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Les questions de discrimination en fonction de l’origine ethnique et du sexe continuent de faire couler beaucoup d’encre, malgré les 60 ans déjà sonnés de la Déclaration universelle des droits de l’homme : Transnational tortillas ajoute à cette littérature. L’ouvrage dont il est question ici propose en fait que le néo-libéralisme, dont sont empreintes les nouvelles politiques, contribue au maintien sinon au renforcement de la ségrégation ethnique et sexuelle aux États-Unis et au Mexique. Le livre veut mettre en lumière l’impact crucial des politiques étatiques sur le quotidien des travailleurs, à l’encontre de la tendance de plusieurs auteurs ces dernières années à minimiser le rôle de l’État dans un contexte de mondialisation tentaculaire. En fait, l’auteure démontre comment les politiques de l’État, les conditions du marché du travail et les politiques des entreprises interagissent avec des variables telles que l’origine ethnique et le sexe, voire la classe, pour produire des régimes d’emploi différents de chaque côté de la frontière américo-mexicaine. Pour ce faire, elle a entrepris une recherche ethnographique qui s’est étalée sur quatre années, dans deux usines d’une même entreprise multinationale, l’une se situant en Californie (États-Unis) et l’autre en Basse-Californie (Mexique).

L’ouvrage se divise en sept chapitres. Le premier présente les cadres théorique et conceptuel de la recherche. On y comprend que l’auteure se base principalement sur le travail de Burawoy (1985), un sociologue qui s’intéresse au concept de classe – à l’instar de Marx – et aux politiques de l’État pour expliquer l’organisation du travail, et qui a su identifier en regard de l’histoire une typologie des régimes d’emploi : a) despotique au 19e siècle (caractérisé par la coercition); b) hégémonique dès le début du 20e siècle (basé sur les droits et le consentement des travailleurs); et c) hégémonique despotique depuis la mondialisation des marchés (période de menaces et de concessions, malgré les droits existants). L’auteure capitalise également sur le travail d’autres chercheurs davantage intéressés aux liens entre l’État, l’organisation du travail et le sexe, dont Lee (1998), Salzinger (2003) et McKay (2006). L’apport de Bank Munoz sera d’ajouter à cette littérature les variables de l’origine ethnique et du statut d’immigration pour expliquer les différents régimes d’emploi, selon les définitions établies par Burawoy.

Les chapitres suivants proposent une mise en contexte économique et politique du terrain où se déroule l’étude. Le chapitre deux raconte l’évolution de l’industrie du maïs et des tortillas, au Mexique comme aux États-Unis. On y apprend, entre autres, que la consommation de tortillas au pays d’où elle tire son origine a diminué récemment, alors que sa consommation a augmenté plus au Nord, résultat d’une série de décisions politiques qui sont passées en revue : adoption de l’ALÉNA, fin du contrôle du prix de la tortilla par le gouvernement mexicain, fin de la subvention mexicaine pour ce marché, etc. Le chapitre trois, quant à lui, nous introduit spécifiquement aux politiques d’immigration et du marché du travail américaines et mexicaines, et à leurs effets sur la vie quotidienne des travailleurs qui en dépendent. Seront passées ici en revue les politiques d’immigration américaines récentes et moins récentes (ex. : IRCA, Operation Gatekeeper, IIRIRA, etc.), procédé qui aboutit à démontrer qu’à travers le temps, ces politiques ont façonné de manière désavantageuse le marché du travail pour les personnes immigrantes : création d’un bassin de main-d’oeuvre à rabais, criminalisation croissante des travailleurs illégaux davantage que de leurs employeurs, diminution des droits sociaux, etc. Les politiques mexicaines seront également présentées comme ayant eu des effets négatifs sur la main-d’oeuvre; on y parlera entre autres de la régression des droits du travailleur mexicain, conséquence des plans de restructuration du Fonds monétaire internationale et de la Banque mondiale. La lecture de ces deux chapitres convainc, sans aucun doute, du rôle joué par l’État dans la construction des marchés du travail.

Les chapitres quatre et cinq forment le coeur de l’étude : on y décrit les deux régimes d’emplois observés dans les deux usines de part et d’autre de la frontière. Le constat général sera que différentes politiques gouvernementales créent différents marchés du travail, qui aboutiront ensuite à différents régimes d’emploi. Bank Munoz trouve ici le moyen de réinvestir les concepts développés par Burawoy. Ainsi, le régime d’emploi aux États-Unis sera élaboré en fonction des statuts d’immigration et il sera qualifié d’hégémonique pour les travailleurs immigrants légaux et de despotique pour les travailleurs immigrants illégaux. Par contre, au Mexique, le régime d’emploi sera plutôt structuré en fonction du sexe et sera étiqueté hégémonique pour les hommes et despotique pour les femmes. Moult détails nous seront offerts pour illustrer la construction des régimes d’emploi : composition du personnel, conditions de travail, climat de travail, etc. La force de l’auteure est de relever comment des politiques d’État en apparence neutres peuvent désavantager davantage un groupe ethnoculturel ou un sexe en particulier. Plus précisément, elle fait la lumière sur la manière dont les constructions des régimes d’emploi diffèrent d’un pays à l’autre, selon les occasions offertes par l’État et le marché du travail aux employeurs. Ainsi, aux États-Unis, la fabrication des tortillas sera identifiée à un travail d’homme, les employeurs profitant de la condition illégale des hommes immigrants pour s’en faire une main-d’oeuvre docile. Alors qu’au Mexique, la fabrication des tortillas sera l’apanage des femmes, les employeurs profitant là-bas plutôt de la condition de femmes migrantes de l’intérieur du Mexique vers la frontière américaine, abandonnées par leur mari qui auront franchi les frontières militarisées, et qui se retrouvent donc seules à nourrir et élever leurs enfants.

La dernière partie traite des actes de résistance des travailleurs de part et d’autre de la frontière. On pense que le livre se terminera sur une note d’espoir, mais Bank Munoz conclut en bout de piste sur un portrait de démobilisation généralisée dans les deux usines. La démobilisation s’explique encore une fois, selon la chercheure, par les politiques de l’État qui permettent la survivance de la coercition dans les entreprises, et les régimes d’emploi en découlant qui misent sur la division entre les travailleurs pour garder le contrôle sur la main-d’oeuvre : la division entre les immigrants légaux et les immigrants illégaux en Californie, et la division entre les femmes pâles et les femmes à peau foncée en Basse-Californie. Dans ce contexte, la résistance apparaît de plus en plus difficile.

Les qualités de l’ouvrage sont nombreuses. La plus appréciable est de rappeler l’importance de l’État dans la structuration des marchés du travail; l’actualité quotidienne ne cesse effectivement de nous le rappeler ces derniers jours, en rapport avec la crise économique déclenchée aux États-Unis, mais il est toujours bon de battre le fer pendant qu’il est chaud. La question de recherche formulée par l’auteure, ses hypothèses et son modèle sont bien exposés, ce qui n’est pas toujours le cas en littérature scientifique. Aussi, son modèle d’analyse à trois niveaux ratisse large mais a l’avantage de faire une place à plusieurs acteurs impliqués autour de l’objet d’étude; ces trois niveaux sont, rappelons-le : a) macro : politiques d’État; b) méso : marchés du travail; c) micro : ateliers de production. Aussi, l’analyse met en évidence le rôle des stéréotypes et des préjugés dans la construction de la race et du sexe. Et finalement, il importe de le souligner, la recherche est livrée sur un ton qui demeure objectif; le sujet toujours sensible de la discrimination aurait pu faire l’objet d’un traitement sensationnaliste, mais l’auteure a semble-t-il su éviter le piège.

Pour ce qui est finalement des faiblesses, notons que la structure de l’ouvrage présente quelques répétitions, dont on s’accommode cependant somme toute assez bien. Par ailleurs on s’étonne, pour une recherche qualitative, de ne pas retrouver davantage d’extraits de conversations avec les employés ou les gestionnaires d’usines pour illustrer les propos. Aussi, bien que nous ayons écrit précédemment que le cadre d’analyse permet l’inclusion de nombreux acteurs parties prenantes de la problématique, tels que les institutions économiques supranationales, les employeurs, les employés, la famille, le réseau, les syndicats, etc., pour un tour d’horizon complet il aurait certainement fallu inclure d’autres acteurs, tels que les organisations non gouvernementales et les ordres professionnels. Il est vrai que, dans le livre, on parle très peu de la formation et de l’expérience professionnelle pré-migratoire des immigrés, mais il y a fort à parier que parmi ceux-ci plusieurs travailleurs légaux se retrouvent déqualifiés : ces deux acteurs absents jouent justement un rôle prépondérant dans l’inclusion des femmes et des personnes immigrantes sur le marché du travail, et ce d’une façon qui dépasse bien largement les États-Unis et le Mexique.