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Au coeur des cabinets d’audit et de conseil. De la distinction à la soumission, Par Sébastien Stenger (2017) Paris : Presses Universitaires de France (PUF), 271 pages. ISBN : 978-2-13-078887-4[Record]

  • Emmanuel Coblence and
  • Stéphane Deschaintre

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  • Emmanuel Coblence
    Professeur associé, Institut Supérieur de Gestion, Paris, France

  • Stéphane Deschaintre
    Professeur assistant, Institut Supérieur de Gestion, Paris, France

L’ouvrage de Sébastien Stenger cherche à comprendre les ressorts sur lesquels se fonde l’engagement au travail des auditeurs des « Big Four » (EY, Deloitte, PWC et KPMG), en dépit d’horaires de travail quasiment sans limite, d’évaluations permanentes et de frustrations fréquentes que l’exercice de ce métier semble générer. L’analyse des trajectoires identitaires des auditeurs s’articule autour de trois axes principaux : le système up or out (ascension ou sortie, en français) et ses conséquences, la compétition interne et l’éthos agonistique des auditeurs, et la reconfiguration du rapport au travail au fil de la carrière. Les cabinets d’audit sont organisés de manière extrêmement hiérarchique, et chaque année se présente l’opportunité pour un auditeur de passer au grade supérieur. À l’issue de chaque mission auprès d’un client, les auditeurs sont évalués par leur supérieur hiérarchique, puis notés et, enfin, classés par rapport à leurs pairs une fois par an (au mois de mai). Ce processus d’évaluation est socialement construit car, en vertu de l’activité d’audit, il n’existe pas de « mesure objective de performance » : les auditeurs sont plus ou moins défendus par leur(s) supérieur(s) hiérarchique(s) lors du comité d’évaluation, puis répartis selon une courbe de Gauss (p. 48). Ce processus d’évaluation a des conséquences directes sur la carrière des auditeurs. Tout d’abord, le classement détermine les passages au grade supérieur et le niveau des primes offertes aux auditeurs (up). Il décide également de ceux qui ne sont pas promus, ce qui généralement « invite » à la sortie (out) : « Redoubler, ça veut dire partir, ça veut dire : ‘S’il vous plaît, partez’. » (p. 53). Enfin, le processus d’évaluation encourage les auditeurs à être entrepreneurs de leur réputation au sein du cabinet. À ce sujet, l’enquête identifie trois mécanismes à l’oeuvre dans la (dé-)construction de la réputation : des caractéristiques exogènes (diplômes, maternité), des alliances internes entre auditeurs, et l’existence de cercles vicieux et vertueux de réputation, qui se construisent dès les premières missions. Le système up or out introduit également un rapport ambigu et clivant à la technicité du métier d’auditeur : dans l’enquête, les auditeurs tendent à se rapprocher de deux pôles bien différents. D’un côté, le « schème pragmatique » consiste pour l’individu à se rendre visible et efficace dans une mission, y compris en acceptant des opérations imparfaites ou incomplètes (le « floutage », p. 86), destinées à éviter le ‘sur-audit’; le « schème technique », quant à lui, s’appuie fortement sur la doctrine réglementaire et comptable, envisageant la technique comme un absolu à atteindre pour l’auditeur. Si les discours de l’organisation insistent sur une maîtrise rigoureuse de la technique lors des premières années de carrière, celle-ci s’estompe rapidement au profit de comportements pragmatiques, davantage promus. Ce phénomène se manifeste par l’existence de deux catégories informelles au sein des cabinets : « Les ‘gris’ désignaient les auditeurs techniquement bons, qui font le travail d’audit dans l’ombre sans être reconnu et qui ne savent pas gérer leur réputation ni travailler leur visibilité. Les ‘roses’ au contraire sont les auditeurs à l’aise dans le cabinet, entrepreneurs de leur réputation et de leurs relations, qui ‘se font voir’ et obtiennent les promotions et les meilleures missions. » (p. 91-92). Les « gris » sont alors plus enclins à quitter le cabinet (p. 88). Au-delà des justifications traditionnelles à l’engagement dans un cabinet d’audit (caractère formateur du métier, niveau de rémunération, expérience bénéfique pour la carrière ultérieure), l’enquête de Sébastien Stenger montre que le système up or out génère une compétition interne que les auditeurs valorisent pour elle-même. La compétition devient un objectif …