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Alors que l’intérêt porté aux grandes théories universelles semble s’amenuiser au profit d’approches plus pragmatiques et plus morcelées dans l’analyse des phénomènes organisationnels, la théorie des organisations continue de susciter beaucoup de discussions et de controverses dans les cercles universitaires. En effet, la conception de nouvelles avenues théoriques y est toujours foisonnante. De façon régulière on retrouve des ouvrages qui en font le bilan et marquent les balises les plus importantes pour comprendre comment se structurent les rapports entre les êtres humains dans les organisations. L’ouvrage de Laurent Bélanger et Jean Mercier se livre également à ce patient travail de présentation, de synthèse, d’analyse et de comparaison entre différentes approches théoriques et écoles de pensée sur les organisations. Le recueil proposé consiste à présenter un texte par auteur ayant contribué de façon significative à l’élaboration de la théorie des organisations. En tout, 35 auteurs différents sont invités, ils sont regroupés en onze chapitres qui s’étalent des plus anciens et plus classiques, tels les incontournables Weber, Taylor ou Crozier, jusqu’aux plus récents auteurs moins ancrés dans la théorie des organisations, tels Dejours ou Gorz.

Un tel recueil présente tout de même un défi de taille car le récit repose avant tout sur le choix des auteurs et des textes, donc des critères de sélection. De plus, certains de ces ouvrages d’analyse et de synthèse sont eux-mêmes devenus des classiques, que l’on songe aux ouvrages de Derek S. Pugh et David J. Hickson (Writers on Organizations), de Mary Jo Hatch (La théorie des organisations) ou des très cités Burrell et Morgan (Sociological Paradigms and Organizational Analysis). Plus près de nous, Jean-François Chanlat et Francine Bernard ont déjà édité deux ouvrages intitulés L’analyse des organisations et tout récemment, Linda Rouleau proposait Théorie des organisations : approches classiques contemporaines et de l’avant-garde. L’analyse des organisations est fascinante et de plus en plus pertinente. Les interactions essentielles de la vie quotidienne s’y déroulent, que ce soit à travers les activités économiques, politiques, sociales ou culturelles. Tout devient organisationnel. Le travail de Laurent Bélanger et Jean Mercier doit donc se distinguer des ouvrages antérieurs et apporter une contribution substantielle au travail de synthèse et d’analyse sur les organisations. Sous cet aspect, on peut dire que c’est une réussite.

Les auteurs débutent par une introduction dense, rigoureuse et fortement relevée, qui présente les écoles de pensée en théorie des organisations. On y retrace brièvement l’histoire de l’organisation à différents endroits et à différentes époques, bien que ce soit la division du travail entraînée par l’industrialisation au XIXe siècle qui soit à l’origine du phénomène organisationnel moderne. D’emblée, une distinction est établie entre le management et la théorie des organisations. Si le premier se définit comme la recherche de l’efficacité dans un esprit analytique et prescriptif, le second consiste à comprendre leur fonctionnement dans un esprit analytique. L’ouvrage est donc consacré aux théories analytiques, qui sont nombreuses et variées, traversées par des controverses disciplinaires. Les auteurs analysent les principaux courants depuis les débuts, en tout onze courants répartis sur onze chapitres organisés selon neuf paramètres: la conformité aux exigences de la démarche scientifique; la nature structurelle et le niveau privilégié, soit l’individu, l’organisation ou l’environnement; la dimension fonctionnelle et les types de systèmes; les dimensions objectives ou subjectives de l’organisation; les dimensions déterministes ou volontaristes; l’attitude fondamentale de l’analyste dans le regard qu’il porte sur les organisations; les grands paradigmes analytiques en sciences sociales et humaines; les méthodes employées pour étudier les organisations. Les préférences y sont exprimées en regard d’une recension des écrits analytiques de la théorie des organisations. La classification et les paramètres proviennent de plusieurs auteurs dont deux ont semblé grandement inspirer Bélanger et Mercier dans leur classification des théoriciens, puis dans le choix d’un texte représentatif. Ce sont Richard Scott (Organizations : Rational, Natural and Open Systems) et Alain Desreumaux (Théorie des organisations).

Chaque chapitre fait l’objet d’une présentation substantielle des auteurs, du courant qu’ils représentent ainsi que de leur apport à la théorie des organisations. Les chapitres sont présentés par ordre de leur apparition chronologique et de leur importance historique. La justification et la validation sont effectuées par les critères et le paramètres présentés ci-haut. C’est donc un ouvrage bien fait, bien présenté et bien structuré. Le lecteur a le privilège de lire l’auteur dans le texte en plus de bénéficier d’une interprétation relevée. Les propos sont intéressants et toujours justifiés. En effet, on nous propose une analyse de chaque courant ainsi qu’une critique qui émane le plus souvent des approches subséquentes. Au début de chaque chapitre, on retrouve une brève présentation des auteurs, les justifications de leur regroupement puis une courte biographie de chacun, le lieu et l’année de sa naissance, l’endroit où il ou elle a enseigné, les influences qui ont été marquantes. Le lecteur bénéficie ainsi d’un vaste panorama qu’il peut ensuite critiquer ou commenter lui-même puisqu’il a le texte de l’auteur. Bien sûr on peut toujours reprocher à Bélanger et Mercier de n’avoir pas choisi le bon texte, mais dans les circonstances, la sélection s’avère valide. Le but de l’ouvrage ne consiste pas à approfondir chaque auteur, mais plutôt à le situer dans l’ensemble des courants.

Je ne vais pas présenter chaque auteur ou chaque courant ou école, dont plusieurs sont déjà bien connus par les spécialistes des organisations. Bien sûr les précurseurs sont présents, les Weber, Taylor, Fayol, Merton, l’École des relations humaines avec Mayo et Argyris, puis la prise de décision de March et Simon. Certains chapitres comprennent deux ou trois auteurs, d’autres sont plus substantiels et proposent une compréhension du courant avec sept auteurs comme c’est le cas avec l’analyse systémique qui, en plus des Trist, Burns, Woodward ou Mintzberg, retient un sociologue comme Manuel Castells pour sa compréhension de l’entreprise en réseau. Les courants comme l’analyse culturelle ou l’analyse stratégique sont sans surprise aucune, bien que des auteurs originaux apparaissent, comme Linda Smirich, et c’est pour le mieux. On y présente l’analyse néo-institutionnelle, intéressante dans ce cas puisqu’on y montre aussi l’évolution de ce courant polymorphe et très fertile. De nouvelles écoles, comme l’humanisme radical de Christophe Dejours et d’André Gorz, sont aussi au rendez-vous. Les lecteurs anglophones n’ont sans doute pas accès à ces textes qui demeurent la particularité hexagonale. En effet, les théories des organisations ont surtout été développées par les universitaires américains, à l’exception de Crozier et Friedberg dont l’influence a dépassé les frontières de la France. Le choix des textes est établi en fonction d’une contribution réelle à l’échafaudage d’une théorie des organisations. On y retrouve aussi une mise en contexte. Tous les textes ont été traduits en français, ce qui est un apport crucial pour les étudiants notamment. Les auteurs tentent de faire comprendre l’apport des théories les unes par rapport aux autres, leur complémentarité ou leur opposition, de la plus ancienne à la plus récente.

Quelques textes sont trop longs et ils ont dû faire l’objet de coupures effectuées ça et là sans que cela ne modifie le sens du texte nous disent les auteurs, mais ce n’est malheureusement pas le cas. La règle que se sont donné Bélanger et Mercier est à l’effet que chaque texte ne doit pas dépasser 12 pages. Lire un texte hachuré est fort désagréable, on a l’impression de lire sans continuité. C’est bien le seul reproche que l’on peut faire ici. On peut aussi traiter des absents, par exemple pourquoi n’avoir pas retenu Andrew Pettigrew sur les changements et les transformations organisationnelles ou Charles Perrow sur la complexité des organisations? Pourquoi ne pas avoir traité du courant post-moderne, critiqué maintenant, mais fertile à une certaine époque, ou du courant critique britannique notamment autour des travaux du philosophe français Michel Foucault? Il n’y a pas de présentation du courant de la Théorie des choix rationnels pourtant dominante notamment en économie et en gestion si ce n’est qu’une brève référence au public choice. Cependant, comme Bélanger et Mercier le mentionnent eux-mêmes, il n’y a pas de consensus dans ce domaine.

L’ouvrage se termine par une brève conclusion qui explique l’évolution récente de la théorie des organisations, et l’absence de consensus qu’on avait pourtant cru voir se produire avec la théorie de la contingence. Cette grande théorie se voulait unificatrice, mais elle a oublié au passage des dimensions fort importantes qu’ont soulignées ceux et celles qui se sont attardés aux dimensions contextuelles, sociétales, institutionnelles, individuelles et symboliques de l’organisation. L’évolution s’explique également par des transformations de la réalité de ces organisations, comme le phénomène de la mondialisation et les innovations technologiques. En bref, la théorie des organisations n’est pas achevée, elle est au croisement du cheminement de la réalité des organisations et de l’évolution des disciplines en sciences humaines et sociales qui s’y intéressent. L’ouvrage comprend des références bibliographiques générales complètes, un index des auteurs cités et un index des sujets. Finalement, c’est un ouvrage que j’ai grandement apprécié et que je recommande aux étudiants, aux professeurs et aux gestionnaires intéressés par la question, notamment en raison de sa perspective comparative et analytique, qui est une valeur ajoutée.