Article body

Introduction

La tertiarisation de l’économie, l’automatisation et l’informatisation de la production, qui ont profondément transformé les milieux de travail dans les 20 dernières années, permettaient d’espérer une amélioration des conditions de travail et de santé au travail. La réalité s’est pourtant révélée bien différente. De nombreuses organisations se sont engagées sur la voie des restructurations successives, rompues aux principes de la réduction du personnel (downsizing) et de la méthode de réduction maximale des stocks, des coûts et des temps (lean). Ces réorganisations ont aussi touché le secteur public (Grenier et Bourque, 2018), où la nécessité de limiter les dépenses, combinée à une augmentation des exigences de rendement, a changé la donne : désormais, il fallait faire plus et mieux avec moins. Comme le souligne le rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (CSDEPJ), « l’augmentation constante des coûts du système de santé combinée à l’état des finances publiques conditionne les réformes qui se succèdent dans la perspective de la nouvelle gestion publique » (CSDEPJ, 2021, p. 375). Les principales répercussions de ces réorganisations du travail sont l’intensification du travail, une dégradation des conditions de travail et une charge de travail accrue (Coutrot, 2015 ; Hatzfeld, 2006 ; Valeyre, 2007 ; Gollac, 2005). Ces transformations sont reconnues comme participant, également, à l’effritement des collectifs de travail et comme ayant des effets néfastes sur la santé des travailleurs et travailleuses (INSPQ, 2018 ; Coutrot, 2015 ; Gollac et Bodier, 2011).

Au Québec, ces réorganisations du travail ont touché le domaine de la protection de l’enfance, tout particulièrement depuis les profondes transformations organisationnelles et vocationnelles des services sociaux engendrées par les deux dernières réformes du réseau de la santé et des services sociaux. En 2004, la réforme de la santé et des services sociaux du ministre Philippe Couillard (projet de loi 25) donna lieu à une réduction de l’offre des services de première ligne, notamment en créant les centres de santé et services sociaux (CSSS), nés de la fusion des centres locaux de services communautaires (CLSC) et des centres hospitaliers. Cette réforme visait également la réduction de la taille de l’État et l’incitation aux partenariats public-privé (PPP) (Fournier, 2005), dans une perspective générale de réduction des effectifs. À peine une décennie plus tard, en 2015, est venue s’ajouter la plus récente réforme de l’ex-ministre de la Santé et des Services sociaux, Gaétan Barrette (projet de loi 10). Cette dernière paracheva les fusions amorcées quelques années plus tôt, en intégrant les instances des CSSS et les directions régionales de la protection de la jeunesse aux déjà très volumineux centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) et aux centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS) (RLRQ, chapitre O-7.2).

Au sortir de ces réformes, fortement influencées par la nouvelle gestion publique et les principes économiques du 3E (économie, efficacité, efficience), les services sociaux de première ligne ont été réduits et de plus en plus relégués au domaine sanitaire (Grenier, Bourque et St-Amour, 2016). En effet, « le leadership psychosocial s’est effrité dans les CISSS-CIUSSS qui ont cumulé les missions sociales et sanitaires au détriment de la qualité des pratiques cliniques » (CSDPEJ, 2021, p. 395). Ces changements marquaient le prolongement et le renforcement de la période d’austérité pour l’État social amorcée dès le milieu des années 1980. On assista alors à la baisse du financement des services sociaux et de santé à la population, à la diminution de l’accès aux services et à la dégradation des conditions de pratique des intervenants sociaux (Grenier, Bourque et St-Amour, 2016). Les compressions budgétaires et le débordement dans les services de première ligne se sont répercutés par la suite sur les directions de la Protection de la jeunesse (DPJ), notamment sur le volume des signalements qui atteignit un nombre record en 2018-2019 (Québec, 2019). À ce sujet, la CSDPEJ (2021) souligne :

Le financement de première ligne est insuffisant […]. En clair, la situation des enfants et des familles se détériore, faute de soutien approprié. Cela crée une pression indue sur les services de protection de la jeunesse. Et les coûts humains, sociaux et économiques de ne pas offrir le bon service au bon moment sont énormes.

CSDPEJ, p. 399

En somme, les transformations structurelles et organisationnelles majeures des services sociaux et de santé ont significativement modifié les conditions de travail des intervenantes et intervenants sociaux. Les conséquences néfastes de ces restructurations sur leur santé ont depuis été documentées. McFadden et ses collaborateurs (2015) ont montré en 2015 qu’entre 30 % et 50 % des intervenants qui travaillent en protection de l’enfance dans divers contextes nationaux souffrent de difficultés émotionnelles et psychologiques. Ces difficultés s’expriment généralement sous la forme d’un épuisement professionnel, d’une fatigue de compassion, d’un stress traumatique secondaire ou d’un traumatisme vicariant. Selon une étude récemment publiée par l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ), ce sont 71 % des intervenants qui travaillent auprès de la clientèle jeunesse et des familles qui rapportent vivre un stress élevé au travail depuis la récente réforme de la santé et des services sociaux (projet de loi 10) (OTSTCFQ, 2020). L’étude conduite par Jauvin et ses collaborateurs (2019) dans un établissement de la protection de l’enfance a quant à elle montré que 60 % (2016) et 68,2 % (2017) des agents de relations humaines, techniciens en travail social et psychologues sont exposés à un déséquilibre effort/reconnaissance[1] (Jauvin et collab., 2019). Ce déséquilibre est reconnu comme étant associé à un risque accru d’atteintes à la santé mentale et physique des travailleurs et travailleuses (Niedhammer et Siegrist, 1998 ; Peter et Siegrist, 2000 ; Eller et collab., 2009 ; Kivimäki et collab., 2006).

Le Pain (2020) a montré, quant à elle, que les difficultés émotionnelles (DE) vécues par les intervenants et intervenantes s’expriment par des sentiments d’envahissement, d’anxiété, d’irritabilité, de colère, de symptômes de dépression et d’idéations suicidaires. Ces DE se manifestent aussi par de l’insomnie, de la fatigue, de l’épuisement et une diminution des capacités cognitives (concentration, intégration des informations) et des habiletés à bien communiquer avec la clientèle (écouter partiellement, avoir des discours déshumanisés) (ibid.). Dans certaines occasions, ces difficultés peuvent occasionner de l’impatience et des conduites de nature agressive ou plus violente (lancer des objets, briser le matériel). Les DE renvoient ainsi à l’ensemble des malaises et symptômes émotionnels ou psychologiques vécus par les intervenants dans leur travail (McFadden et collab., 2015).

Relativement peu d’études se sont intéressées précisément aux conséquences des DE sur les intervenants et intervenantes et sur leur pratique (Auxenfants-Bonord, 2017). Parmi ces dernières, quelques-unes relèvent que les DE sont susceptibles d’affecter négativement leur bien-être, leurs capacités d’intervenir adéquatement et leur motivation à s’investir dans la relation d’aide (Horwitz, 1998 ; Chapelle, 2016 ; Duron et Cheung, 2016 ; McFadden, Campbell et Taylor, 2015 ; Figley et Ludick, 2017). Les conséquences des DE sur l’activité professionnelle et la santé des intervenants sociaux se traduisent également par des coûts élevés pour le réseau de la santé et des services sociaux. Depuis l’entrée en vigueur du projet de loi 10, le taux d’assurance salaire dans le réseau de la santé et des services sociaux est passé de 5,99 % en 2014-2015 à 6,91 % en 2016, puis à 7,42 % en 2017[2] (Boisvert-Daoust et Rousseau, 2018). D’ailleurs, alors qu’en 2013-2014 (incluant les maladies physiques et psychologiques) l’assurance salaire coûtait 413 millions de dollars annuellement au réseau de la santé et des services sociaux au Québec, en 2015-2016, les coûts ont plutôt été évalués à 455 millions de dollars (Boisvert-Daoust et Rousseau, 2018). À ces coûts s’ajoutent ceux qui sont liés à l’influence négative des DE des intervenants sociaux sur la capacité des organisations à assurer une rétention parmi les intervenants sociaux en poste et de minimiser le roulement du personnel (McFadden et collab., 2015).

Nos travaux (Le Pain, 2020 ; Le Pain et collab., 2021) font partie des rares à avoir montré, à partir des données du terrain, que ce sont les facteurs conjoncturels et organisationnels qui sont majoritairement mis en cause par les intervenants en protection de l’enfance comme sources de leurs DE[3] (Le Pain et collab., 2021 ; Le Pain et collab., sous presse), souvent elles-mêmes associées à une atteinte fonctionnelle. Ces DE ont également des conséquences délétères sur les relations entre les intervenants et les enfants et les familles qu’ils accompagnent, donc sur la qualité de leur travail (diminution de l’intensité des suivis et des rencontres, actualisation de relations blessantes, diminution de l’aide et de l’empathie, diminution des capacités objectives et analytiques) (Le Pain, 2020). Cet article[4] emprunte un angle d’analyse jusqu’ici passablement négligé dans les études portant sur le système de protection de l’enfance. Il propose d’aborder les DE des intervenantes et intervenants sociaux de ce domaine, en analysant plus précisément leurs répercussions sur les relations professionnelles (avec les gestionnaires et les collègues de travail) et sur les collectifs de travail. Les résultats présentés vont dans le sens de certains travaux antérieurs ayant mis au jour les effets négatifs des réformes successives du réseau de la santé et des services sociaux sur les relations professionnelles des intervenantes et intervenants sociaux, notamment avec les gestionnaires (Grenier et collab., 2016 ; Boucher, Grenier et Bourque, 2017). Ils permettent néanmoins de faire un pas de plus en mettant en lumière les effets négatifs des DE sur les relations avec les collègues. Ces dernières s’ajoutent non seulement à ceux sur les relations avec les gestionnaires, mais laissent également entrevoir la fragilisation des collectifs de travail, l’isolement professionnel et la souffrance des intervenantes et intervenants sociaux. Après avoir présenté le cadre analytique et méthodologique de l’article, nous exposerons donc, à partir des entretiens menés auprès des intervenantes et intervenants en protection de l’enfance, les conséquences des DE sur les relations professionnelles et les collectifs de travail. Nous discuterons ensuite de l’analyse des résultats.

Le collectif de travail : un prisme analytique pour comprendre les difficultés émotionnelles

Afin de proposer une lecture qui ne soit pas « psychologisante » des DE vécues par les intervenantes et intervenants, leurs manifestations seront appréhendées, comme le propose la sociologie clinique, comme des symptômes de la dysfonction organisationnelle, elle-même produite par un ensemble particulier de conditions de travail qui en appellent à la mobilisation des compétences et à l’engagement subjectif au travail (Gaulejac, 2014). La sociologie clinique, qui partage plusieurs racines épistémologiques avec la sociologie compréhensive, a émergé en réponse aux perspectives d’analyse dominantes de la psychologie pour traiter de la souffrance au travail et du constat d’affaiblissement des structures politiques traditionnelles, communautaires et familiales (Hanique, 2009). Les DE, comme formes de souffrance au travail, sont ainsi conçues comme indissociables des conditions de travail, des modes d’organisation du travail et de gestion, ainsi que des systèmes de pensées qu’ils sous-tendent (économique, politique, etc.). De plus, nous nous rangeons derrière plusieurs travaux menés en sociologie et en ergonomie pour reconnaître le rôle significatif joué par le collectif de travail dans la régulation des difficultés du travail et la préservation de la santé des travailleurs et travailleuses (Loriol, Boussard et Caroly, 2006 ; Daniellou, Simard et Boissières, 2010 ; Caroly et Barcellini, 2013 ; Caroly, 2015 ; 2019 ; Montreuil, 2016). Le collectif de travail fait référence non seulement à un ensemble de travailleurs et travailleuses qui s’entraident (Linhart, 2009), mais aussi aux « groupes de collègues partageant la même tâche ou se reconnaissant dans un même métier, […] pouvant aller des formes informelles d’échange et de coopération au sein des équipes à des formes plus organisées, comme les associations professionnelles ou syndicats de métier » (Loriol, 2015, p. 3).

Les intervenants en protection de l’enfance répondent à plus d’un titre à cette définition du collectif de travail : ils partagent le même métier, se retrouvent réunis lors d’échanges informels et formels, d’équipes de travail et font partie d’une même association syndicale ou professionnelle. En général, on reconnaît que l’intégration dans un collectif de travail peut contribuer de deux manières à la préservation de la santé ou, à l’inverse, à sa dégradation. D’une part, le collectif de travail peut s’avérer une source importante d’entraide et de coopération facilitante pour l’accomplissement des tâches et surmonter les difficultés associées. Cela permet notamment aux travailleurs de partager une gamme de gestes de métier ou de manières de faire qui les aident à résoudre les difficultés rencontrées dans leur activité et aussi de débattre de leurs actions, de telle sorte que le débat ne porte pas directement sur des questions de personnalité ou des considérations psychologiques, mais sur des questions d’organisation du travail (Daniellou, Simard et Boissières, 2010 ; Caroly, 2010 ; Caroly et Barcellini, 2013). Comme le résume Caroly (2019, p. 106), « le collectif de travail aide non seulement l’individu à ne plus être seul face aux incohérences de la tâche, face aux conflits de buts de certaines situations de travail […] [mais il donne aussi] les marges de manoeuvre collectives (ou l’autonomie collective) qui facilitent la réalisation du travail pour chacun, transforment les instruments du travail et favorisent les ajustements à la prescription, voire modifient l’organisation du travail[5] ». D’autre part, le collectif de travail peut contribuer à l’intégration sociale des travailleurs en étant un gage de reconnaissance pratique (compétences, etc.) et symbolique (confiance, etc.) lors de tâches menées en coopération (Gollac et Bodier, 2011). En légitimant l’orientation que le travailleur donne à son activité, le collectif de travail cautionne une manière de faire commune et protège sa santé mentale (Davezies, 2005). Lorsqu’en revanche le collectif de travail ne parvient plus à remplir ces rôles, il se retrouve alors mis à mal et « affaibli », ce qui ouvre la voie à un travail désormais effectué en solitaire, par des travailleurs isolés et, en ce sens, dépouillés des stratégies ou défenses collectives pour faire face aux difficultés du travail et pour préserver leur santé (Davezies, 2015). Dans la section portant sur l’analyse des résultats, nous montrerons que les effets des DE sur les relations professionnelles avec les gestionnaires et les collègues sont indissociables de la fragilisation des collectifs de travail parmi les intervenantes et intervenants en protection de l’enfance.

Méthodologie

Les résultats présentés dans cet article sont issus d’une thèse doctorale menée auprès d’un échantillon de 31 intervenants sociaux (24 femmes et 7 hommes) des directions de la Protection de la jeunesse et des centres jeunesse de deux régions administratives distinctes (Le Pain, 2020)[6]. Cette recherche, menée à partir d’une approche qualitative, cherchait à répondre à la question suivante : quelles sont, du point de vue des intervenants et intervenantes en protection de l’enfance, les dimensions (individuelles, organisationnelles, conjoncturelles) contribuant à l’apparition ou à la diminution de leurs DE et quelles sont les conséquences sur les relations professionnelles ? Les intervenantes et intervenants interrogés travaillent au sein des équipes de l’évaluation-orientation (n = 20) et de l’application des mesures (n = 11) dans le cadre de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ). Ils cumulent majoritairement plus de 12 années d’expérience de travail au sein des organisations en protection de l’enfance et sont tous intervenus dans une ou plusieurs situations de violence physique, sexuelle ou psychologique. Pour pouvoir participer à l’étude, les intervenants et intervenantes devaient également s’auto-identifier comme vivant des DE[7]. La participation des établissements (un CISSS et un CIUSSS) s’est limitée à retransmettre l’information concernant le projet de recherche, encourager la participation à l’étude et organiser les horaires des rencontres pour la majorité des entretiens. Parmi les participants et participantes, trois ont choisi de maintenir l’anonymat face à l’employeur en nous contactant directement. Tous les participants et participantes ont été rencontrés, avec l’accord des CISSS et CIUSSS, sur leur lieu et leur temps de travail. D’une durée moyenne de 60 minutes, les entretiens individuels ont tous été enregistrés et retranscrits avant d’être ensuite codés et analysés au moyen du logiciel de traitement de données Nvivo. Nous avons privilégié l’analyse de contenu thématique (Paillé et Mucchielli, 2012), afin d’avoir accès à l’expression des sentiments et des expériences vécues et perçues par les intervenants et intervenantes. L’analyse a été faite en deux temps : 1) la première analyse thématique a permis de dégager de manière inductive les thèmes principaux et secondaires abordés par les intervenants et intervenantes dans les entretiens[8] ; 2) la seconde analyse a consisté à regrouper les données thématiques en créant des catégories conceptuelles. Un certificat d’éthique émis par le comité d’éthique de la recherche sectoriel jeunes en difficulté et leur famille a été obtenu pour effectuer cette recherche.

Les difficultés émotionnelles au centre des relations professionnelles avec les gestionnaires

La vaste majorité des intervenantes et intervenants sociaux (90 %[9]) ont fait part de situations témoignant des conséquences de leurs DE sur les relations professionnelles avec les gestionnaires. La prochaine section détaille ces situations plusieurs fois relatées : la colère et la frustration à l’endroit des gestionnaires (61 %), la méfiance à l’égard d’une instrumentalisation des DE (32 %), l’évitement (29 %) et la perte de confiance (23 %).

Colère et frustration

Les gestionnaires se révèlent en quelque sorte les principaux boucs émissaires de la colère et de la frustration des intervenants et intervenantes, notamment parce qu’ils sont les représentants des niveaux hiérarchiques supérieurs où se décident les mandats, l’orientation et les conditions de travail des intervenants. Sandra explique : « Puis des fois, il peut y avoir des frustrations contre le chef, qui des fois, lui a d’autres commandes, il a d’autres choses, il a une autre vision. Puis des fois de se dire… Bien on est frustré, on est frustré. » Ces orientations et conditions sont souvent considérées comme éloignées et en déconnexion avec la réalité de la pratique par les intervenants et intervenantes. Les mots de Tom sont très éloquents à ce sujet : « Ah oui, je viens en tabarnac. [Rires] Je viens vraiment choqué qu’ils ne tiennent pas compte de notre réalité. Et puis là qu’ils ne nous donnent pas les conditions favorables pour bien exercer notre travail. » Sandra explique que ces frustrations peuvent se manifester dans le « contenant » du message (non-verbal, tonalité, sonorité), puisque les intervenants comprennent les limites de l’acceptabilité du « contenu » du message (la teneur des propos) : « Bien, je hausse le ton. Je vais rester respectueuse, je ne vais jamais envoyer chier ou quoi que ce soit. Mais je hausse le ton, puis je suis très animée, tu sais […] admettons que la charge, elle la recevait. Vraiment. »

Méfiance et instrumentalisation des difficultés émotionnelles

Possiblement en raison de la stigmatisation des DE (p. ex., ils peuvent être interprétés comme des signes d’un état de faiblesse ou prédictives d’un congé maladie à venir) (Caroly, 2015), les intervenants craignent que ces difficultés puissent être instrumentalisées, c’est-à-dire que les informations confiées ou divulguées à propos de leurs DE soient utilisées contre l’intervenant par les gestionnaires à moyen ou long terme. Nicole, en parlant de certains collègues souligne : « Il faut qu’ils [les intervenantes et intervenants sociaux] fassent attention à ce qu’ils disent parce que, sinon, ça va être utilisé contre eux autres ou ça va leur retomber sur le nez plus tard ou ça va montrer un moment de faiblesse. » Isabelle rapporte le même phénomène : « C’est important que tu lui dises justement comment tu te sens […] mais moi ici, si tu commences à faire ça, parce que c’est de la gestion de fifille […] ils finissent par le garder contre toi. Puis là ils reviennent à la charge, tu sais. » Cette instrumentalisation rapportée par plusieurs intervenantes et intervenants sociaux est déplorée et crainte, car elle est perçue comme pouvant se traduire soit par un déclassement professionnel (moins de possibilités de promotion, etc.), soit par une remise en cause des compétences, advenant une situation litigieuse ou dramatique au cours de leur mandat en protection de l’enfance. Gabrielle parle du phénomène : « Ou je n’irais pas dire par exemple voici ce qui m’arrive dans ma vie personnelle, je vais au PAE[10] pour telle, telle raison. Ça, je n’en parle pas. Je n’en parle pas parce que ça pourrait jouer contre moi. Surtout quand on n’est pas probé [fin de la période de probation pour pouvoir rester à l’emploi et permettre ou conditionner l’accès à la permanence]. »

Évitement

Plusieurs intervenants et intervenantes ont mentionné éviter les rencontres en personne avec les gestionnaires ou encore de discuter de leurs DE. Le recours à cet évitement a principalement lieu lorsque les intervenants et intervenantes constatent que le gestionnaire témoigne de peu d’ouverture (ou de reconnaissance) face aux facteurs liés aux DE ou encore qu’il les minimise. Rachelle nous renseigne à cet effet en parlant de sa gestionnaire :

Tu sais, l’écoute active, de la compréhension, elle n’a pas ça. Elle n’est comme pas capable d’aller là, je ne sais pas pourquoi, mais, tu sais, elle va tomber en mode solution. Mais des solutions, tu sais, ou elle va banaliser. « Bien, là, tu sais, ce n’est pas si pire. Tu as ça, ça, ça, puis tu sais. » Fait que moi, je l’évite. Carrément. Une journée que je vais moins bien, je l’évite.

Pour d’autres, c’est l’absence physique et l’indisponibilité du gestionnaire qui agissent comme facteurs propices à l’évitement. La création et le maintien d’un lien de confiance dans la relation professionnelle avec le gestionnaire et le soutien de sa part exigent du temps, une présence régulière, mais aussi une collaboration réelle et continue dans le travail quotidien des intervenants. À cet effet, plusieurs intervenants et intervenantes, comme Sarah, vont préférer s’abstenir de discuter de leurs DE en lien avec une situation ou un événement, principalement par crainte qu’elles soient ignorées ou rejetées par l’employeur (laisser à nouveau à leur propre sort) : « Je ne le ferais pas, appeler mon boss pour dire je pense que je ne feele pas. Parce que… bien, le fait que je trouve qu’on ne le voit pas souvent, tu sais. Présentement, j’aurais l’impression de me plaindre. Tu sais, j’aurais l’impression de m’auto-demander de l’aide. »

Perte de confiance

Plusieurs intervenants et intervenantes ont exprimé une perte de confiance à l’égard des gestionnaires, pour plusieurs raisons. D’abord, la pauvre qualité du lien avec le gestionnaire et la perception d’une divergence marquée, voire irréconciliable, entre les rôles et les responsabilités endossés par les intervenants et intervenantes et ceux des gestionnaires font en sorte de créer une forme de scission entre le « nous » et le « eux ». Les cadres, en particulier lorsqu’ils sont peu appréciés des intervenants et intervenantes sous leur responsabilité, ne sont pas toujours considérés comme faisant partie « du groupe » ou de « l’équipe » de travail. Le mécontentement que suscite cet abus de confiance amène plusieurs intervenants et intervenantes à opter pour une mutation professionnelle interne (changement d’équipe ou de service) dans l’espoir de pouvoir évoluer dans une équipe moins dysfonctionnelle où le gestionnaire est perçu comme plus en phase avec les défis que doivent relever les intervenants et intervenantes sur le terrain. Isabelle donne un exemple à cet effet :

Ma boss, elle ne prend pas de risques, puis elle n’est pas sur le terrain. Elle ne les voit pas, les gens. […] là elle ne le sait pas, mais elle est dans le trouble. Parce que… il vient d’avoir X postes qui viennent d’être ouverts ici, toute l’équipe change. Elle est dans la marde, elle ne le sait pas, mais moi, si j’étais elle, je ne dormirais plus.

Bien que les gestionnaires soient issus de la pratique, plusieurs intervenants et intervenantes constatent qu’un certain nombre de cadres vont prioriser davantage la reddition de comptes (et leurs perspectives de carrière dans certains cas) plutôt que le bien-être des intervenants et intervenantes sous leur responsabilité. Comme l’illustrent les propos de Gabrielle, les intervenantes et intervenants sont nombreux à déplorer les exigences administratives et de productivité auxquelles les cadres sont soumis. Ces dernières tendent à les éloigner de la réalité du terrain et de la possibilité d’offrir un soutien aux membres de leur équipe et à leur activité professionnelle.

Il faut qu’il rende des comptes, puis des chiffres, puis c’est bien important, il faut rentrer dans les ratios, il faut rentrer dans les chiffres, les statistiques. Puis tu sais, lui, si l’équipe ne va pas bien, puis que les chiffres n’embarquent pas. Bien, c’est lui qui paraît mal, fait que aweille l’équipe, pédale, pédale, pédale, peu importe que tu vas bien ou que tu ne vas pas bien.

En somme, les résultats de notre étude vont dans le sens de ceux de Grenier, Bourque et St-Amour (2016) et de Boucher, Grenier et Bourque (2017), selon lesquels les récentes réformes du réseau de la santé et des services sociaux ont provoqué un certain abus de confiance et une « tension » évidente dans les relations professionnelles entre les intervenantes et intervenants sociaux et les gestionnaires. Ceux-ci ne semblent pas disposer des conditions nécessaires pour soutenir les intervenants et intervenantes, sur les plans clinique et émotionnel, laissant irrésolus, dans bien des cas, les dilemmes et difficultés qu’ils vivent.

Les difficultés émotionnelles au centre des relations professionnelles avec les collègues

Une bonne majorité d’intervenantes et intervenants sociaux (68 %) ont aussi fait part de situations témoignant des répercussions de leurs difficultés émotionnelles sur les relations avec leurs collègues. La prochaine section détaille ces situations plusieurs fois relatées : isolement et retrait (52 %), effet boule de neige sur les collègues et l’équipe de travail (23 %) et diminution de la collaboration et de l’entraide (19 %).

Isolement et retrait

La charge de travail est parfois si volumineuse et le temps pour l’effectuer si compressé qu’il arrive que les intervenants n’aient d’autre solution que de réduire considérablement le temps consacré aux échanges avec les collègues de travail et aux occasions de socialisation. Comme l’explique Adrienne :

J’étais isolée comme travailleuse parce que j’étais toujours occupée. J’étais toujours tsé en arrière sur mon horaire. J’avais toujours des choses à reprendre je ne pouvais plus dîner avec les collègues. Essayer de, tsé, me changer les idées, d’aller prendre une marche, ces choses-là. Je pouvais plus faire ça. J’avais jamais le temps.

Sarah mentionne d’ailleurs que la mise à l’écart ou le retrait d’un intervenant ou d’une intervenante est rapidement perçu comme un signe de surmenage et de difficultés émotionnelles : « Tu sais, moi, je trouve que la première chose qu’on voit : c’est quelqu’un qui travaille toujours la porte fermée, qui ne dîne à peu près pas. Parce que, tu sais, la personne est embourbée. » D’autres, comme Marcel, constatent aussi que le phénomène de l’isolement peut se produire à double sens, c’est-à-dire qu’il peut être entrepris par un intervenant ou une intervenante en difficulté, et aussi par les collègues dans le but de se protéger eux-mêmes :

Pas besoin de personne qui va être lourde, fait que tu sais, d’être lourde pour les autres, donc… Bien, je pense que les gens ont assez à gérer de leurs patentes. Que cette personne-là qui uniquement, qui est malhabile ou qui semble pas là, j’ai l’impression que ça peut favoriser qu’elle soit mise à l’écart.

Effet boule de neige « négatif » sur les collègues et l’équipe de travail

Le besoin de ventiler et de faire part de ses DE exige une énergie considérable de la part des collègues, comme le rapporte Kim : « Quand toi, tu es à bout, tu veux ventiler. Mais tu ne veux pas devenir négative non plus pour tes autres collègues. Je pense que c’est une des conséquences, ce serait que tu draines les autres gens autour de toi quand toi tu es plus à bout ». Or, lorsqu’un ou une collègue est aussi aux prises avec certaines DE ou encore qu’il partage des points de vue communs quant aux sources de ces difficultés, comme l’explique Sandra, cela peut faire en sorte d’accroître les sentiments comme la colère, la frustration et l’impuissance, surtout quand aucune autre forme de soutien n’existe :

Bien, c’est sûr que, des fois, il peut y avoir justement des frustrations. Puis d’être dans la négativité quand tu es embourbé. Puis que tu n’as pas l’impression qu’il y a du support, bien, tu te mets négatif, puis tu peux entre collègues être négatif. Oui, se contaminer l’un et l’autre, tu sais, ce n’est pas ça qui va être aidant.

D’ailleurs, le climat de travail entre les collègues, lorsqu’un ou plusieurs membres expriment des DE, peut devenir rapidement toxique pour l’ensemble des intervenants. Kim en fait mention : « Je pense que ça peut peut-être jouer un rôle boule de neige dans l’équipe aussi quand il y en a deux trois qui sont à bout de souffle. Bien, l’équipe s’en fait ressentir, tu sais, quand même. »

Des difficultés émotionnelles qui minent la collaboration et l’entraide

Le travail en protection de l’enfance exige de la coordination entre les membres de l’équipe, puisque les intervenants sont souvent appelés à travailler en collaboration dans certaines situations complexes et pour divers motifs, tels que la lourdeur du problème, le nombre d’enfants dans la famille ou encore pour des questions de sécurité physique et émotionnelle. Toutefois, Rachelle explique que la personne affectée par des DE diminue son offre d’aide et de participation dans les dossiers des autres : « Bien, c’est sûr que j’ai moins de temps pour aider les autres. Tu sais, il n’y a plus d’entraide, dans une période que je suis en surcharge, je ne me proposerai pas pour de la co-intervention. On travaille plus en silo quand on est débordé. » Elle devient également une personne qui diminue sa performance et sa productivité et, par conséquent, celle de l’équipe entière, comme le souligne Dominique :

Avec les collègues, oui, plus isolé. Moins d’esprit d’équipe, moins proactif de dire des fois, souvent, on se donne chacun des tâches dans l’équipe. […] Fait que quelqu’un qui va être absent ou qui va être là de corps, mais pas d’esprit. […] Le présentéisme [rires] oui. Puis quelqu’un qui va être émotionnellement, quelqu’un qui va être plus souvent émotif, des fois quelqu’un qui va être… Bien, qui a les larmes aux yeux, qui pleure ou qu’on voit que ça ne va pas. Puis que la journée, finalement, elle est gâchée parce que la personne, elle ne fait rien. Ça ne marche plus.

Les difficultés émotionnelles affectent ainsi directement le travail d’équipe pourtant nécessaire à l’exécution des tâches des intervenantes et intervenants sociaux et de leurs mandats dans le cadre de la LPJ. Conséquemment, la diminution de l’entraide et de la coopération entre collègues provoque de la colère chez les autres intervenants et intervenantes qui ont besoin de soutien et d’assistance pour accomplir leurs tâches. Ces résultats d’analyse vont dans le sens des travaux de Figley et Ludick (2017) qui, à propos de la fatigue de compassion et du traumatisme secondaire chez les intervenantes et intervenants sociaux, concluent que l’environnement de travail négatif peut créer de l’isolement et de la distance et participer à créer un climat de travail délétère pour l’ensemble des membres d’une même équipe. Dans ce qui suit, nous verrons que ces conséquences semblent symptomatiques de collectifs de travail fragilisés.

Relations professionnelles sous tension et collectifs de travail fragilisés

Les transformations organisationnelles profondes qu’a connues le réseau de la santé et des services sociaux dans les dernières années, sous l’influence des récentes réformes, ont eu d’importantes répercussions sur l’activité des professionnels du réseau et sur leur santé. Comme l’ont déjà montré certaines études effectuées auprès d’intervenantes et intervenants sociaux pratiquant en contexte d’intervention volontaire (Grenier et collab., 2016 ; Boucher, Grenier et Bourque, 2017), nos résultats suggèrent que les récentes réformes du réseau de la santé et des services sociaux ont mis « sous tension » des relations professionnelles entre les intervenants et les gestionnaires. Ces derniers sont identifiés comme les répondants et les intermédiaires des normes, des valeurs et des prescriptions relayées par les niveaux hiérarchiques supérieurs. Ces tensions donnent lieu à de la méfiance, de l’isolement et de l’hostilité de la part des intervenantes et intervenants sociaux, qui sont autant de comportements qui vont à l’encontre de ce qui est attendu dans les collaborations interprofessionnelles nécessaires à l’accomplissement de leur mandat. Également, nos résultats suggèrent que l’intensification du travail et la dégradation des conditions de pratique des intervenantes et intervenants sociaux, qui ont résulté de la réforme Barrette (projet de loi 10) (Le Pain et collab., 2021 ; Le Pain et collab., sous presse ; Grenier, Bourque et St-Amour, 2016), ont participé à réduire considérablement le temps d’échanges formels et informels entre ces derniers. Cela fait en sorte de restreindre très significativement la possibilité de résoudre collectivement les difficultés rencontrées dans l’activité, en faisant valoir leur autonomie collective et, au besoin, la nécessité de modifications de la prescription de tâches ou de l’organisation du travail. Désinvestis, les collectifs de travail se sont ainsi retrouvés fragilisés, ce qui a favorisé l’isolement professionnel et l’instauration de relations entre collègues plus conflictuelles et moins propices à l’entraide et la coopération. Il s’agit d’ailleurs d’un phénomène déjà documenté : l’isolement professionnel et l’effritement des collectifs de travail « conduisent à des difficultés pour les salariés à se soutenir les uns les autres et à trouver un espace d’échange permettant un développement du métier et de ses règles. L’identité professionnelle, constitutive de l’identité sociale, est alors particulièrement atteinte » (Sarnin, Caroly et Douillet, 2011, p. 311-312).

Il existe déjà des preuves épidémiologiques convaincantes des bienfaits pour la santé physique et mentale du soutien social, apporté notamment par les collègues, tel qu’a permis de le mesurer notamment le modèle de Karasek-Theorell (1990) (Gollac et Bodier, 2011). En revanche, l’isolement au travail, qui caractériserait de manière croissante la réalité de travailleuses et travailleurs canadiens[11], est reconnu aujourd’hui comme une source de souffrance (Gollac et Bodier, 2011) nuisible à la santé (Davezies, 2015). Dans le cas précis du soutien social des collègues, les données recueillies dans notre étude donnent à penser que non seulement il serait quasi inexistant dans bien des cas, mais qu’il serait le résultat de l’affaiblissement des collectifs de travail, qui auraient significativement pâti des restructurations successives qui ont touché le réseau de la santé et des services sociaux entre 2004 et 2015. En effet, tout donne à penser que les dernières grandes vagues de restructurations du réseau de la santé et des services sociaux auraient passablement ébranlé le travail collectif et le bon fonctionnement des équipes de travail, pourtant essentiels à l’exécution des mandats professionnels en protection de l’enfance. Dès 2005, Ferguson (2005) avait d’ailleurs mentionné la culture de performativité organisationnelle au sein des organismes de la protection de l’enfance comme favorisant des milieux de travail inconfortables, sans soutien (moral et émotionnel) et parfois hostiles (Ferguson, 2005). L’analyse que fait Caroly (2015) de la fragilisation que connaissent les collectifs de travail investis dans des activités de services paraît tout à fait congruente avec les expériences rapportées par les intervenantes et intervenants que nous avons rencontrés :

La fragilisation du collectif de travail dans les activités de service peut être liée à des modes d’organisation qui ne permettent plus de prendre le temps de débattre du travail ensemble, ou qui mettent en compétition les membres de l’équipe, voire rendent impossible le travail collectif. Elle peut être due aussi à une instabilité dans la composition du collectif, au manque d’accueil des nouveaux et de transmission par les anciens. Des régulations collectives pourtant importantes dans l’activité de relation avec un usager, comme celles relatives à la gestion des émotions, peuvent être mises à mal par une organisation du travail qui ne donne plus d’espace-temps pour partager entre les professionnels. Les situations problématiques, notamment les contradictions dans le travail, qui ne sont pas débattues collectivement ne permettent pas à chaque individu de trouver des réponses adaptées et le laissent seul face aux conflits de buts (entre répondre à la demande des clients et appliquer les règles) sans qu’il puisse construire de l’expérience individuelle. Les plus fragiles sont désignés par les collègues comme des maillons faibles, ne participant pas à la performance.

Caroly, 2015, p. 202-203

Dans ces cas, note-t-elle encore, « l’activité sans collectif de travail devient une source de souffrance individuelle sans que jamais l’organisation du travail ne soit remise en cause » (Caroly, 2015, p. 202-203). Cet impensé n’est guère surprenant étant donné que la remise en question et, ultimement, la transformation de l’organisation du travail doivent être relayées par le collectif de travail. Celui-ci permet non seulement de donner un sens collectif à la souffrance au travail, en matière de manifestation du rapport de force entre travailleurs et hiérarchie/employeur (Linhart, 2012), mais aussi de réguler entre pairs des difficultés du travail, d’établir des stratégies de protection de soi et de protestation solidaire (demandes d’ajustements organisationnels ou de la tâche, etc.). Ces moyens collectifs permettent de tempérer, voire de contrecarrer les effets potentiellement néfastes de l’organisation du travail (Lallement et collab., 2011) et de mettre en débat le travail, plus généralement. Cela revient à dire que, si le collectif est reconnu essentiel au regard du bien-être et de la santé des travailleurs et travailleuses, il a besoin pour exister d’un espace spatiotemporel réel susceptible de permettre que des liens sociaux forts s’établissent entre collègues et se maintiennent dans le temps (Lachman, Larose et Pénicaud, 2010). Or, ce sont ces possibilités que les réformes successives du réseau de la santé et des services sociaux du Québec ont dramatiquement réduites, en imposant notamment une intensification accrue du travail des intervenants et intervenantes de la protection de l’enfance (Le Pain et collab., 2021 ; Le Pain et collab., sous presse). Les DE exprimées par les intervenantes et intervenants sociaux, qui teintent négativement, voire compliquent considérablement les relations professionnelles avec leurs gestionnaires et collègues, sont ainsi symptomatiques de collectifs de travail affaiblis.

Conclusion

Les DE des intervenants sociaux en protection de l’enfance sont l’expression d’une détresse psychologique individuelle évidente, mais la généralisation de leurs manifestations commande de s’attarder à leurs dimensions collectives. Les facteurs organisationnels et conjoncturels, dont plusieurs mettent en cause les dernières réformes du réseau de la santé et des services sociaux inspirées de la nouvelle gestion publique, ont déjà été identifiés comme sources des difficultés vécues par ces intervenants, y compris celles d’ordre émotionnel (Le Pain, 2020 ; Grenier et collab., 2016 ; Boucher, Grenier et Bourque, 2017 ; Le Pain et collab., 2021 ; Le Pain et collab, sous presse ; Grenier, Bourque et St-Amour, 2016). Cet article a permis de faire un pas de plus dans l’analyse des DE en montrant qu’elles ont des répercussions sur les relations professionnelles avec les gestionnaires et les collègues et aussi sur les collectifs de travail au sein du système de protection de l’enfance. Plus précisément, l’analyse montre que les dernières restructurations du réseau de la santé et des services sociaux ont entravé l’entraide et la coopération entre collègues – des dimensions pourtant essentielles à l’exécution des mandats professionnels en protection de l’enfance – en favorisant au contraire l’instauration de relations tendues avec les gestionnaires et plus conflictuelles avec les collègues. Dans son rapport récemment déposé, la CSDEPJ (2021) fait d’ailleurs mention à plusieurs reprises de ses préoccupations à l’égard d’un travail d’intervention auprès des enfants et des familles effectué aujourd’hui « en silo » et marqué par un déficit d’actions collaboratives. Elle constate également « que l’encadrement offert [aux intervenants en protection de l’enfance] ne répond pas à leurs besoins, sur le plan tant clinique qu’émotionnel » et « que les gestionnaires, de leur côté, ne disposent pas des conditions nécessaires pour bien soutenir les intervenantes » (CSDEPJ, 2021, p. 363). Ce soutien lacunaire des gestionnaires à l’endroit des intervenantes et intervenants sociaux se traduit alors par des difficultés de travail demeurées irrésolues, auxquelles les collectifs de travail affaiblis peinent à offrir des réponses en matière tant d’entraide et de coopération que de mise en débat du travail et de son organisation. Ainsi coupés des marges de manoeuvre collectives qui permettraient de rectifier la situation, les intervenantes et intervenants sociaux se retrouvent dès lors professionnellement isolés, c’est-à-dire seuls face aux incohérences d’une tâche intensifiée et à la dégradation de leurs conditions de pratique. Dépouillés ainsi des défenses collectives pour parer aux « agressions » ou difficultés du travail (Davezies, 2015), il ne leur reste plus que les stratégies de défenses individuelles, se traduisant bien souvent par des DE vécues et interprétées comme l’expression de défaillances individuelles, plutôt qu’un rapport de force collectif à redresser.

Tableau 1

Critères de diversification de l’échantillon des intervenants sociaux (n = 31)

Critères de diversification de l’échantillon des intervenants sociaux (n = 31)

-> See the list of tables