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Introduction

Les dispositifs législatifs et la jurisprudence en France ont accordé une place de plus en plus importante au Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) dans les politiques de prévention des risques professionnels et dans les politiques d’amélioration des conditions de travail. Pourtant, comme le soulignent plusieurs études (Verkindt, 2014; Dugué, Petit et Pinatel, 2012; Thobois, 2011), si le CHSCT a un rôle de plus en plus reconnu, il a souvent des difficultés à fonctionner et à trouver sa place dans le paysage des relations professionnelles. Nous pensons que cette situation paradoxale est liée, d’une part, à la nature même du comité — à la fois institution de représentation du personnel et instance chargée de promouvoir la prévention des risques de manière coordonnée avec les services de l’entreprise — et, d’autre part, aux caractéristiques de son champ d’intervention — les conditions de travail, la sécurité et la santé au travail.

L’objectif de cet article est de montrer que l’activité du CHSCT est traversée par des tensions qui se cristallisent en partie autour de quatre thématiques : 1- la caractérisation du champ des conditions de travail, 2- la définition de la santé, 3- l’approche de la prévention des risques, et 4- la conception du mandat représentatif. Si ces tensions s’avèrent fréquemment à l’origine de conflits, elles sont aussi une source de débats féconds et de développement possible de l’activité du comité. La manière dont ces tensions sont assumées et travaillées est directement en lien avec la capacité d’action des membres du CHSCT. Elle va permettre de comprendre comment certains dispositifs sont mobilisés, ou pas, dans leurs pratiques concrètes au sein des entreprises, et elle aura des incidences sur la qualité des politiques de prévention, les relations sociales et, in fine, sur la performance globale des entreprises. Au-delà des CHSCT en France, nous sommes convaincus que les conclusions de notre recherche concernent toute instance chargée de la santé au travail, de la prévention des risques et de l’amélioration des conditions de travail dans les entreprises.

Nous présenterons, en première partie, l’état des connaissances sur les CHSCT. Dans la seconde, nous expliciterons la question de recherche, nos hypothèses et notre méthodologie. Enfin, en troisième partie, nous présenterons nos résultats, avant de proposer nos conclusions à la discussion.

Le rôle du CHSCT dans les dispositifs de santé au travail et dans les relations professionnelles

Rôle et missions

La mission attribuée au CHSCT est de « contribuer à la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité » des salariés (Code du travail, art. L.4612-1). Il a pour cela un rôle de contrôle de l’observation des prescriptions légales et des dispositifs mis en place par l’employeur en matière d’hygiène et de sécurité. Dans ce cadre, il doit procéder à l’analyse des conditions de travail et des risques auxquels sont exposés les salariés, contribuer à la promotion de la prévention, ainsi qu’à l’amélioration des conditions de travail dans l’entreprise (Liaisons Sociales, 2010). Pour y parvenir, il dispose de divers moyens d’investigation (enquêtes après accident du travail ou maladie professionnelle, visites d’inspection, recours à un expert extérieur). Sa composition originale permet de regrouper, en un même lieu, les acteurs principaux de la prévention : direction, représentants des salariés, acteurs internes, médecin du travail, conseiller en prévention, inspection du travail. Il possède un droit à l’information, et les documents qui lui sont remis constitueront une base d’échanges et de réflexions (bilans, programmes annuels de prévention et d’amélioration des conditions de travail, documents uniques d’évaluation des risques, rapports du médecin du travail, projets de changement, etc.). Il est aussi habilité à formuler des avis sur les projets de l’employeur qui peuvent avoir des conséquences sur l’hygiène, la sécurité ou les conditions de travail.

Le CHSCT est donc, à la fois, un lieu d’identification et d’analyse des problèmes qui sont à traiter dans son champ de compétences, et un lieu d’élaboration de propositions de prévention et d’amélioration des conditions de travail. Ce travail doit être réalisé dans une perspective de sollicitation des différents acteurs qui composent l’instance. Cependant, toutes les études soulignent la très grande hétérogénéité des CHSCT quant à leur positionnement, leur fonctionnement ou les sujets traités (Verkindt, 2014; Dugué, Petit et Pinatel, 2012; Thobois, 2011). De plus, le comité a, parfois, du mal à trouver sa place spécifique, que ce soit vis-à-vis de la direction, des salariés, des syndicats, ou des autres institutions représentatives du personnel (IRP).

Des évolutions qui modifient et complexifient son champ d’action

Le rôle et la place du CHSCT ont évolué en raison de la conjonction de trois phénomènes : 1- les évolutions législatives et jurisprudentielles, 2- les évolutions du travail et de l’organisation des entreprises, et 3- les transformations des relations sociales, notamment la place plus importante accordée par les acteurs sociaux à la thématique des « conditions de travail ».

Évolutions législatives et jurisprudentielles

En 1982, la fusion du Comité d’hygiène et de sécurité (CHS) et de la Commission d’amélioration des conditions de travail (CACT), qui existait au sein du Comité d’entreprise, a fait du CHSCT une IRP à part entière en élargissant son champ d’action aux questions d’organisation du travail. Mais l’élément le plus marquant des évolutions juridiques a, sans nul doute, été amené par l’évolution de la jurisprudence et le « mouvement amorcé par la Cour de cassation de renforcement du rôle du CHSCT dans le cadre de la prévention des risques professionnels » (Lerouge, 2010 : 30). Même si son avis demeure uniquement consultatif et que ses propositions peuvent ne pas être retenues par l’employeur, plusieurs arrêts de la Cour de cassation[1] prouvent « que son avis n’est cependant pas dénué d’effet devant le juge quand un employeur a décidé de ne pas le prendre en compte concernant l’instauration d’une nouvelle organisation du travail » (ibid.). Dans le même temps, la jurisprudence[2] a réaffirmé l’obligation de sécurité de résultat (et pas seulement de moyens) qui pèse sur l’employeur et qui le rend automatiquement responsable lorsqu’un risque se matérialise par un accident ou une maladie.

Ces évolutions confortent l’action du CHSCT et le positionnent comme un acteur central en matière de prévention des risques et d’amélioration des conditions de travail (Lerouge, 2008).

Évolutions du travail et de l’organisation

L’intensification du travail s’est développée à partir du milieu des années 1980 et elle touche maintenant tous les secteurs d’activité et toutes les catégories de salariés (Théry, 2010). Les formes d’organisation tayloriennes continuent de se déployer, notamment dans les industries de transformation (processing industries) et dans les industries d’assemblage. Elles se développent également dans le secteur des services, avec, par exemple, l’apparition des centres d’appel, et elles se traduisent par le développement du travail répétitif, des cadences élevées et des contraintes de temps. Parallèlement, de nouvelles formes de rationalisation de la production apparaissent (Kaizen, Lean, organisations matricielles, etc.) qui, tout en cherchant à développer l’autonomie des salariés, augmentent les sollicitations physiques, mais aussi cognitives et émotionnelles. La production en « flux tendu » et le « juste à temps » aboutissent à un raccourcissement des délais, à une diminution, voire une suppression, des stocks, et ils réduisent, au bout du compte, les marges de manoeuvre dont les salariés disposaient dans leur activité de travail. Parfois, des systèmes d’évaluation et de contrôle organisent la mise en compétition des salariés entre eux, fragilisant ainsi les collectifs de travail (Dugué, 2010). Le cumul des contraintes industrielles (où la production est déterminée en fonction d’objectifs prédéterminés) et marchandes (où la production est déterminée en fonction de la demande du client) qui caractérise ce mouvement d’intensification (Gollac, 2005; Gollac et Volkoff, 1996; Askenazy, 2004) s’est accompagné du développement des formes de travail dites « atypiques ». Le travail de nuit ou du week-end, le travail à temps partiel, les contrats à durée déterminée, les horaires fractionnés et l’annualisation du temps de travail concernent de plus en plus de salariés. Parallèlement, les entreprises ont davantage recours à la sous-traitance et à l’intérim dans le but de parvenir à une gestion plus flexible de l’emploi.

Ces évolutions contribuent à complexifier un peu plus, comme nous le verrons plus loin, le champ d’action du CHSCT et elles doivent, généralement, faire l’objet d’une consultation du comité. Les élus doivent alors, en principe, procéder à une analyse des changements envisagés et de leurs conséquences potentielles sur les conditions de travail et, ensuite, émettre un avis.

Transformations des relations sociales

Comme l’a montré Coutrot (2009), la présence syndicale dans l’entreprise a des conséquences sur le soutien possible à l’action des représentants du personnel au CHSCT, mais également sur la capacité à faire des conditions de travail un objet de négociation.

Après environ deux décennies (les années 1980-2000) où les préoccupations syndicales portaient plus sur les questions d’emploi et de salaire avec des revendications plutôt « quantitatives », le sujet des conditions de travail et de la santé au travail est revenu sur le devant de la scène sociale (Théry, 2010). La thématique des risques psychosociaux a contribué à mettre l’accent sur les relations entre le travail et la santé, et elle a, souvent, constitué une occasion de renouveler le dialogue social dans l’entreprise (Douillet, 2013). Cependant, la question des conditions de travail prend place dans les négociations de manière lente et très hétérogène (Rochefort, 2013). De plus, la capacité syndicale à se saisir des questions de santé au travail (Cattla, 2012; Granaux, 2010) nécessite certainement, pour les acteurs de la négociation, un éclaircissement à la fois conceptuel et méthodologique. Nous y reviendrons plus loin.

Si la mise en visibilité du CHSCT et de son rôle est aujourd’hui plus grande, ces récentes évolutions constituent des enjeux que les membres de cette instance doivent être en mesure de saisir (Verkindt, 2014; Dugué, Petit et Pinatel, 2012; Thobois, 2011). Ceci nous renvoie alors aux déterminants intrinsèques de l’activité du comité, dont la mise en discussion au sein de l’instance va influencer la capacité à agir pour améliorer les situations de travail.

Une grande hétérogénéité de fonctionnement

L’hétérogénéité est la caractéristique principale des CHSCT et elle se traduit par des configurations, des positionnements et des fonctionnements sensiblement différents. Quatre facteurs influencent de façon importante l’action et le fonctionnement du CHSCT : 1- l’investissement des acteurs externes, 2- la place faite au CHSCT dans l’entreprise, 3- le soutien social dont bénéficient les membres, et 4- leur formation.

Pour partie, l’efficacité de l’instance repose sur l’utilisation des ressources, matérielles et humaines, qui sont à sa disposition : acteurs institutionnels, experts, temps de délégation, documentation, etc. Ces ressources sont mobilisées et utilisées de manières extrêmement diverses, en fonction des représentations que les acteurs ont du travail de l’instance, de la place qui lui est faite dans le système des relations professionnelles et de l’investissement consenti — ou possible — des membres dans des actions. Certains CHSCT ont une activité importante et régulière; ils essaient d’inscrire leurs actions dans la durée, par exemple dans des démarches d’évaluation et de prévention des risques ou dans des suivis de projets industriels ou immobiliers. Mais pour beaucoup d’entre eux, les réunions et la visite trimestrielle des locaux de travail constituent l’essentiel de l’activité, avec parfois de réelles difficultés pour les représentants des salariés d’utiliser les temps de délégation dont ils disposent, voire même de se rendre disponibles pour participer aux réunions.

La participation des acteurs externes (médecin du travail, inspecteur du travail, conseiller en prévention) est, elle aussi, très variable, et leur présence aux réunions n’est pas toujours assurée. Lorsque ces acteurs sont présents régulièrement auprès de l’instance, ils peuvent être d’un apport décisif lors de l’élaboration des analyses, la détermination des pistes d’action et la mise en place des démarches de prévention, mais, également, dans le fonctionnement du CHSCT.

La qualité de l’information fournie au CHSCT, en particulier lors des consultations sur les projets de changements, constitue une condition pour que les élus puissent formuler des avis argumentés (Ponge et Dugué, 2017). Quand l’information sur les projets techniques ou organisationnels se fait très en amont, le CHSCT est plus facilement dans une posture d’anticipation et de prévention, ainsi qu’en mesure d’influer sur le projet (Dugué, 2008). Par contre, quand les objectifs de productivité empêchent de mettre en discussion les choix effectués par la direction, quand l’information sur le projet est très tardive et ne permet plus que des modifications marginales, le CHSCT a davantage de difficultés à trouver sa place et à jouer pleinement son rôle.

Selon le positionnement syndical en matière de conditions de travail, le CHSCT va être une instance plus ou moins valorisée dans la politique syndicale. Cela se vérifiera, par exemple, lors du choix des délégués qui auront été désignés par le syndicat, dans l’information donnée aux salariés concernant l’activité de l’instance, la façon dont seront utilisées les heures de délégation, l’implication dans la conduite des réunions et la nature de la formation qui aura été dispensée (lorsqu’elle l’a été).

Le droit de recours à un expert extérieur a été conçu par le législateur comme une aide que les représentants du personnel peuvent solliciter pour l’analyse d’un projet important ou d’une situation présentant un risque grave (Dugué, 2016). Ce dispositif est, généralement, peu sollicité par les élus alors que leur champ d’action s’est considérablement développé, cela au risque de rendre leur mission « impossible » de par, notamment, l’étendue des sujets à traiter et les connaissances à mobiliser (Litim et Castejon, 2010).

Enfin, les élus n’ont pas toujours bénéficié de la formation obligatoire, et lorsque cela est le cas, son contenu est très majoritairement axé sur les aspects juridiques et réglementaires, mais assez peu sur l’analyse des situations de travail. Les contenus et les méthodes de formation sont très hétérogènes et ceux-ci font peu de place à l’articulation entre les apports de connaissances et la mise en oeuvre pratique sur le terrain, même si des dispositifs de formation-action tendent à se développer. Par ailleurs, il est extrêmement rare que le président de l’instance ait suivi une formation spécifique.

Question de recherche et méthodologie

Notre problématique générale

L’histoire du CHSCT a été est marquée par deux transitions majeures :

  • Le passage d’une approche en termes de protection des salariés à une approche en termes de prévention des risques[3];

  • Le passage du champ d’action « Hygiène et sécurité » à un champ plus large incluant les « conditions de travail » et l’organisation du travail[4].

Notre objectif sera donc de comprendre comment le CHSCT assume les tâches d’analyse (des risques, des conditions de travail, des accidents et des projets) qui lui sont confiées, dans une perspective de prévention, et dans la totalité de son champ d’action. Les domaines sur lesquels le CHSCT peut agir concernent pratiquement tous les aspects du fonctionnement de l’entreprise, ainsi que les effets en matière de risques professionnels et d’atteintes à la santé. Après avoir mis l’accent, dans la première partie, sur quelques caractéristiques et déterminants de l’activité du CHSCT, nous souhaitons développer l’idée que l’action du comité se situe au coeur de tensions inhérentes à la nature même de son champ d’intervention.

Le cadre théorique de notre analyse se fonde sur les travaux des sociologues interactionnistes, notamment E. Hughes (1996) pour qui l’activité des personnes s’inscrit dans une « matrice sociale » au sein de laquelle existent des contradictions et des « divergences de conceptions sur ce qu’est ou devrait être leur travail » (67). Ces conceptions vont aboutir à définir « les catégories dans lesquelles un domaine peut être pensé ». Selon la manière dont ces divergences sont travaillées dans des systèmes d’interactions sociales complexes, les acteurs occuperont des « rôles » spécifiques et essaieront d’appliquer les savoirs formulés aux différents problèmes à traiter. Cette approche sera complétée par les travaux de chercheurs en santé au travail dans chacune des quatre thématiques traitées.

Comme le souligne Mias (2013), l’influence du CHSCT dans l’entreprise et l’efficacité de la démarche de prévention reposent sur la mobilisation de connaissances nécessaires et sur la qualité des processus de délibération au sein de l’instance. Ces connaissances mobilisables renvoient à des modèles de la santé au travail, de la prévention des risques, de l’exercice d’un mandat représentatif. Ces modèles sont alimentés par les connaissances scientifiques et les expériences accumulées, et ils sont en constante évolution. Ils sous-tendent, également, une vision de l’action possible du CHSCT : ils se traduisent par des positionnements spécifiques, génèrent des pratiques différentes et sont, parfois, l’objet de conflits. L’émergence sur la scène sociale des risques de troubles musculosquelettiques (TMS) ou psychosociaux (RPS) a renforcé la nécessité de mise en lumière et de discussion de ces modèles qui sous-tendent l’action.

En conséquence, il nous paraît fécond d’analyser le fonctionnement des CHSCT à partir de la manière dont ces modèles sont mis en discussion et dont l’issue peut constituer un espace de créativité pour l’action collective ou, au contraire, enfermer le CHSCT dans un champ d’action restreint. Cette hypothèse centrale permet, également, de comprendre la tension permanente entre la nécessité de construire des convergences dans une optique de prévention et celle de construire un point de vue autonome des représentants des salariés sur les réalités du travail.

La méthodologie

Notre travail de recherche s’est appuyé sur deux types de données. Tout d’abord celles recueillies lors de la recherche que nous avons conduite pour l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) à l’occasion des 30 ans des CHSCT. Sur la base d’un référentiel commun élaboré par les chercheurs avec le comité de pilotage de l’ANACT, les chargés de mission du réseau ont réalisé 27 monographies dans des entreprises de tailles et de secteurs d’activité très variés (identifiées de M1 à M27). Cette approche qualitative visait à analyser l’activité réelle des CHSCT, à procurer une meilleure compréhension de leur fonctionnement, à mieux identifier les difficultés et à contribuer à la définition des besoins en matière d’accompagnement et d’outillage. Les données ont été recueillies, à partir d’une grille validée par les chercheurs, au moyen d’entretiens et d’observations participantes.

Les autres données utilisées ont été collectées au moyen d’une grille de questionnement auprès de plus de 100 CHSCT à l’occasion de sessions de formation ou d’interventions dans des entreprises, et ce, sur une période de cinq ans. Cette grille reprend tous les aspects du fonctionnement du comité : organisation des réunions, acteurs présents, consultations, enquêtes et analyses réalisées, formation des élus, etc. En complément, ont été consultés les procès-verbaux de réunion de chaque CHSCT, ainsi que, lorsqu’ils étaient disponibles, les documents d’information ou de consultation qui leur étaient remis. Ces documents permettent de voir quels sont les sujets mis en débat, quelles données ont été recueillies pour alimenter les discussions, et si les représentants des salariés ont eu la possibilité d’une expression autonome au sein de l’instance.

Des tensions endogènes au coeur des pratiques du CHSCT

Nous avons choisi de présenter nos résultats autour de quatre notions qui irriguent la pratique des acteurs du CHSCT : 1- les conditions de travail, 2- la santé au travail, 3- la prévention des risques, et 4- la représentation des salariés. La manière dont ces notions sont définies induit des modèles d’action qui vont structurer l’activité du CHSCT et ouvrir de plus ou moins grandes perspectives de transformation et de prévention. En retour, l’activité du comité peut être l’occasion d’alimenter le débat autour de ces modèles et de confronter les points de vue des différents acteurs.

La notion de conditions de travail

Une situation de travail est toujours la rencontre entre des personnes, avec leurs caractéristiques propres (physiques, cognitives, psychiques, sociologiques), et une série de déterminants liés à l’objet du travail, à l’environnement matériel, aux outils à disposition, à l’organisation du travail, au type de contrat de travail, à la politique de l’entreprise en matière de ressources humaines et aux relations sociales. Parler alors de « conditions de travail » ne va pas de soi. S’agit-il de parler de l’environnement matériel, des résultats du travail qui vont avoir des conséquences sur la suite du processus de production, de l’état des personnes à un moment donné, de la formation dispensée qui va permettre une plus ou moins grande maîtrise du poste de travail, de l’état du collectif de travail qui influence le travail de chacun, de la politique commerciale de l’entreprise qui façonne la relation avec les clients, de la manière dont est organisée la production ? L’activité de travail des individus intègre, de fait, tous ces déterminants avec lesquels ils vont s’arranger pour arriver à tenir au mieux les objectifs, en fonction des marges de manoeuvre disponibles pour réguler leur activité. L’analyse globale d’une situation de travail va donc prendre en compte de nombreux éléments dont certains influencent directement (l’exposition à un produit toxique, par exemple), d’autres indirectement (la suppression de stocks intermédiaires ou l’organisation de « défis » entre salariés) la santé des travailleurs, mais, aussi, leur efficacité (Guérin et al., 1997; Gollac et Volkoff, 2007). Chacun de ces éléments peut être considéré comme une « condition de travail ».

Toutefois, quand il s’agit de définir le périmètre d’action du CHSCT, la discussion s’avère moins consensuelle. Des désaccords, voire des conflits, naissent fréquemment sur la détermination des sujets à traiter au sein de l’instance, d’autant plus quand il s’agit de s’accorder sur ce qui doit faire ou pas l’objet d’une consultation : « La définition de ce qu’on entend par conditions de travail est donc une question politique et sociale » (Gollac, Volkoff et Wolff, 2014 : 9).

Notre CHSCT intervient depuis longtemps dans la prévention des risques, comme, par exemple, les risques par exposition au sang. Quand nous avons voulu travailler sur les risques psychosociaux, le président a catégoriquement refusé en nous disant que l’établissement avait mis en place des groupes de parole avec des psychologues et qu’il ne voyait pas ce que pourrait apporter le CHSCT.

M23, secrétaire CHSCT organisme social

Une majorité de CHSCT reste cantonnée dans un champ étroit, correspondant plus ou moins au champ des CHS d’avant 1982. Même lorsque le CHSCT a une place reconnue et que son action est plutôt favorisée sur le champ de l’hygiène et de la sécurité, sa légitimité à intervenir sur l’organisation du travail ou le management est souvent contestée, ce que confirment Mias et al. (2013).

Dans l’entreprise, il y a un groupe « Lean » qui agit comme un CHSCT-bis. Les actions du CHSCT doivent s’inscrire dans la même démarche et les solutions proposées doivent être acceptées par les deux groupes. Ceci empêche de questionner la stratégie de l’entreprise comme, par exemple, l’organisation de la production en petites séries.

M14, élu CHSCT, fabrication d’articles ménagers

Souvent, les changements organisationnels sont abordés par petits bouts, déconnectés les uns des autres, et ce n’est que plusieurs mois après qu’apparaissent les logiques d’ensemble et les conséquences concrètes des réorganisations successives sur les conditions de travail :

Dans cette entreprise de la plasturgie, le CHSCT était considéré comme « une instance incontournable ». Mais les dernières années ont été marquées par des modifications importantes dans l’organisation du travail, une instabilité due à des restructurations répétées dans certains ateliers. Quand le CHSCT a voulu intervenir sur la conduite des changements, il y a eu une rupture du dialogue au sein de l’instance qui a amené les élus à solliciter un intervenant extérieur.

M7

Certains CHSCT réussissent à investir la totalité de leur champ d’action : ils interviennent sur les questions d’HS et les intègrent dans une approche plus large, ils s’occupent aussi des thèmes à plus forte connotation organisationnelle (TMS, RPS) et ils sont consultés sur les projets importants. Cela contribue, généralement, à une progression et un élargissement des actions en prévention, en particulier lors de projets :

Ce CHSCT d’une entreprise agro-alimentaire a développé une organisation des visites des lieux de travail qui lui permet de recueillir des informations pour alimenter les débats en réunion. Ces visites sont parfois ciblées sur l’analyse de dysfonctionnements techniques ou managériaux suite à des plaintes de salariés. Elles permettent aussi d’évaluer l’impact d’un changement organisationnel (à venir ou passé) sur les conditions de travail. Même si certaines font l’objet de désaccords, toutes les propositions et pistes de travail sont examinées en réunion.

M10

Pour les élus, une difficulté est de disposer des connaissances nécessaires dans un champ extrêmement vaste et complexe (leurs connaissances sont souvent générales), et de pouvoir contribuer, en même temps, à l’élaboration de mesures opérationnelles concrètes afin de répondre à certaines situations. Il ne s’agit donc pas seulement de la définition de ce qui entre dans le périmètre d’action, mais, aussi, de la manière dont les questions sont abordées, et de comment le CHSCT fonctionne et mobilise les ressources qui sont les siennes. La définition des conditions de travail, et, en conséquence, du champ d’action pertinent du CHSCT, est évidemment en lien avec le regard que l’on porte sur la santé au travail et sur les démarches de prévention.

Des modèles de la santé au travail

Comme l’indique Doppler (2004), « la santé au travail est un concept en évolution continue, parce que les atteintes à la santé engendrées par le travail évoluent avec le travail lui-même, et que la notion même de santé évolue ». La santé peut être regardée de diverses manières : comme l’absence de maladie ou de déficiences; comme « un état de complet bien-être physique, mental et social » (définition de l’Organisation mondiale de la Santé); ou, prise dans une vision plus dynamique, comme le résultat d’un processus de construction des individus, dans lequel le travail occupe une place centrale. Dans cette perspective, une importance est accordée aux mécanismes de reconnaissance qui permettent de donner un sens à son travail, et qui contribuent à la construction de l’identité et à l’accomplissement de soi dans le champ des rapports sociaux (Dejours, 1993). Canguilhem soutenait que la santé « est une façon d’aborder l’existence en se sentant, non seulement possesseur ou porteur, mais, aussi, au besoin, créateur de valeur, instaurateur de normes vitales » (1966 : 134).

Divers points de vue sur la santé au travail vont donc s’exprimer en fonction des modèles servant de référence, mais, aussi, en fonction des positionnements des différentes disciplines qui s’intéressent à la santé au travail : la toxicologie, la psychologie, la psychodynamique, la clinique du travail, la médecine du travail et l’ergonomie. Au sein du CHSCT, ces représentations vont avoir des conséquences sur la manière d’analyser les atteintes à la santé et, donc, sur les actions qui pourront être menées :

Présidé par le responsable sécurité, le CHSCT a dû intégrer les prescriptions légales en matière de prévention de la pénibilité. Pendant plusieurs mois, les élus et la direction n’ont pas réussi à s’accorder sur la notion de pénibilité. Il a fallu l’intervention, sous la forme d’une courte formation, du médecin du travail et d’un préventeur de la Caisse d’assurance-maladie, pour arriver à une définition commune des critères de pénibilité, et pouvoir ainsi engager des actions ciblées.

M19, BTP

Ceci est particulièrement vrai pour la prévention des pathologies professionnelles, comme les TMS ou les RPS. Quand les représentations des atteintes à la santé s’appuient sur un modèle multifactoriel, incluant les déterminants liés à l’organisation du travail, la possibilité pour les salariés de disposer de marges de manoeuvre et d’avoir une certaine autonomie décisionnelle, l’action et le positionnement du CHSCT s’en trouvent élargis et renforcés. Au contraire, quand la vision des TMS s’appuie sur un modèle seulement biomécanique et quand les RPS sont vues comme la résultante de la fragilité de certains individus, l’action du CHSCT se trouve réduite à une partie limitée de son champ d’action alors que les questions organisationnelles seront plus difficiles à aborder et feront fréquemment l’objet de conflits :

Dans cette coopérative fruitière, le CHSCT se consacrait essentiellement à des actions de mise en conformité. Quand plusieurs cas de TMS sont apparus, les premières mesures ont porté sur la fourniture de sièges assis-debout et des consignes aux salariés concernant les « gestes et postures ». Ces mesures étant de peu d’effets, la direction s’est engagée avec le CHSCT dans une formation « pour une prévention durable des TMS » conduite par le Service de santé au travail. Cela a permis d’élaborer des diagnostics approfondis de postes de travail et de recueillir la parole des salariés sur leur travail. Les actions menées portaient autant sur les aspects techniques qu’organisationnels ou managériaux.

M24

Notre CHSCT, qui souhaitait engager des actions de prévention des RPS, a suivi deux formations, l’une sur l’impact des changements organisationnels, l’autre sur la compréhension des RPS. Ça a un peu coincé avec les managers qui craignaient qu’on les remette en cause, mais l’approche globale de ces questions a justement permis de sortir d’une approche interpersonnelle et de poser les choses en termes d’organisation du travail ou de reconnaissance.

M27, DRH, siège social d’un groupe pharmaceutique

De façon générale, quand la santé au travail est considérée par l’entreprise comme un enjeu stratégique, comme un élément de l’efficience globale, ces discussions ont plus de probabilité d’être menées au sein du comité, et il est alors possible de confronter, de faire évoluer, voire de partager des représentations. La composition particulière du CHSCT devrait permettre cela.

Des modèles de la prévention des risques

Si l’impératif de prévention des risques professionnels s’est fortement incrusté dans le paysage législatif et social, son effectivité est parfois limitée, et le CHSCT peut avoir du mal à faire valoir son rôle en la matière (Ponge et Dugué, 2017). En suivant les définitions de l’OMS, il est convenu de distinguer trois niveaux de prévention : 1- primaire, visant à combattre les risques à la source et à agir sur l’ensemble des déterminants des situations de travail afin d’empêcher la matérialisation du risque; 2- secondaire, visant à faire face aux risques et à réguler ceux qui n’auront pas pu être évités; 3- tertiaire, visant à la prise en charge des personnes atteintes pour les aider notamment à conserver leur emploi. Dès lors, deux types de débats concernent le CHSCT : celui du niveau de prévention auquel il a la possibilité d’agir, et celui du modèle de la prévention des risques sur lequel il va s’appuyer pour définir des actions.

Le système français de santé au travail a, historiquement, fonctionné sur le primat de la réparation (Davezies, 2006). Nous retrouvons ce constat dans le fonctionnement des CHSCT qui ont des difficultés à être placés dans une position de prévention, ce qui les amène souvent à formuler des propositions plutôt dans le champ de la protection ou de la réparation :

Cette entreprise du bâtiment a mis en place un CHSCT à la suite d’une injonction de l’inspecteur du travail. Le travail de l’instance porte exclusivement sur le respect des obligations réglementaires en matière de sécurité, la vérification du port des EPI, le contrôle des matériels et la sensibilisation à la consommation d’alcool sur les chantiers. Le secrétaire reconnait qu’on « fait un peu le travail du service sécurité », mais on n’en discute jamais.

M12

Les approches de l’évaluation des risques « décomposent » souvent les conditions de travail et les risques en facteurs isolés (bruit, chute de plain-pied, chute de hauteur, produits chimiques, etc.), sans comprendre comment ils interagissent dans une même situation de travail, sans prendre en considération les déterminants liés à l’organisation du travail, ses exigences, la manière dont les tâches sont définies, et sans prendre en compte la variabilité des situations de travail. Ainsi, la prévention des risques psychosociaux se limite très souvent à la prise en charge des personnes identifiées comme étant en difficulté, ou, encore, les mesures envisagées à la suite de la détection de TMS sont principalement procédurales ou orientées sur la transformation des comportements, sans resituer les risques dans l’activité globale de travail et ouvrir ainsi la possibilité d’agir en prévention primaire :

Dans cette entreprise de nettoyage, des gestes répétitifs sont identifiés chez les agents d’entretien : geste de nettoyage et d’essuyage, nettoyage des sanitaires salles de bains, passage du balai, remplissage des machines à la buanderie. Les mesures prises portent sur la nécessité de faire une pause dans le geste (sans préciser comment l’organisation du travail le permet) et sur une formation « gestes et postures ».

Les projets de changement pourraient également être une opportunité d’améliorer les conditions de travail et de supprimer ou limiter certains risques existants. Toutefois, les dossiers de consultation du CHSCT évoquent rarement ces dimensions de prévention :

Dans notre établissement, j’interviens toujours dans les projets de conception parce que prendre des mesures à ce moment-là, ça ne coûte souvent pas plus cher. Le CHSCT suit aussi tous les problèmes de production, car ils peuvent être à l’origine d’une dégradation des conditions de travail, et on pointe souvent des contradictions entre la réduction des coûts et les conditions de travail, comme, par exemple, l’achat de cartons d’emballage qui sont de moins bonne qualité et qui cassent les pieds des agents de production. Et cela questionne la manière dont s’est faite la centralisation des achats.

M26, secrétaire CHSCT, chimie

Beaucoup de CHSCT sont également très centrés, comme le Code du travail le leur prescrit, sur la vérification de l’application des règles d’hygiène et de sécurité. Certains CHSCT agissent même ouvertement en relai du Service Hygiène-Sécurité de l’entreprise pour vérifier que les salariés respectent bien les consignes et, par exemple, portent bien leurs équipements de protection individuelle ou n’adoptent pas de comportements dangereux. Ils valorisent, finalement, une vision de la sécurité où la rationalité est uniquement « descendante », où l’agent est vu comme un facteur de risque, et où l’efficacité d’une politique de sécurité repose essentiellement sur les règles et leur respect rigoureux par les salariés :

Chez nous, l’analyse des accidents est faite par le Responsable sécurité seul, et ce dernier présente ensuite sa fiche d’analyse à la réunion du CHSCT. Les causes évoquées portent sur des trucs comme : « le non-port d’EPI », une « motivation inadéquate », le « manque de connaissance du plan de prévention », le « manque d’attention ». Cela aboutit, généralement, à un rappel des consignes.

M1, élu CHSCT, agro-industrie

Reason (1993) a souligné la nécessité de mettre en place des règles, des « barrières » individuelles, collectives, techniques ou organisationnelles dans le but d’éviter un événement non souhaité ou en limiter les conséquences. Mais cette sécurité dite « réglée » ne peut pas suffire à elle seule à assurer une prévention des risques efficace. En effet, la variabilité des situations de travail, le caractère imprévisible de certains événements, les contextes précis et parfois inédits dans lesquels ils vont survenir, rendent toute prescription incomplète voire inadaptée dans certaines circonstances. La capacité des travailleurs à faire face à ces situations, à prendre des initiatives, à puiser dans leurs savoir-faire et dans leur expérience individuelle ou collective pour réaliser des arbitrages, seront alors autant d’atouts pour gérer efficacement les risques (Daniellou, Simard et Boissières, 2010). Dans cette optique, la participation du CHSCT à l’instauration d’une culture de sécurité efficiente se réalisera par la rencontre et le dialogue entre une « sécurité réglée » et une « sécurité gérée », ainsi que dans le développement de la capacité des travailleurs, donc de leurs marges de manoeuvre, à faire face aux différentes contraintes des situations de travail :

Dans cette entreprise vinicole, l’analyse des accidents se fait en deux temps, par le responsable hiérarchique du secteur concerné, et par les élus du CHSCT pour « reconstituer la scène de travail et mieux comprendre les circonstances de l’accident ». Cela permet de recueillir le point de vue des salariés sur le déroulement de leur travail et les difficultés éventuelles, de confronter les points de vue et de balayer en réunion toutes les mesures de prévention possibles. Une formation a été dispensée aux élus sur ce sujet par un ergonome du Service de santé au travail.

M20

Pour le CHSCT, il ne s’agit plus seulement d’agir sur les comportements des personnes, mais bien sur le contexte organisationnel qui va favoriser (ou rendre moins probable) certains comportements.

Des modèles de la représentation des salariés

Les représentants des salariés sont détenteurs d’un mandat, et la nature du lien qu’ils tissent avec leurs mandants va marquer le fonctionnement de l’instance, ainsi que la pertinence des analyses et des propositions qu’ils vont élaborer. Or, il existe bien une tension permanente entre le fait de disposer d’un mandat, qui génère inévitablement une prise de distance vis-à-vis de ceux que l’on représente, et le nécessaire travail de terrain et d’écoute de la part des élus afin de comprendre les réalités du travail et définir les propositions ou les actions avec les personnes « représentées » (Dugué, 2005).

Des pratiques très diverses existent parmi les CHSCT. Dans certains cas, l’action des élus se réduit à la collecte et la transmission des demandes — individuelles ou de groupe — des salariés. Alors, la nécessité d’éviter de raisonner en termes de solutions avant d’avoir suffisamment construit les questions à traiter vient se heurter à la volonté d’agir vite ou à la pression des salariés (ou de la direction) en attente de résultats concrets :

Dans cet établissement bancaire, la multiplication des commissions en lien avec le travail du CHSCT mobilise quasi-exclusivement les élus au détriment des analyses de terrain et du contact avec les agents.

M18

Certains représentants vont agir en « experts » des conditions de travail ou des risques professionnels (Hasle et Rikke, 2014), supposés connaître mieux que quiconque ce qui pose problème aux salariés, convenant de la légitimité des demandes et définissant ce qui mérite d’être traité au sein de l’instance :

Le secrétaire du CHSCT est le technicien-méthodes et a été choisi pour sa connaissance du travail. Mais il agit en expert en lien avec le président, souvent sans impliquer les autres élus. Il n’y a pas de rencontres entre élus en dehors des réunions.

M4, installations électriques

Dans cette entreprise de l’agroalimentaire, les relations sociales sont extrêmement dégradées et les échanges se font sur un terrain juridique, en mobilisant les ressources légales à la disposition des élus pour rappeler l’employeur à ses obligations légales (droit d’alerte, expertise).

M17

D’autres vont s’efforcer d’associer les salariés concernés, depuis l’analyse des situations à traiter jusqu’à l’élaboration de propositions, en passant par la manière de les présenter en réunion ou par la construction du processus de traitement des problèmes en question.

Certains élus de CHSCT ont développé de réels savoir-faire de travail de terrain, parfois avec l’aide du médecin du travail ou du conseiller en prévention. D’autres font état de leurs difficultés à aller à la rencontre des salariés, par manque de temps, par conviction qu’ils connaissent bien les situations de travail, ou par sentiment de ne pas trop savoir « comment s’y prendre » pour mener des entretiens ou analyser une situation parfois complexe. Pourtant, faire « du travail réel » le coeur même des échanges au sein du CHSCT (Mias et al., 2013; Mias, 2010) ou dans les processus de négociation (Dugué, 2005) constitue une condition de l’efficacité de leur action. Et cela passe, à la fois, par une connaissance fine de l’activité des salariés concernés, et par la mobilisation de ces derniers dans la définition et la conduite des actions (Théry, 2010; Davezies, 2014). Ce qui correspond aussi avec une vision « constructiviste » de la santé au travail.

Conclusion : Le CHSCT, un lieu de débat sur le travail

Quatre évolutions ont permis au CHSCT de devenir un acteur majeur des relations professionnelles : 1- l’élargissement de son champ de compétences aux questions d’organisation du travail; 2- la clarification de sa mission de protection de la santé physique et mentale des salariés; 3- la possibilité d’agir en amont dans les projets de changement; et, enfin, 4- son association aux démarches de prévention des risques professionnels dans le cadre d’une approche pluridisciplinaire. Il est ainsi une force de rappel afin que les enjeux de SST soient pris en compte dans les processus de décision au quotidien et dans les choix stratégiques des entreprises. Cependant, nous avons vu que le CHSCT demeure une instance fragile dont le positionnement dans l’entreprise et les capacités d’action font l’objet de conflits fréquents, ces conflits étant, en grande partie, liés à la façon dont les acteurs s’accordent ou pas sur les définitions et les modes d’action dans le champ de la santé et de la sécurité au travail.

De par sa nature même, le CHSCT se caractérise par cette tension permanente entre la nécessité de construire son autonomie comme IRP, sans laquelle le point de vue des représentants des salariés sur le travail et la santé au travail aurait beaucoup de difficultés à être défendu, et la nécessaire construction de convergences entre les logiques présentes dans l’entreprise, sans laquelle une action pour l’amélioration des conditions de travail peinerait à être réellement efficace. Cette tension se retrouve dans les pratiques et les stratégies d’acteurs, entre des postures de coconstruction et des postures plus revendicatives et défensives, entre la volonté d’association, voire d’intégration, du CHSCT à la politique HSE de l’entreprise, et des tentatives de contournement ou de cantonnement de l’instance.

Comme l’indique Davezies (2001) :

Il y a des intérêts communs [et] il importe de tirer parti de cette convergence. Mais il n’y a pas que convergence. Et, du point de vue de la santé, il importe tout autant de garder en tête ce que les compromis laissent de côté; car ce « résidu » se traduit tôt ou tard par des atteintes à la santé. Or, tenir à la fois la recherche des compromis et l’attention à ce que les compromis laissent de côté ne va pas de soi.

Cela suppose, notamment, que les ressources potentielles dont dispose le comité soient réellement mobilisables et que des débats aient effectivement lieu sur les concepts qui alimentent les pratiques.

Pour être efficients, ces débats sur les modèles d’action doivent s’inscrire dans le travail au quotidien du comité et être ancrés sur les questions que les membres ont à traiter. Les démarches de recherche-action ou de formation-action développées entre chercheurs et syndicalistes (Théry, 2010; Poley, 2015) montrent que le développement de l’action se fait lorsque la formation est aussi une occasion pour les personnes de réfléchir à leur propre pratique. La formation des membres du CHSCT doit certainement être repensée en ce sens. Elle devrait clairement viser à développer la capacité des élus à mettre en débat les questions du travail, à la fois au sein de l’instance, mais, également, parmi les salariés, pour construire des liens entre les salariés et leurs représentants autour de la prise en compte du travail réel.

La composition et les ressources du CHSCT sont des atouts majeurs pour permettre de s’acquitter convenablement des missions qui lui sont dévolues. Quand tous les membres internes et externes sont présents, quand les ressources sont mobilisées, alors la capacité d’action du CHSCT est grande, qu’il s’agisse d’agir en réparation, en prévention primaire ou secondaire, dans le cadre de projets, ou plus généralement pour l’amélioration des conditions de travail. L’entreprise a la responsabilité de garantir les conditions de l’effectivité des droits. Cela concerne, notamment, la construction des compatibilités entre les activités professionnelles et le mandat électif des représentants des salariés, la consultation effective dans les processus de changement organisationnel et la garantie des moyens de fonctionnement. Cela devrait se traduire, aussi, dans la formation donnée au président du comité, dans l’information et la sensibilisation de l’encadrement au rôle et au fonctionnement du CHSCT.

Au plus tard le 1er janvier 2020, une instance unique de représentation des salariés (le Comité social et économique) va remplacer les institutions existantes et héritera des prérogatives de l’ancien CHSCT. Ces évolutions ouvrent d’importantes perspectives de recherche, car quel que soit le cadre, le renforcement du pouvoir d’agir des représentants des salariés en matière de santé et sécurité au travail s’avère être une pièce maitresse dans l’amélioration des dispositifs de prévention et de protection de la santé physique et mentale des salariés.