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Introduction

Les travailleurs autonomes sont exclus des mécanismes de protection issus du droit du travail alors que manifestement certains en auraient besoin. Juridiquement, ils sont assimilés aux « entrepreneurs indépendants », un statut pour lequel le droit pose comme postulat leur capacité à se protéger seuls face aux forces du marché et à établir un rapport de force équilibré avec leurs donneurs d'ouvrages. Cette loi du « laisser-faire » contraste avec la régulation protectrice dont bénéficient les salariés par l'intermédiaire des lois du travail.

Si un tel régime de protection est accordé par les lois du travail, c'est en raison des caractéristiques distinctives du travailleur salarié bénéficiaire. Celui-ci met à la disposition d'un employeur sa force de travail et se subordonne à lui. En contrepartie, il obtient une rémunération et bénéficie d'un attirail législatif destiné à assurer sa protection, sa sécurité physique et économique et lui offre la capacité de se syndiquer (Verge, Trudeau et Vallée, 2006 : 172–181; Verge et Vallée, 1997 : 31–40).

La légitimité de cette classification binaire est critiquée (Arthurs, 1965) car, en particulier, elle exclut sans nuance les travailleurs autonomes d'un régime de protection. Cette situation est dénoncée par de nombreux chercheurs (Langille et Davidov, 1999; Fudge, Tucker et Vosko, 2002, 2003; Bernier, Vallée et Jobin, 2003; Rittich, 2004; Cranford et al., 2005; Davidov et Langille, 2006; Saunders, 2006).

Récemment, la commission Arthurs (2006 : 68) a proposé de revoir la définition de travailleur autonome dans le but d'assurer des conditions de travail décentes à ces travailleurs et de préserver l'intégrité du régime de protection des salariés, en ne permettant pas un effet de concurrence déloyale à leur endroit. Définie par règlement et distincte de celle des « entrepreneurs indépendants », la catégorie de travailleur autonome inclurait « les personnes qui fournissent des services comparables à ceux fournis par les employés, et ce, dans des conditions semblables, mais dont les arrangements contractuels avec l'employeur les distinguent des employés ».

Qu'il s'agisse de définir les travailleurs autonomes et, a fortiori, de composer un régime de protection adapté à leur réalité, l'entreprise s'avère périlleuse dans les deux cas. Car, s'ils représentent 15,4 % de la population occupée (Statistique Canada, 2005), ce regroupement ne forme pas en soi une communauté d'intérêts homogènes (D'Amours et Crespo, 2004). L'hétérogénéité de leurs besoins, de leurs attentes, empêche de toute évidence l'application d'un régime de protection universel.

Récemment, en France et au Québec, la question du statut et des mécanismes de protection a été soulevée à l'égard d'une catégorie très particulière de travailleurs autonomes, les chauffeurs locataires de taxi. Plusieurs écrits attestent de la précarité de leur situation (Lagacé, Robin-Brisebois et Tassé, 2004 : 57; Hanfield, 2006). L'objet du présent article consiste à analyser le traitement juridique réservé à ces travailleurs autonomes très particuliers. Cette analyse offre l'occasion d'approfondir les réponses offertes par deux régimes issus de traditions de régulation du travail différentes (Bich, 1993)[1].

À partir de cet objet d'étude, nous poursuivons deux objectifs. Le premier consiste à étudier le fonctionnement de l'industrie pour comprendre ce que la littérature entend par hétérogénéité et précarité de certains travailleurs autonomes à partir du cas des chauffeurs locataires de taxi. Le second vise à réfléchir aux mesures mises en place au Québec et en France dans ce cas très spécifique. En quoi s'inscrivent-elles dans leurs traditions respectives de régulation du travail ? En quoi contribuent-elles à sortir ces travailleurs de leur précarité ? L'expérience de l'un peut-elle être source d'inspiration pour l'autre ? En somme, quelles leçons pouvons-nous tirer de l'analyse comparée pour le Québec ?

Pour explorer ces questions, nous brosserons le portrait de l'industrie pour ensuite présenter, à travers les développements récents enregistrés sur la scène juridique québécoise et française, les obstacles auxquels ces travailleurs se sont heurtés dans la reconnaissance du statut de salarié et nous verrons les différentes solutions proposées, pour finalement discuter des mérites de chacune d'elles.

L’industrie du taxi

Depuis plusieurs années, l'industrie du taxi est soumise à de fortes pressions concurrentielles à cause des associations, des hôtels ou des résidences pour personnes âgées qui mettent à la disposition de leurs clientèles, leurs propres chauffeurs, salariés ou bénévoles. De ce fait, les parts de marché pour les chauffeurs locataires ou propriétaires de taxi diminuent (Perreault, Brodeur et Tommassi, 2005 : 32, 41). Les chauffeurs de taxi sont près de 47 000 en France et environ 18 000 au Québec. Majoritairement masculins, souvent immigrés et parfois titulaires de grades universitaires, ils exercent cette profession à titre de propriétaire, de locataire, de salarié ou encore de bénévole. Comme propriétaire indépendant, le chauffeur dispose d'une grande liberté d'action et possède en propre sa voiture qui, une fois son travail achevé, sert de véhicule familial. Au Québec, certains agissent à titre de salarié ou de bénévole, mais ils sont majoritairement (70 %) locataires (Lagacé, Robin-Brisebois et Tassé, 2004 : 57). En France, le découpage statutaire est sensiblement le même. Il y a les artisans propriétaires, ceux membres d'une coopérative, les salariés et les locataires d'un véhicule équipé à cet effet dans 53 % des cas (Foulon, 2001; Lagacé, Robin-Brisebois et Tassé, 2004 : 57).

En dépit des différences notables qui entourent leurs conditions de travail, les chauffeurs, qu'ils soient propriétaires ou locataires, sont traités comme des entrepreneurs indépendants. Or, nous croyons que le statut de locataire comporte des différences suffisantes avec celui de propriétaire pour justifier qu'une attention plus spécifique lui soit accordée par la loi, en particulier en raison des caractéristiques de son travail. En effet, avant qu'il ne livre sa prestation de transport, le chauffeur locataire requiert l'intervention de deux intervenants. Le propriétaire auquel le chauffeur loue un véhicule, pour un certain nombre d'heures, moyennant le paiement d'un loyer, puis l'intermédiaire en services de transport par taxi[2] ou la « compagnie de taxis » qui offre les services de répartition, soit la réception des appels et leur acheminement aux voitures du propriétaire. Ce dernier promeut ses services en publicisant son nom auprès du public. C'est la raison pour laquelle chaque véhicule couvert par cette offre de services porte les couleurs et le nom de l'entreprise clairement identifiés sur le lanternon.

Cette structure organisationnelle, indispensable à l'accomplissement du travail du chauffeur pour qu'il puisse disposer d'un véhicule et se voir attribuer des clients, reste contraignante pour le chauffeur (Perrault et al., 2005 : 41). La contrepartie à sa prestation de transport est assurée par le biais des clients qui lui paient la course. Or, en 2004, une étude révélait la difficulté pour les chauffeurs d'atteindre un revenu décent : « […] le chauffeur doit travailler parfois jusqu'à 16 heures par jour, six jours par semaine » (Lagacé, Robin-Brisebois et Tassé, 2004 : 57–59).

Au Québec et en France, différentes interventions juridiques ont tenté de remédier à cette situation. Nous examinerons dans les prochaines parties si ces interventions ont modifié la situation des chauffeurs locataires.

Les chauffeurs locataires de taxi : les récents développements au Québec et en France

Avant d'exposer les développements juridiques spécifiques à l'égard des chauffeurs locataires au Québec et en France, il est important d'apprécier le régime général de protection dans lequel chacun a pris naissance. Dans le cadre des rapports de travail, le Québec envisage la loi comme un cadre général à l'intérieur duquel l'autonomie collective, c'est à dire « la détermination collective des régimes de travail avec l'acteur patronal » (Brunelle et Verge, 2003 : 728), devient le vecteur principal d'introduction à la démocratie, à l'équité et à l'institutionnalisation des syndicats. Dès lors, la négociation collective se révèle le principal véhicule d'élaboration de normes du travail. Tandis qu'en France, le régime général de protection repose davantage sur les normes légiférées contenues dans le Code du travail.

À partir de cette toile de fond, présentons sommairement les développements qui ont affecté le statut des chauffeurs locataires tant en France qu'au Québec. En France, la Cour de cassation a eu l'occasion de requalifier un contrat de location, conclu entre le chauffeur locataire et le propriétaire, en contrat de travail. Au Québec, les tribunaux se sont opposés à cette requalification. C'est le législateur qui est intervenu pour réglementer l'industrie et créer une association de chauffeurs de taxi.

La non-reconnaissance du statut de salarié pour les chauffeurs non-propriétaires au Québec : vers un statut professionnel ?

L'industrie du taxi a longtemps fait l'objet d'une lutte syndicale sur les scènes provinciale et fédérale pour obtenir l'accès à la syndicalisation des chauffeurs locataires, mais en vain. En 2001, l'État législateur, après douze ans de travail, est intervenu pour octroyer un « statut professionnel » à l'ensemble des chauffeurs (L.s.t.t., art. 35), une nouvelle donne qui a amené les syndicats à changer de stratégie. Ces deux points seront tour à tour examinés.

La non-reconnaissance du statut de salarié pour le chauffeur locataire

En 1989, au Québec, un commissaire du travail est saisi de deux requêtes en accréditation pour représenter l'ensemble des chauffeurs de taxi détenteurs d'un permis pour une agglomération[3]. En l'espèce, il constate que l'entreprise de taxi loue aux chauffeurs ses véhicules qu'elle entretient, répare, assure et qu'elle équipe de lanternons et d'appareils radio. La répartition des courses ainsi que le pouvoir disciplinaire[4] sont assurés par « l'association de taxi », une entreprise de services qui exerce un contrôle sur le travail effectué par le chauffeur. Par exemple, en cas de négligence, d'oubli ou de manquement, elle lui inflige les sanctions appropriées. Par ailleurs, l'exécution est rigoureusement personnelle, en raison des exigences légales et réglementaires. En revanche, dans l'exécution de son travail, le chauffeur reste libre de déterminer ses heures de travail ainsi que le nombre de courses à effectuer. Sa seule exigence consiste à payer le loyer du véhicule et à le maintenir en état. En conclusion, le commissaire rejette les prétentions du syndicat; les chauffeurs locataires ne sont pas des « salariés » et, par conséquent, ne peuvent pas se prévaloir des avantages du Code du travail (L.R.Q., c. C–27).

Le syndicat, insatisfait, interjette appel de cette décision, mais le Tribunal du travail la confirme[5]. Il souligne que le chauffeur utilise à sa guise le taxi : « […] mises à part certaines restrictions imposées par le contrat de location ou la réglementation applicable ». Il estime également qu'il serait difficile d'attribuer conjointement le statut d'employeur au propriétaire et à l'association de service. Soumise à une révision judiciaire, la décision du Tribunal du travail est maintenue par la Cour supérieure du Québec[6]. Elle estime qu'il n'est pas erroné de concevoir que le chauffeur ne travaille pas pour le compte du propriétaire de véhicules et qu'il s'agit d'un contrat de location. Cette solution avait été retenue pour des motifs différents dans un arrêt rendu par la Cour suprême qui, à partir d'une définition particulière de la notion de salarié contenue dans la loi albertaine des relations de travail, avait refusé l'octroi du statut de salarié aux chauffeurs[7].

La voie judiciaire étant fermée, c'est finalement du côté du législateur que l'opportunité de changement s'est présentée.

L’évolution législative récente : vers une reconnaissance professionnelle des chauffeurs de taxi au Québec[8]

En 2001, le législateur crée officiellement l'Association professionnelle des taxis[9]. Elle représente, tant collectivement qu'individuellement, l'ensemble des titulaires de permis de chauffeur de taxi qu'ils soient chauffeurs salariés, propriétaires ou bien locataires. Elle se charge « de promouvoir leurs intérêts, notamment par l'amélioration des pratiques prévalant dans l'industrie du taxi à l'égard des ressources humaines, par la promotion de services et d'avantages sociaux pour les chauffeurs de taxi, par la diffusion d'informations et de formations pertinentes à leurs activités et par la promotion de l'utilisation des services de taxi »[10] en dehors des mécanismes du Code du travail.

Dans les faits, en termes de représentativité, l'Association n'a jamais pu réunir plus du cinquième des chauffeurs. Et parmi ses adhérents, une forte majorité (60 %) (Lagacé, Robin-Brisebois et Tassé, 2004 : 64) a voté contre l'instauration d'une cotisation. Comment expliquer le peu de légitimité accordée par le milieu à cette association ? La non-différenciation des statuts de travail des chauffeurs représentés alors que leurs conditions de travail sont distinctes (cf. supra), apporte un début d'explication. Il est d'ailleurs surprenant que les tentatives judiciaires de requalification du chauffeur locataire en salarié n'aient pas éveillé l'attention du législateur. Il s'est contenté d'octroyer une reconnaissance professionnelle aux chauffeurs et a choisi de laisser entière la question de la pluralité des statuts, déléguant une fois de plus cette question aux acteurs.

Ces derniers n'ont pas tardé à se manifester. En effet, en 2002, le Syndicat des Métallos (FTQ) s'associe au Fonds de solidarité de la FTQ et ils créent Fintaxi, une société qui consent des prêts à des taux raisonnables pour financer l'achat de permis :

[N]ous voulons […] avant tout, améliorer les conditions de financement des chauffeurs qui veulent obtenir un permis. Notre investissement représente une première étape en vue de l'amélioration des conditions des chauffeurs locataires car ils sont les plus exploités dans cette industrie, n'ayant aucunement la capacité de se constituer un capital.

FTQ, 2002; nous soulignons

Plus tard, le Syndicat des Métallos (FTQ) a formé le Regroupement professionnel des chauffeurs qui réunit près de 3 000 chauffeurs cotisants auxquels il offre des services de diverses natures (juridiques, assurances groupes, etc.). Puis, en novembre 2005, à la suite de consultations, le ministère des Transports a mis sur pied une table de concertation de l'industrie du taxi qui réunit l'ensemble des acteurs de l'industrie. Son action, essentiellement dirigée vers la réglementation des diverses pratiques commerciales de l'industrie, a permis d'aborder des questions telles que la hausse des tarifs des courses, la concurrence faite aux chauffeurs par certaines organisations ou encore, la sécurité des chauffeurs. Par contre, elle n'aborde pas spécifiquement la situation des locataires, ni ne protège leurs intérêts, pas plus qu'elle n'entreprend de négociation obligatoire avec les propriétaires.

En somme, la réforme de 2001 n'a pas modifié la qualification juridique des chauffeurs locataires, ni n'a apporté de solutions à leur précarité. Elle a plutôt consacré l'inscription de cette industrie dans le secteur du libre commerce. Une situation contrastée en regard des évolutions observées de l'autre côté de l'Atlantique où suite à une affaire, la Cour de cassation a incorporé les chauffeurs locataires au salariat. Il convient d'en faire l'examen pour plus tard étayer dans quelle mesure l'expérience française peut constituer une source de réflexion pour le droit québécois.

L’intégration des chauffeurs locataires au salariat : le cas de la France

L'originalité de ce cas de jurisprudence[11] tient en ce que la requalification du contrat de louage en contrat de travail fut motivée, non par la nature du contrat lui-même, mais par les effets et les conséquences potentiels du contenu du contrat de louage conclu.

Dans cette affaire, une société propriétaire de taxis loue un véhicule à Monsieur Labbane aux fins d'exercice de sa profession. Suite à la résiliation unilatérale du contrat de location, ce dernier intente une action en justice à l'encontre de la société de taxi. Il entend obtenir la requalification du contrat de louage en contrat de travail et une compensation pour le préjudice subi, et saisit alors la juridiction prud'homale. Statuant sur contredit[12], la Cour d'appel, en date du 24 septembre 1997, conclut à l'absence de lien de subordination juridique. Insatisfait, le chauffeur se pourvoit en cassation. La question était alors de déterminer la véritable nature juridique du contrat passé entre le chauffeur et la société de taxi afin de régler la question de la compétence juridictionnelle du conseil des prud'hommes.

La Cour de cassation cassera l'arrêt de la Cour d'appel et affirmera que Labbane était lié à la société de taxi par un contrat de travail. « [S]ous l'apparence d'un contrat de “véhicule taxi” était dissimulé un contrat de travail ». L'examen des conditions de travail du chauffeur, révèle « l'état de dépendance » du chauffeur locataire, conclut la Cour. Ces deux points seront successivement analysés.

Les conditions contenues au contrat de louage

C'est un examen attentif des clauses qui conduit la Cour de cassation à requalifier le contrat de location en contrat de travail. Elle souligne que la durée du contrat, ses modalités de résiliation et de renouvellement créent une incertitude quant à la continuité de la relation. Le contrat est d'une durée d'un mois renouvelable et les conditions de résiliation du contrat sont définies en faveur du propriétaire. De plus, en cas de défaillance du locataire, tel que le non-respect des conditions convenues, le propriétaire se réserve la possibilité de résilier le contrat. Ces deux éléments introduisent à eux seuls un degré élevé de précarité dans la conduite de l'activité indépendante.

Par ailleurs, la Cour constate un faible degré d'autonomie dans les modalités d'utilisation du véhicule. Par exemple, le locataire doit utiliser personnellement et de façon exclusive le véhicule et l'exploiter comme une personne raisonnable moyennant le paiement hebdomadaire d'une redevance. Il doit le maintenir propre, veiller quotidiennement à son niveau d'huile et assumer les frais de carburant. Quant au propriétaire, il doit assurer l'entretien et les réparations du véhicule, puis verser les cotisations sociales pour le compte du locataire[13] à l'Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF). L'usage du véhicule est soumis également à plusieurs contraintes dont celles de subir une visite technique dans l'atelier du propriétaire et de l'avertir sans délai, en cas de panne ou de dysfonctionnement du véhicule, ainsi que de requérir l'autorisation écrite pour l'ajout de l'équipement radio récepteur émetteur du véhicule loué. Le contrat de louage s'avère déterminant dans l'exécution du travail puisque le retrait de l'outil, le véhicule, soustrait temporairement la liberté d'entreprendre au locataire et le prive ainsi de tout revenu prouvant ainsi son faible degré d'autonomie. Sans aller jusqu'au retrait de l'outil, le contrat de louage laisse une maîtrise relative du propriétaire sur l'organisation du travail[14] du locataire lequel assume déjà les risques liés à son activité indépendante. L'ensemble de ces constats finira par convaincre les juges de requalifier ce contrat de louage en contrat de travail, une décision plutôt bien accueillie par la doctrine.

Le réalisme et la reconnaissance d’un état de dépendance : l’arrêt de la Cour de cassation

L'arrêt de la Cour de cassation fait preuve d'audace en procédant à l'examen de l'impact potentiel de certaines clauses du contrat et en étudiant l'étendue du contrôle exercé par le propriétaire qui, au lieu de se restreindre au véhicule, s'étend à la personne même du chauffeur. Ces deux aspects seront analysés successivement.

Pour parvenir à la conclusion que « sous l'apparence d'un contrat de location d'un “véhicule taxi” était dissimulée l'existence d'un contrat de travail »[15], la Cour présente une analyse raffinée des faits. Elle n'hésite pas à envisager les effets probables du contrat, par un jeu de fiction juridique, pour conclure à la présence d'un « état de subordination », lequel justifie la présence d'un lien de subordination juridique.

Si pouvoir, direction, contrôle et possibilité de sanction il y avait, ils n'étaient décelables que dans des effets certains ou très probables de stipulations plus ou moins anodines; c'est-à-dire dans le cadre d'actions que celles-ci imposaient ou offraient aux parties, au jeu de leurs intérêts assez peu communs et de leurs forces économiques radicalement inégales. Au fond, la Chambre sociale adapte la recherche de l'éventuel état de subordination engendré par le contrat lui-même.

Jeammaud, 2001 : 236; les soulignés et les italiques sont de l'auteur, le gras de nous.

La Cour extrapole donc la portée pratique de certaines clauses contractuelles au lieu de s'en tenir aux conséquences de « l'accomplissement effectif du travail ».

Le second intérêt de l'arrêt tient à la portée du pouvoir de contrôle. Le contrat de louage va au-delà d'un contrôle sur le véhicule loué (la chose), il s'étend à la personne du locataire. L'arrêt dissocie dans son analyse le pouvoir sur la chose, du pouvoir sur la personne induit du contrat de louage et les apprécie indépendamment; ces deux volets seront analysés tour à tour. Sur le premier volet, la chose correspond ici à l'outil de travail de l'entrepreneur (son véhicule). En vertu du contrat de louage, le propriétaire est tenu à trois obligations, celle de délivrer la chose louée, de l'entretenir et d'assurer la jouissance paisible du locataire[16]. Or, le contrat analysé restreint l'usage du véhicule, car, seul le chauffeur locataire peut en jouir et, sous aucun prétexte, il ne peut se faire remplacer. En outre, la courte durée du bail fragilise la stabilité de son activité puisque chaque échéance constitue un risque pour le locataire que le bail ne soit pas reconduit. Il a donc une jouissance limitée, peu pérenne, voire précaire du véhicule qui reste pourtant son gagne-pain. Par ailleurs, dans le prolongement des points soulevés plus tôt, les prérogatives du propriétaire peuvent s'étendre au-delà de la conduite de la chose. Elles lui laissent la possibilité d'un contrôle sur l'organisation générale du travail du chauffeur. Les conditions contractuelles finissent par placer le locataire dans un « état de subordination » à l'égard du propriétaire.

En somme, de part et d'autre de l'Atlantique, le statut du chauffeur locataire de taxi a été questionné sur la scène juridique. D'un côté, la voie québécoise a initié un « droit professionnel » pour ces travailleurs, de l'autre l'incorporation par voie jurisprudentielle du chauffeur locataire au salariat conduit à rapatrier le chauffeur dans le giron du salariat. Ces expériences contribueront-elles à améliorer le sort de ces travailleurs ? Nous examinerons le mérite de chaque solution et en tirerons les leçons pour le Québec.

Perspective critique et comparée de l’encadrement juridique du chauffeur locataire

L'analyse des chauffeurs locataires dans les deux contextes pose un double enseignement; l'un est relatif aux caractéristiques de leur travail, sources de précarité et l'autre à leur encadrement juridique.

La précarité du chauffeur locataire et sa caractérisation

Rodgers et Rodgers (1989 : 4) ont défini le phénomène de précarité à l'aide de quatre dimensions dont nous nous servirons ici pour présenter les sources de précarité du chauffeur locataire. La première se caractérise par l'instabilité et l'incertitude de la relation dans le temps qui, dans le cas du chauffeur locataire, se caractérise par le fait qu'il reste tributaire, pour l'exercice de son travail, du contrat de louage conclu avec le propriétaire. L'outil de travail, en l'occurrence le véhicule, occupe une place déterminante puisque la jouissance peut en être limitée de plusieurs façons et affecter certaines prérogatives du chauffeur, en tant que locataire et entrepreneur. L'échéance du bail constitue également une source d'incertitude pour le chauffeur en l'absence de mécanismes de contrôle des causes de son non-renouvellement et des motifs de rupture.

Les processus limités de contrôles individuel ou collectif du travail, dont l'absence d'accès à la syndicalisation, limitent la maîtrise de différents aspects du travail du chauffeur (rythme, conditions et rémunération du travail) et accroissent sa précarité; ils constituent la deuxième dimension. Pour délivrer sa prestation de transport, le chauffeur locataire répond de normes strictes non négociées. Toutefois, cette situation requiert un traitement différencié dans les deux régimes juridiques étudiés.

La nature du travail, les conditions et les modalités d'exécution du travail du chauffeur locataire québécois sont largement induites du dispositif légal qui encadre cette activité. L'interdépendance des acteurs, que ce soit du chauffeur à l'égard du propriétaire, de l'intermédiaire de services à l'égard du propriétaire et vice et versa, est orchestrée par la législation et la réglementation qui l'accompagnent. Par exemple, le Règlement sur les services de transport par taxi (R.Q., 2002, S–6.01, r. 2) exige de l'intermédiaire en services de transport par taxi d'établir le règlement intérieur (art. 7 (6e) destiné aux chauffeurs. Il impose au chauffeur de conduire personnellement[17] son véhicule équipé de différents éléments (taximètre, affichage de tarifs, lanternon). Il va jusqu'à préciser les exigences relatives à l'entretien du véhicule, à la qualité du service à la clientèle, comme être courtois par exemple (art. 40 et suiv.). Par conséquent, le pouvoir disciplinaire ainsi que l'exigence de la tenue de directives et des conditions de leur respect sont essentiellement imposés par l'encadrement légal et réglementaire de l'activité; c'est un contrôle dit « administratif ». Mais, selon la jurisprudence, ce type de contrôle, bien qu'agissant directement sur le processus de travail, ne peut figurer parmi les éléments à prendre en considération dans la détermination du statut de salarié. Il faut dégager d'autres formes de contrôle que celles-ci pour conclure à la présence de salariés (Coiquaud, 2007 : 73–76).

Dans le cas français, et malgré la présence de cadres légal et réglementaire, le contrôle du processus de travail est intervenu par voie judiciaire. Les juges démontrent une capacité à convertir des entrepreneurs précaires en salariés. Il demeure que cette issue jurisprudentielle n'a d'effet qu'à l'égard des parties au litige. La portée de cette décision est par conséquent limitée.

Par ailleurs, les cadres législatif, réglementaire, contractuel ou jurisprudentiel légaux dans lesquels œuvrent les chauffeurs locataires de taxi sont nombreux, mais ne contribuent pas à leur accorder une protection suffisante; il s'agit là de la troisième dimension de la précarité. Dans le cas de la France, la jurisprudence a utilisé l'« état de dépendance » qui se dégageait des faits pour accorder un statut de salarié aux chauffeurs locataires. L'octroi de ce statut protecteur permet d'acquérir la même protection que celle d'un salarié. Dans le cas du Québec, la loi reconstitue un régime de représentation, mais ferme l'accès à la syndicalisation des chauffeurs locataires (Morin, 2001 : 124–125). Le régime proposé par la loi ne contribue pas à réduire la précarité des chauffeurs locataires, il est davantage, sinon exclusivement, tourné vers le bien-être de l'industrie. La protection des chauffeurs locataires n'est donc pas garantie par ce biais, hormis l'accès à certains régimes publics de protection sociale universels, offerts de part et d'autre de l'Atlantique. Quant au cadre jurisprudentiel, plus audacieux en France et peut-être prometteur au Québec (voir infra), il reste une solution partielle.

Pour assurer un niveau de vie décent, le revenu constitue la quatrième dimension de la précarité. Sur ce point, la faiblesse du revenu annuel des chauffeurs locataires témoigne de cet état de fait. Le paiement du loyer l'amène à effectuer de longues heures pour obtenir un revenu décent (Lagacé, Robin-Brisebois et Tassé, 2004 : 58), au point où son indépendance disparaît au profit d'une pseudo-autonomie fonctionnelle. Cette analyse, exposée dans l'arrêt de la Cour de cassation, est absente des décisions québécoises. Le chauffeur est tenu de louer un outil essentiel à l'exercice de son métier, le véhicule, et ce préalable génère une forme de précarité. Le loyer pour obtenir la jouissance de l'outil professionnel est en soi une contrainte économique pour le chauffeur que l'on pourrait dire légitime. Par contre, l'incidence de ce montant sur l'organisation du travail du chauffeur l'est beaucoup moins. Ce dernier est tenu d'effectuer de nombreuses courses[18] et de longues heures pour couvrir à la fois les frais de dépenses de location et gagner sa vie. Il s'agit donc d'une dépendance qui atteint directement le libre choix de « l'entrepreneur-locataire » et finit par le positionner dans une situation de précarité.

La précarité des chauffeurs locataires constatée autour des quatre dimensions, il convient désormais de s'interroger sur l'encadrement juridique mis en place au Québec et en France pour précisément contrer cette situation.

L’encadrement juridique : deux options contrastées

L'encadrement juridique actuel des chauffeurs non-propriétaires offre deux options : l'une insère tant bien que mal les chauffeurs non-propriétaires dans le giron du droit du travail par voie d'assimilation, l'autre consiste à maintenir ce secteur dans le cadre de la liberté du commerce et de l'industrie, en lui donnant les moyens institutionnels et légaux d'une meilleure protection des chauffeurs locataires. D'emblée, il est intéressant d'observer que chaque régime réagit en se conformant à la tradition de régulation à laquelle il appartient. Dans le cas du Québec, le premier réflexe du législateur a consisté à créer une structure de négociation tandis que dans le cas de la France, les tribunaux ont rattaché les travailleurs au régime universel du travail salarié. Examinons maintenant chacune de ces options.

Tout en conservant l'exigence du lien de subordination juridique (la notion de pouvoir), la Cour de cassation française innove en ne recherchant plus seulement un lien, mais un « état » de subordination. Ceci a pour effet d'étendre le champ d'application du droit du travail et d'offrir « un bel avenir » au contrat de travail, selon la doctrine (Jeammaud, 2001 : 237). Une conclusion que ne partage pas Diakhaté-Faye (2001 : 7) qui considère le recours à la méthode empirique (la recherche d'un état de subordination) comme une dérive, qui non seulement conduit à faire du droit du travail un refuge contre l'insécurité à tout prix, mais aussi « s'affranchit de tout critère […] et conclut à la requalification du contrat de louage pour atteinte à l'ordre public social ». Au-delà de ces débats doctrinaux, examinons en quoi la requalification s'annonce porteuse d'avenir et de sens pour le droit québécois.

Si la jurisprudence au Québec n'a pas adopté la voie de la requalification, nous estimons qu'il en serait autrement aujourd'hui. Plusieurs ingrédients jurisprudentiels et légaux récents nous laissent à penser que les tribunaux seraient aujourd'hui plus enclins à reconnaître le chauffeur locataire comme salarié.

En effet, il est important de mentionner que l'arrêt de Cour d'appel de l'Alberta, qui fera l'objet d'un pourvoi auprès de la Cour suprême dans l'affaire Yellow Cab, avait conclu à la présence d'un contrat de travail pour le chauffeur, en adoptant une approche centrée sur les principes de common law et sur les faits[19]. Récemment, une opinion semblable a été exprimée par le juge Roberston de la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick[20] qui, en s'appuyant sur l'héritage laissé par l'affaire Ville de Pointe-Claire[21], estime qu'il serait surprenant que l'affaire Yellow Cab soit décidée dans le même sens aujourd'hui.

Si, à ce jour, les pièces sont réunies pour envisager sous des jours plus heureux la requalification du contrat de louage des chauffeurs locataires en contrat de travail, est-elle une solution souhaitable ? Nous ne le pensons pas pour au moins trois raisons.

La première s'impose à cause du « contrôle administratif » (voir infra) qui, très présent dans le contexte québécois ne faciliterait pas la requalification. La deuxième concerne la finalité de la requalification des contrats de location des chauffeurs qui en soi n'apporte pas une solution viable à long terme. En effet, la tenue de procès, souvent longs et coûteux, n'est pas à la portée des chauffeurs locataires déjà plongés dans une situation précaire et peut comporter des effets pervers, tels que l'introduction de nouvelles formulations contractuelles et l'engorgement des tribunaux. Ce sont d'ailleurs des craintes qui avaient été formulées au lendemain de l'arrêt Labbane, mais qui en pratique se sont avérées infondées au grand dam des syndicats qui entendaient se saisir de cette situation pour réclamer un amendement à la législation (Foulon, 2001 : 58). N'est-ce pas là la preuve du caractère certainement artificiel de cette solution ? La troisième s'explique par une série de problèmes pratiques à laquelle la requalification pourrait donner naissance et pour laquelle peu de réponses sont apportées. Par exemple, quels seront les modes de rémunération des chauffeurs ? Comment seront contrôlées les recettes de ces travailleurs ? Et de qui seront-ils les employés ? Autant de questions qui laissent à penser que le salariat n'est pas une solution appropriée en tout point.

La deuxième option, celle de légiférer, a été retenue au Québec. Le texte inscrit cette industrie dans le libre commerce. Il ne distingue pas entre les différents acteurs. D'ailleurs, l'Association des chauffeurs ne s'apparente ni de près ni de loin à celle issue du Code du travail. Elle n'assure nullement la protection des chauffeurs locataires. La table de concertation de l'industrie du transport par taxi, mise en place postérieurement à l'adoption de la L.s.t.t. par le ministère des Transports, n'assure pas davantage cette fonction. Son rôle consiste plutôt à privilégier un dialogue entre la clientèle et l'industrie, et à assurer la rentabilité et la qualité des services. Seule, l'initiative syndicale se préoccupe réellement de la condition des chauffeurs, notamment par des mesures facilitant le financement de l'achat des permis et l'instauration du Regroupement professionnel des chauffeurs de taxi Métallos (FTQ). Mais si la plupart des locataires aspirent un jour à devenir propriétaires, il reste que peu y parviennent en raison du coût élevé de l'accès à cette indépendance[22].

À ce jour, la précarité des chauffeurs locataires est noyée parmi les préoccupations des autres chauffeurs. Il y a tout au plus une volonté de rassembler une profession. Le groupement associatif et l'adhésion volontaire s'avèrent un remède utile, mais insuffisant pour garantir et aboutir à la construction d'un régime de protection spécifique.

Dans les deux cas, la situation offre le flanc à la critique. Aucune solution ne permet de répondre de façon spécifique aux besoins d'encadrement du chauffeur locataire, d'où l'importance de dégager des réponses appropriées et inédites pour sortir ces travailleurs autonomes de la précarité. En 2003, le rapport Bernier (2003 : 559) manifestait des inquiétudes à l'égard de ce nouveau régime, plus sensible à réguler l'activité sur le marché qu'à assurer une meilleure protection sociale des chauffeurs. Ces craintes sont aujourd'hui vérifiées. Les chauffeurs locataires bénéficient, à titre de travailleurs autonomes, de certains régimes publics comme le Régime d'assurance maladie du Québec, la sécurité de vieillesse, les congés parentaux, le Régime des rentes du Québec; par contre, pour ce dernier régime, ils sont tenus de payer une double cotisation, la part de « l'employeur » et la leur. Mais ils sont exclus des normes minimales de travail et n'ont pas davantage accès au droit de se regrouper en vertu du Code du travail.

Dans ce contexte, la proposition de créer un régime-cadre de représentation collective des travailleurs non-salariés (Bernier, Vallée et Jobin, 2003 : 519) et d'y adjoindre un mécanisme de financement semble appropriée. En vertu de ce régime-cadre, une association de travailleurs non-salariés pourrait demander une reconnaissance pour représenter les travailleurs « pour un champ d'activité approprié, c'est-à-dire pour un secteur, un domaine, une profession, un type d'activité ou de produit, un territoire ou autre paramètre qui correspondrait à une aire ou à un marché représentant une réalité socio-économique organique permettant une représentation collective basée sur des intérêts communs, une vie associative et l'accomplissement de l'objet de la reconnaissance » (Bernier, Vallée et Jobin, 2003 : 532–533). On peut penser que les caractéristiques professionnelles et socio-économiques précaires des chauffeurs locataires en feraient « un champ d'activité approprié » au sens des auteurs. Cette association protégée de « toute tentative de domination, d'entrave quant à sa formation, à ses activités et à son financement » (Bernier, Vallée et Jobin, 2003 : 529), pourrait représenter tous les chauffeurs locataires relevant de ce champ d'activité, qu'ils soient membres ou non de l'association, et entreprendre « des négociations pour la conclusion d'ententes collectives » (Bernier, Vallée et Jobin, 2003 : 532) avec pour interlocuteur un regroupement de propriétaires de véhicules. Ajoutons que le droit de l'assurance emploi pourrait servir de matrice pour assurer le prélèvement et le financement de cette association. En effet, en vertu de l'article 6e) du Règlement sur l'assurance-emploi (DORS/96–332), les chauffeurs locataires sont admissibles à l'assurance-emploi par le biais des propriétaires qui cotisent pour leur compte[23]. Le but de la Loi sur l'assurance-emploi (L.C. 1996, c. 23), rappelle la jurisprudence[24], consiste à « protéger ces derniers du risque de manquer de travail […] c'est là un risque assurable […] » car cet «  […] objectif s'inscrit dans le cadre d'une politique d'intérêt public du gouvernement qui vise à éviter que ceux qui devraient avoir la possibilité de bénéficier du régime en soient arbitrairement exclus au moyen de modalités d'emploi complexes »[25].

Conclusion

Le transport de personnes par taxi peut être assuré par un salarié, un locataire ou bien un propriétaire. Le droit y voit-il là une différence ? Il distingue clairement entre deux types de conducteurs. Pour le salarié, il attribue la protection du droit du travail tandis qu'en ce qui concerne le locataire et le propriétaire, il postule leur indépendance et leur capacité à se protéger seul. Dans le cas du locataire, les faits contredisent ce postulat et la réglementation de l'industrie, quoique imposante dans les deux cas, ne leur assure pas de protection. Ce constat est d'autant plus fort qu'il se vérifie au Québec et en France alors qu'il n'existe pas de différences significatives dans l'organisation du travail du chauffeur locataire.

La précarité de leur situation doit être prise en considération par le droit pour leur assurer une certaine protection. Mais de quelle façon et selon quelles modalités et comment doser le degré de protection ?

L'analyse des derniers développements législatifs au Québec et sur la scène judiciaire en France, dont il a été question dans le présent article, n'a pas permis d'assurer une meilleure protection aux chauffeurs locataires. En effet, la requalification du locataire en salarié par voie judiciaire observée en France n'est pas apparue comme une solution durable. De la même façon, l'instauration d'une association produit d'une volonté du législateur québécois, n'a pas obtenu un accueil favorable, faute de répondre à leurs besoins et leurs intérêts spécifiques.

Alors quels enseignements faut-il tirer de ces expériences pour assurer une protection durable et adaptée à certains travailleurs autonomes en situation précaire au Québec ? La proposition du rapport Bernier de créer un régime-cadre de représentation collective semble toute indiquée dans ce contexte. Elle permet aux chauffeurs locataires, membres ou non de l'association, de négocier des ententes collectives avec le regroupement des propriétaires de véhicule. Cette proposition a l'avantage d'offrir un régime de protection mitoyen qui, avec le soutien du législateur, permet l'expression de l'autonomie collective des chauffeurs locataires en conformité avec la tradition de régulation du Québec. L'autonomie collective ainsi préservée évite une fragmentation trop poussée des lois de l'emploi, laquelle nuirait à la sécurité juridique des parties. Cette solution apparaît d'autant plus réaliste que le droit de négocier collectivement est protégé depuis peu par la Charte canadienne[26]. Certes ce droit ne va pas jusqu'à imposer une obligation du législateur de garantir un régime particulier mais, par contre, il s'oppose à toute intervention législative qui porterait atteinte à la « capacité de négocier collectivement ». Dans ce contexte, il est à souhaiter que les pouvoirs publics créent ce régime-cadre afin d'élargir la diversité de modèles de représentation et d'offrir aux travailleurs autonomes précaires une négociation collective adaptée à la pluralité de leurs intérêts et de leurs besoins.