocole, du plan social, tout ce qui est de l’activité du comité d’entreprise, tout ce qui est solidarité au sein du comité d’entreprise, tout ce qui est de l’ordre du soutien… Avec les assistantes sociales, enfin, il y a beaucoup de trucs qui ne sont pas directement liés à l’activité du comité d’entreprise qui m’ont pris beaucoup de temps depuis la catastrophe du 21 septembre », affirme-t-il. Cette solidarité ouvrière est invoquée par les sujets comme un facteur et un trait essentiels de la vie de l’entreprise : « Comme on était des gens assez autonomes sur le terrain et tout ça, on supportait mal, quand même que le chef de service vienne nous donner sa leçon alors que sur le terrain, on était garants du bon fonctionnement », déclare Bernard (entretien no 1). Mémorisée et réactivée dans des circonstances dramatiques, cette solidarité se nourrit de la fierté de contribuer à la dynamique et à la notoriété d’une entreprise qui fabrique des produits complexes : « Regardez donc, pour faire de l’ammoniac, la synthèse qu’il faut, les compétences qu’il faut, les installations qu’il faut, tout le mouvement qui est mis en branle pour pouvoir l’organiser. C’est pareil que pour un avion », poursuit-il.

Au plan professionnel, les sujets identifiables à partir des énoncés de cette classe privilégient le reclassement externe. Comme pour les sujets précédents (voir classe no 3), l’élaboration de leur projet de reconversion paraît prendre appui sur l’expérience et le savoir-faire qui ont enrichi leurs pratiques du métier. Mais alors que ces salariés abordent facilement durant l’entretien un « vécu professionnel » enraciné dans l’histoire collective de leur entreprise, ils expriment davantage que les précédents une difficulté à définir de nouvelles perspectives individuelles de carrière. Il faut « se repositionner » (Bernard), c’est-à-dire se confronter à une relative incertitude de l’avenir. Ainsi, la reconversion est plutôt pour ces sujets une épreuve qui n’a plus les sécurités de l’état antérieur et qui suscite en eux des doutes quant à ses issues : « Il faut pas vivre cette expérience trop longtemps, j’aime pas moi, tournicoter là. Et puis, il n’ y a rien qui bouge, on a toujours que des refus […]. Je veux dire que, il y a de quoi perdre pieds. Bon, il faut pas que ça dure trop longtemps. Il faut que ça se termine rapidement quoi », affirme Laurent (entretien no 2).

Synthèse et discussion

Nos résultats tendent à montrer que les différences observées dans les réactions à l’événement et dans la définition des perspectives futures sont liées aux positions des individus vis-à-vis d’une histoire sociale partagée et mémorisée. L’arbre de segmentation des données du corpus (cf. figure 1) oppose, à un premier niveau, les classes 1 et 2 aux classes 3 et 4 dont nous avons précisé les principaux contenus lexicaux. Ceux-ci s’appliquent à une pluralité de registres d’expériences dont les marqueurs spatio-temporels sont très sensiblement différents. D’un côté, les classes 1 et 2 évoquent plutôt une situation où sont étroitement conjuguées, à partir de l’épisode catastrophique, les offres du Plan Social et les exigences d’une réorientation (difficile à assumer) de leurs perspectives professionnelles et personnelles. De l’autre côté, les classes 3 et 4 renvoient à la pratique du métier dont la mémoire articule des expériences de formation au métier et des expériences professionnelles. Deux types d’attitudes pourraient être inférées sur la base des différenciations établies. D’une part, des attitudes plutôt réactives, sinon réactionnelles, associent à la catastrophe le départ programmé de l’entreprise et une disponibilité pour un retrait à courte ou moyenne échéances de la vie de travail. D’autre part, des attitudes plus intégratives valorisant les acquis de la carrière recouvrent des compétences de métier, consolidées par des formations permanentes au sein de l’organisation et plus ou moins compatibles avec des objectifs de reclassement externe. Il convient toutefois de préciser que l’identification de ces deux types d’attitudes (que recouvrent les quatre modalités de construction sélective d’une histoire thématisée) est largement tributaire du contrat de communication et de la grille d’entretien proposés aux participants. Ces attitudes et modalités peuvent coexister ou se succéder au sein d’un même récit individuel, au gré des relances de l’entretien. Si les individus structurent leurs projets en fonction des usages différents qu’ils font de la mémoire collective, ces usages sont toujours construits dans un rapport dialogique à l’enquêteur. Par conséquent, cette méthodologie n’autorise guère à ranger les sujets dans telle ou telle classe même si nous avons pu voir dans la présentation de ces classes que certains sujets sont plus représentatifs que d’autres des énoncés caractéristiques de chacune de ces classes.

Au-delà des réserves inhérentes à nos choix méthodologiques, il est permis de dégager quelques enseignements de cette recherche. Ce corpus d’entretiens révèle que, face à la situation catastrophique, les projets des salariés ne se réduisent pas à de simples décisions rationnelles de choix entre plusieurs voies possibles définies par le Plan Social de reclassement (la reconversion externe, la mobilité interne, la préretraite). Ces projets mobilisent diversement des processus de réappropriation des expériences constitutives et mémorisées de l’histoire personnelle et collective. Certains éléments qui structurent les récits tendent à occulter ou à minorer les périodes antérieures de cette histoire. Ils renvoient plutôt à une lecture cyclique et régressive du temps pour se focaliser sur la dernière phase catastrophique de l’évolution de l’entreprise. Cette forme de mémoire collective peut être qualifiée « d’exemplaire » (Viaud, 2002) dans le sens où elle s’enracine dans un moment traumatisant (comme l’est la catastrophe du 21 septembre 2001) qui menace durablement ou définitivement l’existence du groupe. Elle naît de l’impératif moral qui fait du souvenir une nécessité. Elle se fonde sur le récit d’un événement exceptionnel et rend légitime un « devoir de mémoire » qui fonctionne comme un dispositif de valeurs que partagent d’autres groupes sociaux, voire l’humanité (Todorov, 1995), face aux risques industriels et environnementaux. Les incertitudes à l’égard de l’avenir qui traversent ces récits vont alors de pair avec l’impossibilité pour les sujets de réaliser un travail de deuil nécessaire à l’intégration temporelle des dimensions passées, présentes et futures de l’ensemble de leurs activités. D’autres éléments qui fondent ce corpus d’entretiens rendent compte d’une lecture plus linéaire et progressive du temps où les individus s’attachent à situer et à dater les événements significatifs de leur carrière les uns par rapport aux autres. Ces éléments ont trait à la période antérieure à la catastrophe, à leur expérience ouvrière, aux conditions d’exercice de leur métier, à l’identité reconnue de leur entreprise et de son secteur d’activité. Par là, ils traduisent l’activation d’une « mémoire d’origine » (Viaud, 2002) qui instaure une permanence et une continuité d’existence. Les incertitudes à l’égard de l’avenir qui percent ici ou là dans ces récits mettent précisément en cause l’impossibilité des sujets de maintenir des liens effectifs ou symboliques avec l’organisation où ils ont fait carrière, leur difficulté d’envisager travailler dans une autre organisation où ils pourraient prolonger et faire valoir sous d’autres formes leur expérience professionnelle sans avoir le sentiment de repartir à zéro.

Ces résultats indiquent aussi que ces sujets structurent leurs projets en fonction d’usages différents de la mémoire collective. Les salariés qui, d’un point de vue subjectif et émotionnel, abordent plus fréquemment les souvenirs et les incidences matérielles et personnelles de la catastrophe, optent pour les projets de préretraite ou de mobilité interne. Ils évoquent non seulement les aides apportées par divers partenaires en vertu d’anciennes solidarités de travail (le comité d’entreprise, les syndicats ou l’association des anciens salariés d’AZF), mais aussi l’importance des proches (conjoint, enfants…) dans les choix qu’ils ont à effectuer. Ils expriment davantage que les autres des difficultés à avoir prise sur leur situation actuelle et sur leur propre devenir. Les désarrois qu’ils vivent s’accompagnent d’un besoin nettement plus affirmé de soutien social. Les salariés qui mettent en avant les aspects sociotechniques du travail et les compétences accumulées dans l’exercice de leur métier ont des projets de reclassement externe. Leur perception de l’avenir semble davantage tributaire de la manière dont ils estiment pouvoir transférer ces compétences dans un autre secteur d’activités professionnelles et du rapport instrumental ou identitaire qu’ils ont établi à leur organisation et qu’ils ont reconstruit après la catastrophe. Bien qu’elles ne soient pas dans le champ des références conceptuelles de notre recherche, les multiples études sur les états de stress post-traumatique pourraient assurément apporter des éclairages pertinents sur les conséquences psycho-individuelles et collectives de la catastrophe d’AZF (Pechikoff et al., 2004). Les limites de cet article ne permettent pas de les présenter et de les discuter.

En définitive, si la mémoire sociale pousse à la construction sélective d’une histoire thématisée, ce n’est pas seulement en raison du déficit de rétention ou de rappel des souvenirs, mais aussi parce qu’elle est orientée par la préoccupation du futur et la recherche de lien social. Ainsi, la mémoire sociale (ou collective) sert à promouvoir l’affirmation valorisante d’une forte identité de groupe et de métier, ici en réaction à la stigmatisation dont ce groupe et l’industrie chimique tout entière ont fait l’objet de la part des médias et des populations environnantes soumises aux effets destructeurs de la catastrophe. Et c’est en raison même de cette identité qui s’est forgée au cours de l’évolution de l’entreprise que la mémoire est un outil de la connaissance du présent et de l’orientation vers le futur, en particulier lorsque ces dimensions de l’horizon temporel sont aussi gravement hypothéquées par un désastre humain et économique majeur. Car « les hommes ne peuvent ni se comprendre eux-mêmes ni discerner les possibilités que leur ouvre l’avenir s’ils négligent d’intégrer à leur fonds de connaissances celle de l’évolution qui a conduit du passé au présent » (Elias, 1996 : 220). À cet endroit, on peut invoquer deux fonctions psychosociales que remplit la mémoire collective pour ces salariés.

  • D’une part, elle organise leur futur professionnel et personnel dans le contexte de la fermeture de l’usine et de la cessation d’activité. Les choix qui guident le développement ultérieur de leur carrière sont associés à des modalités variables d’inscription de leurs activités et de leurs représentations dans une mémoire sociale qui concerne leurs activités de travail mais qui les débordent amplement. Bien sûr, on pourrait supposer que la formulation même de ces projets entraîne, sur le plan mnésique, un travail de rationalisation dans « l’après-coup » car c’est aussi à partir de ses projets que le sujet sélectionne les souvenirs qui les justifient.

  • D’autre part, la mémoire collective permet d’asseoir la capacité du groupe à agir sur son environnement, à modifier les rapports de pouvoir à d’autres groupes, à lutter contre les images stéréotypées dont il se dit victime (l’image a été souvent diffusée d’une « entreprise poubelle »), à défendre sa « vérité » à propos par exemple des causes encore controversées de l’explosion. Ainsi, pour des salariés qui se sont sentis injustement maltraités sinon méprisés par l’opinion publique, la constitution de mémoires parcellaires peut être un instrument sociopolitique pour faire aboutir leur demande de reconnaissance sociale et leurs revendications, singulièrement, celle de pouvoir rendre compte par eux-mêmes de leur histoire, à travers des témoignages, une communauté d’expériences et des valeurs de solidarité et d’entraide[7] qui lui donnent sens.