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Introduction

Les plateformes numériques ont bouleversé le monde du travail en proposant à des micro-entrepreneurs de travailler dans le cadre d’une « relation commerciale » via une entreprise multinationale dématérialisée qui leur assure une « mise en relation » avec des consommateurs. Ces plateformes, particulièrement Uber dans l’industrie du taxi, vendent l’autonomie, la flexibilité, et répandent le fantasme de la liberté entrepreneuriale (Ahsan, 2018), à laquelle plusieurs aspirent, sans toujours en maîtriser les dures réalités[2], dont la dépendance et la précarité (Esbenshade et Shifrin, 2019; Zwick, 2018; Todolí-Signes, 2017; Aloisi, 2016; Rogers, 2016). Ces formes renouvelées de subordination alimentent de nombreux travaux dans une perspective juridique et sociologique questionnant le statut de ces travailleurs, leur situation précaire et, plus globalement, l’impact de ces plateformes sur le marché du travail (Arthurs, 2018; Aunis, 2018; Cherry et Aloisi, 2017; McKee, Makela et Scassa, 2018; Rabih et Noiseux, 2018; Rosenblat et Stark, 2016; Rogers, 2016; Todolí-Signes, 2017).

La présente recherche s’intéresse aussi aux effets de l’arrivée d’Uber, mais sous l’angle des politiques publiques. Elle examine l’évolution de la réglementation de l’industrie du taxi au Québec depuis l’arrivée de la multinationale et cherche à répondre aux questions suivantes : quelles sont les réponses réglementaires apportées par le gouvernement? Quels processus et quels critères ont guidé l’élaboration de nouvelles règles et qui en sont les acteurs initiateurs? L’emphase est mise sur le rôle de l’État et de la plateforme, ainsi que sur les étapes de transformation du cadre réglementaire à l’aide d’une littérature émergente traitant de la construction des politiques publiques en présence d’un entrepreneur réglementaire, en l’occurrence Uber. Pour ce faire, nous expérimenterons une grille analytique dite normative et critique qui permet de poser un regard avisé sur la « fabrique réglementaire » en contexte de perturbation des politiques publiques. Elle met en évidence comment le régulateur sera phagocyté par Uber et de quelle manière la réglementation ultimement adoptée escamotera les principes de neutralité et de transparence au détriment du bien public.

Dans la prochaine section, nous exposerons la revue de littérature, puis, nous présenterons notre cadre d’analyse appuyé par les concepts de neutralité et de transparence pour étudier la transformation des politiques publiques. Après avoir décrit notre démarche méthodologique, nos résultats déclineront les étapes de la transformation réglementaire de l’industrie du taxi suivant l’arrivée d’Uber au Québec. Finalement, l’analyse des données sera présentée avant de conclure.

Revue de la littérature

Plusieurs travaux de recherche ont analysé le processus d’implantation d’Uber et les perturbations des politiques publiques qui en ont résulté. Collier et coll. (2018) et Thelen (2018) révèlent, par exemple, comment la multinationale s’est implantée en s’affranchissant du cadre réglementaire[3] préexistant suscitant une réflexion sur les politiques publiques[4]. Collier et coll. (2018) ont mis en lumière les habiles pressions exercées par Uber sur les assemblées législatives des États américains pour qu’ils adoptent des lois qui favorisent ses intérêts. Au Canada, Valverde (2018) examine ce même phénomène en mettant l’accent sur l’analyse de gouvernance et compare les changements réglementaires opérés par plusieurs provinces canadiennes. Certaines recherches insistent plutôt sur le rôle direct et déterminant de la plateforme dans ces transformations réglementaires pour la qualifier de : « a model of disrupted regulation is an elite-driven politics of challenger capture » (Collier et coll., 2018), de « technological regulatory entrepreneurs » (Tzur, 2019) ou « d’entrepreneurs réglementaires » (Pollman et Barry, 2016). D’autres ont décrit, puis comparé, les réactions des autorités publiques et les transformations des politiques publiques après l’arrivée d’Uber sur différents territoires suivant des approches néo-institutionnaliste (Thelen, 2018), stratégique (Spicer et coll., 2019), radicale (Tucker, 2018) et de géographie urbaine (Zwick et Spicer, 2018; Baril, 2019). Finalement, certains auteurs se sont intéressés aux solutions réglementaires et ont proposé l’autorégulation des plateformes ou la corégulation avec les gouvernements (Zale, 2016; Finck, 2017). Dans cette veine, et après avoir examiné les politiques publiques à la suite d’innovations provoquées par Uber, Biber et coll. (2017) sont allées plus loin en proposant un processus d’évaluation desdites politiques publiques.

Ces travaux ont permis de décrire l’évolution du contenu des politiques induites par les plateformes, d’en proposer des typologies. Ils ont aussi caractérisé l’innovateur, son rôle inédit dans la construction de ces politiques et identifié les ajustements possibles du cadre réglementaire à l’innovation tout en préservant le bien public.

Toutefois, ces recherches permettent difficilement de dégager un cadre compréhensif, explicatif, du rôle des plateformes et du gouvernement dans la construction réglementaire qui montre à la fois les phases de transformations et l’évaluation des politiques publiques; nous tenterons de remédier à cette lacune. En effet, l’analyse de la construction des politiques publiques a fait l’objet de travaux de recherche volumineux, mais l’arrivée des plateformes numériques semble avoir renouvelé cette réflexion de façon inédite[5]. Si l’on observe le cas d’Uber au Québec, il est intéressant d’examiner comment son arrivée fissure, puis démolit le cadre réglementaire existant en l’espace de cinq ans. À cette occasion, la province a épousé une gamme d’interventions allant du statu quo à l’expérimentation, puis à la déréglementation. Tant le gouvernement que la multinationale ont joué un rôle actif dans ce résultat, laissant de côté les acteurs traditionnels de l’industrie.

Cadre d’analyse

Pour décrire et analyser l’évolution de l’activité réglementaire dans l’industrie du taxi au Québec, nous utiliserons un cadre permettant d’appréhender ces nouveaux acteurs, les plateformes, dans la « fabrique réglementaire ». Nous retenons les travaux de Biber et coll. (2017) pour leur regard critique sur la construction des politiques publiques et la proposition d’un principe, la neutralité, capable de guider ce processus en contexte de perturbation. Nous avons adjoint celui de « transparence »; principe fondamental lorsqu’il est question de plateformes (Libich, 2006; Calo et Rosenblat, 2017). Après avoir exposé ces concepts, le cadre analytique agrégé sera présenté.

Les plateformes assoient fréquemment leur déploiement sur la déconstruction des cadres réglementaires existants. Ce phénomène « d’entrepreneuriat réglementaire » suit un modus operandi illustré par Pollman et Barry (2017) : ces entreprises choisissent de prendre des risques en développant un modèle d’affaires dont la pérennité dépend principalement de la levée d’obstacles juridiques. Généralement, elles oeuvrent dans des zones grises du droit et se déploient via un réseau d’utilisateurs qui s’étend à une vitesse fulgurante et dont les acteurs se transforment en ambassadeurs politiques. Ces entreprises deviennent ainsi « trop grosses pour être interdites » (Pollman et Barry, 2017 : 390-410). Une fois dotées de cet appui politique, elles gagnent une légitimité et façonnent leur environnement juridique selon leurs intérêts. Si ces auteurs reconnaissent les vertus de cet entrepreneuriat réglementaire, l’organisation s’appropriant le rôle d’acteur de changement politique, ils évoquent aussi les écueils possibles, notamment celui de privilégier les intérêts de ladite organisation au détriment du bien public (Pollman et Barry, 2017 : 447).

Ce danger a aussi été appréhendé par Biber et coll. (2017) qui ont proposé plusieurs mécanismes de réglementation de ces innovations, comme empêcher l’entrée de l’innovateur sur le marché, préserver la structure réglementaire existante, en développer une nouvelle adaptée à l’innovateur ou lui permettre d’opérer en instituant un régime parallèle qui contribuera à la désagrégation du cadre réglementaire existant et prévoir un régime compensatoire pour les victimes du changement.

Cette disjonction, entre la structure réglementaire existante et celle exigée par l’innovation, implique l’instauration d’un principe directeur, la neutralité, afin d’asseoir des règles du jeu équitables entre les opérateurs historiques et les innovateurs (Biber et coll., 2017). Ce principe évite de privilégier un modèle d’affaires plutôt qu’un autre ou de céder à la seule visée de maximisation des profits. Il encourage l’innovation sans perdre de vue la protection de l’intérêt du public. Pour y parvenir, les auteurs proposent au législateur une démarche en trois étapes sous forme de questions : 1- Les règles existantes, suivant le principe de neutralité, privilégient-elles une forme d’organisation à une autre?; 2- Si des écarts sont observés, sont-ils justifiés pour des motifs valables (santé, sécurité, environnement)?; 3- Est-ce que des mesures de transition (des compensations par exemple) sont nécessaires pour dédommager les acteurs du régime existant?

Au principe de neutralité, il faut adjoindre celui de transparence. La littérature reconnaît que des politiques transparentes sont supérieures, car elles réduisent l’asymétrie d’information (Finkelstein, 2000). Elles exigent ainsi des méthodes de reddition de comptes : « they must provide understandable, usable, quality information to the public on inputs, outputs and outcomes » (Ball, 2009 : 300). Libich (2006) qui étudie les politiques monétaires propose cinq types de transparence pour en améliorer la qualité : 1- la transparence des objectifs; 2- la transparence économique qui précise les outils de prise de décision (la neutralité, l’équité); 3- la transparence procédurale; 4- la transparence politique soit la diffusion et l’explication des décisions prises; et 5- la transparence opérationnelle dont les mesures de performance (Libich, 2006 : 29).

Cette transparence requiert en amont la possibilité d’obtenir de l’information sur l’objet ou le sujet de la réglementation; or, ces informations sont jalousement conservées par les plateformes numériques. Calo et Rosenblat (2017) révèlent que les plateformes disposent d’un pouvoir incommensurable sur le marché via l’information. Assise entre le consommateur et le fournisseur de service, la plateforme y intercale son application qui surveille, stimule, guide, punit ou récompense le comportement de chaque utilisateur. Grâce à l’information collectée, la plateforme analyse et exploite ces données à son profit. Calo et Rosenblat en appellent aux autorités publiques d’exiger la transmission de renseignements détaillés de leur pratique (2017 : 1633) pour déterminer ce qui est ou non acceptable. La transparence apparaît donc comme un concept central à intégrer à notre cadre d’analyse.

Partant des concepts ci-haut, nous proposons un cadre analytique (Figure 1) pour observer les principes qui guident la « fabrique réglementaire » de la transformation d’une politique publique, tout en évaluant les pressions exercées par un innovateur (Uber).

Ce modèle permet d’examiner comment l’État peut ouvrir un espace à l’innovation sans sacrifier l’intérêt public et la démocratie parlementaire.

Figure 1

Cadre conceptuel

Cadre conceptuel

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Méthodologie

Compte tenu des objectifs de cette recherche, nous avons retenu l’analyse de contenu pour dégager des inférences relativement au processus de transformation des politiques publiques dans l’industrie du taxi au Québec (Jenkins-Smith et Sabatier, 1993; Krippendorff, 2018). Plus précisément, nous avons étudié les modifications législatives, les projets de loi et les retranscriptions du Journal des débats de l’Assemblée nationale du Québec relativement à la réglementation de cette industrie entre 2014 et 2020. Ces sources fournissent des données riches permettant d’expliquer le comment et le pourquoi des politiques publiques, tout en retraçant les forces en présence (Jenkins-Smith et Sabatier, 1993). Des rapports, articles professionnels et scientifiques publiés dans les cinquante dernières années sur l’industrie du taxi au Québec ont également été étudiés pour en retracer le contexte historique.

Notre analyse de contenu s’appuie sur deux vagues de codage. La première a permis une reconstitution des évènements marquants utiles à identifier les moments-clés de transformation des politiques publiques dans l’industrie du taxi. La première retrace les fondements de la réglementation, alors que la deuxième est marquée par l’arrivée d’Uber en 2014, puis une période de bouleversement réglementaire (projet-pilote, suivi d’une déréglementation). La deuxième vague de codage s’appuie sur des codes déduits de notre cadre conceptuel (ex. clarté des objectifs, justification des changements, présence de dédommagements, critères de prise de décision [innovation, sécurité…], droit des opposants, recours au bâillon…) et de codes inductifs (ex. délais d’accès à l’information). Elle a permis de clarifier les étapes du changement réglementaire, les principes qui les ont guidées (neutralité, transparence, bien public), et ce, à la lumière des transformations réclamées par Uber.

Dans la prochaine section, après avoir brossé un portrait de la réglementation dans l’industrie du taxi avant Uber, nous verrons comment les pouvoirs publics ont réagi à l’arrivée de cet innovateur.

Présentation des résultats

Les assises réglementaires de l’industrie du taxi 

Avant l’arrivée d’Uber, un consensus existait autour de l’importance d’encadrer l’industrie du taxi en raison du faible coût d’entrée sur ce marché, de la difficulté pour le consommateur d’évaluer la qualité du service préalablement à la course et de l’instabilité de l’offre et de la demande à l’origine d’une volatilité des prix (Harding et coll., 2016). Pour juguler ces enjeux, les assises d’une réglementation, le « QQE Framework » (Quality, Quantity and Economic Controls), se sont imposées dans de nombreux États et villes en Amérique du Nord. Harding et coll. (2016) en explicitent les composantes :

  1. Contrôle de la qualité des chauffeurs (vérification du casier judiciaire ; détention d’un permis et d’une formation) et des véhicules (âge; spécificités techniques et inspections).

  2. Contrôle de la quantité, soit le nombre de taxis (émission de permis) par zone géographique selon la demande.

  3. Contrôle économique par une tarification basée sur l’analyse des coûts et des revenus des opérateurs pour leur fournir une compensation équitable et des prix stables aux passagers.

Au Québec, pour mettre fin au libéralisme dans l’industrie du taxi, de nombreux conflits et mouvements d’action collective éclatent (Coiquaud et Morissette, à paraître) et forcent l’État à adopter une loi[6] qui institutionnalise ces trois piliers dès 1973. Elle impose à celui qui souhaite obtenir ou renouveler un permis de chauffeur de taxi de répondre à quatre conditions : 1- être titulaire d’un permis de conduire spécifié dans la loi[7] et avoir une expérience de conduite minimale d’un an; 2- certifier son état de santé; 3- réussir un examen théorique et présenter un certificat portant sur la vérification de ses antécédents judiciaires; 4- payer ledit permis. Une formation de 60 à 120 heures, selon le territoire, est également exigée, de même que des inspections mécaniques et des vérifications régulières du véhicule taxi.

La réglementation fixe aussi des territoires de dessertes et des quotas de permis par agglomération. Elle permet aux autorités publiques d’avoir un contrôle sur le nombre de véhicules en circulation pour satisfaire les besoins documentés.

Enfin, les détenteurs de permis de taxi doivent respecter la tarification fixée par la Commission des transports du Québec (CTQ). Le gouvernement exerce ainsi un contrôle des prix afin d’éviter la concurrence aux plus bas prix. En outre, un affichage des tarifs est requis dans le but de garantir une information transparente au consommateur.

Bref, ces contrôles assurent la sécurité des passagers, mais aussi des conditions travail minimales aux chauffeurs et propriétaires. Or, ce sont précisément ces trois assises réglementaires que la plateforme Uber ne respectera pas lors son installation au Québec.

L’arrivée d’un entrepreneur réglementaire : Uber

En 2014, Uber s’implante au Québec en s’affranchissant du cadre réglementaire applicable à l’industrie du taxi. Le gouvernement observe sans sévir alors que deux logiques s’opposent. D’une part, les acteurs de l’industrie traditionnelle exigent du gouvernement qu’il force la multinationale à respecter les lois applicables. D’autre part, Uber exige de n’être contraint par aucune règle, menaçant même de quitter la province, car il en va de son modèle d’affaires et de la satisfaction des consommateurs. Accusé de « toléré du taxi illégal depuis deux ans[8] » par l’opposition, le gouvernement fixe en février 2016 la tenue d’une commission parlementaire (Coiquaud et coll., 2018). L’intention avouée est de revoir le cadre réglementaire pour garantir un « environnement d’affaires équitable, compétitif et innovant et éliminer l’évasion fiscale » (Ministère des Transports, 2016 : 2). Quatre enjeux seront discutés : 1- le maintien des responsabilités de l’État pour assurer la sécurité des usagers; 2- la qualité du service à la clientèle; 3- la mise en place d’un environnement d’affaires équitable; et 4- l’émergence de nouveaux modèles d’affaires facilités par les nouvelles technologies.

Il s’en suit un projet de loi adopté sous le bâillon, en juin 2016[9], dans le but, selon le ministre des Transports, de favoriser « le maintien de la paix sociale, tout en nous permettant de voir comment nous pourrions ouvrir la porte à de nouvelles façons de faire dans le respect des principes d’équités[10] ». Cette loi[11] incorpore plusieurs dispositions qui facilitent l’insertion d’Uber dans l’industrie. La définition d’intermédiaire en service est élargie pour incorporer les demandes de service de transport par taxi via une plateforme numérique. Le Règlement sur les services de transports par taxi est aussi modifié pour alléger le respect de conditions et suspendre l’audience publique requise pour obtenir ce statut d’intermédiaire. Les opposants[12] sont ainsi muselés et, lorsqu’Uber présente sa demande en octobre 2016, la CTQ doit lui délivrer un permis d’intermédiaire, selon des modalités qui dérogent à celles imposées aux acteurs traditionnels[13]. De plus, la nouvelle loi centralise la gestion de l’offre. La CTQ conserve la prérogative de délivrer les permis, mais elle perd celle de déterminer le nombre maximal de permis de propriétaires de taxi, ainsi que les agglomérations au profit du gouvernement.

Mais il y a plus. Cette loi donne au ministre des Transports le pouvoir d’autoriser, par arrêté dans un but déterminé et apprécié par le gouvernement, la mise en oeuvre de projets-pilotes par un tiers dans le but d’expérimenter, d’innover, sans s’astreindre à l’entièreté du cadre réglementaire existant. Avec cet amendement introduit à la dernière minute, « quasiment en catimini[14] », la voie s’ouvre à Uber.

Cet arrêté ministériel[15] voit le jour postérieurement à l’Entente intervenue entre Uber et le gouvernement[16] par laquelle les parties fixent les modalités du projet-pilote. Cette entente comprend l’énoncé de principes suivant :

  • ATTENDU les principes qui guident les décisions gouvernementales en matière d’autorisation de projet pilote :

    • L’équité concurrentielle;

    • L’absence d’impacts majeurs sur l’équilibre de la valeur des permis;

    • L’amélioration des services aux utilisateurs;

    • L’intégration des nouvelles technologies;

    • La transparence dans la tarification;

    • Les mesures assurant la sécurité des utilisateurs;

    • Le maintien de la notion d’un seul régime de transport rémunéré de personnes. [nos soulignés].

L’expérience réglementaire, d’une durée d’au plus trois ans[17], crée un régime à deux vitesses, l’un pour Uber, l’autre pour les chauffeurs de l’industrie traditionnelle. Pour reprendre les propos d’une voix des oppositions, « À travers le projet pilote, le ministre va faire tout ce qu’il veut, il va pouvoir créer deux catégories de taxi[18] ». Nous y reviendrons.

Uber a ainsi gagné une légitimité politique et économique grâce à l’État. Le cadre réglementaire historique est fissuré par la présence d’une réglementation temporaire distincte et par un pouvoir accru de l’État fasciné par la modernisation. Pour l’opposition, trois ans, c’est long : « Ça va avoir de l’impact sur l’industrie du taxi…[19] ». Examinons de plus près le projet pilote.

Tableau 1

Comparaison des tarifs pour le taxi traditionnel et Uber en 2016 et 2019

Comparaison des tarifs pour le taxi traditionnel et Uber en 2016 et 2019

* Le site d’Uber, consulté en janvier 2019, n’affichait pas l’augmentation des tarifs pourtant décidée par la CTQ et entrée en vigueur depuis le 1er juin 2018 à la suite de représentations effectuées par l’industrie traditionnelle lors d’une consultation publique commandée par la Commission des transports du Québec (tarif non augmenté depuis 2012) et avalisée dans la décision : 2018 QCCTQ 0740 https://www.ctq.gouv.qc.ca/fileadmin/documents/Decision/2018QCCTQ0740.pdf. En septembre 2019, ces tarifs n’étaient plus disponibles sur le site.

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Le projet pilote : un régime temporaire à deux vitesses

Pour s’arrimer au modèle d’affaires d’Uber, le projet pilote prévoit trois dispositions applicables uniquement à la plateforme. Premièrement, il revoit l’offre en injectant de nouveaux chauffeurs sur le marché. Pour ce faire, il libéralise la quantité de permis en réinterprétant le permis en nombre d’heures partageables. La multinationale ventile ces heures aux « chauffeurs partenaires », lesquels n’ont plus besoin d’obtenir le permis traditionnel de chauffeur de taxi.

Deuxièmement, les tarifs pratiqués par Uber s’écartent du cadre réglementaire, comme l’illustre le Tableau 1 ci-contre.

Uber dispose ainsi d’une triple souplesse tarifaire par la gamme de services offerts, l’ajout de frais facturables au client et la variation des prix selon la demande en fonction des données recueillies par la plateforme et traitées par des algorithmes (tarification dynamique) dont lui seul détermine les paramètres. Cette flexibilité n’est pas sans risque. Plusieurs clients pris au dépourvu par les tarifs d’Uber font l’objet de reportages, preuve d’une fragilisation du contrôle des coûts et d’un manque de transparence aux dépens des consommateurs (Pineda, 2016).

Troisièmement, si on se réfère au Tableau 2, force est de constater qu’en dépit d’un resserrement de la règle, l’exigence de formation des chauffeurs partenaires Uber est bien en deçà de ce qui est imposé aux chauffeurs traditionnels. Cette révision s’apparente à une déprofessionnalisation du métier.

Tableau 2

Comparaison des exigences de formation entre les chauffeurs traditionnels et les chauffeurs d’Uber en 2017

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Même constat en ce qui a trait aux normes de sécurité. Le projet pilote permettait initialement à Uber d’effectuer lui-même la vérification des antécédents judiciaires des chauffeurs ou de faire appel à une entreprise privée de sécurité. Cependant, des failles révélées par la presse et les chauffeurs de taxi obligent le gouvernement à resserrer cette règle en 2017[20]. Ainsi, la vérification des dossiers des chauffeurs Uber devra se faire sur la base de données du ministère de la Justice, puis être réalisée par un corps policier en 2019, lors de l’adoption d’une nouvelle loi.

Ainsi, entre 2016 et 2019 deux réglementations coexistent. L’essentiel du cadre réglementaire QQE est ébranlé, car Uber en est soustrait en tout ou en partie. Le régime réglementaire historique est ainsi érodé, de même que le revenu et la valeur des permis des propriétaires de taxi[21]. Le gouvernement annonce qu’une compensation leur sera attribuée, mais elle s‘avère insuffisante (seulement 56% de la perte estimée, voir Marin, 2018), et effectuée aux frais des contribuables. Pourtant, si l’intention était d’innover, « ce n’est pas un projet avec Uber [qui aurait dû être fait], c’est un projet pilote pour examiner la possibilité d’intégrer, justement, les différentes applications, les différentes compagnies de taxi […)], sur une plateforme commune, accessible à tous, partout…[22] ».

La déréglementation : la victoire d’Uber

En octobre 2018, un nouveau parti politique est porté au pouvoir, défenseur d’Uber au temps où il était dans l’opposition :

Le Québec n’a pas les moyens d’exclure ce genre de dynamisme économique au profit d’une industrie surprotégée et surrèglementées en perte de vitesse. (…) Quand on ajoute Uber dans le mix du cocktail de transports offert au consommateur, on agrandit la tarte pour tout le monde. […] Les tarifs fixes et imposés par la CTQ font figure de fossiles au côté des modèles économiques sur lesquels reposent les nouvelles innovations issues de l’économie de partage[23].

Il est donc peu surprenant que le nouveau gouvernement prolonge pour une troisième année le projet pilote :

  • CONSIDÉRANT que de l’avis du ministre, l’urgence due aux circonstances suivantes justifie une entrée en vigueur le 14 octobre 2018 :

    — il est de maintenir en vigueur le projet pilote pour permettre la collecte et l’analyse d’informations additionnelles sur les services offerts par Uber Canada Inc., notamment en ce qui a trait à la sécurité et à la qualité des services, de même que pour poursuivre l’étude des impacts sur les services de transport par taxi, et ce, afin de définir les normes qui deviendront applicables en telle matière ;

    Uber Canada Inc. est le seul titulaire d’un permis d’intermédiaire en services de transport pour les fins du projet pilote et connaît un niveau important d’activités, notamment dans les régions de Montréal et de Québec. La fin ou l’interruption des services d’Uber Canada Inc. au Québec aurait un impact certain sur la qualité et la disponibilité des services de transport rémunéré, lesquels seraient compromis compte tenu de la diminution de l’offre de service, ce qui aurait des répercussions immédiates sur la mobilité des personnes. [nos soulignés][24].

Selon cet énoncé, la prolongation du projet pilote se justifie par le besoin impérieux de collecte et d’analyse de données supplémentaires, présupposant l’existence de données antérieures incomplètes, indispensables à une étude d’impact pour « définir les normes qui deviendraient applicables ». De plus, le gouvernement estime que la sécurité, la qualité des services et la mobilité des personnes seraient compromises si le projet pilote d’Uber prenait fin.

En dépit de cette déclaration et avant publication de l’analyse d’impact, le gouvernement dépose, le 20 mars 2019, un projet de loi intitulé Loi concernant le transport rémunéré de personnes par automobile[25] qui déréglemente brutalement l’industrie. Cet empressement est critiqué par l’opposition : « Le gouvernement veut absolument légiférer avant la fin du projet pilote […]. Là où le bât blesse, c’est qu’on n’a toujours pas les résultats du projet pilote[26] ». D’ailleurs, ce n’est que le jour même de l’adoption de la loi que les parlementaires ont pu consulter l’analyse d’impact du projet Uber largement caviardé, sauf la date de production du rapport : mai 2019. Pourtant, « […] le travail en commission s’est réalisé à partir du mois d’août, le rapport était disponible, et le gouvernement, et le ministre ont sciemment privé les collaborateurs autour de la table, les parlementaires, de cette information-là.[27] ».

L’objet de la loi est de surveiller et de contrôler le transport rémunéré de personnes par automobile (art. 1) dans le but d’assurer : 1- la sécurité des passagers; 2- la transparence des prix des courses dans une perspective d’équité; et 3- de favoriser l’émergence de moyens technologiques et les modes de mobilité. Le cadre réglementaire du QQE est aboli, c’est «  l’offre et la demande qui fera le travail », déclare le ministre des Transports[28]. De ses propres mots, il s’agit d’une loi :

[…] pour le client avant toute chose, une loi qui a été préparée pour eux, pour être capable dans le futur de moderniser l’industrie du transport rémunéré, l’industrie du taxi, d’offrir plus de concurrence pour les gens, et d’être capable d’avoir, encore une fois, une offre de services qui sera plus adéquate pour l’ensemble des clients partout au Québec[29].

D’emblée, comme le fait remarquer l’opposition, « le nom ‘taxi’ n’est plus dans le titre du projet de loi, comme si c’était un prélude à la volonté du gouvernement de faire disparaître une industrie entière et le gagne-pain d’honnêtes travailleurs[30] ». Le transport par taxi devient un mode de transport parmi d’autres, et sera réservé à une portion congrue de l’activité (taxis hélés ou appelés via un téléphone fixe). De plus, la gestion de l’offre est abolie. Les quotas de permis disparaissent, de même que les agglomérations qui permettaient de limiter et de répartir l’offre de service selon des secteurs géographiques.

En outre, la nouvelle loi réduit au minimum les exigences d’entrée dans la profession[31] dans le but de permettre au plus grand nombre d’y oeuvrer. Le « permis » de chauffeur n’est plus requis; remplacé par une « attestation » qui peut être délivrée par un « répondant » au sens de la loi ou par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ). La loi prévoit les modalités requises pour obtenir une attestation et définir le véhicule approprié à cette fonction de transport (art. 9-18 et 19-25). À cet égard, les aspirants chauffeurs verront les exigences de formation définies par règlement, mais le coût, le temps de formation et l’examen théorique devraient être réduits et internalisés, s’inspirant des conditions fixées à Uber[32]. Seules certaines formalités entourant les exigences d’antécédents judiciaires sont uniformisées (art. 9 (7e) ; 10-18). Enfin, il n’est plus nécessaire d’être titulaire d’un permis de propriétaire puisqu’il est aussi aboli.

Quant au contrôle économique, il est délesté en grande partie aux « répondants ». Si le régime de tarification des courses au moyen d’un taximètre demeure pour ceux qui opèrent comme chauffeur de taxi traditionnel, les autres épousent un mode de tarification dynamique.

Décrié par les acteurs traditionnels et l’opposition, le projet de loi fera l’objet d’explications souvent partielles en commission parlementaire. Plusieurs sujets de clarification demandés par l’opposition ont été relégués au règlement, ne permettant pas aux parlementaires d’en débattre. En outre, le ministre a dû retirer à la dernière minute une disposition visant à empêcher la possibilité pour les acteurs traditionnels du taxi de faire appel à un recours collectif : « C’était un amendement de déni démocratique, qui niait le droit d’avoir une contestation judiciaire. Pour moi c’est totalement inacceptable », a déclaré un député de l’opposition (Béland, 2019). Pour un autre :

[D]ès le départ, nous avons constaté que le projet ne reposait pas sur une étude d’impact réglementaire complète. L’étude a été bâclée. Beaucoup d’informations n’ont pas été fournies aux parlementaires pour apprécier adéquatement la pièce législative qui nous était déposée. […] et c’est à travers les médias qu’on apprenait […] les travers d’une industrie qu’on dit d’économie de partage [...][33].

En ce qui a trait aux compensations pour la perte de valeur des permis, plus de 800 millions de dollars, dont un tiers sous forme d’une redevance prélevée sur le prix de chaque course, sera remis par le gouvernement, mais les propriétaires « expropriés » sont insatisfaits. Entre 2014 et 2018, la valeur moyenne des permis a baissé de plus de 45% (CTQ, 2018)[34]. Or, le remboursement du permis sera fait sur la valeur d’achat initiale et non la valeur marchande. Comme le souligne l’opposition, cette « expropriation » ne respecte pas les règles applicables en la matière : « Vous avez à […] rassembler des gens qui ont une expertise dans l’expropriation […] et, M. le ministre, compenser […]. L’État est un générateur de torts dans ce dossier, il a la responsabilité légale et morale de compenser.[35] ». Un député rappellera que l’État a historiquement accepté que ces permis soient mis en garantie pour emprunter, qu’il a prélevé des impôts sur les gains en capital des permis vendus, reconnaissant ainsi leur valeur qu’il renie désormais avec la nouvelle loi.

Discussion

Comme proposé par la littérature, trois étapes ont mené à la déréglementation de l’industrie du taxi au Québec. Similairement aux constats de Biber et coll. (2017) et Collier et coll. (2018), à la suite de l’arrivée d’Uber, le gouvernement est resté inactif, laissant la plateforme agir dans l’illégalité. Cette perturbation se prolonge dans une deuxième phase alors qu’il adopte une structure réglementaire parallèle et temporaire à celle existante : un projet pilote uniquement applicable à Uber pour trois ans[36]. Cette « expérimentation » se soldera par l’adoption d’une nouvelle loi déréglementant toute l’industrie sans apprentissage documenté. À la différence des observations de Collier et coll. (2018), dès la phase 2, le gouvernement jouera un rôle déterminant, mais en contravention aux principes de neutralité et de transparence à chacune des trois étapes de notre cadre d’analyse.

À l’étape 1, nous pouvons contester l’examen rigoureux de la régulation en regard des principes de neutralité et de transparence. Le gouvernement a d’abord laissé Uber agir en toute illégalité. Cette phase d’abstentionnisme n’est cependant pas neutre, elle est teintée par le désir du gouvernement de voir l’industrie se moderniser; Uber devient son cheval de Troie pour la réformer. Puis, poussé par l’opposition politique et la colère des propriétaires qui voient fondre la valeur de leurs permis, le gouvernement accouche, en 2016, d’un projet de loi qui légalise Uber au moyen d’une réglementation expérimentale temporaire.

La philosophie avancée en préambule de ce projet embrasse les critères de transparence et de neutralité, et met en exergue l’importance qu’accorde le gouvernement à la modernisation tout en cherchant à atténuer les effets délétères d’Uber sur les acteurs traditionnels (perte de valeur des permis). Le gouvernement aspire à une équité concurrentielle. Si les objectifs du projet de loi sont clarifiés, la compétitivité, l’innovation, l’équité et la sécurité des passagers, seuls les deux premiers guideront véritablement le gouvernement.

Il met en place des mesures réglementaires (procédurales et substantives) via une législation « expérimentale » afin de faire une place à Uber et il lisse toutes formes d’obstructions à son installation. Le projet de loi est adopté sous le bâillon, ce qui en dit long sur la détermination du gouvernement de faire une place à ce nouveau joueur. De plus, il n’hésite pas à dépouiller certaines autorités de leur pouvoir dès lors qu’elles peuvent freiner le programme étatique. Ainsi, le gouvernement soustrait à la CTQ le pouvoir de décision d’octroi de permis d’intermédiaire à Uber. Les acteurs traditionnels la saisiront en vain, ainsi empêchés de formuler une opposition à cette demande de permis. Ces deux éléments révèlent à quel point le gouvernement s’écarte des principes démocratiques de neutralité et de transparence dans le but de faire une place à un modèle d’affaires en particulier.

Ces obstacles levés, le gouvernement peut donner vie à l’expérimentation d’un régime réglementaire dont les règles dérogent du cadre général; tester une nouvelle réglementation à petite échelle pour une période limitée (Bar-Siman-Tov, 2018). Au cours de l’expérimentation, les données collectées servent à évaluer la situation ex ante et ex post de la réglementation temporaire et à estimer de façon transparente les meilleures dispositions pour une loi permanente. La réglementation expérimentale aurait pu être plus inclusive pour les acteurs traditionnels comme proposé par l’opposition. Or, seul Uber a bénéficié de trois années d’exercice, dérogeant ainsi au principe de neutralité.

Sur le plan substantif, si le projet pilote légalise l’activité de la multinationale, son contenu écorche les principes d’équité et de sécurité. Les chauffeurs de taxi traditionnels subissent une concurrence illégale devenue déloyale et le bien commun se trouve compromis par un relâchement des règles de qualité. Le gouvernement n’a d’autres choix que d’exiger quelques ajustements (sur la formation et le contrôle des casiers judiciaires des chauffeurs).

Bien que l’énoncé du gouvernement s’appuie sur le principe de neutralité, il en va autrement dans les faits. Les gestes posés à l’endroit d’Uber montrent à quel point le gouvernement a joué un rôle de facilitateur et même d’orchestrateur dans l’implantation et le succès d’Uber. Il se montre très favorable à la venue d’un innovateur qui complémente, voire réforme l’industrie du taxi en offrant un « modèle supérieur » (Spicer et coll., 2019). Cette étape est donc marquée par un biais nettement favorable à Uber et une transparence plus narrative qu’effective. Les buts du gouvernement sont précisés, mais ne guideront pas les outils et le processus de prise de décision. Ainsi, les principes de neutralité et de transparences économique et procédurale seront largement malmenés. Il semble que le besoin d’équité, requis par le secteur et historiquement documenté, n’ait pas été entendu par le législateur, pas plus que celui de neutralité qui l’enjoint à éviter la maximisation des profits (Biber et coll., 2017).

L’adoption du nouveau projet de loi, en 2019, pose aussi le problème d’un examen rigoureux, neutre et transparent. Le projet pilote, qui avait pour ambition d’expérimenter de nouvelles règles, d’en mesurer l’impact, a plutôt été l’embryon de la déréglementation. Nulle donnée, nulle analyse, nulle conclusion n’ont été rendues publiques par le gouvernement à l’occasion de la publication d’une « Étude d’impact » qui n’en était pas réellement une et pour cause. Il y est précisé : « Bien que ces projets pilotes aient pour finalité d’étudier différentes avenues […] beaucoup des données recueillies sont confidentielles et ne peuvent donc pas être diffusées dans le contexte de la présente analyse » (Ministère des Transports, 2019 : 6). L’occasion n’a pas été saisie de mesurer l’impact pour le secteur d’introduire des réformes, le législateur a plutôt choisi d’imposer le modèle d’affaires d’Uber sans faire preuve de neutralité et de transparence.

Le principe de transparence fait aussi défaut lors de la présentation du projet de loi. Les explications sont escamotées, le droit de contester des acteurs traditionnels est érodé et plusieurs dispositions sont reléguées au règlement à venir, laissant ainsi le gouvernement décider seul.

L’étape 2 de notre modèle qui vise à prendre en considération différents critères liés aux biens communs est plutôt sommaire. D’abord, le projet pilote réduit les exigences liées à la sécurité et à la formation lesquelles seront partiellement resserrées lors de son renouvellement. Le projet de loi nivelle cependant par le bas les mesures qui avaient pour but d’assurer la sécurité des passagers (vérification de l’état de santé, formation…). Il préserve la tarification dynamique qui limite la transparence et la prévisibilité des coûts ou des revenus pour les consommateurs et les chauffeurs et ne considère pas davantage les externalités négatives publiques comme la pollution et la congestion. Il écarte également du débat la protection des travailleurs, comme s’il s’agissait d’une donnée étrangère au transport par taxi, au profit des consommateurs.

À l’étape 3, selon Biber et coll. (2017), le législateur doit s’interroger sur les intérêts des acteurs bénéficiaires du régime en vigueur et prévoir des mesures de transition pour compenser les personnes qui seraient touchées de façon non équitable. Sur ce plan, le gouvernement a accepté d’accorder des compensations financières aux détenteurs de permis, mais les premières offres, à l’occasion du projet pilote, sont survenues seulement après le dépôt d’une demande en autorisation de recours collectifs des associations de l’industrie du taxi pour compenser les pertes encourues depuis l’arrivée d’Uber au Québec. Les premiers montants, jugés insuffisants, ont été revus lors de l’adoption du dernier projet de loi, mais l’insatisfaction des détenteurs de permis a relancé les demandes de recours collectifs devant les tribunaux, lesquels avaient été suspendues dans l’attente des offres du gouvernement (Champagne, 2019).

Enfin, le gouvernement sera confronté à un enjeu crucial, celui de la transparence opérationnelle, soit l’accès aux données. Alors que les institutions étatiques s’apprêtent à soustraire leur fonction de contrôle de cette industrie, cédant leur place aux plateformes privées, quel sera le pouvoir de l’État pour définir les enjeux de demain relativement aux conditions de travail des chauffeurs, au transport et à la diminution de la congestion dans les villes?

Conclusion

L’arrivée des plateformes numériques n’a pas seulement bousculé l’organisation et la division du travail ou la façon de concevoir le lien de subordination juridique, elle a aussi modifié la façon dont se construisent nos politiques publiques. L’étude de la « fabrique réglementaire » suivant l’arrivée d’Uber au Québec illustre à la fois comment nos pouvoirs publics ont réagi face à un entrepreneur innovant, au moyen de quels outils et selon quels paramètres et pour quels résultats. Trois constats s’en dégagent.

L’arrivée d’Uber dans un secteur réglementé, tel que l’était l’industrie du taxi ne s’est pas faite sans heurts. La multinationale refusant de se plier au cadre existant, les pouvoirs publics ont créé une disjonction entre la structure réglementaire applicable aux opérateurs traditionnels et ce nouveau joueur. Cette disjonction est devenue distorsion, avec le soutien de l’État; l’innovateur ayant participé à l’élaboration de la future réglementation. De ce premier constat en découle un deuxième.

La présence d’un nouveau joueur dans la construction des politiques publiques influence substantivement le contenu de la nouvelle loi. Si dans un premier temps, le cadre réglementaire de l’industrie du taxi s’est fissuré au contact d’Uber, puis du projet pilote, les piliers historiques de l’industrie se sont, ensuite, effondrés laissant les acteurs traditionnels exsangues. La nouvelle réglementation épouse la philosophie et les paramètres de fonctionnement de la multinationale faisant de ce joueur un « entrepreneur réglementaire ».

Enfin, cette recherche illustre le caractère inédit de l’intervention des plateformes dans l’élaboration des politiques publiques. Elle met en lumière la nécessité de s’appuyer sur des principes directeurs pour éviter toute forme de dérapage. D’abord, le principe de neutralité cherche à déterminer si des règles du jeu équitables entre les opérateurs historiques et les innovateurs ont été mises en place lors de « la fabrique réglementaire » (Biber et coll., 2017). À ce critère, et compte tenu des spécificités de fonctionnement des plateformes, s’ajoute un second; la transparence. La captation et le traitement des données par les plateformes conduisent à une asymétrie d’informations, dont elle tire un pouvoir sans partage. Cette grille d’analyse a révélé que le législateur s’est transformé en greffier sous la dictée d’Uber pour légitimer son existence. Aveuglé par le discours d’Uber laissant miroiter l’innovation comme une valeur supérieure au bien public, l’État a, ainsi, renoncé aux principes de neutralité et de transparence.