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Introduction

Selon les premiers théoriciens de la justice distributive, c’est principalement par la règle de l’équité ou le principe du mérite que les gestionnaires et les travailleurs jugent de la justice en milieu de travail (Adams, 1965). Les recherches ultérieures ont cependant démontré que d’autres règles ou principes peuvent être mis en oeuvre : l’égalité, les droits, le besoin ou le marché (Deutsch, 1975; Miller, 1976; Hochschild, 1981; Dubet, 2006). Selon Boltanski et Thévenot (1991), des compromis peuvent, aussi, être construits entre plusieurs de ces principes. Par ailleurs, d’autres chercheurs ont montré que les règles d’allocation peuvent être opérationnalisées de différentes manières (Conlon et al., 2003) et que peuvent coexister des normes plus ou moins différenciatrices (Hochschild, 1981). Conformément à cette vision pluraliste, la tâche de la recherche consiste donc à découvrir dans quel contexte et selon quelle opérationnalisation, chaque règle ou principe est utilisé ou mobilisé par les différents acteurs pour juger de la justice salariale.

Cet article a pour objectif de proposer un cadre théorique pluraliste d’analyse de l’économie morale des rémunérations et de mobiliser ce cadre afin d’analyser les jugements de justice salariale que portent les enseignants québécois et français. Le terme d’économie morale se rapporte ici aux notions et croyances partagées au sujet de la justice qui forment le « répertoire » des discours des acteurs (Swidler, 1986). Nous proposons un cadre théorique original qui permet de tenir compte à la fois de la hiérarchisation des normes, des plus égalisatrices aux plus différenciatrices, et de leur malléabilité, c’est-à-dire des possibilités de subvertir leur orientation différenciatrice ou de pervertir leur orientation égalisatrice. Nous appliquons ensuite ce cadre lors de l’analyse des rhétoriques de justice qui se dégagent de témoignages électroniques d’enseignants. L’intérêt heuristique de notre analyse empirique tient, d’une part, au fait qu’elle permet d’inclure des salariés dont les régimes de rémunération sont inégaux et, d’autre part, à la comparaison des contextes nationaux du Québec et de la France.

Le présent article est structuré de la façon suivante. Nous présentons d’abord notre cadre d’analyse et les hypothèses générales de recherche qui en découlent. Suivra la description du corpus de travailleurs et de la démarche méthodologique de la recherche. Par la suite, les différentes rhétoriques mobilisées par les enseignants seront analysées. En dernier lieu, nous discuterons des résultats et nous identifierons les limites de cette étude.

Cadre général d’analyse et hypothèses

Notre cadre d’analyse de l’économie morale des rémunérations emprunte à Hochschild (1981) qui distingue deux niveaux dans l’analyse de la justice distributive : les principes premiers et les normes particulières de justice. Hochschild oppose d’abord un principe premier d’égalité qui conduit les travailleurs à faire les mêmes revendications sur les ressources et un principe premier de différenciation qui, au contraire, les conduit à faire valoir différentes revendications sur les ressources. Selon elle, on peut ainsi ranger toutes les autres normes particulières de justice de second niveau (droits, besoin, investissement ou marché) le long d’un continuum qui va de la stricte égalité (strict equality) à la stricte différenciation. Ainsi, les normes des droits et du besoin répondent plutôt à une posture d’égalisation et la norme du marché à une posture de différenciation, tandis que la norme du mérite peut tenir des deux.

Cependant, Hochschild reconnaît aussi que les normes des droits et du besoin peuvent être détournées pour justifier des différenciations. Notre cadre d’analyse systématise cette idée de malléabilité instrumentale des normes en tenant compte du fait qu’elles peuvent être détournées par certains acteurs au service de justifications ou de revendications particulières : les normes du droit et du besoin peuvent être perverties dans une orientation différenciatrice et la norme du marché subvertie dans une orientation égalisatrice. Nous postulons donc que les acteurs construisent des rhétoriques de justice en combinant chacune des quatre normes particulières (droits, besoin, investissement ou marché) aux deux principes premiers de justice (égalité et différenciation), ce qui conduit à distinguer huit rhétoriques de justice salariale (Tableau 1). Afin de nommer ces rhétoriques, nous reprenons les appellations des cités utilisées par Boltanski et Thévenot (1991) pour analyser les différents principes sur lesquels les individus prennent appui lorsqu’ils veulent juger de la justice : inspirée, domestique, du renom, civique, marchande et industrielle. De plus, notre cadre nous amène à distinguer au sein de la cité industrielle deux rhétoriques — laborieuse et capitalistique — et à ajouter une rhétorique corporative.

Tableau 1

Typologie des rhétoriques de justice salariale

Typologie des rhétoriques de justice salariale

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Selon Deutsch (1975), c’est la règle de l’équité ou le principe du mérite qui est mobilisé dans les groupes orientés économiquement dont l’objectif premier est d’accroitre la productivité. Les travailleurs se réfèrent au principe du mérite parce que le travail, en tant que valeur d’échange, établit un rapport entre des contributions et des rétributions (Dubet, 2006). La règle de l’équité peut cependant être opérationnalisée de différentes manières. Selon Conlon et al. (2003), son opérationnalisation peut être effectuée en se basant sur les performances passées, sur le potentiel de performance ou sur le rang. Hochschild (1981) distingue deux manières de penser l’équité : les travailleurs peuvent obtenir des récompenses proportionnellement aux efforts qu’ils mettent et qui sont accessibles à tous (egalitarian investments) ou proportionnellement à des investissements passés pour obtenir un diplôme (differenciating investments). De même selon Sachweh (2012), les différences de revenus peuvent être comprises, d’une part, comme une reconnaissance équitable des contributions des travailleurs et, d’autre part, comme une compensation pour les coûts étendus de la formation.

  • Hypothèse 1 Il existe deux opérationnalisations différentes du répertoire méritocratique : une logique laborieuse selon laquelle les rétributions doivent être proportionnelles aux contributions présentes et une logique capitalistique, différenciatrice, qui considère les salaires comme les rendements des investissements en temps et en argent qui ont été consentis en matière de formation.

Selon Dubet (2006), le travail est non seulement une valeur d’échange, mais peut aussi être considéré du point de vue des droits qu’il institue. De ce point de vue, les expériences de justice peuvent répondre à deux formes opposées de revendications. On peut d’abord reconnaître une cité civique dans l’espace du droit. Dans la terminologie de Hochschild (1981), la norme de stricte égalité stipule que les travailleurs ont les mêmes droits sur les ressources à diviser. Au nom de cette norme, les travailleurs dénoncent les dénis de droits fondamentaux ou l’inégalité d’accès à des biens ou services élémentaires. Cependant, cette norme peut aussi être détournée pour justifier des droits différenciés : dans une logique du renom, une élite peut ainsi faire valoir la reconnaissance de droits spécifiques au nom de distinctions particulières.

  • Hypothèse 2 Il existe deux opérationnalisations différentes du répertoire des droits : une logique civique selon laquelle les travailleurs doivent se faire reconnaître les mêmes droits salariaux et une logique du renom, différenciatrice, qui considère que certains travailleurs peuvent faire valoir des droits spécifiques au nom d’une distinction, rang ou grade particulier.

Dans les sociétés démocratiques où le statut n’est pas hérité ou prédéterminé (ascribed), c’est la norme de la productivité (results) qui constitue la norme la plus différenciatrice. C’est selon Hochschild (1981) en référence à une valeur de marché que cette productivité est mesurée le plus souvent. Dans la grille des cités proposée par Boltanski et Thévenot (1991), cela correspond à la cité marchande. Cependant la norme du marché peut aussi être détournée dans une optique plus égalisatrice : ainsi, les règlements des conventions collectives peuvent se faire sur la base d’un principe d’équité externe, c’est-à-dire d’une comparaison salariale avec un groupe de référence, et certaines conventions collectives peuvent même établir des dispositions relatives à la compétitivité des salaires (Lauzon-Duguay et al., 2011).

  • Hypothèse 3 Il existe deux opérationnalisations différentes du répertoire du marché : une logique marchande qui conduit certains travailleurs à justifier leurs avantages salariaux relatifs par leur productivité ou leurs accomplissements tels que mesurés par le marché et une logique corporative, égalisatrice, qui conduit à réclamer pour le compte de son collectif de travail un rattrapage salarial au nom de l’équité externe.

Si l’on suit Hochschild (1981), le besoin est, avec la stricte égalité, l’autre norme qui satisfait le principe premier d’égalité : selon cette norme, tous les besoins des travailleurs méritent une satisfaction égale. Selon Deutsch (1975), la norme du besoin serait favorisée lorsque la promotion du bien-être personnel est le but commun. Cependant, comme Hochschild (1981) le note, il est possible de détourner la norme du besoin en faisant correspondre des besoins spéciaux à différentes fonctions. Tirant parti du fait qu’il n’est pas possible de mesurer objectivement la difficulté ou l’importance d’un travail, certains groupes définissent des besoins spécifiques pour justifier leurs avantages. En somme, la norme du besoin peut satisfaire au principe de l’égalité (equal needs), mais peut aussi être opérationnalisée pour satisfaire au principe de différenciation (differential or exceptional needs). On peut ici reconnaître une cité domestique dans l’exigence de satisfaction égale des besoins et une cité inspirée dans l’exigence de tenir compte de besoins exceptionnels :

  • Hypothèse 4 Il existe deux opérationnalisations différentes du répertoire du besoin : une logique domestique, à tendance égalisatrice, selon laquelle les rétributions des travailleurs doivent leur permettre de couvrir leurs besoins et une logique inspirée, à tendance différenciatrice, selon laquelle certains travailleurs exigent des rétributions qui tiennent compte de leurs besoins exceptionnels ou particuliers.

Selon Saglio (2003), on peut distinguer cinq principes généraux de rétribution : la plus-value, l’ouvrage, la force de travail, le rang et l’ancienneté. Les travailleurs sont ainsi divisés en deux groupes distincts : ceux qui sont rétribués selon le rang et l’ancienneté; et ceux qui sont rétribués selon l’ouvrage ou la force de travail. Cette distinction recoupe la différence de relation d’emploi, conceptualisée par Erikson et Goldthorpe (1992), entre la relation de service (service relationship), caractérisée par un échange diffus et de long terme de services contre des carrières, et le contrat de travail (labour contract), dans lequel les travailleurs échangent un travail précis et de court terme contre une rémunération à base unitaire ou horaire. Par ailleurs, ces modes de rétribution distincts ne donnent pas accès aux mêmes droits à la sécurité sociale (Castel, 2003). Dans le monde enseignant, la précarisation de l’emploi a accentué cette division dans les deux pays, quoique touchant davantage les enseignants des commissions scolaires au Québec (Lessard et Tardif, 1996; Mukamurera, 2011) et les enseignants du supérieur en France (Soulié, 1996; Côme et Rouet, 2017). Nous faisons l’hypothèse d’une différenciation des rhétoriques selon la position dans la hiérarchie des modes de rémunération des enseignants :

  • Hypothèse 5 Les enseignants ont d’autant plus tendance à mobiliser des opérationnalisations différenciatrices des normes de justice qu’ils sont élevés dans la hiérarchie salariale statutaire.

Si les normes de justice sont de portée universelle, il demeure que certaines normes ou opérationnalisations peuvent être plus prédominantes dans un pays que dans un autre en raison de différences de valeurs liées au travail. Du point de vue des relations hiérarchiques, Hofstede (1980) a montré que le niveau élevé de distance hiérarchique en France contraste avec sa faiblesse au Canada : les Français, acceptant davantage l’inégalité de distribution du pouvoir dans les organisations, considèrent que chacun a une place spécifique et mettent l’accent sur le respect de l’autorité; au contraire, les Canadiens considèrent moins les classes sociales et les hiérarchies, et mettent davantage l’accent sur le respect des individualités. Selon D’Iribarne (1989), cet attachement français à l’ordre et à la hiérarchie peut être vu comme un héritage de l’organisation corporatiste du travail. Toujours selon Hofstede (1980), le niveau d’aversion au risque est aussi bien plus grand en France qu’au Canada : les Français expriment ainsi davantage d’anxiété face à des situations ambiguës ou incertaines alors que les Canadiens tendent à approuver la prise de risque. Conformément à ces tendances culturelles, on peut faire l’hypothèse que les Canadiens mettent moins l’accent que les Français sur l’autorité et se réfèrent plus souvent à la valeur de marché :

  • Hypothèse 6 Les principes fondés sur l’honneur sont davantage mobilisés en France, tandis que les principes fondés sur le marché sont davantage mobilisés au Canada.

Corpus et méthodologie

Le corpus est constitué par l’ensemble des collectifs de travail de l’enseignement en France et au Québec du niveau primaire au niveau universitaire. Deux raisons expliquent le choix de comparer les Français et les Québécois (plutôt que les Canadiens). Cela permet, d’une part, de tester l’hypothèse de la différenciation culturelle des rhétoriques en comparant des enseignants qui partagent la même langue. D’autre part, cela permet d’avoir des situations plus homogènes du côté du Canada : les grilles de rémunération des enseignants québécois et leurs juridictions de travail diffèrent, en effet, substantiellement de celles des enseignants des autres provinces canadiennes.

On peut distinguer les collectifs d’enseignants selon les régimes hiérarchisés de rémunération qui les caractérisent. Au Québec, les professeurs d’université sont rémunérés selon l’ancienneté et le rang (adjoints, agrégés ou titulaires), tandis que les professeurs des collèges et enseignants réguliers des commissions scolaires, ainsi que certains chargés d’enseignement, sont rémunérés selon l’ancienneté et le diplôme alors que tous les autres enseignants sont rémunérés selon l’ouvrage ou la force de travail : enseignants à la leçon, enseignants à taux horaires et suppléants occasionnels et la plus grande partie des chargés de cours. En France, les enseignants fonctionnaires (professeurs des écoles, professeurs certifiés et agrégés, maîtres de conférence et professeurs d’université) sont rémunérés selon l’ancienneté et le rang, alors que les enseignants contractuels du premier et du second degré sont rémunérés selon le niveau de diplôme et l’ancienneté, et que les enseignants contractuels du supérieur (enseignants contractuels et Attachés temporaires d’enseignement et de recherche-ATER) le sont selon l’ouvrage. Enfin, au bas de la hiérarchie, les vacataires sont rétribués selon la force de travail.

Les perceptions de la justice au travail du personnel enseignant sont analysées ici à partir de témoignages électroniques divers : articles électroniques, blogues et forums. Le choix de se focaliser sur les témoignages électroniques présente un double intérêt heuristique. D’abord, cela permet de mobiliser des témoignages publics maitrisés : les auteurs se penchent réflexivement sur leurs expériences de travail. Ensuite, en raison de la nature publique, ainsi que de la forme interactive de la source électronique, ces témoignages suscitent dans bien des cas des réactions (commentaires ou réponses ouvertes) qui contribuent à éclairer les logiques de justification ou de dénonciation qui sont mises de l’avant. En particulier, le succès des blogues tient tant à leur capacité à prendre en charge des motivations variées (de revendication, de validation ou de réflexion), qu’à la dynamique d’interaction qu’elle créé avec les autres blogueurs et les internautes en créant un forum d’échanges (Rouquette, 2008).

Les témoignages sont issus de blogues personnels d’enseignants, forums de discussion en ligne (enseignants du primaire, Le social, Agoravox), groupes Facebook (Profs de Cégep contre la hausse des frais de scolarité, Profs en mouvement, chargés de cours), de témoignages publiés dans la presse électronique (Le Devoir, Le Soleil, Le Monde, Mediapart, L’Obs, L’Express, Ouest-France, l’emag « Vousnousils »), publiés dans les communautés d’enseignants blogueurs, des collectifs en lutte ou d’associations à but non lucratif (webpedago, Collectif FLE Marseille Sud-Est, Union des familles laïques) ou, encore, dans des articles de sites ou portails d’information publique (educationquebec, publidia, educpros, la rotative, liens socio). Nous avons retenu 77 témoignages électroniques qui ont été publiés en ligne au cours de la période 2006-2019 : 41 témoignages d’enseignants français (18 aux primaire et secondaire et 23 dans l’enseignement supérieur) et 36 témoignages d’enseignants québécois (22 aux primaire et secondaire et 14 dans les cégeps et universités).

D’un point de vue méthodologique, ce sont à la fois les thèmes de justifications salariales et les champs sémantiques des justifications et des dénonciations qui sont analysés. Dans l’analyse thématique, il s’agit de relever, dans les discours, les thèmes de justification et de dénonciation qui relèvent d’une norme particulière de justice salariale, c’est-à-dire d’analyser quels sont les droits, besoins, mérites ou distinctions que les enseignants mettent de l’avant à l’appui de leurs revendications. Dans l’analyse sémantique, nous cherchons à analyser par quelles rhétoriques les normes sont mobilisées et comment certaines normes sont subverties ou perverties.

La hiérarchie première des normes

Dans cette section, nous analysons dans quelle mesure il y a une correspondance entre la position des enseignants dans la hiérarchie salariale statutaire et la position de leurs rhétoriques de justice dans l’échelle de différenciation. Cela nous conduit à aborder les logiques suivantes, des plus égalisatrices aux plus différenciatrices : civique, domestique, laborieuse, capitalistique et marchande.

Logique civique du respect des droits

Le premier registre égalitariste de perception de l’injustice, civique, provient d’enseignants qui avancent que leurs droits ne sont pas respectés et qui revendiquent d’être traités de manière égale. Ils dénoncent le non-respect de certains droits fondamentaux, tels que le droit d’être payé pour un travail effectué, le droit d’être payé au-dessus du minimum légal ou le droit de recevoir des prestations d’assurances sociales.

Le premier type de droit non respecté est simplement le droit d’être payé pour le travail que l’on a effectué. Ces revendications proviennent, en France, surtout des enseignants en bas de la hiérarchie salariale, soit les vacataires des universités. La paye des vacataires en France est calculée selon le nombre d’heures d’enseignement réellement effectuées en présence des étudiants et selon le taux horaire fixé par arrêté ministériel[1]. Ainsi, ils ne sont pas payés pour la préparation des cours. De surcroît, les vacataires ne sont pas non plus payés pour la correction de travaux ou les heures consacrées au suivi des étudiants en dehors des cours. Plus que tous les autres enseignants, les vacataires ont le sentiment de fournir du travail gratuitement :

Ce travail de correction de copies et de préparation de cours est considéré comme du travail gratuit, effectué dans le cadre des « tâches annexes » au cours que je donne en classe (seules ces heures de cours me sont rémunérées).

En raison de l’absence de prise en compte de ces heures de travail effectives, les enseignants vacataires sont payés en-dessous du SMIC horaire, si l’on ramène la rémunération à l’heure de travail effectué. Par ailleurs, les vacataires doivent payer en plus leurs inscriptions, ainsi que leurs cotisations à la sécurité sociale :

Bilan de cette expérience : l’université, elle, ne me reconnaît que 54 h de cours qui ne m’ouvriront aucun droit pour le chômage, la sécurité sociale ou la retraite, car elle ne comptabilise ni les heures de préparation de cours, ni le travail de correction, ni la surveillance des partiels, ni les réunions pédagogiques. Avec ça, je vais toucher entre fin novembre et fin mars environ 2 100 euros net. Pour être juste, il faudrait d’ailleurs retirer les frais d’inscription, l’assurance-maladie et le coût du transport.

Au Québec, ces revendications civiques proviennent surtout des chargés de cours rémunérés selon l’ouvrage ou des enseignants rémunérés selon la force de travail. Même les chargés de cours universitaires qui cumulent plusieurs années d’ancienneté dans l’université revendiquent le droit d’être payés et mieux couverts :

Pour être à la hauteur de ce que l’on attend de moi, je participe chaque année à maintes rencontres, maints congrès et colloques (…) je revampe mes cours pour faire du neuf (…), je prépare des lettres de recommandation (…) je réponds aux demandes des médias et d’organismes communautaires, j’écris des articles et fais des recherches. Tout cela, je le fais sans être payée et sans certitude de continuité pour mes cours. En plus, je dois assumer seule les risques de mon travail et les traitements de santé nécessaires.

Une de ces revendications civiques, celle d’être mieux assuré socialement, est aussi présente chez certains enseignants non précaires, notamment les enseignantes permanentes du primaire. Ainsi, l’une d’entre elles dénonce le fait qu’elle n’a pas droit aux assurances dentaires et aux soins de la vue. D’autres se plaignent que leurs rémunérations n’ouvrent aucun droit aux prestations d’assurance-emploi :

Nous travaillons 200 jours/année. Nous sommes payés pour 200 jours, mais nous le répartissons sur l’année... pas de vacances ni de congé de payés. [..]. et juste pour en ajouter... permettez-moi de vous rappeler que nous payons nos cotisations à l’assurance-emploi, mais que nous n’y avons pas droit... ça aussi, c’est aberrant... Chaque fois qu’on me parle de mes 2 mois de vacances, je dis : « Ah, tu parles de mes 7 semaines de congé sans solde forcé sans possibilité de chômage? ».

En somme, la rhétorique civique est surtout mobilisée par les enseignants rémunérés selon l’ouvrage ou la force de travail qui dénoncent à la fois le fait de ne pas être payés pour leurs heures non comptabilisées et d’être insuffisamment couverts sur le plan de la protection sociale.

Logique domestique de la satisfaction des besoins fondamentaux

Le deuxième registre égalitariste de perception de l’injustice, domestique, provient d’enseignants qui avancent que leurs besoins ne sont pas satisfaits de manière égale aux autres enseignants. Ils dénoncent plus particulièrement le fait qu’ils sont payés avec retard et qu’ils n’ont pas de sécurité financière.

Le premier mauvais traitement est relatif au décalage des paiements. Ces retards de paiement sont aussi très fréquents au sein des chargés de cours ou des enseignants non permanents du Québec. Ils sont encore plus flagrants dans le cas des vacataires des universités françaises qui, comme le résume un membre de l’Association nationale des candidats aux métiers de la science politique (ANCMSP), sont payés « dans le (très rare) meilleur des cas, deux mois après que le travail ait été effectué (…), le plus souvent, six mois ou davantage ».

Ces revendications proviennent essentiellement d’enseignants rétribués selon la force de travail ou l’ouvrage, mais aussi, en France, d’enseignants contractuels qui ne bénéficient pas du statut de fonctionnaire. Face à ces décalages de paiements, ils peuvent être conduits à se sentir comme des sous-profs parmi les enseignants, même après une longue carrière, telle cette enseignante en Bretagne qui est contractuelle depuis bientôt dix ans :

Franchement, je me considère comme un sous-prof. Aux yeux de l’administration, je ne suis pas autre chose. Normalement, je dois gagner 1 790 € net par mois. Or, comme dans l’Éducation, on est payé avec du décalage (allez comprendre pourquoi...), j’ai eu 490 € en mars. 490 € ! Pour assurer 19 h de cours par semaine sans compter les conseils de classe et ma charge de professeur principal d’une classe de 3e !

Le deuxième type de dénonciation fondée sur le besoin est relatif à l’incertitude concernant les revenus futurs et à la précarité que cela génère :

Ce qui est difficile aussi, c’est la précarité d’emploi. On ne sait jamais d’une année à l’autre à quoi on va s’attendre. Moi, mes premiers contrats c’était 50% de tâche. Alors 50% de salaire, au premier échelon, ce n’est pas une paye qui fait en sorte que tu peux être autosuffisant. De paqueter ses choses à la fin de chaque année scolaire en ne sachant pas ce qui nous attend l’automne prochain, ça vient lourd, ça vient grugeant.

Cette précarité d’emploi génère une précarité plus fondamentale dans la mesure où il est difficile de planifier des projets de vie qu’il s’agisse d’avoir des enfants ou d’acheter une maison :

Pas évident de planifier une grossesse sans avoir de sécurité. Pas évident de convaincre la banque de vous endosser pour acheter une maison parce que ce n’est pas possible de prouver que vous avez travaillé deux ans à temps plein. Ah oui… Vous étiez «employé» dans une commission scolaire... Votre salaire ? Euh... « Ah oui, je travaille à 160 $ par jour! » Y se font pas berner.

Ce sont les vacataires français de l’enseignement supérieur qui cumulent dans leurs témoignages ce type de revendications domestiques :

Après une semaine de cours, je m’inquiète de n’avoir toujours aucun contrat de travail. On m’explique alors qu’il faut d’abord payer mes frais d’inscription en tant que doctorante (400 euros) ainsi que la cotisation à la sécurité sociale parce que l’université a décidé de ne pas en payer pour les vacataires (200 euros). Donc si je comprends bien, avant même d’avoir touché le moindre salaire, je dois débourser 600 euros et les verser à mon employeur ! Voici un autre quart de mon salaire pas encore perçu qui vient de disparaître lui aussi !

Ainsi, dans le cas de celles et ceux qui sont au bas de la hiérarchie salariale, une injustice domestique liée à la non satisfaction de leurs besoins s’ajoute à l’injustice civique relative à l’absence de reconnaissance de leurs droits.

Logique laborieuse du mérite

Dans les témoignages des enseignants, une première forme de logique du mérite apparait, que l’on peut qualifier de laborieuse : par le biais de cette logique, les enseignants tendent à dénoncer la lourdeur de leurs tâches, ainsi que la faible reconnaissance de leur charge présente de travail.

Dans le système français de différenciation salariale, les professeurs des écoles ont, certes, la même grille que les professeurs certifiés, mais ils ont une plus grande obligation de service : 24 heures d’obligation de services d’enseignement hebdomadaires contre seulement 18 heures pour les enseignants certifiés. Ils ont, de surcroît, des taux significativement plus faibles de rémunération des heures supplémentaires : les travaux de surveillance sont payés 12-13 euros, tandis qu’une heure supplémentaire effective est payée 39 euros au professeur certifié classe normale. Ainsi, ce sont surtout eux qui dénoncent la faiblesse de leurs traitements par rapport à leurs heures effectives de travail :

Les 24 h de classe hebdomadaire valent, à elles seules, le salaire perçu chaque mois, tant elles épuisent physiquement et moralement. Ajoutez à cela la préparation, les évaluations, l’administratif, vous êtes à plus de 35 h par semaine.

Cette lourdeur de la tâche est d’autant plus mal vécue qu’elle n’est pas reconnue et que les professeurs des écoles doivent endurer une dévalorisation symbolique du métier :

Je bosse (comme tous) nuit et jour, je rêve école, je mange école, je fais les magasins-école, j’ai mes amies écoles (…) J’ai parfois honte de dire «je suis instit», tellement notre job est dévalorisé, vilipendé, moqué, déconsidéré. Les vacances, on les paie cher, on bosse durant la moitié ou plus, et on nous les reproche.

On retrouve au Québec cette même logique laborieuse du mérite chez les enseignants des commissions scolaires. En comparaison de la France, il y a relativement moins de différences entre l’enseignant du secondaire et l’enseignant du primaire : la tâche éducative est de 23 heures par semaine au préscolaire et au primaire et de 20 heures au secondaire. Ainsi, sur le forum Profs en mouvement, une professeure du primaire dénonce la faiblesse de sa rémunération au regard de ses heures effectives de travail :

Gros salaire... Haha! Si je prends mon salaire net et que je divise par 40 heures/semaine... ce que je fais réellement, et bien je suis payée 20 $ de l’heure!

De même, une enseignante du secondaire découvre, après sa première rentrée scolaire, la réalité de la charge à laquelle elle doit faire face :

La réalité, c’est un manque de matériel, un manque de budget, un manque de personnel, un manque de temps… Des heures de travail que je refusais de compter, des heures de dîner où je n’avais pas le temps de manger, de l’insomnie à penser à mes élèves, des soirées à préparer mes cours, des fins de semaine à corriger…

En somme, ce sont surtout les professeurs des écoles en France et les enseignants des commissions scolaires au Québec qui tendent davantage à mobiliser cette rhétorique laborieuse pour dénoncer la faiblesse de leurs rémunérations au regard de leur charge de travail.

Logique capitalistique du mérite

Une deuxième logique du mérite apparait dans les témoignages des enseignants que l’on qualifie ici de capitalistique : par cette logique, les enseignants tendent à dénoncer la faiblesse de leurs rémunérations au regard des investissements passés qu’ils ont dû consentir pour obtenir leur diplôme ou leur poste.

En France, ce sont particulièrement les enseignants universitaires qui tendent à dénoncer la faiblesse de leurs traitements en début de carrière au regard du nombre d’années passées sur les bancs de l’université :

Un maître de conférences (bac+8) a la même grille de salaire qu’un professeur agrégé dans le secondaire (bac+4) (…) Les salaires en fin de carrière sont donc raisonnables, mais ceux en début de carrière sont faibles compte tenu du niveau de qualification, de l’existence fréquente d’une période de précarité entre la thèse et le premier poste permanent.

Au Québec, ce sont aussi les enseignants les plus diplômés des cégeps qui mettent en avant cette logique capitalistique. Ainsi, une enseignante du collégial juge très faible sa rémunération, ainsi que celle de ses collègues au regard de leurs diplômes :

Si les profs de cégeps voient leur salaire diminué de 5% lors de la prochaine convention collective, un professeur avec une maîtrise gagnera environ 3000 $ de moins par année qu’un conseiller pédagogique qui détient un bac. (…) En gros, ça veut dire que d’avoir fait au moins 2 ans d’études universitaires de plus (donc, retard dans l’accession à un salaire + frais associés aux études), ça nous appauvrit de près de 100 000 $ sur une carrière de 30 ans. Ironique, non ?

On peut noter, cependant, que cette logique est présente dans la plupart des témoignages des enseignants, qu’ils soient en bas ou en haut de la hiérarchie salariale. Ainsi, on la retrouve au Québec, à la fois chez les chargés de cours qui disent « gagner rarement plus de 20 000 $ par année, cela avec un postdoctorat en poche » et chez les enseignantes du primaire. À cet effet, l’une de ces dernières déclare : « J’ai une maîtrise en enseignement et je fais à peine plus que quelqu’un au Costco[2] ».

La logique marchande

Enfin, en haut de la hiérarchie salariale, on trouve certains enseignants, surtout des professeurs d’université au Québec ou de grandes écoles en France, qui négocient individuellement des avantages salariaux. Ces logiques marchandes de revendications individuelles se traduisent, en France, par des rémunérations de départ plus avantageuses des enseignants des grandes écoles et, au Québec, par l’octroi de primes.

En dehors des enseignants fonctionnaires, on trouve aussi, en France, des enseignants sous des contrats de droit privé, ainsi que, dans les institutions privées, des enseignants en contrat à durée indéterminée. Les rémunérations de départ des enseignants chercheurs des grandes écoles privées sont bien supérieures à leurs homologues des facultés publiques. Ainsi, un maitre de conférence (MCF) critique les écarts trop grands de rémunération entre enseignants des grandes écoles et enseignants des facultés :

Un enseignant chercheur de HEC gagne entre 2 et 3 fois plus qu’un MCF (selon l’échelon). Payez autant les MCF, je pense que s’il y a un écart de motivation à la base (ce dont je doute), il va immédiatement s’estomper.

Au Québec, c’est surtout par le biais des primes que se traduisent ces différenciations salariales marchandes. Les primes de marché y sont utilisées comme incitatifs au recrutement de manière variable. Alors qu’ils ne sont même pas mentionnés dans la convention collective de l’Université Bishop’s, certaines universités limitent le montant total consacré aux primes de marché (1% du salaire total à l’Université du Québec à Montréal-UQAM) ou la proportion offerte par rapport au salaire de base (pas plus de 20 % à l’UQAM et pas plus de 30% à l’Université Laval) alors que d’autres ne limitent pas ces montants. Par ailleurs, l’Université Concordia offre, en plus des primes individuelles, des primes additionnelles systématiques dans certaines disciplines, allant de 12 000 $ en génie à 35 000 $ en comptabilité. Dans les écoles primaires ou secondaires, les primes d’incitation, quoique plus rares, peuvent également être conçues pour recruter et retenir des candidats qualifiés ou expérimentés.

Les fédérations syndicales critiquent ces primes qui contribuent, non seulement à accroitre les écarts de rémunérations entre collègues, mais aussi à accroitre les biais genrés et produire une iniquité salariale entre les sexes. Ainsi les hommes sont plus nombreux à recevoir des primes de marché et ces primes qu’ils reçoivent sont supérieures en moyenne à celles que les femmes reçoivent. Le paiement des primes du marché aux professeurs contribue ainsi à ré-individualiser le régime de rémunération et à rouvrir les différences de rémunération par sexe (Doucet et al., 2008). Certains professeurs critiquent cependant moins le système des primes lui-même que l’absence de transparence des processus d’octroi des primes :

Comme on est conventionnés, les écarts s’expliquent par les primes, et beaucoup de primes sont extrêmement nébuleuses (…) Toutes les recherches en gestion de la rémunération montrent que plus un système de rémunération est opaque et nébuleux, moins les gens savent quoi faire pour améliorer leur rémunération, plus les biais genrés vont entrer en ligne de compte. Une manière de rendre le système plus équitable, c’est la transparence.

En somme, s’il existe dans les deux pays des logiques marchandes de justification salariale, elles sont dénoncées dans les témoignages électroniques. Elles ne sont in fine acceptées qu’à la marge (dans une minorité d’institutions ou sous la forme de primes) ou conditionnellement (au respect d’une justice procédurale passant par la transparence des processus d’octroi de primes).

Les détournements des normes

Dans cette section, nous montrons comment la norme du marché est subvertie dans une orientation égalisatrice et comment les normes du droit et du besoin peuvent être perverties dans une orientation différenciatrice. Cela nous conduit à dégager trois rhétoriques spécifiques à des espaces nationaux : les rhétoriques corporative et inspirée au Québec et la rhétorique du renom en France.

Subversion de la norme du marché : la rhétorique corporative au Québec

En raison de la nature décentralisée des processus de négociation syndicale, il existe au Québec une subversion du principe du marché dans les revendications salariales des enseignants et qui passe par la rhétorique du rattrapage salarial. Cette rhétorique est mobilisée par les milieux syndicaux lors des négociations salariales. La manière dont cette rhétorique est mobilisée est, cependant, très distincte selon le niveau de l’enseignement.

Chez les enseignants du primaire et du secondaire, c’est la thématique du rattrapage salarial par rapport à l’Ontario qui est utilisée. Ainsi, le président de l’APEQ-QPAT utilise la comparaison des échelles salariales avec les enseignants de l’Ontario pour réclamer des hausses de salaire :

Les enseignants québécois sont les derniers sur toute la ligne. S’il a accordé aux médecins la parité avec le reste du Canada, le gouvernement refuse toujours de reconnaître la nécessité d’un rattrapage salarial pour les enseignants. Nous lui rappellerons cette injustice flagrante lors de la prochaine ronde de négociation.

Un certain nombre d’enseignants reprennent les comparaisons opérées par les milieux syndicaux en mettant de l’avant, non seulement les salaires bruts de départ, mais également les salaires réels, le rythme de l’évolution salariale ou encore les types de diplômes pris en compte. Ainsi, un étudiant explique qu’il préfère opter pour une carrière enseignante dans la province voisine du Québec, tant en raison du dernier échelon (« il faut voir à long terme », dit-il) que pour les modalités de la prise en compte des diplômes (qui tient compte des deux baccalauréats qu’il cumule). Un autre enseignant critique les dernières propositions des gouvernements visant à faire grimper les salaires des enseignants débutants :

En faisant grimper seulement les enseignants ayant 4 ans et moins à l’échelon 7 plutôt qu’en majorant tous les échelons, cela signifie qu’un enseignant qui a aujourd’hui 4 ans d’expérience gagnerait la même chose qu’un nouvel enseignant sans expérience. Assez injuste à mon avis !

Les professeurs et les chargés de cours de niveau universitaire réclament des rattrapages salariaux par rapport aux universités québécoises qui offrent de meilleurs salaires. Ces rhétoriques conduisent, par le jeu de l’équité externe, à l’augmentation générale des salaires des enseignants universitaires. Ainsi, les professeurs de l’UQAM vont demander des échelles de traitement égales à celle de leurs collègues des autres universités québécoises dans le réseau de l’Université du Québec et à l’Université de Montréal (UdeM). Dans cette dernière université, le syndicat vise, dans son protocole de négociation, à établir des échelles salariales compétitives, non seulement par rapport aux autres universités québécoises, mais, aussi et surtout, par rapport aux comparables dans le regroupement des universités de recherche du Canada (U-15).

Chez les chargés de cours, on observe également cette dynamique de l’équité externe. Ainsi, les chargés de cours de l’UdeM demandent un rattrapage salarial vis-à-vis de l’UQAM, ce qui leur permettrait de se situer au-dessus de la rémunération des chargés de cours de l’Université Laval. À ce dernier endroit, les chargés de cours demandent d’amoindrir l’écart qui s’est creusé entre eux et ceux des autres universités du Québec. De fait, tout proche de leur université, au campus de Lévis de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), les chargés de cours gagnent 1300 $ de plus par charge de cours. Ainsi, la présidente du syndicat des chargés de cours souligne que le rattrapage ne se fait pas en dépit des augmentations obtenues :

Ce rattrapage ne fait qu’amoindrir, sans le résoudre, l’écart qui s’est creusé entre l’Université Laval, où les chargées et chargés sont parmi les moins payés, et les autres universités du Québec (…) À travail égal, nous demandons un salaire comparable.

Ainsi, le principe du marché est utilisé au Québec par les syndicats pour justifier l’exigence de rattrapage salarial. Cependant, cette mobilisation ne semble pas contribuer à réduire les écarts de salaires entre les différentes groupes d’enseignants. Son potentiel subversif égalisateur demeure donc limité.

Perversion de la norme du besoin : la rhétorique inspirée au Québec

Au Québec, les professeurs d’université sont relativement plus rares à s’exprimer sur leurs rémunérations et, quand ils le font, ils tendent à dénoncer les « privilèges » des professeurs, à l’instar de Guy Laperrière, professeur au Département d’Histoire de l’Université de Sherbrooke :

On n’en finirait plus d’énumérer tous les privilèges des professeurs d’université (…) : sécurité d’emploi absolue, années sabbatiques, régime de retraite avantageux, retraite graduelle avec travail à mi-temps et salaire à 100 %, prime de départ d’un an de salaire si on ne prend pas de retraite graduelle, exonération des frais de scolarité pour ses enfants (ça existe encore!) Si on compare la tâche de ces professeurs à celle des enseignants des autres niveaux, l’avantage est indéniable.

De fait, les professeurs d’université au Québec bénéficient de toute une gamme d’avantages salariaux. Le congé sabbatique vise à répondre au besoin de « ressourcement intellectuel, académique ou scientifique en dehors de toute contrainte liée aux tâches ordinaires des professeures, professeurs » et permet « la poursuite d’un travail de recherche, la rédaction d’un ouvrage scientifique ou littéraire, ou une création artistique »[3]. De même, l’allocation des décharges d’enseignement à des professeurs leur permet de concilier la poursuite de leurs recherches avec des charges administratives, telles que les directions de programmes. L’octroi d’indemnités de remboursement, ainsi que d’aides-correcteurs, répond également à une logique inspirée du besoin différencié.

En comparaison, les professeurs de cégeps, dont les tâches prescrites n’incluent pas cette dimension créative, n’ont pas ces avantages : par exemple, ils n’ont accès qu’à un congé à traitement différé ou anticipé qui leur permettront d’étaler leur traitement de façon à pouvoir bénéficier d’une rémunération pendant leur période de congé. Dans le contexte français, les enseignants chercheurs n’en bénéficient pas non plus. Au contraire, ils sont nombreux à se plaindre de faire trop d’heures supplémentaires, ce qui leur permet, certes, de compléter leurs rémunérations, mais réduit également le temps qu’ils peuvent consacrer à la recherche. De même, nombre d’universitaires français considèrent comme une injustice le fait de ne pas être compensé pour les dépenses personnelles que l’activité universitaire entraine :

On a un salaire de fonctionnaire et une activité de profession libérale! Nous sommes largement auto-financeurs de notre travail. On achète avec notre salaire nos ordinateurs portables, nos livres pour nos recherches, nos abonnements à des revues scientifiques et toute la documentation pour préparer nos cours!

En somme, si la norme du besoin est mobilisée par les enseignants au bas de la hiérarchie salariale pour dénoncer le fait qu’ils sont payés avec retard et qu’ils n’ont pas de sécurité financière, elle est aussi pervertie par les professeurs d’université du Québec pour justifier toute une gamme d’avantages salariaux.

Perversion de la norme du droit : la rhétorique du renom en France

Si la logique de besoin différencié est peu présente dans l’enseignement supérieur en France, c’est aussi en raison de la prédominance d’une logique de renom dans les justifications des différenciations salariales : cette logique conduit les enseignants à justifier leurs avantages par leurs grades ou distinctions.

En France, les professeurs fonctionnaires du secondaire peuvent être de deux corps distincts selon le concours par lequel ils accèdent à la fonction publique d’État : les professeurs certifiés (reçus aux concours des Certificats d’aptitude au professorat) et les professeurs agrégés (reçus aux concours d’agrégation du secondaire). Les professeurs agrégés sont, ainsi, rémunérés selon une grille de salaire plus élevée que celle des professeurs certifiés, et ce, même quand ils enseignent dans le même établissement. L’obligation de service est, aussi, distincte puisque le professeur de lycée doit enseigner 15 heures s’il est agrégé et 18 heures s’il est certifié. Enfin, le paiement des heures supplémentaires est nettement plus élevé pour les agrégés que pour les certifiés[4].

Ces avantages salariaux des agrégés sont justifiés doublement par les internautes. Ils sont, d’abord, expliqués par les « différences de destinée » auxquelles ces professeurs aspirent. Ainsi, un internaute déclare : « Plaçons des agrégés que dans les postes pour lesquels le concours a été créé : faculté et classes préparatoires. Si l’Éducation nationale gère mal son personnel, ce n’est pas la faute des agrégés. ». Mais, surtout, ces différences sont justifiées par le niveau de l’épreuve du concours, le concours de l’agrégation étant plus sélectif que celui du CAPES. Ainsi, une internaute affirme :

L’agreg est à un niveau de concours bien plus haut que le capes. Tout capétien n’est pas capable d’avoir l’agreg, la majorité s’y casse les dents chaque année. Avoir l’agreg ne suppose pas être « meilleur prof ». Juste en avoir avalé bien plus pour le concours et avoir une capacité d’analyse bien plus importante. Ce qui justifie les 15h et le salaire sup. Ce qui leur permet aussi d’accéder aux cours à l’Université aussi. Ce n’est pas juste? Bien, faut passer l’agreg, c’est tout!

Cette logique du renom relève de l’ordre du droit différencié au nom d’une distinction individuelle : le fait d’être passé par une classe préparatoire (et, parfois, par une grande école), puis d’avoir réussi le concours de l’agrégation, leur donne le droit d’être mieux rémunéré que celles et ceux qui n’ont pas réussi ces épreuves. En tant que perversion de la norme égalitaire du droit, cette justification est le plus souvent considérée comme illégitime. De nombreux professeurs non agrégés s’expliquent mal les différences de salaire à travail égal, différences liées seulement à l’appartenance à des corps distincts :

Tout bénef, grosse paye, moins d’heures et moins de risque de tomber dans des établissements dits difficiles (il y en a tout de même). Faudra qu’on m’explique ce qui justifie la différence de traitement. On bosse dans le même bahut, on fait le même boulot, on a fait la même fac.

Ce sont, plus particulièrement, les avantages des enseignants agrégés de classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE) qui sont dénoncés dans certains blogues. Tout d’abord, les professeurs des chaires supérieures, c’est-à-dire les professeurs agrégés affectés depuis au moins deux ans dans les classes préparatoires aux grandes écoles et nommés, sont rémunérés selon une échelle salariale distincte plus avantageuse. Les agrégés des CPGE bénéficient, de surcroît, de la plus faible obligation de service (de 8 à 11 de cours par semaine), d’une indemnité spécifique annuelle (de 1029 euros par an à partir de 8 heures hebdomadaires enseignées), et, d’autre part, de la rémunération des heures d’interrogation orale selon un barème à part pouvant atteindre jusqu’à 64 euros pour un professeur agrégé, et jusqu’à 75 euros pour un professeur de chaire supérieure.

En classe préparatoire, on considère qu’une heure effectuée devant les élèves doit être comptabilisée 1 h 30. Donc, si on effectue en totalité son service en classe prépa (…) avec une dizaine d’heures de présence, on a rempli ses obligations et on peut cumuler de nombreuses heures sup bien rémunérées. Ajoutons à cela, des heures d’interrogation, dites « heures de colles », on peut vite dépasser les 6 000 €.

Enfin, c’est au nom de cette même logique de renom que les institutions d’enseignement supérieur peuvent accorder certaines décharges d’enseignement : ainsi, l’Institut universitaire de France alloue des décharges d’enseignement à certains chercheurs qui se sont particulièrement démarqués ou distingués, à l’image de Cédric Villani qui témoigne :

C’est une construction à la française, qui pour le coup est l’une des meilleures constructions que j’ai pu voir dans le monde, dans laquelle vous conservez votre poste universitaire, votre charge d’enseignement est divisée par trois, et vous êtes sélectionné par un jury international, donc c’est incontestable.

Ainsi, le principe du droit est perverti en France pour justifier les avantages salariaux des enseignants qui se sont distingués scolairement ou professionnellement. Bien que dénoncées par certains, les différenciations qui en résultent demeurent cependant largement légitimées par les enseignants les plus privilégiés qui peuvent appuyer leurs justifications sur l’attachement français à l’ordre et à la hiérarchie (D’Iribarne, 1989).

Conclusion

Dans cet article, nous avons proposé un cadre théorique original de l’économie morale des rémunérations selon lequel les acteurs construisent des rhétoriques de justice en combinant quatre normes particulières (droits, besoin, investissement ou marché) à deux principes premiers (égalité et différenciation). Inspiré par Hochschild (1981), notre cadre nous permet de tenir compte de la hiérarchisation des normes, des plus égalisatrices aux plus différenciatrices. En tant que principe premier, l’égalité ne peut pas être mise sur le même plan que les autres préceptes du sens commun, tel que le besoin ou le mérite (Deutsch, 1975; Dubet, 2006) ni assimilée au principe des droits (Miller, 1976). En systématisant l’idée de malléabilité instrumentale des normes, nous nuançons l’idée de continuum des normes de justice : les normes du droit et du besoin peuvent être perverties dans une orientation différenciatrice et la norme du marché subvertie dans une orientation égalisatrice.

Selon Hochschild (1981), ce sont surtout les normes différenciatrices du mérite et du marché que mobilisent les Américains dans le domaine économique, et ce quel que soit leur statut socioéconomique. L’analyse empirique des témoignages électroniques des enseignants de la France et du Québec nous conduit plutôt à dégager un continuum hiérarchisé de logiques de perceptions de l’injustice : les rhétoriques différenciatrices (marchande ou capitalistique) sont principalement mobilisées par les enseignants rémunérés selon le rang et l’ancienneté, tandis que les rhétoriques égalisatrices (civiques ou domestiques) sont surtout mobilisées par les enseignants rémunérés selon l’ouvrage ou la force de travail. Cette différence de résultats s’explique, selon nous, de deux manières. Cela tient, d’abord, au fait que les revendications civiques touchent principalement la composante indirecte de la rémunération, c’est-à-dire des enjeux de droits à des garanties non marchandes, telles que les normes du travail et assurances sociales (Castel, 2014), ce qui, selon Hochschild, renvoie plutôt au domaine socialisant de la vie (socializing domain of life). Mais cela s’explique aussi par le fait que les Américains ont une préférence beaucoup plus forte que les Français et les Québécois à vouloir maintenir les différences matérielles entre les gens.

Certaines des normes de justice — le droit, le besoin et le mérite — sont mobilisées par les enseignants les plus précaires pour revendiquer d’être traités de manière égale, dénoncer leur insécurité financière ou leur trop grande charge de travail. À l’inverse, s’il existe dans les deux pays des logiques marchandes de justification salariale, elles sont le plus souvent dénoncées dans les témoignages électroniques et ne sont in fine acceptées qu’à la marge ou conditionnellement. Cependant, il demeure que les enseignants les plus privilégiés peuvent non seulement opérationnaliser à leur avantage le principe du mérite en mobilisant une rhétorique capitalistique, mais aussi pervertir les normes du droit et du besoin pour préserver leurs avantages salariaux relatifs face aux groupes enseignants les plus précaires. La malléabilité des normes est ainsi au service des enseignants les plus avantagés.

L’analyse empirique nous conduit, enfin, à dégager l’existence de rhétoriques spécifiques aux deux espaces nationaux considérés et qui correspondent précisément aux usages subversifs ou pervertis des principes. En France, une logique de l’honneur (D’Iribarne, 1989) tend à justifier les droits différenciés des enseignants les plus renommés. Au Québec, une logique inspirée du besoin spécifique justifie les avantages salariaux des professeurs, tandis que l’usage subversif du principe du marché conduit les syndicats à mobiliser la rhétorique du rattrapage salarial au nom d’une équité externe. Néanmoins, cette mobilisation d’une rhétorique corporative marchande collective par les acteurs syndicaux ne semble pas contribuer in fine à réduire les avantages salariaux interétablissements, ce qui limite son potentiel subversif.

Une des limites de notre recherche tient à la sélection de l’échantillon, relativement petit et non aléatoire, et à notre démarche méthodologique qui, en se restreignant à des témoignages électroniques, empêche de creuser systématiquement les jugements de justice des travailleurs. Il serait donc pertinent de prolonger cette étude en menant des entrevues non directives approfondies avec les enseignants, ce qui permettrait de mieux contextualiser leurs revendications en tenant compte de leur âge, leur origine sociale et leur carrière. Des entrevues approfondies avec des acteurs des milieux syndicaux permettraient, par ailleurs, de lier les rhétoriques ici analysées avec les enjeux de mobilisation collective et les stratégies de négociation salariale.