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Introduction

La relation d’emploi au coeur du droit du travail est bipartite : elle se noue entre deux parties dont l’une, le salarié, travaille en échange d’une rémunération sous la direction ou le contrôle d’une autre personne, l’employeur. Ce cadre bipartite est cependant mis à rude épreuve par les nouveaux modes d’organisation de la production qu’adoptent les entreprises en quête de flexibilité. Par le recours à la sous-traitance, à la franchise ou à la location de personnel, l’organisation de la production d’un bien ou d’un service peut désormais résulter d’un amalgame de contrats entre entités juridiques distinctes[1]. Il en résulte des entreprises nouvelles[2] organisées en réseaux dans lesquelles il peut être difficile de désigner la ou les entité(s) qui doivent assumer les responsabilités de l’employeur du point de vue du droit du travail. Il en est ainsi parce que le pouvoir de contrôler le travail d’un salarié et de déterminer ses conditions de travail n’est plus concentré entre les mains d’une seule entité[3]. Dans de telles situations, la relation d’emploi est tripartite, voire multipartite, d’où les problèmes d’adéquation pouvant survenir entre des lois du travail conçues pour des relations bipartites entre un salarié et un seul employeur clairement identifiable[4] et ces relations de travail tripartites.

Dans le présent article, nous nous intéressons à ce problème d’adéquation en examinant de manière particulière l’application d’une importante loi du travail, la Loi sur les normes du travail[5], aux relations de travail tripartites découlant du recours à des agences de location de personnel dans les milieux de travail. La Loi sur les normes du travail, qui établit des conditions minimales de travail et différents recours en matière de harcèlement psychologique, de protection de l’emploi et de protection contre les pratiques interdites, parvient-elle à protéger les salariés d’agences de location de personnel, majoritairement non syndiqués, qui oeuvrent dans le cadre de relations de travail tripartites ? Les normes du travail qu’elle contient leur sont-elles appliquées ? Les mécanismes d’application de la loi, qui confèrent un rôle important à un organisme administratif spécialisé, la Commission des normes du travail[6], sont-ils adaptés à de telles relations tripartites ? Telle sont les questions générales auxquelles le présent article se propose de répondre.

Pour ce faire, notre article est divisé en trois parties. Après avoir brièvement rappelé l’état des connaissances sur les problèmes juridiques engendrés par le recours à des agences de location de personnel ainsi que notre démarche de recherche et présenté la méthodologie et les sources qui ont été examinées, nous exposerons les principaux résultats de l’analyse du contenu et du cheminement des plaintes déposées par les salariés d’agences de location de personnel à la Commission des normes du travail. Nous conclurons enfin sur les implications de nos résultats compte tenu des transformations du marché du travail.

Les problèmes juridiques engendrés par le recours à des agences de locations de personnel : état de la question et démarche de recherche

Pour aller à l’essentiel[7], la location de personnel met en scène trois acteurs : l’agence de location de personnel, le salarié, aussi appelé travailleur intérimaire, et l’entreprise utilisatrice dans laquelle ce salarié est dépêché par l’agence. Au plan juridique, ce salarié s’inscrit dans un rapport triangulaire : il est lié par un contrat de travail avec une agence mais sa prestation de travail s’effectue sur les lieux de travail et sous la supervision de l’entreprise utilisatrice, laquelle peut, par ses exigences, influencer significativement les conditions de travail et d’emploi du salarié. Alors qu’il existe un lien de droit entre le salarié et l’agence qui l’a recruté, la relation qui s’établit entre le salarié d’agence et l’entreprise cliente qui bénéficie de sa force de travail se traduit quant à elle par un « pouvoir de fait », lequel est souvent ignoré par le droit du travail[8]. Cette relation tripartite se traduit par un dédoublement du pôle d’imputation des responsabilités inhérentes au pouvoir de direction de l’employeur.

Plusieurs chercheurs pensent que cette configuration organisationnelle complexe met à l’épreuve le droit du travail dont les règles s’inscrivent mal dans un cadre tripartite[9]. Outre les problèmes de l’identification de l’employeur[10], leurs travaux ont montré l’existence d’importantes disparités de traitement entre les salariés d’agences de location de personnel et les autres salariés[11], les difficultés d’organisation collective de ces travailleurs[12], leur protection inadéquate en ce qui concerne la prévention et l’indemnisation des lésions professionnelles[13] et la présence de clauses d’exclusivité, d’astreinte ou de non-concurrence qui limitent singulièrement leur liberté de travail et leur possibilité d’accéder à un emploi permanent dans l’entreprise utilisatrice. L’examen de la jurisprudence récente illustre aussi les problèmes que soulève l’arrivée de travailleurs d’agence dans une entreprise utilisatrice dont les salariés sont déjà représentés par un syndicat accrédité : c’est d’ailleurs dans le domaine des rapports collectifs, notamment dans le cadre de recours portant sur l’intégration de travailleurs d’agence dans une unité de négociation existante[14], que l’on trouve le plus de décisions traitant des agences de location de personnel. C’est notamment dans ce contexte qu’a été définie l’approche globale qui permet de désigner l’employeur véritable du salarié dans des relations de travail tripartites, approche approuvée par la Cour suprême du Canada en 1997 dans l’arrêt Ville de Pointe-Claire c. Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 57[15].

Paradoxalement, il existe peu de jurisprudence portant sur la mise en oeuvre des normes minimales du travail à l’égard des travailleurs d’agences de location de personnel[16] si on considère que la très grande majorité d’entre eux, soit 96 %, n’est pas syndiquée[17]. Est-ce à dire que, contrairement aux règles régissant les rapports collectifs du travail ou la santé et la sécurité du travail, ces normes ne soulèvent pas de problèmes d’application pour les salariés d’agences ? La Loi sur les normes du travail, comme les autres lois du travail, a été conçue en prenant pour référence une relation d’emploi bipartite. On peut donc penser que, comme le Code du travail, elle comporte des « lacunes législatives »[18], pour reprendre les termes du juge Lamer dans l’arrêt Ville de Pointe-Claire, qui la rendent difficile à appliquer aux relations de travail tripartites impliquant une agence de location de personnel. La rareté relative de la jurisprudence ne doit pas faire illusion : elle suggère simplement de porter une attention particulière aux mécanismes d’application et de surveillance de ces normes que crée la Loi sur les normes du travail afin de vérifier comment elle s’applique aux relations de travail tripartites.

La Loi sur les normes du travail a en effet confié à un organisme administratif spécialisé, la Commission des normes du travail, le mandat général de veiller à l’application et à la mise en oeuvre des normes du travail et, en particulier, le pouvoir de recevoir les plaintes des salariés[19]. La loi prévoit quatre grands types de plaintes pour mettre en oeuvre les droits prévus par la loi : les plaintes pécuniaires[20], les plaintes à l’encontre d’une pratique interdite[21], les plaintes à l’encontre d’un congédiement sans cause juste et suffisante[22] et les plaintes pour harcèlement psychologique[23]. Même si le pouvoir de la C.N.T. varie selon les types de plaintes[24], elle peut, dans tous les cas, tenter de rapprocher les parties en vue de les amener à un règlement[25], tentative souvent fructueuse si on en croit le fort taux de traitement des plaintes à la C.N.T.[26] qui était de 69 % des plaintes à traiter en 2007-2008 et de 67,3 % en 2006-2007[27]. Dans les cas où la plainte n’est pas réglée, la Commission peut agir au nom du salarié devant les tribunaux judiciaires compétents en matière pécuniaire[28] ou encore le représenter, s’agissant des autres types de plaintes, devant la Commission des relations du travail[29].

Ces mécanismes font en sorte que les problèmes d’application des normes du travail aux salariés d’agences, s’ils existent, seront moins visibles puisqu’ils ne se concluent pas en grande majorité par des décisions de justice. Étudier l’application des normes minimales du travail aux salariés d’agences de location de personnel exige donc d’aller au-delà des analyses juridiques habituelles fondées sur l’analyse des sources formelles du droit du travail pour examiner les activités qui ont cours au sein d’un organisme administratif spécialisé[30]. Nous pensons que l’examen du contenu et du traitement des plaintes déposées par les salariés d’agences à la Commission des normes du travail nous permettra de vérifier s’il existe une inadéquation entre cette loi et les relations de travail tripartites engendrées par le recours à des agences de location de personnel et, le cas échéant, comment elle se manifeste concrètement.

La Commission des normes du travail et les plaintes provenant des salariés d’agences de location de personnel : les sources consultées

Compte tenu de l’objectif de notre étude, les dossiers de plaintes provenant des salariés d’agences de location de personnel constitués par la Commission des normes du travail dans le cadre de sa fonction de surveillance ont évidemment constitué notre principale source d’information, mais pas la seule. Nous avons de plus retracé, dans certains dossiers de plaintes, l’existence de notes ou directives internes qui servent à baliser ou à uniformiser le traitement de certains problèmes particuliers entourant les salariés d’agences au sein de la Commission. Ces notes internes montrent qu’il existe une certaine cohérence institutionnelle dans le traitement de problèmes engendrés par les relations de travail tripartites. Enfin, des entrevues semi-dirigées ont été réalisées avec six membres du personnel de la Commission ayant eu à traiter de dossiers impliquant une agence de location de personnel. Deux groupes de répondants ont été rencontrés, soit trois inspecteurs-enquêteurs (rencontrés individuellement) et trois procureurs de la Direction des affaires juridiques (D.A.J.) (rencontrés lors d’une seule entrevue de groupe) afin de pouvoir tenir compte des rôles complémentaires de ces intervenants dans le traitement d’une plainte. Ces entretiens, ainsi que le contact quotidien avec le personnel de la Commission au moment de la consultation des dossiers de plaintes[31], ont été essentiels pour comprendre les mécanismes de constitution et de gestion interne des dossiers propres à cet organisme administratif et pour en interpréter correctement le contenu.

Nous avons eu accès aux dossiers constitués pour 230 plaintes provenant de salariés d’agences de location de personnel dont la Commission des normes du travail a été saisie au cours des exercices 2004-2005 et 2005-2006. Soixante-huit ont été conservés aux fins de l’analyse. Après avoir présenté les caractéristiques des dossiers de plaintes exclus – lesquelles ne sont pas dénuées d’intérêt quant au rôle que jouent les intervenants de première ligne dans la prise de la plainte dans ce genre de dossiers –, nous présentons un portrait global des plaintes retenues.

Les plaintes exclues de l’analyse et le rôle des intervenants de première ligne

Dans un premier temps, 30 dossiers de plaintes incomplets ou irrecevables[32] ont été exclus ainsi que 18 dossiers de plaintes émanant de salariés réguliers d’une agence de location de personnel qui travaillaient uniquement pour l’agence dans le cadre d’une relation de travail bipartite classique. Seuls les dossiers de plaintes émanant de salariés dont les services étaient retenus par une agence dans le but de les mettre à disposition auprès d’entreprises clientes pour des affectations de plus ou moins longue durée étaient considérés.

Ont aussi été exclus de l’analyse 114 dossiers de plaintes ayant conduit à l’ouverture d’une enquête parce que l’existence d’une relation tripartite de travail ne ressortait pas d’emblée, notamment lorsqu’aucune mention du client n’apparaissait dans les faits consignés par les préposés à l’accueil ou par les inspecteurs-enquêteurs dans les dossiers constitués. Le traitement de ces plaintes avait été totalement « bilatéralisé »[33], c’est-à-dire qu’il ne différait pas des plaintes émanant d’une relation de travail classique mettant en cause un salarié et son employeur. Pour retenir un dossier, il fallait que la relation entre le problème et l’existence d’une relation tripartite soit clairement énoncée. C’est le cas des 68 plaintes qui ont été conservées aux fins de l’analyse de contenu.

L’exclusion de ces 114 plaintes permet de faire une première remarque sur leur traitement par la Commission des normes du travail. En l’absence d’instructions claires quant à la manière de constituer un dossier de plainte, nombreux sont les préposés à l’accueil et les inspecteurs-enquêteurs à la Commission qui s’en tiennent à quelques mentions sommaires des éléments factuels constitutifs du litige. Au moment de notre enquête, la Commission ne semblait pas exiger de son personnel qu’il fasse preuve d’une vigilance particulière chaque fois qu’il était saisi d’une plainte impliquant une agence de location de personnel afin d’y vérifier l’existence d’une relation tripartite. Des efforts particuliers ne devraient-ils pas être consentis, dès l’ouverture d’un tel dossier, pour identifier d’emblée l’agence, mais aussi, le client utilisateur chez qui le salarié est mis à disposition, assurant ainsi un traitement conforme à la réalité des rapports d’emploi triangulaires ? Cette simple observation de départ permet d’illustrer le rôle fondamental des intervenants de première ligne au sein des organismes administratifs spécialisés, puisque ce sont eux qui reçoivent la plainte et qui colligent les faits qui détermineront le traitement ultérieur d’un dossier.

Un portrait global des plaintes retenues

Soixante-huit plaintes ayant conduit à l’ouverture d’une enquête[34] en 2004-2005 et 2005-2006 ont été retenues parce qu’elles permettent d’illustrer clairement l’effet des relations de travail tripartites engendrées par le recours à une agence de location de personnel sur la mise en oeuvre des normes minimales du travail.

Cinquante-cinq plaintes (80,9 % des plaintes retenues) portent sur une réclamation pécuniaire. Certaines ont été regroupées dans un même dossier à des fins d’enquête parce qu’elles concernaient des salariés oeuvrant dans une même entreprise et réclamant l’application d’une même norme du travail, conformément à l’article 119 de la L.N.T. C’est pourquoi ces 55 plaintes ont donné lieu à l’ouverture de 41 dossiers d’enquête à la C.N.T.

Treize plaintes (19,1 % des plaintes retenues) concernent exclusivement un recours individuel lié à la protection de l’emploi, qu’il s’agisse d’une plainte à l’encontre d’un congédiement fait sans cause juste et suffisante ou d’une pratique interdite. Rappelons que la Loi ne reconnaît aucun pouvoir d’enquête à la C.N.T. dans ces cas. Aucune plainte parmi celles que nous avons étudiées ne portait sur le harcèlement psychologique.

Les réclamations de nature pécuniaire sont donc largement représentées dans notre échantillon. Elles représentent aussi la majorité des plaintes traitées par la C.N.T. pendant la même période, soit 69 % des plaintes à traiter par la C.N.T. en 2004-2005[35] et 63,9 % en 2005-2006[36]. Les plaintes relatives aux pratiques interdites (L.N.T., art. 122) et aux congédiements sans cause juste et suffisante (L.N.T., art. 124) constituaient pour leur part 26,3 % des plaintes à traiter par la C.N.T. en 2004-2005[37] et 27,2 % en 2005-2006[38].

Avant d’entreprendre l’exposé des résultats, un rappel est opportun. L’analyse des plaintes cherche à déterminer si une loi conçue pour des relations de travail bipartites comme la L.N.T. peut être appliquée à des relations tripartites comme celles qui caractérisent les 68 plaintes retenues. Une analyse qualitative du contenu et du traitement des plaintes permettra d’en apprendre davantage sur l’adéquation de la L.N.T. avec de telles relations d’emploi. L’objectif n’est pas de dresser le portrait représentatif des conditions de travail des salariés impliqués dans des relations de travail tripartites.

Exposé des résultats

La Loi sur les normes du travail édicte des conditions de travail minimales en matière notamment de rémunération, de durée de travail, de congés ou de protection de d’emploi. Elle met en place des mécanismes particuliers de mise en oeuvre de ces normes qui confèrent une grande responsabilité à la Commission des normes du travail. Ces deux caractéristiques sont au coeur de cette loi de protection des salariés, en particulier des salariés non syndiqués. Nous avons retenu ces deux caractéristiques pour présenter nos résultats.

Dans un premier temps, l’exposé des résultats portera sur le contenu des normes du travail afin de voir si leur application soulève des problèmes particuliers dans le contexte de relations de travail tripartites. Pour ce faire, nous nous appuierons sur une analyse qualitative du contenu des plaintes et des entrevues. Nous nous intéresserons ensuite au cheminement de ces plaintes et à la manière dont ces dossiers sont gérés par la Commission des normes du travail.

Le contenu des plaintes

Les plaintes retenues sont autant de cas qui auraient pu faire l’objet d’un exposé spécifique. Elles illustrent toutes des problèmes d’application de la Loi à des relations de travail clairement tripartites. Au-delà des circonstances factuelles propres à chacune d’elles, ces plaintes révèlent trois grands types de problèmes d’application des normes du travail à des relations tripartites : ceux liés à la multiplicité des intervenants et à la complexité des dossiers qui en résulte; ceux liés à des stratégies de contournement de la loi facilitées par le recours à des relations de travail tripartites et ceux qui relèvent d’une inadéquation structurelle de la loi à ces relations tripartites.

Des difficultés d’application liées à la complexité des relations tripartites

De ces dossiers de plaintes ou extraits d’entrevues, il ressort que c’est la multiplicité des intervenants impliqués dans une relation tripartite qui engendre les difficultés d’application de la loi pour les salariés. Ces dossiers ne révèlent pas, comme ceux qui suivront, une volonté de contournement de la loi ou encore une impossibilité structurelle d’appliquer pleinement la loi. Ils sont simplement liés à la complexité des relations tripartites elles-mêmes comme le démontrent les trois exemples suivants qui traitent de la gestion de la paye, du versement de l’indemnité de vacances et de la qualification constitutionnelle de l’agence de location de personnel.

La gestion des feuilles de temps et le salaire impayé

Les relations de travail tripartites ou multipartites se caractérisent par la multiplication des intervenants appelés à jouer un rôle dans la gestion des feuilles de temps, et en définitive, de la paie du salarié d’agence. Cinq dossiers[39] sont des exemples témoignant de la confusion que peut entraîner l’immixtion d’un deuxième acteur dans la tenue des feuilles de temps. En vertu des contrats de fourniture de personnel liant les agences et les entreprises utilisatrices dans ces dossiers, il revenait à l’agence de location de personnel de payer les employés et de procéder aux différentes déductions à la source et remises gouvernementales. Tous les chèques étaient signés par elle. Pour ce faire, un représentant de l’entreprise cliente compilait les heures travaillées sur des feuilles de temps qu’il transmettait à l’agence une fois complétées. Dans ces cinq dossiers, le travailleur d’agence a été victime d’une erreur découlant d’une transcription erronée du nombre d’heures travaillées de la part du représentant de l’entreprise cliente. Tout porte à croire que l’ajout d’un intermédiaire dans la gestion des feuilles de temps multiplie les risques qu’une erreur soit posée en cours de traitement.

Tous les répondants consultés lors des entrevues ont confirmé l’existence de cette infraction récurrente de la part des agences de location de personnel et de leurs clients et en ont souligné le caractère irritant pour le salarié plaignant. En effet, en l’absence d’un système intégré de gestion des feuilles de temps, l’ajout d’un intermédiaire dans le processus de traitement des feuilles de temps expose le salarié aux aléas d’une gestion déficiente et aux risques que son salaire ne soit pas versé au terme de la période de paie visée. Des cas se présentent où, faute de communication adéquate entre les parties, les feuilles de temps s’égarent avant de pouvoir être traitées par l’agence, ce qui fait en sorte que les parties mises en cause contreviennent aux dispositions de la L.N.T. ayant trait au salaire[40] puisque ces anomalies dans le registre des heures travaillées se traduisent en un salaire impayé. Dans certains cas de mauvaise foi de la part de l’agence, celle-ci peut tenter d’esquiver sa responsabilité en omettant sciemment d’entreprendre les démarches nécessaires pour récupérer ou corriger des feuilles de temps perdues, en retard ou inexactes.

L’irrégularité de la prestation de travail et l’indemnité de vacances

L’intermittence qui caractérise le lien d’emploi intérimaire rend extrêmement confuse la question du versement de l’indemnité afférente au congé annuel[41]. Pour simplifier la gestion de la prise de vacances d’une main-d’oeuvre extrêmement volatile, certaines agences de location de personnel versent le montant équivalent à l’indemnité afférente au congé annuel au terme de chaque période de paye. Or, le fractionnement du paiement de l’indemnité afférente au congé annuel est contraire à l’esprit de la loi qui stipule à son article 75 qu’un « salarié doit toucher l’indemnité afférente au congé annuel en un seul versement avant le début du congé[42] », l’objectif étant que cette indemnité puisse réellement profiter au salarié au moment venu de ses vacances annuelles comme nous l’expliquait un répondant à l’occasion d’une entrevue[43]. Bien que les sommes aient effectivement été versées, la décision de l’agence agissant de la sorte pourra tout de même être légitimement contestée. Aux yeux de la Commission, ce type de contravention est d’ordre administratif et appelle à l’application des dispositions pénales[44] prévues à la L.N.T. Toutefois, aucune plainte pénale ne semble avoir été faite à ce sujet. À première vue, cette difficulté nous apparaît comme étant symptomatique de la gestion d’un lien d’emploi intermittent propre au travail intérimaire.

La qualification constitutionnelle de l’employeur

Enfin, plusieurs dossiers n’ont pas abouti à une conclusion sur le fond parce qu’ils soulevaient une question qui devait être tranchée à titre préliminaire : celle de la compétence constitutionnelle de l’agence de location de personnel[45]. À la multiplicité des intervenants de la relation de travail multipartite s’ajoutent les difficultés tenant au partage constitutionnel des compétences au Canada[46].

Les plaintes examinées ici dénoncent toutes un manquement à une obligation pécuniaire[47]. L’infraction la plus fréquente concerne le versement d’un taux de salaire majoré pour les heures travaillées au-delà de la semaine normale de travail[48]. Ce manquement a été constaté dans les quinze plaintes ici étudiées[49]. La question au coeur de ces dossiers est liée à la qualification constitutionnelle des activités de l’entreprise utilisatrice et à l’effet qui en découle sur la qualification des activités de l’agence. Lorsqu’une agence de location de personnel, dont l’activité relève de la compétence législative provinciale, fournit du personnel à une entreprise cliente de compétence fédérale, la Loi sur les normes du travail est-elle applicable aux salariés fournis par l’agence ? L’enjeu de ces plaintes qui se concentrent dans le secteur du camionnage est de déterminer si l’agence mise en cause est légalement tenue de payer les sommes réclamées en vertu de la L.N.T. Il faut savoir que le régime de la L.N.T. est plus généreux concernant certaines normes pécuniaires[50]. On s’explique mieux tout l’intérêt que représente la détermination de la compétence constitutionnelle du point de vue du travailleur, ce dernier cherchant à bénéficier du régime lui étant le plus favorable.

Ces dossiers ont tous été traités conformément à une directive administrative qui était applicable au moment où nous avons fait notre étude, directive qui était formulée par la Direction des affaires juridiques de la Commission. En vertu de cette directive, la compétence – fédérale ou provinciale – de l’entreprise cliente s’avérait l’élément déterminant :

Ainsi, compte tenu de cette réalité que constituent les rapports triangulaires en relations de travail et des indications que nous fournit la Cour suprême dans cette affaire Ville de Pointe-Claire c.Québec (Tribunal du travail), nous recommandons de considérer la juridiction applicable à l’entreprise cliente (la compagnie de transport) dans nos rapports avec l’employeur aux fins de l’application des normes du travail, à savoir l’agence de location de personnel. Ainsi, la Commission des normes du travail assurera l’application des normes du travail édictées dans sa loi constituante aux relations de travail entre ces chauffeurs temporaires, l’agence de location de personnel et les transporteurs de juridiction provinciale[51].

À la lumière de ce qui précède, il faut conclure que, pour la Commission des normes du travail, la compétence fédérale de l’entreprise utilisatrice semble l’emporter sur la compétence provinciale de laquelle relève l’agence de location de personnel. On peut s’étonner d’une telle interprétation qui ne tient pas compte, nous semble-t-il, des principes élaborés par la Cour suprême du Canada lorsqu’il s’agit de déterminer la qualification constitutionnelle d’une entreprise provinciale dite « satellite » qui fournit des services à une entreprise fédérale. Dans de tels cas, pour conclure que l’entreprise satellite relève de la compétence fédérale, il faut voir si elle est fonctionnellement intégrée aux activités de l’entreprise fédérale[52]. Quoiqu’il en soit, cette directive explique que ces plaintes n’ont pas eu de suite, la Loi sur les normes du travail ayant été jugée non applicable.

Ces trois exemples montrent que la gestion des dossiers impliquant des relations de travail tripartites est complexe et que cette complexité même, en dehors de toute volonté manifeste de contourner la loi, crée des difficultés d’application des normes du travail pour les salariés en cause. Tel n’est pas le cas des difficultés d’application exposées ci-après qui relèvent, quant à elles, d’une volonté manifeste de contourner l’application de la loi.

Des difficultés d’application liées aux stratégies de contournement de la loi

Dans quatorze plaintes, faisant l’objet de neuf dossiers[53], le recours à des agences de location de personnel s’inscrit manifestement dans une stratégie de contournement de la loi. Dans ces cas, les relations tripartites, voire multipartites, semblent n’exister qu’aux fins de contourner l’application de dispositions pécuniaires de la loi et de réduire ainsi les coûts de main-d’oeuvre de l’entreprise utilisatrice et de l’agence. Ainsi en est-il du modèle dit de l’« agence à deux têtes » clairement lié au contournement des dispositions de la Loi relatives au temps supplémentaire et du modèle de l’agence paravent en ce qui concerne notamment l’indemnité de préavis, modèles qui comportent des difficultés au moment de l’enquête.

L’« agence à deux têtes » et la rémunération des heures supplémentaires

Ce modèle de l’« agence à deux têtes » apparaît à l’occasion de réclamations en recouvrement d’heures supplémentaires impayées. Rappelons qu’en vertu de la Loi, tout travail exécuté au-delà de la semaine normale de travail (fixée à 40 heures) doit être rémunéré à taux majoré[54]. L’application de cette norme est contournée par le recours à une agence de placement dite « à deux têtes » pour reprendre les termes utilisés par le personnel de la Direction des affaires juridiques de la Commission.

Dans certains cas, cette « agence à deux têtes » opère pour un client unique[55]. Ce client conclut une entente de location de personnel avec une agence dite « principale », qui chapeaute elle-même un groupe comprenant un certain nombre d’agences, ici qualifiées de « sous-agences ». Dans ces plaintes, le contrat de location de personnel liait l’entreprise cliente à l’agence principale qui exerçait les fonctions de recrutement, sélection, évaluation et gestion du personnel intérimaire notamment en ce qui a trait aux assurances, aux mesures de santé et sécurité au travail et à la rémunération des heures de travail régulières. Les sous-agence(s), quant à elles, avaient uniquement un rôle d’« agent payeur ». Il leur revenait de voir à la rémunération des heures travaillées par le salarié au-delà de la semaine normale de travail pour le même client. Par conséquent, les heures de travail effectuées par le salarié chez un même client n’étaient pas imputées à une seule agence. Les heures supplémentaires qu’il avait effectuées ne s’additionnaient pas aux heures régulières, n’apparaissaient pas sur le même chèque et n’étaient pas rémunérées à taux majoré. L’agence à deux têtes permet d’organiser une double base de rémunération puisque les heures de travail supplémentaires sont imputées à un registre de salaires distinct de celui des heures de travail régulières.

Dans d’autres cas, l’« agence à deux têtes » opère auprès d’une multiplicité de clients comme nous l’ont révélé les entrevues conduites auprès de la Direction des affaires juridiques de la Commission. Le mode de fonctionnement de ces agences est identique à celui décrit ci-haut sauf qu’il gravite cette fois autour de plusieurs entreprises clientes distinctes. Dans ce modèle, l’agence principale noue des relations contractuelles de location de main-d’oeuvre avec deux ou plusieurs clients utilisateurs. Il existe au sein de l’agence principale autant de sous-agences qu’il y a d’entreprises clientes liées par contrats à l’agence principale. Ces sous-agences ont, comme dans le premier type d’agences à deux têtes opérant pour un client unique, une fonction de rémunération. Lorsque les salariés de l’agence principale sont appelés à oeuvrer successivement pour plusieurs entreprises clientes au cours d’une même semaine de travail, leur rémunération est répartie entre autant de sous-agences qu’il y a d’entreprises clientes différentes. Ce système permet d’interrompre le cumul des heures de travail des salariés qui travaillent pour ces clients à l’intérieur d’une même semaine, les privant ainsi de leur droit à la majoration des heures travaillées en temps supplémentaire. Derrière l’écran que forment ses sous-agences affiliées, l’agence principale ne se voit pas imputer la responsabilité de verser un taux majoré aux salariés cumulant plus de 40 heures à l’intérieur d’une semaine normale de travail.

Un dossier dont a été saisie la Commission permet d’illustrer clairement cette pratique de dissimulation. Dans ce dossier impliquant une agence spécialisée dans le placement de personnel médical et des établissements de santé publics et privés, la fraude à la loi a été démasquée rapidement dès l’amorce de l’enquête. En effet, l’examen des registres de salaires a permis de démanteler le système de rémunération qui présentait tous les indices d’une pratique frauduleuse tel que le décrit ce répondant[56] :

On a eu des agences sur un dossier, la même agence et le même employeur, c’est-à-dire qu’on a un même bureau, une même adresse civique, et l’agence crée deux entreprises, même administrateur, même adresse. La première, c’est pour ses contrats avec l’entreprise cliente A et l’autre c’est pour l’entreprise cliente B. Quand on s’en aperçoit, le salarié sur sa feuille d’embauche qu’il signe, il y a juste le petit logo en haut de la feuille qui change, l’adresse est la même. Et il signe. Il vient d’être embauché lui, il ne fait pas la distinction… et c’est le même conseiller qui l’appelle.

Cette manipulation illégale du système de rémunération se traduit comme suit :

Or, eux ils ont deux listes de paie, ils paient par les deux entreprises, il n’y a donc jamais de temps supplémentaire. Et on voit que 80 % des salariés se retrouvent sur les deux listes. Arrivé à 40 heures, on l’envoie sur la deuxième liste. Écoute, lui il est rendu là, il a donné pour 30 heures pour mon contrat que j’ai avec l’entreprise cliente A et maintenant, je l’envoie chez l’entreprise B pour un autre patient, avec une autre facturation évidemment, et un autre chèque de paie.

Ce modèle de l’« agence à deux têtes » (à client unique ou multiple) suggère que dans plusieurs cas, la location de main-d’oeuvre est au coeur de relations de travail non plus tripartites, comme on les qualifie habituellement, mais multipartites. Il reste que les agences principales et leurs sous-agences, bien que juridiquement autonomes, sont matériellement interdépendantes. Règle générale, elles ont les mêmes administrateurs et le même siège social. Le principal effet de ce réseau tient à ses pratiques de rémunération. À la lumière des faits dégagés de ces dossiers, il appert que ces « exécuteurs de la paie » n’exercent aucune autre prérogative usuelle de l’employeur.

Cette stratégie ne profite pas qu’à l’agence principale. Dans certains cas, l’entreprise cliente n’ignore rien de ce stratagème. La franchise avec laquelle l’entreprise cliente fait l’aveu de son intention de se soustraire à la L.N.T. par le recours à ces agences est parfois déconcertante[57]. Interrogé par l’inspecteur-enquêteur de la C.N.T., un client utilisateur est allé jusqu’à admettre qu’il avait eu recours à une « agence à deux têtes » dans le but avoué d’éluder la loi comme en fait foi l’extrait d’une entrevue réalisée avec un enquêteur[58] :

Alors, pour le premier 40 heures, ils faisaient affaires avec une agence de placement et pour le temps supplémentaire, ils faisaient affaires avec une autre agence. Et la personne aux ressources humaines me l’a carrément dit chez l’entreprise cliente : « C’est qu’on ne veut pas payer de temps supplémentaire ». J’ai répondu : « vous rendez-vous compte de ce que vous me dites ? ».

Le caractère multipartite de ces relations de travail est source de confusion non seulement pour les salariés, qui ne savent plus pour qui ils travaillent, mais aussi pour les enquêteurs qui, comme nous le verrons, doivent démêler l’écheveau de ces relations multipartites. La complexité va au-delà des rapports entre l’agence et le client utilisateur et pénètre le fonctionnement même de l’agence qui oeuvre, il faut le rappeler, sans encadrement spécifique. Tel est aussi le cas du deuxième exemple qui se dégage de deux autres dossiers.

L’« agence paravent », l’indemnité de préavis et l’indemnité de congé annuel

Certaines plaintes nous ont permis d’observer le fonctionnement de ce qu’il est convenu d’appeler une « agence paravent ». Dans deux dossiers concernant une même agence[59], il a été établi que celle-ci chapeautait une « compagnie à numéro », c’est-à-dire une compagnie constituée sous un matricule numérique plutôt que sous une dénomination sociale. Le client, exploitant un l’hôtel, avait mandaté cette « compagnie à numéro » de la gestion des opérations et du personnel et celle-ci avait à son tour délègué la gestion du personnel à l’agence, spécialisée dans le domaine de l’entretien ménager[60]. L’agence et la compagnie à numéro étaient sises à la même adresse. Quelques mois plus tard, le client, insatisfait des services de l’agence, rompait son entente contractuelle avec la « compagnie à numéro » qui, dans la foulée, mettait fin à son entente de service avec l’agence, entraînant du coup la fin à l’affectation temporaire des salariés de l’agence à l’hôtel. Les salariés, des préposés à l’entretien des chambres, n’ayant pas été réaffectés chez un nouveau client de l’agence, ils ont réclamé l’indemnité afférente à l’avis de cessation d’emploi[61] et l’indemnité afférente au congé annuel[62], tout en contestant, dans une autre plainte, leur congédiement qu’ils considéraient sans cause juste et suffisante[63].

Suivant l’interprétation que fait un répondant[64] de ce dossier, une telle organisation permet de masquer l’identité du véritable employeur aux yeux de l’inspecteur-enquêteur. Devant cet écheveau juridique, l’inspecteur-enquêteur saisi du dossier a d’ailleurs sollicité un avis juridique auprès de la Direction des affaires juridiques pour savoir quelle entité devait être visée à titre d’employeur aux fins de la réclamation pécuniaire[65]. Cet avis juridique recommandait à l’inspecteur-enquêteur de viser toutes les parties mises en cause, soit le client, la « compagnie à numéro » et l’agence. En tout état de cause, un règlement est intervenu avec l’agence avant que l’inspecteur-enquêteur ne puisse mettre en oeuvre la directive émanant de la Direction des affaires juridiques.

Les difficultés au moment de l’enquête

À l’issue de l’examen de ces dossiers de plaintes, il ressort que la Commission, selon le cas, estime que ces relations de travail multipartites justifient une approche réaliste s’apparentant à la levée du voile corporatif[66]. Suivant ce scénario, il sera possible non seulement de rendre le propriétaire de l’agence fautive responsable de ses actes, mais en plus, d’engager la responsabilité de ses agences satellites (ou compagnie à numéro selon le cas), voire de l’entreprise cliente. Cette stratégie se traduira par une mise en demeure enjoignant toutes les parties à la relation d’emploi de payer conjointement et solidairement les sommes réclamées comme l’illustre ce passage tiré de l’entrevue réalisée auprès d’un enquêteur :

Les employés étaient convaincus qu’ils travaillaient pour l’Agence. Quand je les appelle [l’Agence], ils disent : « non, non, non, nous autres on gère une compagnie à numéro, c’est une madame qui nous a demandé de gérer sa compagnie à numéro. Ils n’avaient plus les bonnes coordonnées de la madame, j’ai donc essayé de rejoindre la madame. Finalement, l’Agence a payé, mais c’est parce que je m’en allais en cour. […] à la limite on joue les nonos, quand c’est un peu trop dur à démêler, on leur dit : « écoutez, c’est trop entremêlé, vous démêlerez tout ça en cour. »[67]

Bien qu’une telle démarche permette de remonter la chaîne des responsabilités sous-jacente à ces réseaux contractuels, certaines explications consignées aux dossiers de même que les échanges obtenus avec les inspecteurs-enquêteurs lors des entrevues trahissent l’existence de certaines difficultés de nature à handicaper le cheminement de ces dossiers.

Au premier chef, mentionnons la confusion du travailleur quant à l’identification de son employeur. Confus, celui-ci devient alors susceptible de brouiller les cartes et d’entraîner l’inspecteur-enquêteur sur la mauvaise piste. Ceci a pour effet immédiat de prolonger le déroulement de l’enquête en raison du temps supplémentaire consacré à la détermination de l’employeur véritable[68]. En outre, on conçoit facilement que la confusion entourant la désignation de l’employeur sera d’autant plus grande que la dénomination sociale de l’entreprise sera faiblement significative, ce qui est le cas lors de l’utilisation d’un matricule numérique[69]. Il semble peu probable que le travailleur évoluant dans un tel modèle organisationnel et ignorant tout de la structure corporative dans laquelle sa force de travail est intégrée puisse objectivement s’identifier à une compagnie dépourvue d’existence matérielle, d’un nom distinctif et sans liens concrets avec l’exécution de son travail.

Vient en second lieu la confusion de l’inspecteur-enquêteur à qui le dossier a été assigné. Après avoir été interrogés en entrevue sur la nature des liens juridiques qui se tissent entre les différentes entités qui composent ces modèles complexes et sur les motifs auxquels obéissent de tels arrangements juridiques, aucun des trois inspecteurs-enquêteurs n’a été en mesure d’apporter des explications claires. Pour s’en convaincre, voyons l’extrait d’entrevue suivant obtenue avec un enquêteur[70] :

Quelle stratégie se cache derrière cet arrangement juridique (C.N.T.-24) ? Je ne sais pas, écoutez, ce sont des affaires pour lesquelles je n’ai aucune espèce d’idée. Mais moi mon salarié il travaillait dans une compagnie qui s’appelait X. Donc, il avait été référé là par l’agence de placement Y et l’agent payeur était Z.

Les faits de ces affaires ne permettent pas d’identifier avec certitude l’utilisation qui était faite de ces paravents corporatifs. Retenons seulement que ces modèles multipartites génèrent beaucoup d’incertitudes pour les personnes impliquées dans de tels dossiers. Ces exemples montrent qu’en présence d’une activité de location de personnel, l’enquêteur doit être vigilant non seulement en ce qui a trait aux relations qui lient l’agence et son client, mais aussi quant à l’organisation interne de l’agence elle-même. La relation tripartite ne saurait valablement être considérée suivant un modèle générique unique.

À la différence des cas que nous venons de rapporter, il arrive enfin que les problèmes d’application de la loi ne résultent pas de stratégies visant à la contourner. Dans ces cas, les difficultés d’application sont liées à l’inadéquation structurelle de la loi.

Des difficultés d’application liées à l’inadéquation structurelle de la loi aux relations de travail tripartites ou multipartites

Les problèmes d’application regroupés ici ne découlent pas d’une volonté manifeste des entreprises en cause de contourner la loi mais bien de difficultés tenant à l’éclatement du pouvoir de contrôler le travail d’un salarié entre plusieurs entités dans des relations de travail tripartites ou multipartites. En vertu de la loi, la responsabilité d’appliquer la norme du travail relève d’un seul employeur. Or, dans plusieurs dossiers, le pouvoir de contrôler le travail est éclaté de sorte que celui qui supervise le travail au quotidien – et qui formule des directives en ce sens – n’est pas celui qui rémunère directement les salariés, avec les difficultés qui en découlent s’agissant de la mise en oeuvre des normes pécuniaires relatives aux jours fériés ou au temps supplémentaire. De telles difficultés caractérisent aussi l’appréciation du caractère illégal ou injuste du motif justifiant une terminaison d’emploi ainsi que la qualification de la période d’attente entre deux affectations temporaires et l’appréciation du service continu du salarié.

La permission d’absence et le bénéfice d’un jour férié, chômé et payé

En vertu de la L.N.T., un salarié ne doit pas s’être absenté du travail, sans l’autorisation de l’employeur ou sans une raison valable, le jour ouvrable qui précède ou qui suit un jour férié et chômé pour pouvoir en bénéficier[71]. Dans les relations de travail tripartites ou multipartites, la difficulté est de savoir qui détient le pouvoir d’autoriser une telle absence, comme le montrent les dossiers étudiés[72]. Ceux-ci concernent des cas où les permissions d’absence étaient accordées au salarié par l’entreprise utilisatrice alors que c’est l’agence qui était responsable de sa rémunération. Un répondant[73] qui a eu à intervenir dans le traitement d’un de ces dossiers résume l’effet de la relation tripartite sur l’application de la norme relative aux jours fériés, chômés et payés[74] :

C’était quelqu’un placé dans un entrepôt, qui faisait du travail manutentionnaire depuis plusieurs mois, au-delà de six mois. Arrive le temps des fêtes et la journée précédant Noël, fériée, il demande à son patron [l’entreprise cliente], son donneur ouvrage, de le libérer de la cédule de travail parce qu’il vit un problème de garderie. Et effectivement, son patron [en parlant de l’entreprise utilisatrice] lui accorde. L’agence ne lui verse pas son indemnité de férié de Noël, prétextant qu’il [le salarié] s’est absenté sans autorisation la veille. Alors, est-ce qu’il devait demander la permission à l’agence ou au donneur ouvrage ?

Dès lors que l’on répond à cette question en identifiant l’entreprise utilisatrice, on obtient une situation ambiguë où le client de l’agence intervient dans la gestion de l’horaire de travail du salarié intérimaire qui en principe relève de l’agence. Cette ingérence risque de rendre inapplicables les dispositions de la L.N.T. relatives aux jours fériés, chômés et payés parce que l’agence plaide l’absence sans autorisation du salarié la veille d’un congé férié pour se soustraire à l’obligation de rémunérer le congé tel que le prévoit la loi. Pourtant, dans les faits, cette absence a été autorisée par le client utilisateur.

Les ententes particulières entre le client et le salarié et la rémunération des heures supplémentaires

Deux autres dossiers[75] sont des illustrations de l’ingérence dont peut faire preuve un client utilisateur dans le cadre des rapports du salarié avec l’agence de location de personnel qui le rémunère. Il en est ainsi lorsque ce client négocie avec le travailleur intérimaire mis à sa disposition des ententes individuelles de façon parallèle à ce qui était déjà prévu dans le contrat le liant à l’agence. Dans ces affaires, le client utilisateur avait négocié directement avec le salarié une entente écrite concernant les modalités de paiement des heures travaillées en temps supplémentaire. Cette entente prévoyait des modalités particulières quant à la rémunération, notamment le « paiement en différé et rétropayé des heures de travail supplémentaires à la terminaison du contrat »[76]. On se doute bien que l’agence a refusé de verser les sommes négociées à son insu.

Cette entente était contraire au contrat de service liant l’agence et son client puisque l’agence n’avait pas été avisée de son existence. L’ingérence de l’entreprise cliente induit non seulement des risques de conflits entre les conditions de travail fixées par l’agence et la gestion interne de l’entreprise utilisatrice, mais elle nourrit aussi la confusion que vit le travailleur intérimaire quant à la détermination de son véritable employeur. Bien que l’enquête amorcée dans l’un des dossiers ait avorté[77], la Commission a obtenu de la part du client utilisateur, l’auteur de l’entente litigieuse, les sommes dues dans l’autre dossier[78]. Dans la foulée de ce règlement, l’agence a signalé son intention d’intenter une poursuite contre le salarié pour bris de contrat. L’agence estimait que le salarié avait fait défaut à son obligation de respecter les termes du contrat de travail le liant à elle en acceptant de signer une entente parallèle à son insu.

La réalité du travail intérimaire dans le secteur des soins de santé présente des pratiques d’affaires qui conduisent, sous des angles différents, à examiner les interrelations qui se nouent entre le contrat de travail liant le salarié et l’agence et le contrat commercial intervenu entre l’agence et son client[79]. Dans leurs rapports avec les institutions et les établissements de santé (les clients), les agences spécialisées dans la fourniture de personnel médical se voient souvent imposer des protocoles et des ententes cadres auxquels elles ne peuvent déroger. Selon un répondant bien au fait de cette situation pour avoir traité des plaintes la dénonçant[80], de tels protocoles peuvent notamment établir des normes fixant à l’avance le nombre d’heures de travail rémunérées par catégorie de soins ou une nomenclature des postes de travail prédéfinie et imposée à l’agence. Dans ce contexte, si certaines conditions de travail sont déterminées par l’agence, d’autres sont plutôt imposées par le client utilisateur dans le cadre du contrat qui le lie à l’agence. Un des effets de cette situation de subordination du contrat de travail aux exigences contractuelles intervenues entre une agence et un établissement de santé réside dans la difficulté pour un travailleur de faire valoir son droit à une rémunération pour les heures de travail qu’il aurait exécutées au-delà du nombre d’heures imposées dans ces protocoles, notamment son droit à un taux majoré pour les heures de travail supplémentaires. Dans ce contexte, les problèmes d’application de la L.N.T. tiennent à la rigidité des normes de facturation auxquelles sont tenues les agences. En vertu de ces normes de facturation, le salarié qui excède le temps normalement alloué à la réalisation d’une tâche, par exemple donner le bain à un bénéficiaire, ne sera pas rémunéré pour le temps effectivement travaillé; sa rémunération se limitera strictement à ce que les termes de l’entente commerciale survenue entre l’agence et son client prévoient quant à l’exécution de cette tâche. Il en est ainsi parce que l’agence est tenue de respecter les clauses auxquelles elle a préalablement adhéré en concluant une relation commerciale avec ce client.

Ces normes de facturation engendrent une deuxième difficulté liée à la rémunération du temps de déplacement entre les différents lieux de travail où un salarié est affecté. En vertu de ces normes de facturation[81], la rémunération n’est pas versée pour le temps que met l’employé à se déplacer entre deux établissements de santé où sont hébergés les bénéficiaires à sa charge. Or ces travailleurs sont appelés à se déplacer de nombreuses fois à l’intérieur d’une même journée de travail. Il y a lieu de se questionner sur la légalité de ces ententes commerciales au regard de l’article 82.5 de la Loi sur les normes du travail qui prévoit le remboursement par l’employeur des frais encourus aux fins des déplacements effectués sur les heures de travail[82].

Qu’en est-il de ces règles de gestion imposées par le client lorsque celles-ci semblent porter atteinte à des normes d’ordre public dans le domaine du travail comme en l’espèce ? Faut-il en conclure que seule l’agence de location de personnel en serait tenue responsable dans la mesure où il lui revient de les appliquer[83] ? L’efficacité des recours aménagés dans la L.N.T. n’est-elle pas amenuisée lorsque le client utilisateur n’est pas partie au litige alors que pourtant il détient un contrôle prépondérant sur la définition des règles de gestion du personnel mis à sa disposition ? Et qu’en est-il de ces réclamations pécuniaires (temps de travail impayé) lorsque le client utilisateur est un patient malade dans le besoin[84] ? Ces pratiques soulèvent des enjeux juridiques, éthiques et moraux d’autant plus préoccupants qu’elles s’inscrivent dans un mouvement de privatisation accrue des services publics.

Le contrôle du motif de la rupture

En vertu de la L.N.T., la discrétion patronale de mettre fin à l’emploi est assujettie au fardeau de prouver la légalité, la suffisance et la justesse du motif de congédiement. La Loi prévoit en effet le droit d’un salarié qui possède deux années de service continu de ne pas être congédié sans une cause juste et suffisante[85]. Elle identifie aussi des motifs illégaux de congédiement ou d’autres mesures prises par l’employeur[86]. Dans de tels cas, les motifs qui ont conduit l’employeur à mettre fin à la relation d’emploi seront contrôlés et la réintégration pourra être ordonnée.

Dans le cas d’une location de personnel, la situation est particulière parce que la rupture du lien d’emploi se manifeste généralement en deux étapes impliquant deux acteurs différents. La première prend la forme d’une cessation de l’affectation temporaire d’un salarié chez un client utilisateur. En principe, on ne peut parler ici de congédiement puisque la fin de cette affectation auprès d’un client n’a pas pour effet de rompre le lien d’emploi entre le salarié et l’agence de location de personnel qui peut le réaffecter chez un autre client. C’est pourquoi la fin de l’affectation temporaire est d’abord assimilée à une mise à pied. Ce n’est qu’en l’absence d’une réaffectation du salarié auprès d’une nouvelle entreprise utilisatrice au terme d’un délai de six mois[87] que l’on pourra considérer que le lien d’emploi a été rompu par l’agence. Le congédiement n’intervient qu’au terme de cette deuxième étape. Tel est le principe qui semble gouverner la Commission en cette matière[88].

Or, cette rupture « par étapes » du lien d’emploi soulève la question de la responsabilité du client lorsque les motifs qui l’ont mené à mettre un terme à l’affectation temporaire du salarié prêté par l’agence sont illégaux ou encore ne reposent sur une cause juste et suffisante. N’étant pas considéré comme l’employeur responsable de la rupture, ses motifs peuvent-ils faire l’objet d’un contrôle dans le cadre des recours que prévoit la Loi ? Et qu’en est-il de l’agence qui, à la suite de la décision du client, congédie le salarié en invoquant le manque de travail ou la décision du client ? Peut-elle être tenue responsable des motivations illégales ou injustifiées qui animent le client ?

Telles sont les questions que soulèvent les dossiers examinés dans cette section, qui portent tous sur une fin d’affectation temporaire chez le client utilisateur ayant donné lieu à la rupture du lien d’emploi par l’agence de location de personnel. Dans tous ces dossiers[89], le client a une forte influence dans la décision de procéder à la terminaison du lien d’emploi du salarié. Toutefois, c’est généralement l’agence de location de personnel qui rompt le lien d’emploi et en assume les coûts, notamment l’obligation de remettre l’avis de cessation d’emploi[90] et les autres obligations relatives à la terminaison du lien d’emploi[91]. En l’absence de contrôle du motif de la fin de l’affectation, on en déduit qu’il serait possible pour une entreprise utilisatrice de se départir d’un salarié en toute impunité et derrière le paravent que lui offre l’agence, et cela même si le motif qui sert d’assise à sa décision est illégitime.

Dans ces dossiers, la rupture du lien d’emploi était justifiée par l’agence par différents motifs – manque de travail[92], capacités physiques insuffisantes du salarié intérimaire[93], insatisfaction du client à l’égard de la prestation de travail du salarié[94] – ou par aucun motif apparent[95] susceptible de renverser une apparence d’illégalité[96]. L’intérêt que présentent ces dossiers est d’illustrer en quoi la protection du lien d’emploi d’un travailleur d’agence est effritée puisque la fin de l’affectation temporaire commandée par le client utilisateur – et le non-rappel au travail qui s’ensuit – deviennent en quelque sorte une façade à la réalité factuelle du congédiement.

Parmi l’ensemble de ces dossiers, une plainte[97] fait exception. Elle représente un des deux seuls cas[98] où l’entreprise utilisatrice se réclame ouvertement de la décision de rompre le lien d’emploi. Dans cette affaire, la plaignante dépose une plainte en vertu de l’article 122 de la L.N.T. Elle allègue avoir été victime de représailles – une rétrogradation – de la part de ses employeurs – l’agence et l’entreprise cliente – pour le motif qu’elle était enceinte. De façon concomitante, la mesure de représailles imposée faisait suite à l’exercice de son droit prévu à la loi de s’absenter du travail pour des raisons familiales[99]. Devant la responsabilité indéniable de l’entreprise utilisatrice dans la décision d’imposer cette décision, la Commission a exhorté les parties à négocier une entente de règlement tripartite liant le travailleur, l’agence et le client utilisateur et en vertu de laquelle l’agence était exonérée de toute somme qui pourrait être liée aux faits et circonstances du litige susmentionné.

Les circonstances décrites ci-haut traduisent des situations de travail où l’entreprise cliente d’une agence de location de personnel, par le truchement d’un contrat de fourniture de personnel et derrière le paravent juridique que constitue l’agence, exerce une influence certaine sur le maintien du lien d’emploi du salarié d’agence. D’une certaine manière, on peut craindre que cette stratégie ouvre la voie à une déresponsabilisation des entreprises utilisatrices en matière de congédiement. Les dispositifs permettant l’examen de la légalité[100], de la justesse et de la suffisance[101] de la rupture du lien d’emploi consacrés par la Loi ne seraient pas enclenchés en dépit du fait que la décision de mettre fin à l’affectation temporaire ait pu s’appuyer sur un motif condamnable. Suivant ce scénario, l’application des recours propres au droit du travail serait en partie éludée dans la mesure où l’entreprise cliente peut agir dans l’ombre juridique de l’agence sans que la légitimité de sa décision ne soit examinée. Devant un tel vide juridique, le caractère audacieux – contrôle du caractère légal de la mesure patronale ou examen de la justesse et la suffisance du congédiement – de la L.N.T. en matière de protection du lien d’emploi n’est-il pas escamoté ?

En dépit de sa pertinence, cette question est difficile à étayer davantage considérant qu’aucune des plaintes relatées ci-haut et fondées sur les articles 122 ou 124 de la Loi n’a fait l’objet d’une décision de la Commission des relations du travail. Ce constat met d’ailleurs en évidence l’importance d’analyser le cheminement de ce type de plaintes à la Commission pour en apprécier le dénouement (ce qui sera fait dans la section intitulée : « Le cheminement des plaintes déposées par les salariés d’agences à la C.N.T. »). Ces dossiers de plaintes suggèrent que les relations tripartites peuvent avoir pour effet de faciliter la cessation de la relation de travail en faisant en sorte qu’elle échappe aux modes classiques de contrôle de la motivation de la terminaison d’emploi. Ajoutons, quoique cela ne relève pas des dossiers de plaintes étudiés, que le remède usuel dans le cadre de ces recours – soit la réintégration du salarié – est aussi particulièrement mal adapté à la relation tripartite comme le démontre une affaire récente de sous-traitance in situ[102]. Le droit d’un salarié d’agence de ne pas voir son emploi prendre fin pour un motif illégal ou injuste n’est pas véritablement sanctionné lorsqu’une ordonnance de réintégration faisant suite à un congédiement injuste ou illégal vise l’agence à titre d’employeur alors que l’initiative de la rupture vient du client.

La qualification du statut du salarié d’agence entre deux missions temporaires : effets sur les normes du travail

Cinq plaintes relatives à des réclamations pécuniaires liées à la terminaison d’un emploi[103] soulèvent la question de la qualification du statut du travailleur intérimaire entre deux missions temporaires et des effets qui en découlent sur l’application des normes du travail. De façon générale, elles révèlent que les frontières entre le congédiement, la mise à pied et la démission sont extrêmement perméables dans l’univers de l’intérim.

L’article 82 de la Loi sur les normes du travail fournit une réponse partielle relativement à la qualification de la période d’inactivité d’un salarié d’agence entre deux affectations temporaires. Rappelons qu’en vertu de cette disposition, un employeur doit fournir un avis de cessation d’emploi, ou une indemnité en tenant lieu, au salarié qu’il met à pied pour une période de plus de six mois. Cet article a pour effet de créer une période de latence de six mois pendant laquelle le lien d’emploi entre l’agence et le travailleur est maintenu sans que celui-ci ne soit pour autant affecté à une mission temporaire nouvelle.

Cette période de latence a des conséquences pour le salarié. Si celui-ci refuse, pour des raisons qui lui sont personnelles, une affectation temporaire proposée par l’agence au cours de cette période de six mois, la résiliation du lien d’emploi lui est alors attribuable ce qui l’exclut du droit de recevoir l’avis de cessation d’emploi ou l’indemnité compensatrice prévus dans la Loi. Le fait pour un salarié d’être affecté par l’agence pour de courtes périodes de travail entrecoupées de longues périodes d’inactivité peut avoir le même effet. Dans de tels cas, le salarié peut vouloir mettre fin à son lien d’emploi avec l’agence. La rupture lui est alors imputable, et l’agence de location de personnel peut alors se soustraire de sa responsabilité entourant les coûts de rupture même si, concrètement, elle n’avait pas de travail à offrir au salarié.

Cette période de latence comporte au contraire plusieurs avantages pour l’agence. Le maintien du lien d’emploi ne génère aucune dépense à la charge de l’agence tout en lui permettant de bénéficier d’un bassin de salariés disponibles, parfois liés à elle par des clauses qui limitent leur mobilité professionnelle, comme l’explique un enquêteur[104] :

Rarement l’agence va procéder à l’émission d’un relevé d’emploi parce que celui qui est placé de façon temporaire, pour un petit 15 jours ici et là, et que par après il n’est pas rappelé, deux, trois jours sans appel… est-ce vous pensez qu’elles [les agences] émettent des relevés à chaque fois ? Non. C’est la protection que l’agence va se donner c’est : « si j’émets un relevé et que je mets fin à la relation, lui (l’employé) il pourrait aller dans une autre agence ou que peut être que le client pour lequel j’ai signé un contrat, admettons qu’il embauche cette personne-là, ce ne sera plus mon salarié et il n’aurait plus de frais (d’embauche) à payer ». Alors on comprend pourquoi elles hésitent à émettre des relevés d’emploi.

Un dossier de plainte[105] illustre de manière particulièrement éloquente les effets de cette période de latence pour le salarié et pour l’agence. Dans cette affaire, le plaignant dépose une première plainte dans laquelle il réclame son avis de cessation d’emploi faisant suite à la fin d’une affectation temporaire imposée par le client en raison d’une absence injustifiée. Sa plainte est jugée prématurée puisque l’interruption de son affectation temporaire est assimilée à une mise à pied temporaire au sens de l’article 82 de la Loi[106]. La C.N.T. lui indique également qu’une mise à pied inférieure à une durée de six mois n’est pas soumise aux règles protectrices de la L.N.T. et que dans l’intervalle, si jamais il refusait une nouvelle mission temporaire proposée par l’agence, il s’exclurait de son droit à l’avis de cessation d’emploi prévu par la Loi. La C.N.T. lui recommande donc de venir déposer une seconde plainte une fois ce délai de six mois venu à échéance si dans les faits, cette réaffectation ne se concrétise pas. Le salarié contraint à accepter cette « disponibilité passive » pendant les périodes d’inactivité ne coûte plus rien à l’agence : c’est le contrôle optimal des flux de main-d’oeuvre. Cette flexibilité peut être relativement bien subie par les travailleurs disposant d’un emploi d’appoint, mais risque par ailleurs d’en contraindre d’autres, moins chanceux ceux-là, à faire l’expérience d’un état d’insécurité professionnelle et financière dans l’attente d’une nouvelle affectation.

Le cumul du service continu et le travail successif pour des entités distinctes

Les plaintes étudiées ici mettent enfin en évidence un problème qui ressortait déjà dans la doctrine et dans la jurisprudence[107], tenant au cumul du service continu d’un salarié impliqué dans une relation de travail tripartite. Tel que nous l’expliquaient deux répondants rencontrés en entrevue[108], la difficulté entourant l’identification de l’employeur véritable se manifeste lors d’une succession d’agences pour le compte d’un même client, succession qui peut avoir pour effet d’interrompre le cumul du service continu requis pour accéder à plusieurs droits ou recours de la L.N.T. La continuité du lien d’emploi est particulièrement difficile à établir lorsque les liens entre les différentes entreprises qui se succèdent comme employeurs d’un salarié (qui effectue pourtant le même travail dans la même entreprise) ne sont pas clairs, comme en témoigne ce passage tiré d’une entrevue[109] :

[C’est le cas] quand on n’est pas capable d’établir qu’il y a eu une transaction avec telle agence qui n’est plus en opération, [quand] on ne la retrouve pas au CIDREQ, [quand] les administrateurs ne sont plus les mêmes, [quand] on ne retrouve pas la transaction d’achat, d’acquisition, mais qu’on sait très bien que tout ça, c’est un paravent quelque part. […] si on se retrouve avec une 124 au bout du compte, tout l’enjeu est là. Il faut que je lui prouve qu’il a deux ans de service, et c’est là-dessus qu’on a la grande difficulté. Alors, ça peut demander une énergie, une enquête, assez phénoménales, parce qu’il y a un voile structuré, organisé, systématique.

Comme en fait foi cet extrait d’entrevue[110], le phénomène de la succession d’agences vient s’ajouter aux facteurs susceptibles de fragmenter le lien d’emploi du salarié intérimaire et contribue à éroder l’effectivité des normes d’emploi reposant sur une condition de service continu. Un répondant[111] en fait la démonstration en citant l’exemple suivant :

Des travailleuses sont placées par des agences. Puis ça change eux autres [l’entreprise cliente], ils essaient de faire en sorte que l’agence n’aura jamais le contrat plus de deux ans…pourquoi deux ans ? Pour la 124. Moi, j’ai eu un dossier de recours où la plaignante a toujours été chez le même client, même adresse, elle a été là quatre ans et demi. Elle a changé trois fois d’agence. Tout ce qu’elle savait elle, c’est que sur le chèque de paie, il n’y avait pas le même logo. »

Par ailleurs, on peut aussi imaginer qu’il est possible pour un employeur particulièrement soucieux de rationaliser ses dépenses en personnel de conclure des contrats à durée déterminée qui prennent fin avant que le salarié ne remplisse la condition du service continu exigée. C’est ce qui s’est produit dans un dossier[112]. La trame factuelle de cette affaire est riche et complexe, mais retenons essentiellement que l’entreprise utilisatrice concernée a signé une entente d’exclusivité de services avec une agence de location de personnel, si bien que cette dernière s’est vue confier la gestion intégrale du personnel de cette entreprise (en plus des activités de recrutement et de sélection). Fait important à noter, la plaignante, à l’origine embauchée par l’entreprise cliente, n’a jamais conclu de contrat de travail avec l’agence qui a remplacé son premier employeur puisque cette transaction est survenue à son insu. Dès son entrée en fonction, cette agence instaure une nouvelle politique d’emploi, laquelle prévoit que la relation d’emploi prend fin au terme d’une durée maximale de 18 mois. Cette politique d’emploi avait évidemment pour but d’interrompre le cumul du service continu du travailleur avant que ne soient acquis les différents droits et recours aménagés à la Loi, en particulier le droit de ne pas être congédié sans une cause juste et suffisante de congédiement.

L’analyse qualitative a permis de mettre au jour trois grands types de difficultés d’application des normes du travail aux salariés d’agences de location de personnel : celles liées à la complexité inhérente aux relations tripartites, aux stratégies de contournement de la loi qu’elles masquent ou à l’inadéquation structurelle de la loi. Reste à voir si le mécanisme de mise en oeuvre de la loi permet, au-delà de ces difficultés, de saisir ces relations de travail et de faire en sorte que les droits que la Loi confère aux salariés d’agences soient malgré tout reconnus. La prochaine partie, consacrée au cheminement des plaintes traite de cette question.

Le cheminement des plaintes déposées par les salariés d’agences à la C.N.T.

Il existe une forte tendance, parmi le personnel de première ligne de la Commission des normes du travail, à « bilatéraliser » des plaintes émanant de salariés d’agences de location de personnel, ce qui explique le nombre important de plaintes exclues de notre étude[113]. Qu’en est-il, cette fois, du traitement des plaintes que nous avons retenues qui mettaient toutes clairement en cause des relations du travail tripartites ? Les intervenants de la Commission ont-ils développé des approches particulières de gestion de ce type de plaintes ? La Commission parvient-elle à atteindre toutes les parties d’une relation clairement tripartite ? Peut-on déceler au sein de la Commission des principes communs guidant la gestion des dossiers ou une approche au cas par cas ? Telles sont les questions traitées dans la présente section.

Pour ce faire, nous avons choisi d’analyser séparément les plaintes pécuniaires et les plaintes en matière de pratiques interdites et de congédiement sans cause juste et suffisante faisant partie de notre échantillon puisque, dans ces cas, la Commission ne dispose pas des mêmes pouvoirs d’enquête[114]. Un tel traitement séparé nous permettra aussi de vérifier si l’article 95 de la Loi sur les normes du travail, qui n’existe qu’en matière pécuniaire, est mobilisé dans le traitement des plaintes provenant de salariés d’agences de location de personnel. Cet article reconnaît la responsabilité solidaire de l’entrepreneur et du sous-traitant ou intermédiaire à l’égard d’une plainte pécuniaire. Même si le libellé de l’article ne traite pas spécifiquement des relations impliquant des agences de location de personnel, son existence suggère qu’il existe déjà, au sein de la Commission, des pratiques de traitement des plaintes pécuniaires adaptées au caractère tripartite des relations de travail, pratiques qui pourraient influencer le traitement des plaintes provenant des travailleurs d’agence de location de personnel. Une fois cette analyse différenciée complétée, nous commenterons de manière générale l’intervention de la Commission dans ces cas afin de voir s’il s’en dégage des principes communs de traitement de ce type de dossiers.

Le cheminement des plaintes en matière pécuniaires

En matière pécuniaire, la Commission dispose d’un pouvoir d’enquête[115]. Il revient à l’inspecteur-enquêteur d’examiner certains faits, de rassembler les éléments nécessaires à la constitution du dossier et de vérifier si des infractions ont été commises. La Commission peut de plus tenter de rapprocher les parties en vue de les amener à un règlement[116]. Dans les cas où la plainte n’est pas réglée, la Commission peut enfin agir au nom du salarié devant les tribunaux judiciaires compétents[117]. Elle devient alors partie au litige. Il s’agit de la procédure de traitement applicable aux 55 plaintes à incidence pécuniaire de notre échantillon.

Un premier constat général se dégage d’emblée : le sort des plaintes pécuniaires de notre échantillon ne se démarque pas substantiellement de celui de l’ensemble des plaintes pécuniaires traitées par la Commission des normes du travail[118]. Nos données indiquent en effet que 58,2 % des plaintes pécuniaires de notre échantillon (32 plaintes sur 55) ont fait l’objet d’un règlement alors que 12,7 % (7 plaintes sur 55) ont été fermées, 23,6 % (13 plaintes sur 55) ont été jugées non recevables et 3,6 %, soit deux plaintes seulement, ont été transmises à la Direction des affaires juridiques pour finalement être réglées hors cour. Une plainte (1,8 %) était toujours active pour fins d’enquête au moment de cette étude. Rappelons qu’en vertu de la loi, la C.N.T. peut accepter le paiement partiel des sommes dues par un employeur pour un salarié qui y consent ou pour un groupe de salariés visés dans la réclamation dont la majorité y consent[119].

La spécificité des plaintes pécuniaires faisant partie de notre échantillon tient au fait qu’elles naissent de relations de travail clairement tripartites. Cela se reflète-t-il dans les règlements ? Qui, de l’agence ou du client, était l’employeur partie au règlement de ces plaintes ? Nos résultats indiquent que 56,25 % des règlements étaient le fait de l’agence (soit dans 18 cas sur 32), 37,5 % étaient le fait de l’entreprise cliente (soit dans 12 cas sur 32), tandis que l’agence et le client étaient liés conjointement dans 6,25 % des règlements (soit dans 2 cas sur 32). Ces résultats n’étonnent guère compte tenu du fait qu’aucune règle ne détermine à l’avance qui, du client ou de l’agence, doit être considéré comme l’employeur au sens de la L.N.T. Il revient à chaque inspecteur-enquêteur, au cas par cas, d’identifier et de mettre en cause l’employeur à qui reviendra la responsabilité de rembourser les sommes réclamées. D’où l’importance d’examiner le contenu des entrevues menées auprès des inspecteurs-enquêteurs et des procureurs de la Commission qui permettent de mieux comprendre les balises qui guident les intervenants de la Commission dans de tels cas.

Le tableau 1 résume les positions de chacun des six répondants rencontrés en entrevue, relativement à l’identification des parties mises en cause en matière pécuniaire lorsque la plainte émane d’un salarié d’agence de location de personnel.

Tableau 1

Les parties mises en cause aux fins des réclamations pécuniaires

Répondant

Direction régionale

Quelle partie est mise en cause lors de la prise de plainte ?

E4

Québec

E4 implique systématiquement de façon conjointe et solidaire l’agence et l’entreprise utilisatrice.

E5

Montréal

E5 procède au cas par cas, mais il met généralement en cause l’agence dans le cas d’un placement de courte durée et vise les deux (ou plus) parties conjointement et solidairement dans le cas d’un placement de longue durée.

E6

Montréal

E6 vise systématiquement l’agence puisqu’il ne traite que des cas de placements successifs de courte durée.

E1, E2 et E3

Montréal (D.A.J.)

Aux yeux de la D.A.J., chaque cas est un cas d’espèce : les circonstances (durée de la mission, intégration du travailleur à l’entreprise, la subordination juridique) de l’affaire détermineront quelle(s) partie(s) doit(vent) être mise(s) en cause. Ils ont recours au principe de la coresponsabilité (de la solidarité).

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Il ressort des entrevues, d’une part, que chaque répondant est appelé à composer avec des situations de travail différentes (missions de courte ou de longue durée) et que sa façon de mener enquête sera imprégnée de cette réalité. Ainsi, on remarquera que les répondants fondent leur décision sur le critère de la durée de la mission[120]. Le principe qui s’applique est à l’effet suivant : plus la durée de la mission est longue, plus elle génère de la confusion quant à l’identification du véritable employeur, tant dans l’esprit du salarié que dans celui du personnel de la Commission chargé de l’enquête. Cela tient au contrôle de plus en plus intense et déterminant de la part du client utilisateur à l’égard du travail quotidien, si bien que certaines situations donnent à penser qu’un véritable lien d’emploi émerge entre le salarié et ce dernier. La pertinence de recourir à ce critère est bien illustrée dans un dossier[121]. Dans cette affaire, l’inspecteur-enquêteur s’est demandé dans quelle mesure une entreprise cliente qui met fin à l’affectation temporaire d’un travailleur d’agence dans le but de dégager des heures de travail au profit d’un de ses salariés réguliers pouvait être condamnée, conjointement et solidairement avec l’agence, à rembourser les sommes réclamées. Après vérification, on l’a renseigné de cette façon à la Direction des affaires juridiques : 1) dans le cas d’un contrat à durée déterminée (de courte durée), l’agence est tenue responsable de payer le montant du préavis; 2) dans le cas d’un contrat à durée indéterminée qui se prolonge à répétition chez un même client de sorte que le travailleur intermédiaire est intégré à la main-d’oeuvre régulière de la compagnie cliente, cette dernière pourrait être solidairement responsable du paiement du préavis.

À l’inverse, plus la durée du placement sera courte et intermittente, plus on pourra conclure avec certitude que la subordination juridique se crée auprès de l’agence. Dans de tels cas, comme l’expliquent deux répondants[122], « […] la [courte] durée du placement est très révélatrice […]. Dans le dossier de l’agence X, c’était des placements courts et on le voyait dans l’organisation du travail, l’agence X avait plus de liens au quotidien avec ses préposés ».

D’autre part, les entrevues révèlent que le dispositif de la coresponsabilité (ou de la solidarité) est loin d’être étranger à la L.N.T., à tout le moins s’agissant du traitement des plaintes pécuniaires, un seul répondant[123] n’évoquant pas la possibilité d’y recourir. Est-ce un effet de l’article 95 L.N.T.[124] qui prévoit la responsabilité solidaire de l’entrepreneur et de ses sous-traitants en ce qui a trait aux obligations pécuniaires découlant de la loi ? Cet article crée une garantie additionnelle pour les salariés, l’employeur entrepreneur ne pouvant se soustraire à ses obligations, notamment par le truchement du sous-traitant ou du sous-entrepreneur[125]. Toutefois, à cause de son libellé restrictif, cet article ne serait pas applicable aux relations tripartites qu’établissent les agences de travail temporaire et les entreprises utilisatrices. C’est du moins l’avis de l’un de nos interlocuteurs[126] :

L’article 95, dans son écriture actuelle est conçu pour un contrat de sous-traitance et non pas un contrat de placement [de personnel]. Cependant, cet article pourrait servir de base pour une modification législative entourant la relation tripartite. La difficulté avec l’article 95, c’est que la notion de base est la sous-traitance d’une activité économique et non pas [une activité de location] de personnes. Comme c’est une exception au principe général bipartite, il faut l’interpréter restrictivement et rencontrer chacun des éléments de l’article à défaut d’application.

Même si l’interprétation de l’article 95 L.N.T. ne semble pas fixée au sein même de la Commission, il reste que celle-ci arrive à inscrire sa démarche d’enquête en dehors de ce véhicule législatif pour sommer les défendeurs fautifs d’honorer leurs obligations pécuniaires. Nos entrevues suggèrent que la Commission n’hésite pas à impliquer toutes les parties à la relation d’emploi tripartite, à tout le moins en matière pécuniaire[127]. Quatre dossiers analysés dans le cadre de cette étude[128] ont montré que l’appréciation du statut de l’employeur peut effectivement donner lieu à l’application du principe de responsabilité conjointe et solidaire.

La Commission a ainsi appliqué le principe de coresponsabilité à des situations d’insolvabilité ou de faillite[129] ou de mésententes entre les cocontractants quant à la question de déterminer à qui devait être imputée la responsabilité du remboursement des sommes réclamées[130]. Par exemple, un de ces dossiers[131] mettait en scène une agence à qui avait été confié le mandat de recruter quatre nouveaux chauffeurs de véhicules lourds pour le compte d’une entreprise de transport. Aux prises avec des difficultés financières majeures, l’entreprise cliente avait dû fermer une de ses divisions transport et, par conséquent, mettre fin subitement à l’affectation temporaire des quatre travailleurs intérimaires nouvellement embauchés. Deux d’entre eux déposèrent une plainte pécuniaire pour le motif qu’ils n’avaient pas touché à l’indemnité afférente à l’avis de cessation d’emploi[132]. Mise en cause dans ce dossier, l’agence a consenti à payer les sommes dues dans la mesure où l’entreprise cliente serait, elle aussi, tenue conjointement et solidairement responsable des sommes réclamées.

Cette réaction de l’agence est pour le moins surprenante lorsque l’on sait que le recours au principe de coresponsabilité n’est pas sans soulever le mécontentement de certaines agences qui craignent des répercussions sur leur relation d’affaires avec les entreprises clientes, comme l’explique un répondant[133] :

On comprend très bien que l’agence ne peut pas aller dire : « non, non, on veut que ce soit nos clients qui soient reconnus comme l’employeur », parce que les employeurs diraient : « c’est surtout pas ça que l’on veut ».

Dans un des dossiers sous étude[134], on peut même prendre acte de l’irritation qu’exprime une agence face aux démarches de la Commission qui consistent à mettre en cause leurs clients à titre d’employeurs coresponsables en cas de réclamation pécuniaire. Dans une lettre adressée à la Commission, cette agence va jusqu’à reprocher l’agissement cavalier de la Commission dans le traitement du dossier, notamment parce que cette façon de procéder risquait de porter préjudice à sa relation d’affaires avec la cliente. Bien que ces appréhensions puissent être fondées, trois des personnes rencontrées en entrevues[135] sont d’avis qu’il s’agit là des risques inhérents à l’entrepreneur qui fait le choix de violer la L.N.T. Au-delà de l’entente de nature commerciale entre l’agence et le client, le respect de la finalité de la L.N.T. doit primer. Cette préoccupation transparaît dans l’extrait de l’entrevue obtenue avec un répondant[136] :

Je reviens avec un de mes arguments, nous, la loi est d’ordre public, alors on va s’assurer que le salarié aura un respect de ses droits, alors s’il faut mettre les deux, même si l’agence nous dit « inscrit pas notre client », ben à moins qu’il nous donne des garanties.

Finalement, dans un dossier[137], le plaignant contestait les mesures de représailles et le congédiement qu’il considérait illégal et sans cause juste et suffisante qui avaient été imposés contre lui. En parallèle à sa plainte contestant le congédiement, le plaignant réclamait des indemnités financières diverses pour compenser la perte de salaire subie. À l’examen de ce dossier, il a été convenu que les plaintes soulevées viseraient l’agence de location de personnel et l’entreprise utilisatrice à titre d’employeurs conjoints et solidaires. L’avis juridique émis par la Direction des affaires juridiques qui venait justifier cette orientation se lit comme suit : « les dites plaintes s’adressent à l’agence X et à l’entreprise cliente Y à titre d’employeurs ». En d’autres termes, il faut comprendre que l’entente de règlement qu’avait à négocier la Commission dans cette affaire devait lier tant l’agence de location de personnel que son client. Soulignons également que la quittance négociée par les parties dans cette affaire prévoyait une compensation financière dont les termes étaient subordonnés à trois conditions : que le plaignant accepte de régler sa plainte fondée sur l’article 124 L.N.T. à l’extérieur de la compétence de la Commission (1), que le plaignant ne soit pas réintégré dans ses fonctions (2) et, finalement, que le plaignant endosse les termes de la clause de confidentialité (3). En définitive, ce dossier qui soulevait à l’origine une plainte à l’encontre d’un congédiement sans cause juste et suffisante s’est finalement soldé par un règlement à caractère strictement pécuniaire.

Selon un répondant[138], la notion de coresponsabilité confère à la Commission le pouvoir d’enjoindre toutes les parties impliquées à la relation d’emploi lorsque les faits d’une affaire, à première vue, ne permettent pas de localiser le véritable employeur du salarié, et cela à plus forte raison lorsque ce salarié est affecté sur une base permanente chez le client. Les dispositifs du système de traitement des plaintes de la Commission sont déjà conçus pour viser une troisième partie à l’enquête (notamment dans les cas de sous-traitance). Il faut donc voir que le traitement d’une plainte impliquant une (ou plusieurs) agence(s) de location n’ajoute pas de changement significatif à la procédure déjà instaurée et pratiquée à la Commission. Un répondant[139] résume ainsi cette idée :

Alors, comme on est déjà habileté, et au système informatique, et en vertu de certaines dispositions, comme entre autres, la succession d’employeurs en vertu des articles 96 et 97[140] L.N.T. et, les donneurs d’ouvrage, en vertu de 95 L.N.T., on a déjà dans notre loi, des dispositions qui nous permettent […] d’en faire le traitement avec plus d’un acteur.

Même si ces exemples autorisent un certain espoir quant aux potentialités qu’offre la L.N.T. pour encadrer les relations d’emploi tripartites, nos six interlocuteurs n’ont pas manqué de souligner que l’intervention d’un (ou plus) intermédiaire(s) dans le rapport salarial dédouble inévitablement toutes les démarches, qu’il s’agisse de la production des documents officiels à verser au dossier, des correspondances administratives ou de prises de contact avec les parties impliquées, etc. Cet alourdissement de l’enquête a très certainement pour conséquence immédiate de retarder le règlement de la plainte. Les travailleurs dans l’attente prolongée d’une réparation risquent de faire l’expérience d’une insécurité financière grandissante.

Au surplus, les commentaires de suivi inscrits par les inspecteurs-enquêteurs aux dossiers de plainte analysés permettent de prendre la mesure du potentiel de difficultés d’ordre procédural que suppose une dualité, voire même une pluralité d’employeurs. Par exemple, deux dossiers[141] illustrent à plusieurs égards un cas type de catégorie « erreur saisie ». L’erreur saisie, selon le langage interne employé à la Commission, correspond à un dossier ouvert sur la base d’une information erronée quant à la détermination de l’employeur véritable du plaignant. Cette erreur saisie survient soit en raison de la confusion du salarié, soit en raison d’un manque d’éléments de preuve solides conduisant à l’identification de l’employeur. Le responsable du traitement des plaintes consulté en entrevue explique ce cas de figure de la manière suivante :

Il faut comprendre que nous, on prend la plainte avec ce que le salarié nous donne. On va procéder à l’ouverture du dossier sur la base de la déclaration du salarié, ses affirmations, ses allégations. Alors, s’il nous indique que c’est lui l’employeur, on prend cet employeur et on l’implique dans le dossier. […] Alors, s’il me dit que c’est lui, que ça fait du bon sens, [que l’employeur] existe au CIDREQ, qu’il nous établit bien l’adresse du lieu de travail et que tout concorde, j’ouvre le dossier, j’implique cet employeur. Le dossier part en inventaire, je le donne à un enquêteur, appelle le salarié, donne l’explication et on découvre là, enfin, qu’il y a une agence !

Sans l’ombre d’un doute, toute cette confusion aura pour effet d’alourdir la charge de travail de l’inspecteur-enquêteur. Bien que la capacité organisationnelle de la Commission semble en mesure d’appréhender la réalité des rapports d’emploi triangulaires – au moyen des dispositifs de solidarité notamment – il appert que les plaintes impliquant une agence de location de personnel sont sujettes à certains problèmes de traitement dès lors que l’employeur n’est pas clairement identifiable ou que la situation est caractérisée par la multiplicité des lieux de travail.

Le cheminement des plaintes liées à une terminaison du lien d’emploi à la Commission

Après avoir exposé ce panorama, il convient maintenant d’évaluer l’expérience de traitement des plaintes fondées sur les articles 122 et 124 L.N.T. à la Commission. Saisie d’une plainte en vertu de ces dispositions, la Commission enclenche un processus dans lequel ses pouvoirs sont beaucoup plus restreints qu’en matière pécuniaire. En cette matière, ses pouvoirs sont strictement administratifs : lors de la prise de plainte au Service de l’accueil, la version du salarié est recueillie et les conditions d’ouverture du recours sont vérifiées. L’intervention d’un médiateur peut être proposée. À défaut d’un règlement satisfaisant à cette dernière étape, une plainte jugée recevable est transmise à la Commission des relations du travail et à un procureur de la Direction des affaires juridiques qui représentera le salarié devant cette instance[142]. Dans de tels recours, la Commission n’agit pas en son propre nom si bien qu’elle n’est pas partie à ces litiges.

De façon analogue à la tendance prévalant dans le traitement des plaintes pécuniaires, le nombre de règlements est important dans les recours en matière de pratiques interdites ou de congédiements sans cause juste et suffisante exercés par des salariés d’agences de location de personnel. En effet, huit plaintes sur 13 de notre échantillon, soit 61,5 % ont été l’objet d’un règlement. Un dossier (soit 7,7 %) a été fermé après que l’agence ait fait droit à la réclamation alors que trois plaintes (soit 23,1 %) ont fait l’objet d’un désistement. Une seule plainte (soit 7,7 %) a cheminé jusqu’à la Commission des relations du travail parmi l’ensemble des plaintes examinées dans cette catégorie. Cette tendance forte au règlement caractérise aussi l’ensemble des plaintes pour pratiques interdites[143] et pour congédiement sans cause juste et suffisante[144] traitées à la Commission des normes du travail pendant la même période.

Encore ici, il est intéressant de noter qui, de l’agence ou du client, est l’employeur visé par les règlements qui ont été conclus. Or, il appert que sur les huit plaintes ayant fait l’objet d’un règlement, sept règlements (soit 87,5 %) liaient l’agence et un seul (soit 12,5 %) liait le client[145]. Ces données étonnent puisque les circonstances factuelles de ces affaires démontraient pourtant que, au-delà de la qualification juridique que les parties voulaient bien invoquer, le client utilisateur exerçait bel et bien un pouvoir de contrôle sur le maintien en emploi des travailleurs intérimaires visés[146]. De telles données suggèrent que le client peut agir ainsi en toute impunité, sans être partie au règlement d’une plainte portant sur la légalité ou la justesse du motif de la rupture.

Les intervenants de la Commission des normes du travail ne peuvent s’inspirer du principe de la responsabilité solidaire établi par l’article 95 de la L.N.T., celui-ci ne prévalant qu’en matière d’obligations pécuniaires. Nos entrevues révèlent cependant que la Commission use d’une approche dite réaliste[147] lorsqu’à la lumière des faits, le procureur peut mettre en cause les deux parties pour identifier le véritable employeur ou encore l’employeur unique lorsqu’il y a osmose entre elles[148]. L’exemple suivant cité par un répondant[149] témoigne bien de l’intérêt d’analyser chaque cas à travers la lunette d’une interprétation juridique « réaliste ». Cette affaire est celle d’une dégustatrice alimentaire embauchée par l’intermédiaire d’une agence et mise à la disposition d’un magasin de type grande surface. Pour une raison présumée disciplinaire[150], elle a été congédiée par l’agence à la demande du client utilisateur :

Répondant : On lui a signifié sa fin d’emploi par un représentant de chez l’Entreprise utilisatrice qui a dit : « disciplinaire, on ne la garde pas ». […] Ça ne s’est pas judiciarisé, ça finit par se régler, mais on a eu deux traitements différents. C’est-à-dire que devant le B.C.G.T., évidemment, on avait mis l’Agence comme employeur, et on avait également inscrit l’Entreprise utilisatrice. On avait eu une levée de boucliers, surtout que l’agence n’existait plus finalement.

Interviewer : Parce le client ne se considérait pas comme l’employeur ?

Répondant : Parce qu’il n’était pas identifié comme l’employeur, parce que tout ce qu’il avait fait, c’était de les congédier ! Tant qu’à moi, ça s’appelle un petit peu de la subordination ça, dans mon petit livre à moi.

On peut donc conclure que la Commission, en conformité avec une approche pragmatique, peut fonder ses décisions sur la base d’un examen de la réalité de la relation de travail et non strictement sur la base de la qualification juridique que les parties prêtent à leur entente contractuelle. Il reste que les règlements, dans les dossiers étudiés, sont très majoritairement le fait de l’agence. On peut penser qu’en assumant seule les conséquences de la rupture injustifiée, l’agence cherche à préserver sa relation d’affaires avec le client.

Une appréciation globale de l’intervention de la Commission 

Les moyens mis en place pour favoriser le règlement des plaintes sont nombreux à la Commission des normes du travail : activités d’enquête, tentatives de rapprochement des parties, services de médiation, etc. Ces moyens sont efficaces si on en juge par la proportion des plaintes examinées dans cette étude, soit 58,8 % (40 plaintes sur 68), ayant fait l’objet de règlements[151] alors que seules 4,4 % d’entre elles (trois plaintes sur 68) ont été « judiciarisées », c’est-à-dire déférées à la Direction des affaires juridiques et à un tribunal judiciaire ou quasi-judiciaire pour adjudication[152]. Il s’agit d’un résultat tout à fait cohérent avec le sort de l’ensemble des plaintes déposées à la Commission des normes du travail[153]. Il semble bien que ces modes de traitement des litiges soient un véhicule central d’administration de la justice du travail qui déclasse les tribunaux quant au nombre de dossiers traités[154], d’où l’intérêt, pour tout chercheur intéressé à la mise ne oeuvre concrète des normes du travail, de s’y arrêter.

Or, on en sait très peu sur l’espace de négociation ouvert aux parties par de tels procédés. Le contenu des règlements étant confidentiel, on ne sait trop « à quelle justice concrète »[155] mène l’application de ces modes non judiciarisés de règlement des litiges. Ceux-ci s’apparentent à une boîte noire, les succès quantitatifs révélés par le taux élevé de conciliations réussies ou de règlements obtenus nous renseignant peu sur la qualité de l’intervention de la Commission[156].

Il reste cependant que l’intervention du personnel de la Commission ne se fait pas en dehors de toute balise. Outre les normes d’ordre public établies dans la Loi elle-même, nous avons pu observer le rôle de l’autorité administrative de la Commission, par la voie du Service de la formation et de la normalisation[157], pour formuler des indications générales claires qui appellent à une application uniforme et normalisée des normes du travail tel que nous l’ont expliqué les six répondants ayant accepté de se prêter aux entrevues. Ces lignes directrices prennent la forme de directives administratives.

Ces directives administratives ont un poids contraignant au sein de la Commission : quand elles existent, elles sont appliquées « à la lettre » aux cas soumis pour enquête. Ainsi, chaque inspecteur-enquêteur a développé sa méthode pour intégrer les directives administratives à ses tâches quotidiennes, mais tous sont soucieux d’en faire une application respectueuse de la finalité de la L.N.T. Les responsables du traitement des dossiers de plainte[158] quant à eux agissent en qualité de personne ressource de première ligne lorsque la mise en oeuvre d’une directive administrative pose une difficulté particulière. Ce n’est qu’ultimement, lorsque le litige soulève une problématique nouvelle ou irréconciliable avec les principes dégagés de la directive administrative, que la Direction des affaires juridiques sera saisie du dossier selon tous nos répondants. Il est intéressant de noter que 20,6 % des plaintes (14 plaintes sur 68) ont requis l’intervention de la Direction des affaires juridiques de la Commission, que ce soit sous la forme d’un avis juridique (11 plaintes sur 68) ou de la saisine du tribunal compétent à entendre leur litige lorsque les parties ne sont pas arrivées à une entente dans le cadre d’une démarche de médiation préalable (trois plaintes sur 68).

En somme, ces directives incarnent les principes gouverneurs qui guident la vision corporative de la Commission selon deux répondants[159]. Elles apportent les précisions nécessaires et incarnent un guide dans l’interprétation des dispositions de la L.N.T. face aux cas insolubles. Elles visent en outre à préserver la cohérence de l’action corporative de la Commission. Les directives administratives font en sorte que si un même problème vient à se reproduire, la Commission sera forte de cette connaissance acquise par le passé. Il s’agit, nous semble-t-il, d’un des apports de notre étude d’avoir illustré empiriquement, à partir des données auxquelles nous pouvions avoir accès, ce rôle régulateur d’une instance administrative.

Conclusion

Des implications pour le droit du travail et la norme d’emploi standard

Les résultats exposés dans cet article suggèrent que les dispositifs de la Loi sur les normes du travail sont difficilement applicables aux relations tripartites engendrées pas le recours à des agences de location de personnel. Rappelons que nous avons pu regrouper les problèmes d’application des normes du travail étudiés sous trois grands types : les difficultés liés à la complexité inhérente aux relations tripartites; les contournements ou les fraudes à la loi; et les défaillances structurelles de la loi. Le premier type montrait que la multiplication des intervenants compliquait singulièrement l’application des normes. Sous le deuxième type ont été présentées toutes les tentatives d’échapper à l’application de la L.N.T., de s’y soustraire ou de l’éluder au moyen de montages juridiques complexes. Le troisième type rassemblait des exemples qui permettaient d’illustrer en quoi les conditions d’accès aux différentes protections crées par la L.N.T. sont structurellement difficiles à appliquer aux situations de travail caractérisées par un dédoublement de l’employeur. Ces résultats faisaient ressortir les limites d’un droit protecteur dont l’application repose sur la recherche du segment bilatéral du travail subordonné à l’intérieur de relations d’emploi pourtant tripartites. Le cheminement des dossiers au sein de la Commission des normes du travail montre cependant que, par une méthode réaliste, la Commission parvient dans plusieurs cas à impliquer toutes les parties qui se partagent le pouvoir de direction du salarié dans la recherche d’une solution. Bref, alors que le droit du travail, du moins dans ses sources formelles, est toujours fortement centré sur la relation bipartite, les pratiques d’application des normes par la Commission tendent à mieux coller à la réalité des relations tripartites ou multipartites.

Toutefois, il reste que cette approche réaliste se manifeste essentiellement, conformément au mandat de la Commission, dans des dossiers qui se concluent par des règlements, au demeurant rarement tripartites, ou qui n’empruntent pas la voie judiciaire. La prise en compte de la relation tripartite dans l’application des normes faite par les différents intervenants de la Commission, quoique réelle, est méconnue et ne vaut que pour les cas en cause et pour des cas similaires qui peuvent se présenter à la Commission. Si cette approche réaliste des relations tripartites peut avoir une certaine portée obligatoire pour la gestion des dossiers de plaintes à l’intérieur de la Commission[160], elle n’a pas valeur d’exemple au-delà de la sphère d’intervention de la Commission et ne peut transformer de manière plus générale l’approche qui a cours dans l’ensemble des litiges soulevant l’application du droit du travail à des relations tripartites. Bien sûr, la Commission peut tenter d’avoir une certaine influence en la matière en consacrant les ressources requises pour faire « monter » certains dossiers devant les instances judiciaires afin de faire évoluer le droit. Mais cette voie, qui mérite d’être investie, est plus qu’incertaine en l’absence de clarifications appelées à corriger les lacunes de la loi.

C’est pourquoi des réformes législatives doivent d’être envisagées. Des propositions ont déjà été formulées en ce sens. Il a été suggéré que la loi précise que des entités juridiquement distinctes devraient pouvoir être tenues solidairement responsables des obligations pécuniaires découlant des lois du travail[161]. La possibilité de faire déclarer ces entités distinctes comme un employeur unique aux fins des lois du travail chaque fois que la situation le commande a aussi été proposée au Québec[162], suivant un modèle inspiré de l’article 35 du Code canadien du travail[163] portant sur les relations du travail. Un mécanisme identique est aussi recommandé pour amender les règles qui existent actuellement dans la Partie III du Code canadien du travail concernant les normes du travail fédérales[164]. La Convention concernant les agences d’emploi privées[165] établit quant à elle que tout membre doit « déterminer et répartir […] les responsabilités respectives » des agences et des entreprises utilisatrices sur un certain nombre de matières qu’elle énumère[166].

Une telle intervention législative de portée générale est absolument essentielle pour contrer le risque réel de marginalisation des travailleurs qui oeuvrent dans le cadre de relations tripartites de travail engendrées par le recours à la location de personnel. Cette activité commerciale, en effet, n’est pas un phénomène marginal et temporaire. À cause de son expansion et de la diversification de son offre de services, l’industrie de la location de personnel est un phénomène susceptible de transformer profondément le marché du travail.

L’industrie du travail intérimaire a en effet connu une expansion significative au cours des dernières décennies au Canada, à l’image en cela des tendances observées aux États-Unis et en France[167]. Uniquement entre 1993 et 2003, le nombre d’entreprises de location de personnel est passé au Canada de 1 191 à 4 211[168]. La clientèle de ces agences est très diversifiée[169], tout comme la gamme de services qu’elles offrent. Les agences peuvent désormais intervenir tout au long de la chaîne des fonctions de la gestion des ressources humaines en proposant de véritables « alternatives externalisées » à la gestion des ressources humaines en interne : recrutement, sélection, évaluation, formation des candidats, gestion de la paie, gestion « clé en main », suivi au jour le jour de la facture et même supervision directe des salariés sur les lieux des établissements de l’entreprise utilisatrice[170]. Certaines agences instaurent ainsi un véritable rapport de sous-traitance avec les entreprises utilisatrices, très loin de la fonction classique de fournisseur de main-d’oeuvre temporaire qu’on leur connaît[171]. Les agences s’insèrent donc plus que jamais dans la panoplie des instruments classiques de gestion des ressources humaines dont disposent les entreprises.

Si les agences sont ainsi parvenues à investir tous les secteurs de l’économie, c’est parce qu’elles ont su se présenter comme une réponse viable aux besoins d’ajustement des entreprises qui, face à l’instabilité des marchés ouverts à la concurrence, cherchaient à accéder à une plus grande flexibilité. Les agences étaient donc, au départ, un produit du marché. Il est clair cependant que par leur présence et leur accessibilité, elles contribuent maintenant à redéfinir les normes d’emploi en vigueur dans ce marché[172]. Au fur et à mesure que les agences se sont imposées comme une alternative accessible aux formes d’emploi traditionnelles dans de plus en plus de secteurs de l’économie, leur influence sur les choix stratégiques des employeurs et des employés s’est faite grandissante. Les pratiques des agences de location de personnel exercent aujourd’hui une influence telle sur les décisions d’affaires des entreprises qu’elles bouleversent indirectement plusieurs dimensions de la relation d’emploi[173]. Dans leurs travaux consacrés à l’institutionnalisation de l’industrie du travail temporaire[174], Peck et Theodore estiment que les agences de location de personnel doivent être considérées comme un agent actif de déréglementation et de restructuration du marché du travail et non comme un simple intermédiaire[175]. Le phénomène d’institutionnalisation dont il est ici question réfère à la capacité de cette industrie d’imposer un modèle d’emploi alternatif à la norme d’emploi traditionnelle.

Il y a un lien très net entre ces travaux sur l’importance de l’industrie de la location de personnel et le constat de notre étude sur l’inadéquation de laLoi sur les normes du travail à la situation des travailleurs d’agence. On assiste en effet au développement d’un secteur d’activités important, recrutant des salariés imparfaitement protégés par les normes du travail et offrant aux entreprises utilisatrices les services de ces salariés qui se trouvent alors mis en concurrence avec ceux qui, dans l’entreprise utilisatrice, bénéficient des protections adaptées à une relation d’emploi bipartite. On en vient ainsi à créer, à l’intérieur même du marché du travail québécois, une pression à la baisse sur les droits et les conditions de travail de l’ensemble des salariés, pression susceptible d’engendrer une véritable restructuration du marché du travail.