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La Cour suprême des États-Unis a tout récemment déclaré inconstitutionnel le précompte syndical que la législation de l’Illinois impose aux employés de l’État[1]. En renversant ainsi le précédent qu’elle avait établi 40 ans plus tôt, la Cour s’inscrit dans le mouvement résolument antisyndical qui prévaut aux États-Unis, et qui combat férocement, tant dans l’arène politique que judiciaire, toute contribution obligatoire des salariés au financement du syndicat accrédité pour les représenter.

Si la décision dans l’affaire Janus participe à un débat avant tout américain, il demeure qu’elle porte sur une institution propre aux relations collectives du travail qui ont cours tant au Canada qu’aux États-Unis. En cela, elle permet de prendre la mesure de la profonde différence dans la façon dont est perçue et jugée, au sud et au nord du 45e parallèle, ce que l’on nomme ici la Formule Rand. Toutefois, au-delà de cette différence, la décision américaine annoncerait-elle une remise en question constitutionnelle de la législation canadienne relative au précompte syndical obligatoire ?

La décision Janus : une mise en cause de la présence syndicale dans les milieux de travail du secteur public aux États-Unis

La décision de la Cour suprême américaine dans l’affaire Janus, de même que le contexte dans lequel elle a été rendue, fait l’objet de l’article du professeur Herbert publié dans les pages précédentes du présent numéro de la revue (Herbert, 2019). Il s’agit d’en rappeler ici les principales conclusions afin de mettre en exergue à quel point cette décision diffère du traitement juridique de la même question au Québec, comme dans le reste du Canada.

L’Illinois Public Labor Relations Act reconnaît le droit de se syndiquer aux employés de cet État et leur donne accès à un régime de négociation collective de type Wagner, semblable à celui qui prévaut généralement aux États-Unis et au Canada. M. Janus, un fonctionnaire de l’État, conteste devant les tribunaux la constitutionnalité de la disposition de la loi lui imposant de payer au syndicat accrédité le représentant, et dont il a refusé de devenir membre, des frais de service (agency fee en anglais), qui se traduisent en un pourcentage de la cotisation que paient les employés membres du même syndicat. Ce pourcentage équivaut à la portion de la cotisation syndicale régulière qui est attribuée au financement des activités du syndicat accrédité liées à la négociation collective. Sont exclues de cette somme toutes les dépenses syndicales à connotation politique ou idéologique. L’employeur perçoit le montant en question directement de la paie de M. Janus et le remet au syndicat accrédité. La loi de l’Illinois établit donc un régime semblable à la Formule Rand que rend obligatoire l’article 47 du Code du travail du Québec[2], quoique cette dernière vise la totalité de la cotisation syndicale plutôt que sa seule part dévolue à la négociation collective.

M. Janus fonde sa contestation sur le Premier Amendement (First Amendment) de la Constitution américaine qui protège la liberté d’expression et, implicitement, la liberté d’association contre toute intrusion injustifiée de la part de l’État. En lui imposant de participer au financement syndical, l’État le forcerait non seulement à endosser un discours politique (coerced political speech) qu’il ne partage pas, mais aussi à le subventionner.

La Cour suprême des États-Unis avait déjà décidé, en 1977 dans l’affaire Abood, qu’un tel régime de précompte syndical ne contrevenait pas au Premier Amendement, dans la mesure où il ne requiert des employés non membres du syndicat que de contribuer au financement des coûts que représentent la négociation et l’administration de la convention collective[3]. La Cour avait jugé que la prévention des conflits de travail et du phénomène des resquilleurs (free-riders en anglais), ces employés qui bénéficient de la représentation syndicale et de la négociation collective sans en supporter les coûts, justifiait l’État d’implanter un tel régime.

La décision Janus renverse ce précédent, la Cour l’estimant mal fondé en droit. Enjoindre un individu de soutenir un point de vue qu’il juge inacceptable (objectionable en anglais) porterait atteinte à la liberté d’expression, et les arguments, retenus par la Cour en 1977 pour justifier cette atteinte, ne vaudraient plus aujourd’hui. Ainsi, la Cour ne voit pas en quoi obliger tous les salariés inclus dans l’unité de négociation à contribuer au financement syndical est nécessaire au maintien de la paix industrielle dans un régime de représentation syndicale unique. Elle juge erroné de considérer indissociable la désignation d’un syndicat comme seul représentant de tous les employés d’une unité de négociation, qu’ils en soient membres ou non, et l’obligation que tous participent à son financement. De la même façon, elle rejette péremptoirement l’argument de la prévention des resquilleurs ou free-riders, demeurant imperméable à l’iniquité qu’ils représentent.

La décision de la Cour suprême dans l’affaire Janus n’est toutefois pas unanime, et ne représente que l’opinion de cinq des neuf magistrats qui y siègent, dont le juge Gorsuch qu’avait nommé le président Trump en avril 2017. Les quatre autres juges ont exprimé leur dissidence dans une opinion au vitriol qui expose au plein jour la profonde division idéologique qui règne aujourd’hui au sein de la Cour.

L’opinion dissidente décrit l’impact immédiat qu’aura la décision Janus. La contribution au financement syndical (l’agency fee), que la législation de 22 États avait imposée aux employés de leur secteur public en s’appuyant sur le précédent de 1977, ne tient plus. Chacun de ces États devra restructurer son système de relations de travail et adopter une nouvelle loi en conséquence. Des milliers de conventions collectives devront être renégociées dans un climat d’incertitude juridique, alors que la survie financière de plusieurs syndicats sera en cause. La stabilité des relations de travail dans le secteur public de ces États en sera profondément affectée.

La décision Janus ne touche pas directement le régime des relations de travail applicable au secteur privé de l’économie américaine, celui-ci relevant généralement de la législation fédérale. Un regard à la façon dont le National Labor Relations Act[4] réglemente aujourd’hui la sécurité syndicale révèle toutefois que la décision Janus n’est pas inopinée (Eidlin et Smith, 2018). Elle s’avère plutôt le reflet d’une idéologie qui prévaut depuis fort longtemps dans l’ensemble du pays, et qui a conduit une majorité d’États américains à adopter une loi consacrant le « droit au travail » (Right to Work Law).

Aux lendemains de la Deuxième Guerre, le Congrès modifia substantiellement le Wagner Act de 1935, les employeurs le jugeant trop favorable aux intérêts syndicaux. C’est ainsi que le Labor Management Relations Act[5], adopté en 1947 dans le but explicite « d’équilibrer » les relations du travail aux États-Unis, instaura une réglementation beaucoup plus restrictive des clauses de sécurité syndicale jusqu’alors largement permises. La contribution obligatoire au financement syndical (l’agency fee) est malgré tout demeurée acceptée, quoique la Cour suprême américaine, en 1988, l’ait limitée à la seule part de la cotisation syndicale allouée aux activités de négociation et d’administration de la convention collective (Weiler, 1980 : 142; Paré et Trudeau 2015 : 12).

Le Congrès, en adoptant le Taft-Hartley Act, reconnut ainsi à une certaine droite américaine la possibilité de faire valoir beaucoup plus efficacement son opposition viscérale à toute contrainte syndicale à l’accès à l’emploi. Dorénavant, les États américains qui le souhaitaient auront le pouvoir de prohiber les clauses de sécurité syndicale sur leur territoire. Une douzaine d’États l’avaient déjà fait avant même qu’on ne leur permette expressément, et plusieurs autres leur emboîtèrent le pas dès qu’ils y furent autorisés. Après une pause au tournant du nouveau millénaire, l’expansion des Rights to Work Laws a repris pour atteindre 28 États aujourd’hui. Leur popularité s’explique par les idées de libre-choix individuel, de liberté et de laisser-faire économique qu’elles promeuvent et qui ont largement cours aux États-Unis (Paré et Trudeau, 2015 : 12-16). La décision que vient de rendre la Cour suprême américaine dans l’affaire Janus relève de la même idéologie, comme les juges majoritaires l’expriment clairement.

Au Canada, la réglementation juridique des clauses de sécurité syndicale a pris une toute autre direction. L’expliquer exige au préalable de rappeler l’importance cruciale que ces clauses revêtent dans un régime de négociation collective fondé sur le monopole de représentation que le syndicat majoritaire détient relativement à une unité de négociation donnée, tel celui qui prévaut aux États-Unis et au Canada. Elles s’avèrent, en effet, souvent indispensables à la pérennité syndicale au sein de l’unité, en ce qu’elles obligent les travailleurs qui en font partie à adhérer au syndicat accrédité, à en demeurer membres ou à le soutenir financièrement, sous peine de perdre leur emploi. Leur effectivité tient au fait qu’elles contraignent l’employeur à ne maintenir à son emploi que les travailleurs qui en respectent les termes et les modalités. C’est pourquoi les syndicats ont toujours âprement recherché l’inclusion d’une clause de sécurité syndicale dans leurs conventions collectives, ce à quoi les employeurs s’opposent souvent tout aussi fermement, sachant que le pouvoir syndical en dépend largement. Leur négociation a ainsi donné lieu à plusieurs conflits de travail particulièrement difficiles d’autant plus qu’au Canada, le droit ne les a jamais prohibées.

C’est dans ce contexte qu’au Canada, en 1946, est apparue la Formule Rand, à la suite d’une grève, dont la sécurité syndicale constituait un des principaux enjeux, qui avait duré plus de trois mois à l’usine Ford de Windsor. Le juge Rand de la Cour suprême du Canada fut nommé arbitre pour la régler, les parties ayant accepté d’être liées par sa décision. Il opta pour une solution mitoyenne qu’il jugeait équitable : les salariés ne seraient pas tenus d’adhérer au syndicat accrédité ou d’y maintenir leur adhésion comme condition d’emploi, mais tous devraient contribuer à son financement au moyen d’une déduction salariale équivalent au montant de la cotisation syndicale. La liberté de chaque salarié de choisir son emploi sans appartenance syndicale obligatoire était ainsi préservée mais tous, y compris ceux n’adhérant pas au syndicat, devaient le soutenir financièrement (Hébert, 1992 : 106-107). Ce qui devint la Formule Rand fit boule de neige, et fut subséquemment négociée dans plusieurs conventions collectives partout au Canada. En 1959, la Cour suprême du Canada confirma qu’il s’agissait bien d’une condition de travail qui pouvait légalement être incluse dans une convention collective[6].

Bien que représentant un compromis, la Formule Rand ne fut pas acceptée par tous, et la sécurité syndicale continua d’alimenter de nombreux conflits de travail. Weiler (1980 : 142) fait aussi état d’une vigoureuse compagne patronale à la fin des années 1970, particulièrement en Colombie-Britannique, revendiquant que la législation soit modifiée pour qu’elle reconnaisse le principe de l’atelier ouvert (en anglais, open shop)[7]. Ce n’est toutefois pas cette position qui prévalut et, contrairement à la philosophie américaine des Right-to-Work Laws, plusieurs législateurs canadiens obligèrent les employeurs à accepter le régime du précompte syndical généralisé. C’est d’ailleurs ce que proposait la Commission Woods dès 1968 (Équipe spécialisée en relations de travail, 1968 : 164). Le Québec fut le premier à le faire, en 1977, après que de longues grèves autour de cet enjeu, dont certaines ponctuées de violence, eurent contribué à la détérioration du climat social dans la province. En contrepartie, la loi québécoise imposait certaines règles de gouvernance interne au syndicat accrédité, comme d’ailleurs l’avait fait le juge Rand dans sa décision (Hébert 1992 : 107), et surtout, confirmait son obligation de représenter de façon juste et loyale tous les salariés compris dans l’unité de négociation, qu’ils en soient membres ou pas. D’autres provinces canadiennes firent de même (Hébert, 1992 : 111-113), de sorte qu’aujourd’hui, la législation de la Saskatchewan, du Manitoba, de l’Ontario et de Terre-Neuve, en plus de celle du Québec et du fédéral, contient une disposition visant l’inclusion, automatique ou sur demande du syndicat accrédité, de la Formule Rand dans la convention collective (Doorey, 2017 : 508).

Si la Formule Rand demeure aussi largement admise dans la législation canadienne, c’est qu’elle est considérée comme un élément essentiel du régime de négociation collective que promeut la législation partout au Canada. Celui-ci reconnaît le syndicat choisi par la majorité des salariés d’une unité de négociation jugée appropriée comme l’unique représentant de l’ensemble des salariés qu’elle comprend aux fins de la négociation collective. Cette reconnaissance est fondée sur le principe de la majorité, tout comme l’est le régime constitutionnel de représentation politique au pays. Le choix de la majorité lie l’ensemble du groupe, et personne ne peut s’en retirer à défaut de partager ce choix. Or, comme tous bénéficient de la représentation collective et de ses fruits, tous doivent aussi en assumer le coût. L’un ne peut aller sans l’autre, et nier ce dernier élément du régime revient à le nier entièrement (Weiler, 1980 : 143-145; Langille et Mandryk, 2013; Eidlin et Smith, 2018).

La Formule Rand obligatoire représente aujourd’hui un élément bien intégré du modèle canadien de négociation collective qui, contrairement à d’autres, a été épargné par les gouvernements conservateurs élus dans plusieurs provinces et au niveau fédéral au cours des dernières décennies. On peut ainsi observer que la procédure d’accréditation a été fréquemment modifiée, les gouvernements de droite préférant le vote au scrutin secret au décompte des adhésions syndicales préconisé par le modèle traditionnel pour établir le caractère majoritaire d’un syndicat recherchant l’accréditation (Doorey, 2017 : 534-537). Il en a été de même des mesures anti-briseurs de grève que le Québec et la Colombie-Britannique ont adoptées, mais que le très conservateur Mike Harris s’est empressé de retirer de la législation de l’Ontario après que le gouvernement néo-démocrate de Bob Rae les y eut incluses au début des années 1990 (The Labour Law Case Book Group, 2018 : 675). Rien de tel pour la Formule Rand, et aucune des législations qui l’ont rendue obligatoire d’une façon ou d’une autre au Canada n’a depuis été modifiée pour lui retirer son caractère contraignant. Même si dénoncée à l’occasion (Boyer, 2009; Langille et Mandryk, 2013 : 475-476), elle demeure partie intégrante et essentielle du régime canadien de négociation collective.

La validité constitutionnelle du précompte syndical obligatoire

Peu de temps après l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés[8], M. Mervyn Lavigne contesta la validité constitutionnelle du précompte syndical que sa convention collective lui imposait. Il prétendait qu’en l’obligeant à contribuer financièrement à des causes qu’il désapprouvait, comme le soutien à un parti politique et à une campagne en faveur du désarmement, la convention violait les libertés d’expression et d’association protégées par la Charte canadienne. La Cour suprême du Canada rejeta les prétentions de M. Lavigne et, dans un jugement unanime sur ce point, déclara la Formule Rand constitutionnellement valide[9]. Cette décision, confirmée à quelques reprises depuis, est en complète opposition avec celle de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Janus, d’autant plus que, dans l’affaire Lavigne, c’est de l’équivalent de la totalité de la cotisation syndicale dont il s’agit. Le fossé qui sépare les deux décisions est le même que celui qui existe entre la façon dont la législation canadienne et les Rights to Work Laws américaines traitent le précompte syndical obligatoire. Un examen des différents motifs formulés par les sept juges ayant participé à la décision dans l’affaire Lavigne permet de l’apprécier.

Les juges reconnaissent tous d’emblée que la Formule Rand constitue un élément essentiel du régime de négociation collective qu’établit la législation canadienne. Ainsi, la juge McLachlin rappelle que la Formule Rand fait partie des relations de travail depuis plusieurs années au Canada, et qu’elle est nécessaire dans un régime de négociation collective fondé sur le monopole de représentation syndical. Elle représente un délicat équilibre entre les intérêts de la majorité des travailleurs qui appartient au syndicat et ceux des autres qui, comme M. Lavigne, souhaitent ne pas y adhérer et, de plus, elle permet d’éliminer le phénomène des resquilleurs ou free-riders[10]. Les juges La Forest, Sopinka et Gonthier, de leur côté, estiment qu’invalider la Formule Rand serait susceptible de miner à la fois la base financière du syndicalisme et l’esprit de solidarité si essentiel à son fondement symbolique et émotionnel[11]. La juge Wilson, appuyée en cela par le juge Corey, voit dans la Formule Rand un moyen équitable de réaliser l’équilibre entre les intérêts du patronat et ceux des syndicats sans lequel la négociation collective serait impossible. En permettant qu’aucun salarié de l’unité de négociation ne soit tenu d’adhérer au syndicat accrédité, la Formule Rand favorise de plus la dissidence[12].

Le raisonnement qui les conduit à déclarer valide la Formule Rand varie toutefois sensiblement d’un juge à l’autre, surtout en ce qui concerne l’entrave à la liberté d’association qu’alléguait M. Lavigne. Les juges Wilson, L’Heureux-Dubé et Corey rejettent l’argument car à leur avis, la Charte canadienne ne reconnaît pas un volet négatif à la liberté d’association. Au contraire, pour les juges La Forest, Sopinka et Gonthier, la liberté d’association comprend celle de ne pas s’associer, et imposer à M. Lavigne de soutenir financièrement le syndicat l’oblige nécessairement à s’y associer. La liberté de ne pas s’associer a toutefois ses limites, et la Charte ne peut être invoquée à l’encontre des associations avec autrui qui s’avèrent des composantes nécessaires et inévitables de la vie en société. Tel est le cas de l’association qui permet aux travailleurs d’un même milieu de travail de négocier collectivement leurs conditions de travail. Étant vouée à la poursuite d’un objectif commun visant le bien-être collectif, cette association découle des nécessités de la vie au travail et n’entrave pas en soi la liberté d’association. Il en est autrement lorsque la cotisation obligatoire finance des causes étrangères aux activités que l’association consacre à la négociation collective, une entrave que les juges considèrent toutefois justifiée à la lumière de l’article 1 de la Charte. Enfin, la juge McLachlin considère que la liberté constitutionnelle de ne pas s’associer n’est compromise que lorsque l’association forcée impose aussi une conformité idéologique. Ce n’est certes par le cas de la Formule Rand car elle n’associe M. Lavigne à aucune idée ou valeur à laquelle il ne souscrirait pas volontairement.

Par ailleurs, aucun juge ne voit une entrave à la liberté d’expression de M. Lavigne dans la Formule Rand. Le fait de contribuer financièrement au syndicat accrédité n’associe pas M. Lavigne à ses idées, et rien ne l’empêche de s’exprimer librement pour les contredire.

On constate aussi qu’aucun juge n’adhère à la solution retenue par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Abood[13], à laquelle M. Lavigne référait au soutien de ses prétentions. Exclure du précompte syndical toutes les dépenses consacrées à des causes idéologiques autres que celles nécessaires à la représentation immédiate des intérêts professionnels des salariés dans le cadre de la négociation collective affaiblirait indûment le mouvement syndical. La promotion et la défense des intérêts de travailleurs exigent que celui-ci puisse intervenir dans les débats sociaux et politiques ayant cours dans la société. Les activités politiques du mouvement syndical sont tout aussi essentielles à sa mission que celles liées à la négociation collective. Les juges soulignent par ailleurs la difficulté de distinguer les dépenses d’un syndicat liées à des causes idéologiques étrangères à la promotion immédiate des intérêts professionnels de ses membres, et qu’exiger de le faire engendrerait un nombre excessif de litiges. Tous se gardent aussi d’importer une solution américaine dans le régime canadien de relations du travail, alors que les valeurs et les attitudes qui prévalent aux États-Unis à l’égard du syndicalisme sont loin d’être celles, beaucoup plus favorables, qui ont cours au Canada.

La Cour suprême du Canada confirma sa décision dans l’affaire Lavigne lorsqu’elle eut à se prononcer sur la constitutionnalité de l’appartenance syndicale obligatoire. Un entrepreneur avait invoqué la liberté d’association reconnue par la Charte canadienne pour contester l’obligation que lui imposait la Loi sur les relations du travail […] dans l’industrie de la construction[14] de n’embaucher que des salariés membres d’un des syndicats déclarés représentatifs dans l’industrie de la construction. Bien que l’opinion des juges ayant participé au jugement fut profondément divisée, la validité constitutionnelle de l’appartenance syndicale, telle qu’imposée dans ce contexte bien précis, prévalut[15]. Trois des juges participant à la décision majoritaire référèrent à l’arrêt Lavigne pour rappeler que la nature même du milieu de travail avait conduit à reconnaître que des associations y étaient devenues inévitables et que, de ce fait, elles n’enfreignaient pas la liberté constitutionnelle de ne pas s’associer. C’est ainsi qu’ils jugèrent valide l’appartenance syndicale obligatoire dans l’industrie de la construction du Québec, compte tenu des buts qu’elle poursuivait et des garanties démocratiques qu’elle offrait. La juge L’Heureux-Dubé participa aussi au jugement majoritaire en maintenant la position qu’elle avait déjà exprimée dans l’affaire Lavigne, selon laquelle il n’y a pas de droit négatif d’association dans la Charte canadienne. Quant au juge Iacobucci, c’est en se fondant sur l’article 1 de la Charte canadienne qu’il justifia l’entrave à la liberté d’association que l’appartenance syndicale obligatoire représentait dans ce cas-là. Selon l’opinion minoritaire formulée par les quatre autres juges de la Cour, l’association syndicale que la loi rendait obligatoire constituait une violation claire de la liberté de ne pas s’associer. Jamais à leurs yeux un syndicat ne pourrait représenter une association nécessaire et même si on le considérait comme tel, le gouvernement ne pourrait validement y forcer l’adhésion vu sa forte connotation idéologique.

Malgré l’importante dissidence dont elle est l’objet, la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Advance Cutting and Coring est encore plus éloignée que ne l’est l’arrêt Lavigne, de la décision de la Cour suprême américaine dans l’affaire Janus et même de celle, pourtant bien moins radicale, rendue dans l’affaire Abood en 1977. L’appartenance syndicale obligatoire, beaucoup plus attentatoire à la volonté des travailleurs minoritaires de l’unité de négociation de ne pas adhérer au syndicat accrédité que ne l’est le précompte syndical obligatoire, peut être jugée conforme à la Charte canadienne, du moins dans certaines circonstances. La Cour suprême a encore rappelé plus récemment que la liberté d’association ne protège pas contre toute forme d’association involontaire, et qu’on ne peut l’invoquer pour se soustraire à la représentation syndicale pour laquelle la majorité des salariés d’un milieu de travail a opté[16].

L’attitude favorable à l’égard du syndicalisme et de la négociation collective que la Cour suprême démontre dans ses décisions portant sur la sécurité syndicale est aujourd’hui devenue encore plus explicite. En effet, dans une décision rendue en 2007, elle affirme que la négociation collective représente une condition essentielle à la liberté d’association au travail et qu’en ce sens, on doit lui reconnaître la même valeur constitutionnelle[17]. Rappelant l’évolution du mouvement ouvrier et le rôle éminent qu’il a joué dans le rééquilibrage de la relation de travail, elle souligne la valeur fondamentale que revêt la négociation collective au Canada. Elle constitue un facteur de progrès social et de bien-être de tous. En leur permettant d’exercer un certain contrôle sur leur milieu de travail et le contenu des règles qui s’y appliquent, la négociation collective favorise la dignité humaine, la liberté, l’égalité et l’autonomie des travailleurs. Par ailleurs, pour qu’elle puisse pleinement jouer son rôle, la négociation collective suppose la possibilité de recourir à la grève. C’est ce que reconnaît la Cour suprême en lui octroyant une protection constitutionnelle en tant que composante essentielle et indispensable de la négociation collective[18].

Si la Cour suprême des États-Unis, dans l’affaire Janus, a interprété les libertés constitutionnelles reconnues au Premier Amendement de façon telle qu’elles peuvent mettre en péril la volonté commune de se syndiquer et de recourir à la négociation collective, la jurisprudence de la Cour suprême du Canada a interprété les libertés individuelles protégées par la Charte canadienne de façon contraire. Non seulement a-t-on jugé le précompte syndical obligatoire et même, selon le contexte, l’appartenance syndicale obligatoire compatibles avec celles-ci, elles ont aussi permis de conférer une valeur constitutionnelle à la négociation collective et à la grève. Dans un tel contexte, il est difficile d’imaginer que la décision Janus puisse entrainer au Canada, du moins à court terme, une modification de l’attitude des tribunaux à l’égard du précompte syndical obligatoire, et plus largement de la négociation collective.

Conclusion

L’idéologie antisyndicale qu’exprime la décision Janus de la Cour suprême des États-Unis, comme celle qui explique le foisonnement des Rights to Work Laws partout à travers le pays n’est pas nouvelle. En fait, elle a toujours été présente dans la société américaine dont les valeurs de base libérales et fortement individualistes promeuvent le droit de propriété, le libre marché et la méfiance à l’égard de tout pouvoir politique constitué et de l’État. Ce dernier ne doit d’ailleurs pas interférer avec l’autorité que la propriété confère. Le travailleur salarié évolue au sein d’un marché du travail libre, alors que la classe ouvrière s’est traditionnellement avérée faible et conservatrice (Bok, 1971; Godard, 2013 : 394-395). Dès son adoption en 1935, le Wagner Act, qui entendait donner le droit aux travailleurs de s’organiser collectivement afin de négocier leurs conditions de travail avec leur employeur, fut aux prises avec l’idéologie prévalant selon lequel le travailleur est un individu libre, sur un pied d’égalité avec son employeur, qui n’entend pas être collectivement représenté. L’adoption du Taft-Hartley Act en 1947, dont il est fait état plus haut, concrétisa cette opposition systématique qui jamais n’a désarmé, malgré une chute dramatique et constante du taux de présence syndicale qui s’est amorcée dès la fin des années 1950 (Card et Freeman, 1994 : 199). La décision Abood, rendue en 1977 et renversée par la décision Janus en 2018, reflétait déjà cette idéologie, validant le précompte syndical obligatoire dans le secteur public américain au prix de l’amputer de toutes dépenses syndicales autres que celles dévolues à la négociation collective. Quant à l’arrêt Janus, il s’inscrit dans la même idéologie, exacerbée par le néo-libéralisme ambiant et la montée de la droite qui, aujourd’hui, contrôle à peu près tous les organes de l’État, y compris la Cour suprême du pays (Herbert, 2019).

Contrairement à la situation américaine, le modèle du Wagner Act adopté au Canada à la fin de la Deuxième Guerre a été constamment amélioré depuis. Ce régime de représentation collective des travailleurs salariés correspondait bien davantage aux valeurs et attitudes fondamentales du pays, dont l’orientation plus collectiviste et sociale-démocrate a toujours davantage accepté la régulation de l’économie et du marché du travail par l’État. Un mouvement syndical plus fort et plus revendicatif, relayé en cela par des partis politiques travaillistes présents tant sur la scène fédérale que dans les provinces, a toujours cherché à améliorer le contenu du droit du travail (Fudge et Glasbeek, 1995 : 358; Godard, 2013). Dans cette perspective, l’insertion du principe de la Formule Rand dans la plupart des législations du travail en vigueur au pays apparaît normale, celle-ci étant perçue comme un élément essentiel du régime de négociation collective, fondé sur la représentation syndicale majoritaire et unique, qui prévaut.

La Cour suprême du Canada a adopté la même attitude, tant à l’égard de la Formule Rand que de la négociation collective en général. Face aux libertés fondamentales reconnues par la Charte canadienne, la Formule Rand a prévalu comme partie intégrante d’un régime de négociation collective lui-même perçu comme un bien commun d’intérêt général. C’est d’ailleurs en invoquant les valeurs fondamentales de la société canadienne, et que la Charte canadienne est censée promouvoir, que la Cour a conféré une valeur constitutionnelle à la négociation collective.

L’arrêt Janus et les Right to Work Laws ne risquent pas de prévaloir au Canada à court terme. Les valeurs auxquelles ils répondent ne sont pas celles qui gouvernent majoritairement la société canadienne. Même les gouvernements les plus conservateurs élus au Canada au cours des dernières décades n’ont pas osé toucher au précompte syndical obligatoire reconnu largement dans les lois du travail actuellement en vigueur au pays.

Ceci ne signifie pas qu’il soit à l’abri de toute contestation politique ou judiciaire. Des partis politiques de droite, comme certains groupes d’experts (ou think tanks) de même obédience, ont déjà dénoncé le précompte syndical obligatoire. Une Cour suprême composée de juges plus conservateurs pourrait vouloir renverser les précédents qui font actuellement autorité sur la question. Si elle le faisait toutefois, elle mettrait en péril l’existence du syndicalisme tel qu’il se pratique aujourd’hui, de même que celle de la négociation collective de type Wagner adoptée généralement par la législation canadienne. L’expérience américaine ne laisse aucun doute là-dessus.