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La fabrique de l’Homme nouveau. Travailler, consommer et se taire ?, Par Jean-Pierre Durand (2017) Lormont : Le Bord de l’eau, coll. « L’économie encastrée », 325 pages. ISBN : 978-2-35687-541-9[Record]

  • Daniel Mercure

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  • Daniel Mercure
    Institut d’études avancées de Paris et Département de sociologie, Université Laval

Le dernier ouvrage de Jean-Pierre Durand soulève une question à laquelle l’auteur de ces lignes est fort sensible : Comment le capitalisme formate-t-il les travailleurs aujourd’hui ? De fait, n’est-il pas pertinent de penser de manière gramscienne les rapports entre le travail et la fabrication culturelle de la main-d’oeuvre par le capital et les instances dominantes? Aux fins, bien sûr, de jauger si l’homme fordiste, marqué par une forte division du travail, caractérisé par un ethos à dominante instrumentale, régi par des codes stricts, et soumis aux exigences d’une discipline hiérarchique serrée, est en partie chose du passé. Pour un sociologue, qu’il soit wébérien ou marxiste, la question est centrale : Les transformations contemporaines du monde du travail sont-elles à ce point fondamentales qu’elles se traduisent par la fabrication d’un « caractère social » inédit, voire par l’émergence d’un Homme nouveau, tant dans sa manière de produire que de consommer ? C’est à cette question qu’ambitionne de répondre Jean-Pierre Durand dans son ouvrage intitulé La fabrique de l’Homme nouveau. Travailler, consommer et se taire? L’ouvrage est d’une facture simple et linéaire. Il comporte six chapitres, que je regroupe arbitrairement en deux ensembles. Le premier ensemble, composé des chapitres un et deux, présente avec une grande clarté le leanproduction, modèle productif que l’auteur de La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : du flux tendu à la servitude volontaire maîtrise parfaitement et qu’il assimile ici à la figure porteuse du capitalisme contemporain, ce qui n’est pas faux, quoiqu’incomplet. Mais il le sait. Le chapitre suivant circonscrit les traits de caractérisation de cet Homme nouveau, de même que ses attributs identitaires, selon une conceptualisation originale. On y retrouve aussi avec beaucoup de satisfaction, une critique qui me semble juste de la dérive actuelle des théories de la reconnaissance. Ce chapitre est nodal et structurant, mais hélas insuffisamment développé à mon sens. Par la suite, les chapitres trois et quatre, ici associés au deuxième ensemble, décrivent cet Homme nouveau sous de multiples facettes, depuis ses activités de travail jusqu’aux pratiques d’évaluation. Le lecteur n’a de cesse d’être admiratif face à la grande richesse empirique des illustrations. En outre, ces deux chapitres présentent les différentes formes de dépossession du travail qui caractérisent le vécu en entreprise, surtout dans le secteur des services. Fort original, le cinquième chapitre analyse les limites de la rationalisation dans le secteur des services, principalement en raison de la diversité des besoins des clientèles et de la multiplicité des formes de réactivité de l’objet. Le lean production a des limites. L’ouvrage se termine sur une synthèse critique, qui présente deux scénarios d’avenir, fondés soit sur la régression sociale, ce à quoi nous a préparé l’essentiel de la démonstration des chapitres précédents, soit sur un futur enchanté, jugé peu probable, mais évidemment souhaitable. Même si je n’aime pas trop le genre propre à ce dernier chapitre, je dois admettre qu’il est ici fort utile, attendu qu’il est construit de manière à ce que l’on puisse inférer à partir des observations antérieures. Ce qui est donc un complément de raisonnement intéressant. À mon sens, le coeur du livre se trouve dans les deux premiers chapitres. Le premier, je l’ai déjà dit, présente l’émergence et les assises du lean management, modèle de production en expansion considéré comme la source de la fabrication de l’Homme nouveau par Durand; modèle qu’il assimile à du néo-fordisme, laissant ainsi de côté la régulation macro-économique dont on sait pourtant que les assises fordistes sont totalement ébranlées (rapport salarial, institutions de redistribution, etc.). Durand rejette, dans ce livre, la dénomination postfordiste. C’est qu’il considère que le modèle productif …