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Conceptualiser le lanceur d’alerte comme le rapport d’un sujet aux normes

C’est à une exploration de l’étendue de la littérature à date consacrée aux lanceurs d’alerte que nous invite Kate Kenny (2019), dans un ouvrage remarquable en ce qu’il est tout à la fois exigeant conceptuellement et empiriquement incarné, fort de propositions théoriques présentées avec clarté.

Avec précision, l’autrice commence par décrire les principaux travaux existants sur les lanceurs d’alerte en théories des organisations et montre comment la littérature a principalement adopté une approche centrée sur l’individu, sa trajectoire personnelle, ses motivations (ch. 1). Kenny délaisse assez vite cet angle, pour formuler une interrogation nouvelle : si la littérature a bien noté combien les lanceurs d’alerte étaient cruellement punis de représailles, comment n’a-t-on pas interrogé le caractère inexorable de cette violence ? Ce qui est surprenant dans les cas d’alertes, ce n’est pas tant les représailles en elles-mêmes que notre indifférence face à leur systématisme; la cruelle désinvolture avec laquelle il semble « normal » que le lanceur d’alerte soit exposé à des violences. Qu’est-ce qu’il y a dans le lanceur d’alerte en tant que sujet, son rapport aux normes et la possibilité de leur critique, qui nous enjoint à trouver naturel que l’individu soit exposé à une quasi-négation de sa personne (impossible beings) (p. 37) ? Pourquoi ne sommes-nous pas, en tant que société, davantage choqués et révoltés par les représailles qui s’exercent sur les lanceurs d’alerte (p. 25) ? Il y a que le lanceur d’alerte se trouve au coeur de logiques contradictoires, que Kenny explore et interroge.

Pour comprendre ce qu’elle qualifie « d’absurdité », l’autrice mobilise les travaux de Judith Butler sur les normes et le rapport à ces dernières (Butler, 1990, 1993, 1997a, 1997b, 2004, 2005, 2009). Comment les sujets sont-ils définis par leur rapport aux normes et quelle menace plane sur celui qui s’en éloigne ? Le chapitre 2 de l’ouvrage de Kate Kenny présente une synthèse dense et exigeante des positions de la philosophe américaine : la constitution du sujet, dans et en dehors du discours, les catégories et les rapports de domination et de pouvoir qui en découlent, la violence de l’exclusion, la performativité des discours et le rapport poststructuraliste aux émotions, sont ici susceptibles d’intéresser au-delà du champ des whistleblowing studies.

Après avoir introduit les travaux de Butler, Kate Kenny revient toutefois aux lanceurs d’alerte, qu’elle propose d’envisager au regard du concept de « reconnaissance affective » (p. 48, 54). Ce concept, exploré par Foucault puis par Butler, nous indique que le sujet est fondé par son désir d’être reconnu comme valide et légitime. Kenny rappelle l’approche poststructuraliste de Butler, soit l’idée que des catégories — comme le genre ou, pour les lanceurs d’alerte, l’idée de « professionnalisme » (p. 36), préexistent aux individus. Ces catégories, exemples de pouvoir/savoir/domination en action, préexistent et structurent les sujets, décrits comme cherchant à accéder à une forme de stabilité. Le bénéfice majeur du concept de « reconnaissance affective » est de pouvoir penser les émotions, leur place et leur importance, dans ce contexte structurant; une perspective que le poststructuralisme foucaldien avait pu dédaigner, ainsi que le rappelle Kenny (p. 49-50). Les normes de pouvoir ne sont pas totalement extérieures au sujet : elles prennent forme aussi à l’intérieur de sa psyché, décrit comme un paysage intérieur, inconscient, dans lequel s’expriment des désirs satisfaits ou méprisés. En cela, l’individu est soumis aux normes, qui le constituent et lui préexistent, tout en étant mû par des instincts qui lui sont propres et font de lui un sujet en perpétuelle transformation (p. 39). Kenny rappelle que le lanceur d’alerte est souvent un individu fortement marqué et attaché à son identité professionnelle : les normes permettent à la fois d’affirmer la forme-sujet; tout en créant de la souffrance pour celui qui ne peut s’y soumettre. Chez Butler, le sujet peut essayer de toutes ses forces de s’identifier à des normes qui rejettent ce qu’il perçoit profondément de lui-même (Butler, 1997b, p. 137, citée par Kenny, p. 42). Kenny mobilise ces concepts, en particulier, pour éclairer le « rejet », le mépris, voire dans certains cas, le dégout « viscéral » dont font l’objet les lanceurs d’alerte de la part de leurs collègues et organisations.

Autre idée tout à fait intéressante développée dans le même chapitre, Kenny propose que les lanceurs d’alerte menacent une forme d’attachement collectif à la stabilité produite par les « institutions du monde de la finance » (p. 44). Les grands immeubles de béton qui dessinent tous les business district de Londres à Bruxelles, en passant par Manille et Atlanta, rassurent en ce qu’ils nous préexistent et structurent les identités professionnelles, les marchés économiques, et de près ou de loin, les habitudes quotidiennes de chacun d’entre nous.

Le format livre permet à la pensée de Kenny de se déployer : aux concepts théoriques appliqués à une riche empirie s’ajoute une capacité réflexive particulièrement féconde. L’autrice explique comment, en tant que chercheuse intéressée par le sujet, lorsqu’elle sollicite des individus qui ont été qualifiés de lanceurs d’alerte (c’est d’ailleurs comme ça qu’elle les a repérés), elle les invite à décrire à nouveau, et ainsi à sédimenter, leur identité de lanceur d’alerte. Ce faisant, les interviews de lanceurs d’alerte parues ici et là « indiquent » les catégories qui ont cours, qui sont la norme, ce qu’elle appelle des « tropismes » (p. 102), qui définissent le champ narratif de l’histoire d’alerte. Kenny décolle alors le vernis du discours, celui de l’interviewé et celui de la chercheuse, soulignant la rationalisation a posteriori de l’expérience souvent traumatique du lanceur d’alerte qui s’exprime. Une possibilité pour la recherche, explique Kenny, serait de présenter des parcours complexes, ambigus, nuancés, des histoires d’alerte, plutôt que de chercher à construire des modèles linéaires de justification, notamment des motivations du passage à l’acte. Comme l’écrit Kenny dans un très beau moment de son ouvrage, « lorsque nous sommes sommés d’expliquer qui nous sommes et ce que nous avons fait, nous faisons — en termes de langage, avec ce qui est disponible » (notre traduction, p. 102).

Celui qui voudrait lire de quels atours vicieux et cruels les représailles se parent pourrait ensuite s’attarder sur l’histoire d’Olivia Greene (ch. 5); tandis que celle qui apprécie le roman d’espionnage géo-politico-contemporain lira le cas de Rudolf Elmer à la banque privée Julius Baer. Ces deux courts chapitres préparent la réflexion suivante, centrée autour du rôle des médias dans l’accès des lanceurs d’alerte au statut de sujet « apte » à être entendu, rappelant encore combien, en matière d’alerte, ce qui compte, autant que ce qui est dit, c’est la façon dont les lanceurs d’alerte sont entendus, sinon écoutés, qui plus est lorsqu’ils ébranlent des croyances éthiques fondamentales : « What matters [is] that they compel such serious attention, forcing us, as we respond, to confront some of our most fundamental ethical assumptions ». (Contu, 2014: 403; Sophocles, 1987: 10).

C’est précisément cet ébranlement qui donne source aux représailles. D’après Kenny, qui s’appuie là encore sur Butler et sa lecture de Freud, les lanceurs d’alerte déstabilisent en ce qu’ils refusent de renoncer à des idéaux qui se fanent habituellement gentiment à l’âge adulte. Il y a quelque chose de l’enfance et de la naïveté dans la démarche d’alerte (p. 157), une façon de n’avoir pas renoncé qui heurte et pousse dans ses retranchements le reste du collectif. Ce qui est plus insupportable encore, c’est que cette anxiété que suscite la démarche du lanceur d’alerte doit être cachée, et, en théorie, applaudie, alors qu’au sous-jacent, elle confronte et menace : « Et toi, pourquoi ne réagis-tu pas ? De quelle mélancolie es-tu emprunt pour ne pas t’indigner avec moi ? » (p. 156-159).

Le professionnel compétent, attaché à son organisation, qui réalise après-coup qu’il a fait preuve de naïveté; le citoyen qui se lève seul, roseau face à des intérêts privés dans un contexte d’économie mondialisée; ou le pater familias, pilier d’un collectif qui l’entoure et le soutient sont autant de stéréotypes classiques du lanceur d’alerte, qui lui pré-existent, le forment, et donnent cadre à son discours. La force de l’ouvrage de Kate Kenny est de rebalayer chacun de ces portraits, leur apportant détails et nuances. Par une analyse sous l’angle du « sujet » et la façon dont il se construit dans son rapport aux autres, entre distinction, validation et préservation de vitaux liens d’attachement, l’autrice contribue ainsi à déconstruire le caractère extraordinaire du lanceur d’alerte, lui redonner une forme d’humanité à la fois banale et complexe, et, in fine, faciliter une projection de chacun d’entre nous dans sa position.