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Introduction

L’incapacité prolongée de travailler à la suite de troubles musculosquelettiques constitue un problème majeur (GBD 2015 DALYs et HALE Collaborators, 2016) et coûteux pour l’ensemble de la société (OCDE, 2010). Pour aider les travailleurs touchés à retourner au travail, plusieurs programmes de réadaptation au travail, combinant des interventions en clinique et en milieu de travail, sont rapportés efficaces (Lambeek et coll., 2010; Loisel et coll., 1997; Rivard et coll., 2011). L’une des clés de leur succès résiderait en l’« action concertée » (concertation) des parties prenantes (Durand et coll., 2007; 2012). Or, il est actuellement impossible d’affirmer avec certitude que ces parties se « concertent ». En effet, un débat théorique a toujours cours concernant la définition de la concertation. Certains auteurs la rapprochent de celle de la négociation (Beuret, 2012; Mermet, 2006), alors que d’autres distinguent les deux concepts (Thouzard, 2006). De plus, quelques études en réadaptation au travail traitent de prises de décisions « concertées » (Loisel et coll., 2004; Coutu et coll., 2015), souvent du point de vue des professionnels de la santé, mais aucune n’a encore exploré empiriquement ces processus sur la base des échanges entre les multiples parties prenantes aux interventions en milieu de travail. Cela semble pourtant essentiel puisque les interventions cliniques et en milieu de travail incluent des parties prenantes différentes, dont les préoccupations convergentes ou divergentes pourraient influencer la teneur des interactions (Van den Hove, 2006). En l’occurrence, lors d’interventions cliniques, cliniciens et travailleur (patient) peuvent partager des préoccupations similaires (p. ex. orientées vers l’amélioration de l’état de santé de ce dernier). En fait, l’établissement d’objectifs et de plan de traitement en « concertation » entre cliniciens et travailleurs constituerait un gage du succès de ces interventions (Levack et coll., 2006; Coutu et coll., 2015). Quant aux interventions en milieu de travail, elles mettent en relation d’autres parties prenantes (p. ex., des représentants du milieu de travail et d’indemnisation, en plus de cliniciens et du travailleur), dont les préoccupations peuvent diverger (Franche et coll., 2005). Dans ce contexte, les cliniciens dépenseraient beaucoup d’énergie à convaincre les autres parties pour tenter de changer leurs comportements (Loisel et coll., 2004). Peut-on encore parler de concertation?

Cet article vise à proposer des définitions distinguant la concertation de la négociation, puis à en tester l’applicabilité sur la base des données d’une étude de cas multiples ayant pour objectif d’explorer les processus de prises de décisions entre les parties prenantes à un programme de réadaptation au travail (Gouin, 2015). Les apports de telles définitions sont finalement discutés.

Définitions

Cette section vise à présenter le concept « d’action concertée » tel que défini en réadaptation au travail, puis à le mettre en relation avec des définitions de la « concertation » et de la « négociation » pour illustrer l’ambiguïté théorique actuelle[1]. Le besoin de définitions distinctes est, ensuite, justifié et des définitions sont proposées en ce sens.

Action concertée, concertation et négociation

En réadaptation au travail, l’action concertée réfère à : « [a] the exchange of pertinent information between the stakeholders and [b] the contribution of each actor’s expertise and resources for the benefit of a shared goal » (Durand et coll., 2003 : 239). Cette définition accentue l’importance d’une [a] « bonne » communication et de la [b] collaboration, qui réfèrerait plus précisément au partage d’un objectif commun et à l’intégration des stratégies employées pour l’atteindre (Bailey et Koney, 2000). L’accent est donc porté sur l’harmonie entre les parties. Cela concorde avec d’autres définitions de « l’action concertée » ou de la « concertation »[2], deux concepts souvent utilisés de manière interchangeable dans la littérature consultée. En fait, un consensus semble se dégager, selon lequel ces concepts pourraient référer à des processus collectifs où il y a partage d’informations, de ressources et de responsabilités dans l’atteinte d’objectifs communs aux parties (Beuret, 2012; Cinq-Mars et Fortin, 1999; Touzard, 2006). Cela dit, contrairement à la définition de Durand et ses collègues (2003), la possibilité de « conflits » entre les parties est parfois évoquée, en précisant que l’influence et les pouvoirs ne seraient, toutefois, pas au premier plan (Beuret, 2012; Cinq-Mars et Fortin, 1999; Touzard, 2006). Ces dernières définitions rapprochent la concertation de la négociation.

Quant à la négociation, elle peut désigner un processus collectif à caractère volontaire, où les parties sont en conflit ou entretiennent, plus largement, des divergences relativement au(x) point(s) qui les relie(nt) et où leur coopération peut les mener à un accord (Bourque et Thuderoz, 2002; Dion, 1989; Dupont, 1982; Touzard, 1977; Thuderoz, 2010; Thuderoz et Giraud-Héraud, 2000). Une négociation peut porter sur plusieurs objets et, alors, de nombreuses études menées dans le champ de recherches en relations industrielles soutiennent que deux processus de prise de décisions collectives « conceptuellement distincts », bien que « fondamentalement interreliés », peuvent s’y tenir (voir notamment, Cutcher-Gershenfeld et Kochan, 2015; Sebenius, 2015; Walton et McKersie, 1991) :

  1. la « négociation distributive » (« de revendication »), qui réfère aux processus où le conflit est fondamental puisque les ressources convoitées sont limitées. Alors, ce qui est gagné par une partie est perdu par les autres, donc ces dernières tentent de maximiser leurs gains propres; et

  2. la « négociation intégrative » (« de création »), où un processus de résolution de problème peut être mis en place pour tenter de trouver des solutions mutuellement profitables aux parties, puisque leurs préoccupations sont compatibles.

Ce deuxième processus, également nommé « négociation concertée » (Tremblay et Paquet, 2003), est privilégié par certains auteurs qui postulent alors que les négociations pourraient permettre de résoudre les conflits. Par exemple, pour Fisher, Ury et Patton (2011), la négociation concertée permettrait de réduire les conflits, voire de résoudre des problèmes. Le processus de négociation est alors conçu comme un mode de résolution de conflits/problèmes et de construction de consensus (Harvard Law School, 2016). Ces derniers auteurs rapprochent la négociation de la concertation[3].

Les lignes précédentes permettent de constater une ambigüité théorique entourant les définitions de l’action concertée, de la concertation et de la négociation : ces derniers pouvant même s’enchâsser. Cela dit, ils pourraient aussi référer à des réalités divergentes. La section suivante pose l’importance de distinguer la concertation de la négociation, puis étaye les définitions proposées.

Distinguer concertation et négociation : arguments ontologiques

Le recours à l’ontologie réaliste critique[4] permet de soutenir l’importance de distinguer la « réalité » sous-jacente à différents phénomènes. Ainsi, dans le cas où la concertation et la négociation correspondaient effectivement à « une situation, des objectifs et des processus différents » (Touzard, 2006 : 69), l’identification de leurs structures et mécanismes explicatifs respectifs apparaît essentielle pour comprendre leur fonctionnement (Pawson et Tilley, 1997). Plus précisément, le réalisme critique permet de concevoir le « réel » comme comprenant des structures (invariantes et possiblement invisibles, mais pas déterminantes en soi), pourvues de mécanismes explicatifs pouvant (ou non) s’enclencher selon les « pouvoirs effectifs » en présence (Bhaskar, 2008; Edwards, 2005). Ici, il faut souligner que, contrairement à une croyance persistante, le concept de « structure » ne concernerait pas seulement les éléments d’ordre « macro »; selon l’objet d’étude, la compréhension des structures « micro » pourrait même être plus importante (p. ex., l’étude du phénomène de socialisation, voir Danermark et coll., 2002)[5]. Quant aux pouvoirs effectifs, ils réfèrent à un potentiel (intrinsèque ou extrinsèque à l’individu), permettant d’agir ou de faciliter des évènements (Bhaskar, 2008; Edwards, 2005; Lawson, 1997; Sayer, 2000). Ainsi, très brièvement, le réalisme critique permet de postuler que la compréhension d’un phénomène, ici les processus collectifs pouvant mener à des prises de décisions, passe notamment par la compréhension des structures et des mécanismes qui les composent.

Sur la base des informations présentées jusqu’à présent[6], il est possible de postuler que deux processus de prise de décisions conceptuellement distincts puissent se tenir en contexte de réadaptation au travail : 1- un processus « plus harmonieux » entre des parties qui se « concertent », sur lequel les études menées en réadaptation au travail concentrent actuellement leurs efforts; et 2- un autre processus, « moins harmonieux » entre des parties qui pourraient « négocier ». La prochaine section vise à proposer des définitions, distinguant opérationnellement ces deux processus, pour concevoir la « concertation » et la « négociation » comme deux types de processus de prise de décisions collectives distincts.

Proposition de définitions et questions de recherche

Le Tableau 1 présente les caractéristiques des conceptions de la concertation et de la négociation proposées, qui se distinguent par l’(in)compatibilité entre les préoccupations des parties prenantes, qui influencerait la nature même de leurs relations (de coopération vs de collaboration), donc le choix des stratégies mises en place, en plus du résultat visé (compromis vs consensus). Le recours à ces éléments, qui sont présentés ci-après, permet d’éliminer le chevauchement susmentionné entre la concertation et la négociation, notamment en faisant disparaître la notion de « prépondérance » des conflits/collaboration. Par exemple, pour Thouzard (2006, mon accent), la concertation réfère à un processus à prédominance collaborative, où la présence de conflits et l’influence des pouvoirs ne sont pas au premier plan; cela, contrairement à la négociation, qui s’articulerait autour d’un conflit. Si de telles définitions restent cohérentes, d’une part, avec le fait que le conflit est habituellement au coeur des définitions de la négociation et, d’autre part, avec le fait que la très vaste majorité des processus collaboratifs combinent conflit et collaboration (Van den Hove, 2006)[7], elles sont toutefois peu opérationnelles. Par exemple, comment déterminer à partir de quel moment les conflits prédominent? Rappelons également que le réalisme critique invite à aller au-delà de la forme, ici, des processus participatifs; il faut plutôt se servir de telles observations empiriques pour « découvrir » le fond de tels processus : soit leur structure et leurs mécanismes (Sayer, 2000).

L’(in)compatibilité entre les préoccupations des parties prenantes est au coeur des définitions proposées pour distinguer la concertation de la négociation. Les « préoccupations » réfèrent plus précisément à ce qui est recherché par une partie prenante : elles dépendent du contexte et sont construites à travers ses actions (Bélanger et Edwards, 2007), donc peuvent être (ou non) verbalisées. Leur identification pourrait permettre de départager les situations caractérisées par un « problème » (p. ex. un malentendu, une énigme) de celles caractérisées par un « conflit » (fondamental; p. ex. préoccupations antagonistes). Cela apparaît nécessaire puisqu’en s’appuyant sur les travaux de Walton et McKersie (1991), il est possible de postuler que les mécanismes d’action des processus de prise de décisions caractérisés par des « problèmes » soient fondamentalement différents de ceux engendrés par des « conflits ». Plus précisément, les « problèmes » uniraient des parties prenantes dont préoccupations compatibles pourraient les mener à s’entendre sur des solutions (pour résoudre ces problèmes)[8]. Quant aux « conflits », ils seraient insolubles puisqu’il naîtrait de préoccupations incompatibles au moment de la prise de décision. De plus, cette (in)compatibilité affecterait les relations entre les parties prenantes (collaboration vs coopération) et le résultat visé (consensus ou compromis). Plus précisément, des parties qui se concertent pourraient « collaborer », c’est-à-dire partager leurs ressources et leurs expertises dans le but d’atteindre un objectif (Bailey et Koney, 2000) ou résoudre un problème commun (Walton et McKersie, 1991). Les stratégies utilisées seraient alors axées sur le « partage » (p. ex. communiquer les informations de manière transparente). Les parties pourraient alors espérer outrepasser leurs problèmes communs (le cas échéant) pour atteindre un consensus, c’est-à-dire, une entente en l’absence de conflit. Quant à la négociation, étant donné la présence d’un conflit, leur coopération serait marquée par des tentatives d’influence dans l’atteinte espérée d’un compromis (Thuderoz, 2010). Ainsi, les parties pourraient mettre en place des stratégies ayant pour objectif de tenter de s’influencer mutuellement (p. ex. manipuler l’information transmise) dans l’espoir d’atteindre un compromis reflétant davantage leurs préoccupations respectives. Or, l’atteinte d’un compromis ne ferait pas disparaître le conflit : il le contiendrait, du moins temporairement (Bourque et Thuderoz, 2002).

Tableau 1

Caractéristiques distinguant les conceptions proposées de la concertation et de la négociation

Caractéristiques distinguant les conceptions proposées de la concertation et de la négociation

PP : Partie prenantes

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En somme, les définitions proposées permettent de comprendre la négociation et la concertation comme deux types de processus de prise de décisions collectives. Plus précisément :

  1. la concertation réfère à un type de processus où les parties prenantes aux préoccupations compatibles sont unies par un objectif/un problème commun, et où leur collaboration, axée sur le partage de leurs ressources et expertises, pourrait leur permettre d’atteindre un consensus;

  2. la négociation réfère à un autre type de processus, où les parties prenantes aux préoccupations incompatibles sont unies par un conflit, et où leur coopération, caractérisée par l’utilisation de stratégies d’influence, peut les mener à un compromis.

Ces définitions semblent opérationnelles et pourraient être utiles sur le plan pratique, du moins, en réadaptation au travail. Une étude empirique s’impose toutefois pour en tester l’applicabilité. Les sections suivantes présentent une telle étude avec pour objectif d’explorer la concertation et la possibilité de négociations en contexte de réadaptation au travail. Elle comporte deux questions de recherche :

  1. quelles sont les principales caractéristiques des processus de prises de décisions collectives correspondant aux définitions proposées de la « concertation » ou de la « négociation »?

  2. quelles sont les différences entre les prises de décisions concertées et négociées?

Méthode

Stratégie de recherche

Cette étude fait partie d’une recherche plus vaste visant à explorer les processus de prises de décisions entre les parties prenantes à un programme de réadaptation au travail (Gouin, 2015). Il s’agit d’une étude de cas multiples (N=6) où chaque cas correspond aux échanges entre les représentants de parties lors des prises de décisions dans le cadre d’un programme de réadaptation au travail. Cette stratégie est indiquée puisque l’étude de cas permet d’explorer des phénomènes encore peu connus (Fortin, 2010; Gagnon, 2005). Rappelons qu’aucune étude n’avait encore exploré empiriquement les possibilités de négociations entre l’ensemble des parties prenantes à un programme de réadaptation au travail, tant lors d’interventions cliniques qu’en milieu de travail. Les visées exploratoires de l’étude et le suivi prospectif nécessaire pour chacun des cas (d’approximativement trois mois) justifient le nombre de six cas. Par ailleurs, cela est conforme aux recommandations du nombre de cas à inclure dans une étude de cas multiples (Eisenhardt, 1989).

Programme

Le programme public de réadaptation au travail est basé sur le programme PREVICAP (Rivard et coll., 2011), dérivé du modèle de Sherbrooke (Loisel et coll., 1997). Ce dernier comprend habituellement trois étapes. 1- L’évaluation, où différentes stratégies cliniques visent à évaluer l’état du travailleur à son entrée. 2- La « Préparation au retour thérapeutique au travail » (Pré-RTT), qui marque alors le début des interventions cliniques menées par une équipe de réadaptation interdisciplinaire regroupant un coordonnateur, un ergothérapeute, un physiothérapeute, un psychologue, un ergonome, un kinésithérapeute et un médecin. Cette équipe constitue un plan d’intervention interdisciplinaire (PII), qui peut être révisé tout au long du programme. Le PII contient notamment les objectifs poursuivis et les interventions cliniques ciblées pour les atteindre. 3- Le « Retour thérapeutique au travail » (RTT) où l’intégration au travail progressive et thérapeutique du travailleur s’effectue en alternance avec des journées en milieu clinique. Le plan de retour au travail contient les détails concernant cette intégration et peut être révisé au besoin. Lorsque certaines contraintes empêchent la mise en place d’un RTT, une intervention en milieu de travail (p. ex. interventions de désensibilisation) peut être mise en place plutôt qu’un RTT. Pour plus de détails, voir Durand et Loisel (2001) et Gouin (2015).

Participants

En 2010, un comité regroupant des représentants du programme a accepté de collaborer à l’étude. Ainsi, entre janvier 2012 et janvier 2013, les participants au programme correspondant aux critères suivants ont été invités à prendre part à l’étude :

  • Être atteint d’un TMS dont la survenue est associée à la réalisation du travail et nuit à un retour au travail;

  • Être indemnisé.

Les travailleurs souffrant d’un TMS d’origine spécifique (p. ex. infection ou fracture) ont été exclus.

La participation à l’étude est volontaire. Lorsque le travailleur est d’accord pour y participer, ses intervenants au sein du programme y sont aussi invités. Les autres parties prenantes (le cas échéant, un représentant de l’employeur, du syndicat, de la mutuelle de prévention et de l’assureur) sont contactées au moment où l’exposition dans le milieu de travail est envisagée. L’étude a obtenu l’approbation du comité d’éthique de l’établissement de réadaptation où elle s’est déroulée.

Collecte des données

Les données de l’étude sont colligées à l’aide d’observations ou d’entrevues semi-dirigées. L’observation de rencontres planifiées entre un ou des intervenants de l’équipe de réadaptation et d’autres parties prenantes a eu lieu tout au long du programme. Cela permet de documenter finement les processus de prise de décisions reliés tant à la portion clinique (évaluation et Pré-RTT) qu’à celle concernant le RTT. Ces observations sont nécessaires pour pouvoir documenter les constituantes des prises de décisions concertées et négociées, de même que les différences entre les processus de prises de décisions correspondants à chacun des concepts. Lorsqu’une rencontre ne peut pas être observée, une entrevue individuelle semi-structurée est organisée avec l’ergothérapeute pour documenter les éléments importants discutés, les décisions relatives au retour au travail et, plus largement, la perception de l’ergothérapeute des relations entre les parties. Des entrevues de fin de programme sont aussi prévues avec l’ergothérapeute, le travailleur, ainsi qu’un représentant du milieu de travail dans le but de valider et d’approfondir les données recueillies concernant les processus de prises de décisions lors des observations et de documenter le contexte du retour au travail. Plus d’informations et les guides d’entrevues sont disponibles dans Gouin (2015).

Analyse

Les rencontres et les entrevues sont enregistrées, transcrites, puis analysées à l’aide du logiciel Nvivo10 en respectant la stratégie décrite par Miles et Huberman (2003). Cette dernière vise à réduire les données en les codifiant, en repérant les similitudes/différences entre ces codes et en rédigeant des mémos (ibid.). Elle permet une analyse basée sur les définitions de la concertation et de la négociation (voir la section précédente), tout en laissant place à l’induction.

Une analyse individuelle des cas permet, ensuite, une analyse transversale « inter-cas » (Contandriopoulos et coll., 1990). Plus précisément, pour chaque cas, des codes sont créés, puis regroupés en catégories, et, enfin, comparés pour en repérer les régularités empiriques.

Résultats

Description des cas

Le Tableau 2 contient une description des six cas à l’étude. Les six travailleurs référés au programme de réadaptation correspondant aux critères de recrutement ont accepté de participer à l’étude. Il en a été de même pour les autres parties, hormis le représentant de l’assureur du Cas-4, qui a refusé, et de l’employeur des Cas-2 et 4, qui n’ont pas pu être rejoint.

Prises de décisions concertées et négociées : principales composantes

Les cas à l’étude permettent de documenter plusieurs processus de prises de décisions correspondant aux définitions proposées de la concertation et de la négociation. En fait, chaque cas comporte les deux types de prises de décisions. Pour chacune, l’objet de la prise de décisions, les parties prenantes, leurs préoccupations et les actions/stratégies mises en place ont été documentés. Ces caractéristiques sont présentées dans les prochaines lignes.

Le Tableau 3 présente, pour chaque cas et selon le type de prise de décisions, les parties prenantes et l’objet de la prise de décisions. Il en ressort que les prises de décisions concertées et négociées peuvent toucher différents objets, qui concernent tant la portion clinique du programme (Pré-RTT), que celle du retour au travail (incluant le RTT). De plus, elles peuvent se dérouler entre des représentants d’une même partie prenante (les intervenants de l’équipe de réadaptation) ou mettre en relation des parties prenantes variées (des intervenants de l’équipe de réadaptation, le travailleur, ainsi que des représentants d’employeurs, d’une mutuelle de prévention, d’un syndicat et de la CNESST). Cela dit, la vaste majorité des processus de prises de décisions entre les intervenants en réadaptation constituent des consensus.

Tableau 2

Description des cas

Description des cas

CHSLD : Centre d’hébergement et de soins de longue durée

CNESST : Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail

RAMQ : Régie de l’Assurance maladie du Québec

RQAP : Régime québécois d’assurance parentale

RAT : Retour au travail

Équipe interdisciplinaire : coordonnateur, ergothérapeute, ergonome, physiothérapeute, psychologue, kinésithérapeute, médecin

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Le Tableau 4 présente les préoccupations socioprofessionnelles (c.-à-d. en matière de retour au travail) des parties prenantes aux concertations et aux négociations. Il permet de constater leur diversité; en outre, les convergences ou divergences possibles en la matière. Par exemple, certains employeurs et travailleurs peuvent entretenir des préoccupations orientées vers le retour au travail, alors que d’autres non. Cela dit, les différents représentants d’une même partie peuvent partager des préoccupations similaires. C’est le cas pour les représentants de la CNESST (assureur) et les intervenants en réadaptation. Enfin, ce tableau permet de constater que les préoccupations socioprofessionnelles des travailleurs des Cas-2 et 5 évoluent dans le temps. Ce phénomène est illustré dans les prochaines lignes.

Les préoccupations des parties prenantes se reflètent dans leurs actions et, le cas échéant, dans les stratégies mises en place. Par exemple, dans le Cas-2[9], les préoccupations socioprofessionnelles de la travailleuse changent juste avant la première rencontre dans le milieu de travail : elle confie à son ergothérapeute qu’elle ne désire plus retourner au travail[10], elle préfère se réorienter (voir le Tableau 3). En réaction, l’ergothérapeute la convie à une rencontre, à laquelle prend également part un représentant de l’assureur (CNESST). Ce dernier, tout comme l’ergothérapeute, est préoccupé par le retour de la travailleuse dans son poste antérieur (voir le Tableau 4). Tous deux tentent alors de rassurer la travailleuse (p. ex. l’ergothérapeute lui souligne qu’elle l’accompagnera lors du retour au travail) et de la convaincre de l’importance de retourner au travail antérieur. La travailleuse est notamment informée que, dans le cas où elle se réorientait plutôt que de retourner au travail, elle perdrait ses indemnisations. Bien qu’hésitante à y retourner, la travailleuse entretient des préoccupations financières. Elle donne finalement son accord pour amorcer un retour au travail et le voir comme un « tremplin » vers ses objectifs socioprofessionnels personnels. Ici, les parties (la travailleuse, l’ergothérapeute et l’assureur) agissent conformément à leurs préoccupations socioprofessionnelles respectives du moment : notamment, l’ergothérapeute agit rapidement, en convoquant une réunion où, avec l’assureur, ils tentent d’influencer la travailleuse en usant de certaines stratégies (ici, la rassurance, persuasion, voire la coercition, via l’assureur). L’étude permet également de documenter des modifications dans les actions/stratégies privilégiées à la suite de changements de préoccupations. Par exemple, dans le Cas-5, au début du programme, le travailleur est préoccupé par le fait de retourner « le plus rapidement possible » au travail antérieur, préoccupation qui évolue, ensuite, vers un retour éventuel au travail, dans un poste qui reste incertain (voir le Tableau 4). Or, à son entrée au programme, il s’investit beaucoup dans les exercices planifiés, tellement qu’il dépasse ses capacités à quelques reprises. En fait, l’ergothérapeute affirme qu’alors il aurait augmenté des charges sans l’en aviser. Il faut ici noter que ces exercices sont planifiés de sorte que les charges et le nombre de répétitions augmentent graduellement, afin d’éviter l’épuisement ou les blessures. L’ergothérapeute affirme également que le travailleur n’était pas toujours « transparent » sur les douleurs ressenties au début du programme puisqu’il désirait progresser plus rapidement, mais il soutient également qu’il a « très bien collaboré » par la suite. Ici, les actions du travailleur changent, reflétant ses préoccupations du moment. De même, l’emploi de la stratégie de dissimulation d’information au début du programme est conforme avec sa préoccupation d’un retour rapide au travail, qui sous-entendait un développement rapide de ses capacités.

Tableau 3

Parties prenantes et objet des prises de décisions pour chaque cas et selon le type de prise de décisions

Parties prenantes et objet des prises de décisions pour chaque cas et selon le type de prise de décisions

[Chiffre] : Nombre de fois que le type est observé ou évoqué;

C : Représentant de la CNESST

E : Représentant de l’employeur

I : Intervenant(s)

M : Représentant de la mutuelle de prévention

MT : Milieu de travail

S : Représentant du syndicat

T : Travailleur

Zone grise : aucune observation possible (le travailleur n’a pas amorcé de retour au travail)

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Tableau 4

Préoccupations socioprofessionnelles des parties prenantes aux prises de décisions concertées ou négociées

Préoccupations socioprofessionnelles des parties prenantes aux prises de décisions concertées ou négociées

* Leurs représentants

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Coexistence et dynamique de la concertation et de la négociation

Globalement, l’analyse des cas met en lumière que la concertation et la négociation peuvent se côtoyer au sein d’un même processus de prises de décisions collectives. Par exemple, les décisions concernant le contenu du plan de retour au travail, qui peuvent s’échelonner sur quelques rencontres, comportent une combinaison de concertation et de négociation (Cas-2; 6). Dans le Cas-6, les préoccupations des représentants de l’employeur (gestionnaire et superviseure) sont habituellement compatibles avec l’objectif du programme et six prises de décisions concertées sont observées (voir Tableau 3). Ainsi, la gestionnaire, habituellement d’accord avec les principes d’un RTT, appuie notamment le fait de placer la travailleuse en surnuméraire : « Nous, on va la mettre en surplus à l’équipe ». Or, deux prises de décisions négociées sont également dénotées (notamment quant à l’horaire du retour au travail). Plus encore : l’analyse fait émerger le caractère dynamique des décisions. En ce sens, tant les compromis que les consensus peuvent être remis en question tout au long du programme. C’est ce qui est observé dans le Cas-2 concernant le jumelage de la travailleuse lors du RTT. La gestionnaire et l’ergothérapeute s’entendent d’abord pour que la travailleuse soit jumelée avec une seule collègue lors du RTT : en l’absence de conflit, cette entente pourrait être consensuelle. Toutefois, la représentante de la mutuelle de prévention et la gestionnaire s’entendent ensuite pour que cette dernière supervise le RTT. Or, le fait de jumeler la travailleuse à une seule collègue empêcherait la gestionnaire de superviser le RTT, ses horaires étant variables. À force de pourparlers, les parties s’entendent pour que la travailleuse soit jumelée à deux collègues ciblées, qui seront bien informées des particularités du RTT. Cette entente n’a toutefois pas prévalu durant tout le RTT : au cours de la dernière semaine, la travailleuse a été jumelée à trois collègues différentes d’une nouvelle unité de soins (décision imposée par la gestionnaire). Toute entente concertée ou négociée n’est donc pas nécessairement finale.

Différences entre la négociation et la concertation

L’analyse des processus de prises de décisions concertées et négociées permet d’en établir un portrait-type basé sur les deux caractéristiques suivantes : 1- la présence (ou non) d’un conflit et l’(in)compatibilité des positions ou préoccupations des parties prenantes; de même que, 2- la teneur des stratégies mises en oeuvre. Les deux prochaines sections servent à illustrer ces différences à l’aide d’exemples tirés des cas à l’étude.

Négociation

L’analyse des négociations fait, d’abord, ressortir le fait que les parties prenantes peuvent entretenir des positions/des préoccupations conflictuelles ou que le contexte peut présenter certaines contraintes occasionnant un conflit. L’exemple des négociations entourant l’horaire de travail dans le Cas-6 permet d’illustrer ces deux possibilités. Dans ce cas, l’ergothérapeute, qui travaille du lundi au vendredi, désire pouvoir être disponible pour la travailleuse lors de son retour au travail (notamment pour l’aider en cas de problème). Or, les horaires de travail usuels de la travailleuse incluent le samedi et le dimanche. Ces horaires respectifs constituent une contrainte, ce qui occasionne un conflit avec la superviseure : celle-ci est d’avis que l’horaire du retour au travail devrait inclure le samedi et le dimanche, parce que les besoins en main-d’oeuvre sont particulièrement importants à ces moments. L’extrait suivant illustre ce conflit :

Superviseure : Ça a un impact (d’inclure le weekend). Par exemple, la semaine, les superviseurs donnent un coup de main pour aider les préposées pendant les déjeuners, mais le weekend, ils ne peuvent pas…

Gestionnaire : Mais si elle a des interventions au Centre de réadaptation du lundi au vendredi… […]

Syndicat : (poursuivant l’idée de la gestionnaire) ça devient du temps supplémentaire là…

L’étude permet également de documenter les stratégies mises en place lors de négociation peuvent constituer des tentatives d’influence. Les exemples soulignés jusqu’à présent conduisent à constater qu’elles peuvent prendre plusieurs formes. Dans une section précédente portant sur les principales composantes des prises de décisions concertées et négociées, les différentes stratégies suivantes ont été présentées : dissimulation d’information du travailleur envers l’ergothérapeute dans le Cas-5; et utilisation de rassurance, de persuasion, voire de coercition dans le Cas-2 (lors de la réunion entre l’ergothérapeute, l’assureur et la travailleuse). La confrontation a, également, été une stratégie utilisée dans les cas à l’étude. Par exemple, dans le Cas-1, les intervenants en réadaptation et le travailleur sont en conflit concernant le poste à viser pour le RTT : les intervenants visent le retour au travail antérieur, alors que, selon le travailleur, cela ne serait pas « réaliste » (voir Tableau 4). Les intervenants mettent donc en place des interventions cliniques afin de développer les capacités du travailleur conformément aux exigences du travail antérieur. Or, le travailleur y collabore peu : il ne participe activement qu’aux interventions visant à développer sa condition physique « globale » (p. ex. remise en forme cardio-vasculaire). Ainsi, lors de la révision du PII, la kinésithérapeute, puis, la coordonnatrice du programme confrontent le travailleur : elles lui mentionnent qu’elles ont remarqué qu’il participe peu, voire évite les interventions nécessaires pour développer ses capacités de travail, puis, elles lui lancent un ultimatum : elles fixent une date, à la suite de laquelle la situation sera réévaluée et l’avisent que, dans l’éventualité d’une absence de progrès raisonnables, le programme prendra fin.

Concertation

L’analyse des concertations permet de documenter la compatibilité des préoccupations des parties prenantes qui s’accordent sur un objectif commun (à viser dans le cadre de l’intervention en clinique ou en milieu de travail, ou encore, dans le but de résoudre un problème) et partagent leurs ressources respectives (p. ex. expertises, informations) pour tenter de l’atteindre. L’étude permet de documenter en profondeur des processus de concertation entre les intervenants de l’équipe de réadaptation. Plus précisément, dans tous les cas à l’étude, les intervenants partagent entre eux les informations jugées pertinentes en utilisant divers moyens (p. ex. courriels, appels téléphoniques, rencontres hebdomadaires). Par exemple, lors de toutes les réunions observées qui visaient l’élaboration d’un PII, les intervenants effectuent d’abord un « tour de table » leur permettant de partager (à tour de rôle) des informations. Ce partage se poursuit, ensuite, librement.

Les cas à l’étude permettent également de documenter la possibilité que des « problèmes » (p. ex. une mésentente) ressurgissent lors de concertation. Par exemple, il peut arriver que certaines informations soient rectifiées lors de l’élaboration d’un PII : la pluridisciplinarité des intervenants permet d’analyser, sous des angles différents, les données recueillies lors de l’évaluation des travailleurs. Ainsi, dans le Cas-6, la kinésithérapeute ne voit pas le développement des capacités de travail de la travailleuse comme « un enjeu majeur », cette dernière étant en bonne condition physique. La physiothérapeute n’est pas d’accord : étant donné que la travailleuse occupe un emploi physiquement exigeant, elle souligne l’importance des interventions en cliniques visant à augmenter ses capacités, avant le RTT. La kinésithérapeute se rallie alors à la position de la physiothérapeute. Ici, l’échange d’informations et l’angle d’analyse (résultant de l’expertise) différent de ces deux intervenantes permettent la prise en compte d’un élément important (les exigences du poste) qui, autrement, aurait pu être exclu de la prise de décision. Dans ce cas, la stratégie mise en place relève du partage de l’information. Des stratégies plus exhaustives, relevant presque de l’enquête, sont également documentées. Par exemple, dans le Cas-4, l’ergothérapeute s’entend d’abord avec le travailleur et son superviseur sur des moments où elle pourrait observer les tâches du travailleur (l’ergothérapeute ne rapporte alors aucun conflit[11]). Or, à ces moments, le travailleur est affecté à d’autres tâches, empêchant les observations. L’ergothérapeute désire comprendre l’origine du problème : elle recueille séparément les versions du travailleur et du superviseur, puis elle les invite tous les deux à une rencontre. Il en ressort que cette situation problématique résulterait d’un malentendu : l’employeur croyait qu’il était clair que le travailleur devait déléguer ces affectations temporaires lors des moments d’observations convenues, ce que n’avaient pas compris l’ergothérapeute et le travailleur. D’autres moments sont, ensuite, ciblés et l’ergothérapeute ne dénote aucun autre problème.

Discussion

Cette étude vise à explorer la concertation et les possibilités de négociations en contexte de réadaptation au travail, sur la base des définitions proposées antérieurement. Elle en fait d’abord ressortir les caractéristiques suivantes : la négociation et la concertation peuvent se tenir tout au long du programme de réadaptation au travail, entre diverses parties prenantes, qui peuvent mettre en place des actions/stratégies reflétant leurs préoccupations respectives, potentiellement divergentes et dynamiques. Ensuite, l’étude permet de dégager un portrait type des prises de décisions concertées et négociées, en documentant des éléments distinctifs (p. ex. incompatibilité des positions/préoccupations). Cette étude est, à notre connaissance, la première qui documente les échanges ayant lieu lors de négociations entre l’ensemble des parties prenantes au retour au travail. Elle met en lumière la complexité des processus de prises de décisions collectives qui s’y tiennent et appuie la possibilité de distinguer la concertation et la négociation à l’aide des définitions proposées.

L’étude permet d’abord de soutenir que les processus de prises de décisions collectives en contexte de réadaptation au travail sont complexes et dynamiques (Loisel et coll., 2004), et que la concertation et la négociation pourraient se côtoyer, voire même, se succéder. En effet, sur la base des définitions proposées, plusieurs types de prise de décisions peuvent être observés, même lors de processus concernant un même objet de prise de décisions. De même, l’étude permet de documenter que des ententes (atteintes dans le cadre de concertation ou de négociation) peuvent être remises en question à la suite d’un changement de préoccupations des parties. En fait, la dynamique des processus de prises de décisions collectives pourrait être alimentée par celle des préoccupations des parties, ces dernières étant en lien avec les actions et stratégies pouvant être mobilisées dans le cadre de ces processus. Les préoccupations documentées dans le cadre de cette étude supportent généralement celles rapportées par Franche et ses collègues (2005), en y ajoutant, toutefois, leur caractère dynamique. Ces dernières pourraient, en effet, évoluer selon le contexte en présence et ne seraient donc pas fixes ni prédéterminées (Bélanger et Edwards, 2007). Dans un autre ordre d’idées, il faut souligner que l’importance de la dynamique de ces processus n’appuie pas, pour autant, le rapprochement des concepts de concertation et de négociation proposé par certains auteurs (ex. Beuret 2012; Mermet, 2006). En effet, conformément à l’ontologie réaliste critique, ce caractère dynamique est en lien avec les « pouvoirs effectifs » en présence (voir la section «Distinguer concertation et négociation : arguments ontologiques»), donc avec les parties prenantes et le contexte où se tient le phénomène à l’étude (Bhaskar, 2008 ; Edwards, 2005). Or, en plus de ces éléments, l’identification des mécanismes sous-jacents au phénomène s’avère essentielle pour comprendre leur fonctionnement (Pawson et Tilley, 1997); et, ici, les définitions proposées pourraient servir à départager les mécanismes d’action respectifs de la concertation et de la négociation. Il en sera question dans les prochaines lignes.

Cette étude appuie la possibilité de se baser sur les définitions proposées pour distinguer la concertation de la négociation en contexte de réadaptation au travail. D’abord, l’analyse fait ressortir que le fonctionnement des prises de décisions pourrait diverger selon le type de prise de décisions en présence : les processus reliés à la concertation seraient effectivement axés sur le partage de ressources et d’expertise, alors que ceux reliés aux négociations tendraient vers l’influence. Les définitions proposées contribuent aux efforts pour circonscrire leurs mécanismes d’action respectifs, ce qui permet d’offrir une meilleure compréhension des processus de prises de décisions collectives en contexte de réadaptation au travail. Cet apport est important, du moins, en contexte de réadaptation au travail. En effet, la concertation entre les intervenants et leurs patients serait un élément-clé du succès des interventions cliniques (Levack et coll., 2006). D’ailleurs, des stratégies de concertations sont actuellement au coeur d’outils, de guides ou de programmes visant à favoriser les prises de décisions collectives dans ce contexte. Par exemple, un programme de prise de décisions partagées visant à faciliter l’atteinte d’un accord partagé entre l’ergothérapeute et le travailleur (Coutu et coll., 2015) propose une procédure similaire au « modèle de résolution des problèmes » élaboré par Walton et Mckersie (1991), applicable lors de « négociation concertée (intégrative) » : 1- définir le problème; 2- faire l’inventaire des solutions; 3- évaluer leurs conséquences, 4- les ordonner; et 5- établir un plan d’action. Or, la présente étude montre que des négociations se tiennent tout au long du programme de réadaptation. Ainsi, sur la base des différences documentées entre la concertation et la négociation, il est possible d’émettre l’hypothèse que l’efficacité des outils actuels (axés sur la concertation) pourrait être limitée. Par exemple, les négociations documentées dans le cadre de cette étude comportent l’ensemble des stratégies de négociations rapportées par Touzard (1977 : 138-152), dont la coercition (p. ex. la menace et la rupture) et la dissimulation (d’informations). L’emploi de telles stratégies pourrait certainement compromettre la démarche concertée privilégiée jusqu’à présent en réadaptation au travail, qui, elle, vise la recherche d’une décision « partagée » (une entente) entre les parties. Cela dit, avant même de s’intéresser aux outils permettant de faciliter ces prises de décisions, d’autres études devront s’affairer à comprendre plus finement le lien possible entre les processus de prises de décisions collectives (incluant les concertations et les négociations) et le succès ou l’échec du retour au travail.

L’étude comporte certaines forces et limites. D’abord, plusieurs mesures ont été mises en place pour maximiser la validité, la crédibilité, la confirmabilité et la transférabilité des résultats (p. ex. la triangulation des données). Malgré cela, la transférabilité (validité externe) de la présente étude est limitée par le peu de cas étudiés (N=6) et le contexte spécifique du programme de réadaptation dans lequel ils sont étudiés. Par ailleurs, plusieurs des membres de l’équipe de réadaptation observée travaillent ensemble depuis plusieurs années. Ainsi, l’observation d’une majorité de prises de décisions concertées entre eux pourrait ne pas refléter les pratiques en place dans d’autres équipes. Enfin, les auteures reconnaissent que les définitions proposées pourraient ne pas faire l’unanimité et qu’elles comportent certaines limites, entre autres, puisqu’elles sous-tendent l’importance de cerner les préoccupations des parties prenantes, ce qui peut s’avérer complexe, surtout parce que ces dernières peuvent évoluer dans le temps. Cela dit, en plus d’être opérationnelles sur le plan théorique, elles pourraient engendrer d’importantes retombées sur le plan de la pratique en réadaptation au travail. Par exemple, un professionnel (p. ex. un ergothérapeute) ayant pour rôle de faciliter le retour au travail de travailleurs malades ou blessés pourrait tenter d’adapter ses choix de stratégies (p. ex. amorcer un processus de résolution de problèmes vs convaincre l’autre partie) selon le type de prise de décisions anticipé lors de la prise de décisions.

Conclusion

Dans le cadre de cet article, des définitions opérationnelles distinctes sont proposées pour désigner la concertation et la négociation. Elles permettent de concevoir la concertation comme un type de processus de prises de décisions collectives se distinguant de la négociation, entre autres, par la présence de conflit(s) et les relations (de collaboration/coopération) entre les parties. Les auteures reconnaissent que ce choix de définition pourrait ne pas faire l’unanimité. Cela dit, ces efforts théoriques contribuent à nourrir le débat autour de la définition du concept de concertation et pourraient engendrer d’importantes retombées en réadaptation au travail. Par exemple, l’adoption des définitions proposées pourrait servir à mieux orienter le choix de stratégies visant à faciliter les prises de décisions entre les diverses parties, dans l’atteinte de décisions favorables au retour au travail durable et en bonne santé des travailleurs. Enfin, l’étude permet globalement de souligner la complexité des prises de décisions collectives en contexte de réadaptation au travail. D’autres études devraient, toutefois, s’affairer à comprendre plus finement les processus de prises de décisions collectives en contexte de réadaptation au travail, afin de mieux saisir leur lien possible avec le succès ou l’échec du retour au travail.