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Introduction

Notre article s’intéresse à la manière dont le dialogue social en entreprise se transforme lorsque les échanges se déroulent en ligne et à distance. Défini par l’Organisation internationale du Travail (OIT) comme étant l’ensemble des interactions entre le syndicat et le patronat ayant pour but la négociation, l’information ou la consultation, le dialogue social avait très largement résisté aux appels de la numérisation jusqu’à tout récemment (Dubertrand, 2020). Néanmoins, en raison de la pandémie de COVID-19 et des périodes de confinement qui en ont découlé, les rencontres physiques ont soudainement dû être remplacées par des interactions à distance à l’aide d’outils numériques.

Or, la littérature a démontré depuis longtemps que les espaces de dialogue et les moyens de communication façonnent de manière substantielle le jeu entre acteurs et leur rapport de pouvoir (Dale, Kingma et Wasserman, 2018). Ainsi, la soudaine numérisation du décor du dialogue social nous amène à nous interroger sur la manière dont les acteurs adaptent leur posture à cette nouvelle réalité. Plus fondamentalement, elle appelle à étudier comment évolue l’équilibre des pouvoirs entre les employeurs et les syndicats dans de pareilles circonstances. Ainsi, notre article propose d’étudier comment les rituels de dialogue social, souvent bien ancrés dans des espaces physiques et codifiés depuis longtemps, se transforment lorsque les interactions deviennent virtuelles.

À notre connaissance, si les effets de la pandémie sur les systèmes de relations de travail (Ajzen et Taskin, 2021) commencent à faire l’objet de travaux, rien, ou presque, n’a été écrit dans la littérature au sujet de la numérisation du dialogue social. La littérature qui s’intéresse depuis près de 20 ans aux effets des technologies sur les relations de travail (Diamond et Freeman, 2002) s’est essentiellement concentrée sur la question du renouveau syndical (Geelan, 2021; Pasquier, Daudigeos, et Barros, 2020). En revanche, ces travaux n’abordent pas la question des relations en ligne entre les syndicats et les employeurs, les acteurs ayant jusqu’alors très largement résisté aux appels du numérique. La question de la numérisation du dialogue social constitue donc encore un angle mort de la littérature.

Pour mieux cerner comment le jeu des acteurs du dialogue social est affecté par la soudaine numérisation de son décor, nous mobilisons ici le cadre théorique développé par Goffman (1973), dans lequel les interactions se déroulant dans le monde social sont métaphoriquement comparées à celles d’une pièce de théâtre. En adoptant la métaphore théâtrale de Goffman, nous nous proposons d’étudier l’évolution dramaturgique du dialogue social lorsque sa scène et ses coulisses se dématérialisent. Dans un premier temps, nous proposons d’étudier comment, lorsqu’ils sont sur scène, les acteurs syndicaux et patronaux adaptent la théâtralité de leurs interventions. Deuxièmement, nous proposons d’analyser l’évolution des interactions en coulisse lorsque les rencontres physiques deviennent impossibles.

Pour étudier empiriquement notre question de recherche, nous avons réalisé 23 entretiens avec des acteurs impliqués dans le dialogue social en France, dont 13 acteurs représentant la partie syndicale et 10 qui représentent la partie patronale. Tout d’abord, les résultats mettent en évidence comment, sur scène, la dimension dramaturgique du dialogue social s’étiole sous les effets combinés de différents mécanismes : perte du caractère théâtral et évitement pour la relation entre syndicats et employeurs, et isolement et désynchronisation pour l’équipe syndicale. De plus, notre étude empirique souligne comment, dans les coulisses du dialogue social, le passage au numérique se traduit globalement par un appauvrissement des échanges, à l’exception des relations basées sur des liens forts. Fort de ces constats, notre article propose deux contributions principales à la littérature. Premièrement, le passage en ligne tendrait à accentuer les logiques préexistantes : la confiance se trouverait renforcée dans le cadre d’un dialogue intégratif et la défiance aggravée dans le cadre d’interactions distributives. Deuxièmement, nous postulons que les changements observés peuvent concourir à une perte de pouvoir pour la partie syndicale.

L’article se divise en cinq parties. La première présente notre cadre d’analyse, inspiré des travaux de Goffman (1973). La deuxième décrit notre démarche méthodologique qualitative. La troisième partie présente les résultats de la recherche en examinant les effets du numérique sur le dialogue social sur scène et en coulisse. Dans la quatrième partie, nous discutons des principales contributions de notre étude. Enfin, la conclusion identifie à la fois les limites de notre étude et les pistes de recherche qu’elle ouvre.

Cadre d’analyse : une approche goffmanienne du dialogue social

Afin de saisir les effets du numérique sur le dialogue social, nous proposons d’élaborer un cadre d’analyse inspiré des travaux de Goffman (1973). À notre connaissance, Friedman (1994) et Khalidi (2014) sont les deux principaux universitaires à s’être appuyés sur les écrits de Goffman pour éclairer les dynamiques du dialogue social. Tout comme ces auteurs, nous bâtissons un cadre d’analyse articulé autour de deux principaux axes. Le premier axe porte sur les lieux des interactions et propose une distinction entre la scène ainsi que les coulisses du dialogue social. Le second axe concerne les acteurs impliqués dans les interactions. Il distingue les relations entre syndicats et employeurs d’une part, et les interactions à l’intérieur même de l’équipe syndicale d’autre part (Friedman, 1994).

La dimension dramaturgique du dialogue social sur scène

Le premier espace de dialogue social à considérer est celui de la scène. Il correspond aux lieux et aux situations où se tiennent les réunions officielles entre syndicats et employeurs (Khalidi, 2014). Les efforts des acteurs sont concentrés sur la mise en scène d’un rôle crédible, soit celui du syndicaliste ou du gestionnaire dans le cadre du dialogue social. Chaque acteur déploie alors un ensemble de techniques dramaturgiques à cette fin. Comme l’a savamment démontré Raymond Friedman (1994), la dramaturgie du dialogue social sur scène répond à des dynamiques clairement distinctes lorsqu’il implique des interactions entre parties patronales et syndicales ou bien uniquement des interactions au sein de la partie syndicale.

Interactions sur scène entre syndicats et employeurs

La dramaturgie des relations entre syndicats et employeurs sur scène se caractérise premièrement par la présence de rôles antagonistes. En effet, le rôle des syndicalistes se construit avant tout en opposition à l’employeur. Pour Friedman (1994), si le jeu d’acteur des protagonistes du dialogue social se bâtit, parfois jusqu’au grotesque, autour de figures en opposition, c’est principalement pour lever tout risque d’ambiguïté vis-à-vis de leurs mandants. Ainsi, le travail scénique des syndicalistes vise essentiellement à signaler aux travailleurs que leur mission première est bien de défendre leurs intérêts face à la partie patronale, plutôt que d’entretenir de bonnes relations avec cette dernière.

Afin d’assurer la crédibilité de leur rôle d’opposant, les acteurs s’appuient sur différentes techniques de dramatisation qui visent, selon Goffman (1973), à « donner un éclat et un relief dramatiques à des faits qui, autrement, pourraient passer inaperçus ou ne pas être compris » (p. 31). Ainsi, les intonations, la gestuelle, l’attitude physique ou même les habits et les accessoires sont autant d’éléments qui permettent à un acteur de crédibiliser son rôle.

Par ailleurs, Goffman indique que la performance des acteurs est, dans une large mesure, ajustée aux réactions qu’ils perçoivent du public. Ainsi, en fonction de l’enthousiasme, du scepticisme ou encore du désintérêt qu’il perçoit auprès de son auditoire, un acteur ajustera en permanence sa performance. Plus précisément, un acteur cherchera à générer des réactions qui soient le plus possible alignées avec le rôle endossé publiquement. Par exemple, il cherchera à susciter de la colère chez des adversaires ou, au contraire, à obtenir l’approbation de ces partenaires.

Enfin, Friedman (1994) souligne que les besoins de théâtralisation des parties syndicales et patronales sont loin d’être symétriques. L’auteur indique en effet que la théâtralisation des prises de parole sur scène constitue une source essentielle de pouvoir pour les syndicats. A contrario, la partie patronale peut généralement s’appuyer sur des ressources de pouvoir plus nombreuses et variées. Cette asymétrie invite alors à se pencher plus spécifiquement sur les interactions au sien même de l’équipe syndicale.

Interaction sur scène au sein de l’équipe syndicale

Goffman (1973) appelle « équipes » les groupes d’acteurs agissant de manière coordonnée et poursuivant un même but. Dans le cadre du dialogue social, la partie syndicale correspond typiquement à cette définition de l’équipe.

Sur scène, chaque équipe doit veiller à la cohérence de la performance de chacun des membres. Chaque fausse note dans l’interprétation risque de ruiner les effets générés par la représentation collective. Un directeur d’équipe aura alors la mission d’assurer la distribution des rôles et de veiller à leur juste exécution. Dans le cadre des relations de travail, ce travail de direction scénique revient généralement au leader syndical dont la mission consiste à « coordonner les émotions, les perceptions et les comportements » des membres de son équipe (Friedman, 1994, p. 71). Ainsi, une partie de ce travail de coordination se produit nécessairement sur scène, au cours même de la représentation. Il repose sur de subtils procédés de communications, car, comme le souligne Goffman (1973, p 102-103), « pour qu’une représentation ait de l’effet, il est important que l’on cache et que l’on tienne secrètes l’ampleur et la nature de la coopération qui permet cette représentation ».

La dimension dramaturgique du dialogue social en coulisse

En coulisse, la dramaturgie des interactions suit une logique à la fois différente et complémentaire de celle produite sur scène. Selon Goffman, les coulisses correspondent aux espaces et aux situations où les acteurs peuvent enfin faire tomber leurs masques. Protégés de la pression exercée par le regard du public, les acteurs abandonnent alors également leurs stratégies de dramatisation : se jouent alors des interactions à la fois plus authentiques, intimes et sincères. Transposée au théâtre du dialogue social, la notion de coulisse correspond à toutes les arènes officieuses des interactions, soit les salles de réunion adjacentes à la salle de réunion principale, les cafés, les restaurants, la machine à café ou les bureaux des acteurs tiers (Khalidi, 2014). Tout comme le jeu sur scène, les interactions en coulisse répondent à des logiques très distinctes selon qu’elles impliquent conjointement les parties syndicales et patronales ou uniquement les membres de l’équipe syndicale.

Interactions en coulisse entre syndicats et employeurs

Pour Khalidi (2014) comme pour Friedman (1994), les interactions en coulisse entre employeurs et syndicats jouent un rôle très largement complémentaire à celui des interactions sur scène. N’étant plus soumis au jugement de leur public, les acteurs ont le loisir d’abandonner leur rôle d’opposant. Se faisant, la dynamique du dialogue social se trouve radicalement changée. Pour Friedman, alors que la scène du dialogue social est avant tout un espace d’affrontement, les coulisses constituent, au contraire, un espace où la recherche d’un accord devient l’objectif premier. Alors que la dynamique d’opposition sur scène enferme les acteurs dans une logique distributive, leurs interactions dans les coulisses permettent de tisser des relations nourries de franchise, d’ouverture et de sincérité, ce qui facilite un dialogue social plus intégratif (Walton et McKersie, 1991).

Interaction en coulisse au sein de l’équipe syndicale

Les coulisses jouent également un rôle primordial pour l’équipe syndicale. Les interactions qui s’y passent servent avant tout à préparer le jeu de l’équipe sur scène. Selon Goffman (1973), « c’est là qu’on fabrique ouvertement l’impression et l’illusion. C’est là que l’équipe peut faire ses répétitions [...] C’est là qu’on peut éduquer les membres défaillants de l’équipe » (p. 110). Les interactions en coulisse possèdent donc avant tout une portée stratégique, dans la mesure où elles servent à soutenir la performance scénique des membres de l’équipe syndicale. Néanmoins, Friedman souligne que les interactions d’équipe en coulisse possèdent également une dimension sociale. Ces moments d’intimité sont en effet mis à profit pour forger l’esprit d’équipe et l’identité collective en renforçant les liens d’intimité qui unissent les membres. Friedman (1994) constate ainsi que lors de ces rencontres en coulisse, les interactions visent, au travers de l’humour et d’anecdotes, à souligner les qualités intrinsèques des membres de l’équipe et leurs forces collectives, mais aussi à pointer du doigt l’équipe adverse dont les défauts et les erreurs font l’objet d’un dénigrement systématique.

Dramaturgie du dialogue social : pouvoir et nature des relations de travail

Inspirés par les travaux de Goffman, nous avons établi un cadre d’analyse pour étudier les transformations du dialogue social lorsque son théâtre devient virtuel. Cet appareillage conceptuel nous permettra de réfléchir, plus fondamentalement, à deux enjeux clés des relations de travail.

Tout d’abord, nous nous interrogerons sur la manière dont la virtualisation du dialogue social affecte le pouvoir respectif des acteurs. En effet, comme l’ont très justement démontré Benford et Hunt (1992), la capacité à théâtraliser avec justesse son rôle constitue une source évidente de pouvoir, car elle crédibilise et renforce les rôles de leader et d’opposant. L’évolution de la dynamique dramaturgique est donc susceptible de faire évoluer le rapport de force entre syndicats et employeurs.

Deuxièmement, cette approche nous permettra de réfléchir aux effets de la virtualisation des échanges sur la nature même des relations de travail. Plus spécifiquement, nous questionnerons comment la confiance et l’empathie entre les acteurs sont affectées par ces transformations (Harrisson, 2003). Nous tâcherons alors de comprendre dans quelle mesure les outils numériques favorisent des dynamiques intégratives ou, au contraire, distributives dans le dialogue social (Walton et McKersie, 1991).

Forts de ce cadre conceptuel, nous allons maintenant présenter la démarche méthodologique déployée pour étudier ce phénomène.

Méthode

Étant donnée la nature exploratoire de notre questionnement, nous avons opté pour une stratégie de recherche essentiellement qualitative, nourrie par des entretiens réalisés auprès d’acteurs du dialogue social en France.

Spécificités du dialogue social « à la française »

Notre enquête s’ancre dans le contexte français des relations de travail. Malgré les différences institutionnelles marquées entre les modèles français et nord-américain (Lapointe, 2016), la littérature existante souligne que lorsque l’on s’intéresse plus spécifiquement aux dimensions dramaturgiques et stratégiques du dialogue social, les différences entre les deux systèmes de relation de travail s’estompent largement (Dupuis, 2018). À titre d’exemple, les travaux de Khalidi (2014), qui reposent sur des observations empiriques réalisées en France, s’insèrent sans peine dans le cadre théorique de Friedman (1994) pourtant développé dans le contexte états-unien.

Néanmoins, certaines spécificités du système français, dont le modèle se distingue par une « gouvernance associative centrée sur l’État » (Eurofound, 2018), méritent d’être prises en considération pour comprendre comment s’y structure le jeu entre acteurs.

Premièrement, le dialogue social en France est un processus largement encadré par la loi. Ainsi, une part prépondérante des processus d’information, de consultation et de négociation est imposée par le législateur, qu’il s’agisse du contenu ou du calendrier. À titre d’illustration, les employeurs sont légalement tenus d’informer annuellement les représentants des salariés sur la marche de l’entreprise et de les consulter au sujet de leurs politiques économique et sociale ainsi que de leur stratégie d’entreprise (Loi no 2018-217 du 29 mars 2018). La loi institue également des négociations annuelles obligatoires, qui portent essentiellement sur la fixation des salaires (Article L132-27 du Code du travail).

Deuxièmement, le modèle français de relations de travail repose sur le pluralisme syndical. Cela implique que plusieurs syndicats peuvent coexister et être considérés comme représentatifs au sein d’une même « unité de négociation ». Cette particularité influence donc fortement le jeu de la partie syndicale, dans la mesure où plusieurs organisations peuvent se retrouver en situation de concurrence, mais peuvent également opter pour des stratégies de coopération (désignées comme « intersyndicales »).

Enfin, de manière plus contextuelle, il convient de noter que les ordonnances Macron ont largement remodelé les espaces de dialogue social en France. Cette réforme, dont la mise en oeuvre dans les entreprises s’est étalée de 2018 à fin 2019, s’est notamment traduite par la fusion de toutes les instances de représentation du personnel au sein d’un Comité social et économique (CSE) unique.

Cueillette des données

Notre enquête repose essentiellement sur des entretiens semi-directifs, un matériau empirique également largement privilégié par Khalidi (2014) et Friedman (1994). Ces entretiens ont été réalisés en collaboration avec l’association Réalité du dialogue social (RDS), dont la mission est de promouvoir le dialogue social et de témoigner de son utilité. Apartisane, RDS est partenaire de l’ensemble des principales confédérations syndicales de salariés de France (CGT, Cfdt, FO, Cftc et CFE-CGC) ainsi que de la plupart des syndicats patronaux (Medef, CPME, U2P, UDES)[1].

Les entretiens ont été réalisés entre juin et août 2020, dans la foulée du premier confinement strict qui s’est déroulé en France du 17 mars au 11 mai 2020. Bien qu’un premier déconfinement ait été décrété en France à la mimai 2020, l’essentiel du dialogue social a continué de se tenir à distance durant notre enquête de terrain. Notre étude s’est tout autant intéressée aux processus d’information et de consultation qu’à ceux de négociation du dialogue social. Cependant, au cours de la période couverte, les acteurs interrogés s’étaient principalement livrés à des processus d’information et de consultation (sur l’évolution de l’organisation du travail, de la situation financière de l’entreprise et de l’emploi, notamment) et relativement peu à ceux de négociation.

Notre stratégie d’échantillonnage a été élaborée en tenant compte à la fois de notre questionnement de recherche et du contexte très particulier de la crise sanitaire (Robinson, 2014). Tout d’abord, nous avons privilégié un déploiement rapide du travail d’enquête pour profiter pleinement de l’effet de contraste à la suite de la numérisation soudaine et totale du dialogue social. La conduite d’entretiens portant sur des situations nouvelles et récentes permet en effet de faire ressortir des éléments, qui, plus tard, auraient pu être passés sous silence, car considérés comme banals ou routinisés. De plus, il nous a fallu composer avec un niveau inhabituel d’incertitude concernant la disponibilité des interlocuteurs potentiels. Étant donné cet ensemble de contraintes et d’opportunités, nous avons opté pour une méthode d’échantillonnage mêlant « stratégies de réseaux » et « appel au volontariat » par l’entremise de LinkedIn (Morse, 1991) en partenariat avec RDS.

Cette stratégie nous a permis de constituer un panel équilibré, aligné avec notre besoin d’approcher les transformations tant du point de vue patronal que syndical. Ainsi, 23 entretiens ont été menés, dont 13 avec des personnes occupant des fonctions syndicales et 10 représentants de la partie patronale (cf. Tableau 1). Nos interlocuteurs sont issus d’une grande diversité de secteurs économiques (public et privé, services et industrie) et travaillent très majoritairement dans de grandes organisations. Par ailleurs, à l’exception d’un cas, les syndicalistes et les représentants d’employeur que nous avons interrogés n’appartiennent pas à la même organisation.

Tableau 1

Liste des personnes rencontrées

Liste des personnes rencontrées

n.s. = non significatif

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Les entretiens, d’une durée moyenne de trente minutes, étaient articulés autour de trois blocs principaux. Le premier bloc de questions visait à contextualiser l’usage du numérique et portait essentiellement sur la nature du dialogue social avant l’arrivée de la crise ainsi que sur la maturité technologique des acteurs. Le second bloc de questions visait à décrire les caractéristiques du dialogue social numérisé, plus précisément la fréquence des interactions, les outils utilisés ou les règles particulières mises en oeuvre. Le troisième bloc de questions visait à mieux cerner les changements induits par la numérisation du dialogue social et à en saisir les opportunités et les contraintes.

Analyse des données

Notre stratégie d’analyse des données s’appuie sur un travail de codage thématique et déductif réalisé à l’aide du logiciel Atlas.ti. Les thèmes préalablement établis s’inspirent directement des travaux de Goffman (1973) et de leur application dans le champ spécifique des relations de travail (Friedman, 1994; Khalidi, 2014).

Plus précisément, notre cadre de codage (Miles, Huberman et Saldana, 2013) a été structuré de la manière suivante. Tout d’abord, nous avons codé les entretiens selon l’espace auquel nos interlocuteurs faisaient référence (scène, coulisse ou les deux). Puis, pour les interactions sur scène, nous avons codé les différents effets liés aux interactions avec le public et ceux en lien avec le jeu d’équipe sur scène. Pour les interactions en coulisse, nous avons codé les éléments se rapportant au jeu d’équipe, aux canaux utilisés et aux effets sur la nature des relations avec la partie adverse.

Résultats

Suivant la distinction proposée par Goffman, nous présenterons successivement les transformations du dialogue social lorsque celui-ci se déroule sur scène, puis en coulisse.

Numérisation de la scène du dialogue social

La numérisation des interactions sur scène entraîne, selon nos interlocuteurs, un étiolement de la dramaturgie du dialogue social. Les effets de la transformation numérique sont néanmoins variables selon le type de relations considérées : perte du caractère théâtral et évitement pour la relation entre employeurs et syndicats; isolement et désynchronisation pour l’équipe syndicale.

Interactions sur scène entre les employeurs et les syndicats : perte du caractère théâtral et évitement

Dans la relation sur scène entre syndicats et employeurs, la perte du caractère théâtral des interventions syndicales constitue la principale transformation dramaturgique liée au numérique, ce qui facilite, dans certains cas, les stratégies d’évitement des employeurs (cf. Schéma 1, « effets 1S »).

En présentiel, les représentants des salariés recourent régulièrement à des stratagèmes dramaturgiques pour souligner leurs antagonismes avec l’employeur, mais leur communication en est largement dépouillée lorsque les interactions se déroulent en ligne. Leurs prises de parole sont ainsi nettement moins empreintes de grandiloquence, comme le résume un représentant du personnel :

Côté syndicat […], les gens sont plus calmes et les émotions transparaissent moins. Moins de gens s’emportent. Ils sont sur la réserve.

Entrevue S3

La grande difficulté, voire l’impossibilité, de recourir à la communication non verbale en raison du virage numérique explique en grande partie l’abandon des effets dramaturgiques de la part des représentants du personnel :

Nous avons fait des visio sans caméra du fait du nombre de personnes et des difficultés de connexion. C’est compliqué de faire de la caméra tout le temps. Du coup, il faut verbaliser tout ce qui, en temps normal, n’a pas besoin d’être verbalisé, car on voit dans la réaction des gens en face si l’idée est bien reçue ou s’il faut la retravailler.

Entrevue P3

Ce resserrement sur la communication orale empêche alors les acteurs de recourir à des effets dramaturgiques classiquement mobilisés, tels que la gestuelle et les expressions faciales. Le registre de la communication verbale se retrouve lui aussi passablement contraint. Les variations d’intonation et de rythme dans les prises de parole ne peuvent plus être employées avec autant d’emphase, au risque de rendre le message inaudible.

À cette réduction des moyens d’expression verbale et non verbale s’ajoute une autre barrière à la théâtralisation des interventions syndicales : celle de la coupure avec le public. Faute de pouvoir observer les réactions de l’auditoire, les acteurs syndicaux tendent naturellement à réduire la dimension dramaturgique de leurs interventions, étant incapables de savoir comment est reçue leur performance :

Quand je ne suis pas en physique, je suis incapable de comprendre le ressenti de la personne qui reçoit ma question, il y a toujours des attitudes, des gestes, des postures... Je suis très intéressé par la morphopsychologie, donc quand je pose une question, généralement je sais à quel point la personne s’en fout… ou pas.

Entrevue S1

Ainsi, le travail dramaturgique classiquement réalisé pour soutenir son rôle est abandonné, les acteurs étant incapables d’estimer le niveau de crédibilité de leur performance.

Pour les représentants du personnel, les changements imposés par la technologie sont perçus comme des vecteurs d’appauvrissement et de perte de qualité du dialogue social. Ce faisant, la durée des échanges tend à s’atrophier, comme le déplore un représentant du personnel :

Même sur l’intonation et sur la longueur des échanges, les discussions étaient raccourcies. Généralement, en séance on débordait toujours un peu, mais là ce n’était plus le cas. Les échanges étaient froids, vides.

Entrevue S2

Alors que cette perte du caractère théâtral est avant tout perçue négativement par les acteurs syndicaux, les employeurs semblent au contraire saluer ce changement. Tout d’abord, les représentants de la partie patronale, mais aussi quelques syndicalistes, apprécient la plus grande « efficacité » du dialogue social en ligne. En effet, les réunions tendent à être plus courtes et plus focalisées sur des sujets considérés comme essentiels.

De plus, ils voient d’un bon oeil l’abandon du jeu d’acteur traditionnel et accueillent favorablement le climat relationnel « pacifié », qu’ils jugent plus « constructif ». En somme, ils apprécient les vertus d’un dialogue social apaisé grâce au numérique, où règne une plus grande discipline collective quant aux prises de paroles. L’abandon des stratégies habituelles de gestion des impressions par la partie syndicale apparaît ainsi comme un soulagement :

Le jeu de posture (des représentants des salariés) peut être parfois à l’origine d’irritations, voire venir parfois parasiter le dialogue et donc les négociations. Ça n’était pas possible à travers l’outil numérisé. Du coup, chacun reste dans une tenue respectueuse. Il y a un côté digne.

Entrevue P6

Outre la diminution des irritants, l’appréciation positive des employeurs pourrait, plus fondamentalement, s’expliquer par la possibilité qui leur est offerte d’esquiver les oppositions frontales, au travers de stratégies d’évitement. En effet, nombre de représentants des salariés constatent qu’il devient nettement plus compliqué de contraindre l’employeur à se dévoiler lorsqu’ils sont privés de la possibilité de théâtraliser leurs interventions. Sans cette pression sociale, il devient plus facile pour l’employeur d’éluder certains sujets embarrassants :

Comme la direction n’est pas soumise au regard des autres, c’est plus facile pour elle de traiter les choses comme ça, rapidement.

Entrevue S2

Outre la perte du caractère théâtral des interventions syndicales, la mise en oeuvre de stratégies d’évitement par la partie patronale est également facilitée par l’isolement qui frappe les membres des équipes syndicales.

Interactions sur scène au sein de l’équipe syndicale : isolement et désynchronisation

Concernant les interactions à l’intérieur même de l’équipe syndicale, notre enquête fait apparaître deux effets principaux : l’isolement des membres et la désynchronisation de leurs interventions (cf. Schéma 1, « effets 2S et 3S »).

La première transformation induite par la numérisation du dialogue social est celle de l’isolement des membres. Ici aussi, l’incapacité à recourir à la communication non verbale complique passablement le travail de coordination des équipes syndicales sur scène. Comme l’indique un représentant du personnel :

À cause de la coupure avec le reste des collègues, on se sent plus vraiment élu. On ne met plus le même feu que d’habitude.

Entrevue S7

Ne pouvant saisir les réactions de leurs coéquipiers, de nombreux représentants du personnel préfèrent limiter leurs prises de parole, se plaçant de fait dans une sorte d’auto-isolement :

Le fait que beaucoup de monde écoute sans pouvoir voir les réactions peut effrayer. Les gens ont besoin d’être rassurés quand ils s’expriment. De sentir l’approbation de leurs pairs. Le regard des autres est primordial lorsque l’on s’exprime en public, surtout si vous n’avez pas été formé.

Entrevue S2

Cet isolement provoqué par le numérique entraîne alors une dynamique duale au sein des équipes syndicales. D’une part, la coupure entre coéquipiers provoque un désengagement des membres de l’équipe syndicale. Prenant moins souvent la parole, les membres se sentent moins impliqués dans la dynamique de dialogue social, et leur attention décline au fil des réunions… ce qui rend encore moins probable leur prise de parole.

D’autre part, la marginalisation des membres des équipes syndicales octroie un rôle toujours plus prépondérant aux leaders. Le resserrement des équipes autour d’un interlocuteur unique présente d’ailleurs l’avantage de simplifier les échanges avec la direction. En effet, cela le nombre d’acteurs impliqués dans la discussion et limite les risques de cacophonie. Dans certains cas, l’instauration d’un porte-parole unique par syndicat a même pu être décrétée.

Ainsi se renforce la dynamique duale au sein des équipes syndicales, la centralisation autour du leader contribuant elle-même au désengagement des autres membres. Voici comment le synthétise un responsable des ressources humaines :

Mes équipes ont constaté que ça a fait naître une certaine passivité des élus avec des réunions plus descendantes qu’en présentiel. Moins de participation, moins d’interactivité. Les leaders étaient encore plus leaders et les suiveurs étaient encore plus suiveurs.

Entrevue P2

Par ailleurs, le phénomène d’isolement se trouve amplifié par un autre effet associé à la numérisation : celui de la désynchronisation des interventions des membres. Comme l’indique un représentant des salariés :

On est toujours désynchronisés, on ne peut jamais répondre du tac au tac, c’est impossible. Quand vient votre tour de parole, vous intervenez sur un sujet que tout le monde a déjà oublié.

Entrevue S1

Alors qu’en présentiel les interventions des membres se répondent et s’enrichissent mutuellement, le jeu d’équipe en ligne est soumis à une discipline stricte qui empêche cette dynamique spontanée et interactive.

Tous les acteurs rencontrés indiquent, en effet, que des règles strictes pour les prises de parole ont dû être établies pour les réunions en ligne. Les acteurs syndicaux et patronaux concèdent que l’établissement d’une telle discipline est rendu obligatoire en raison des limites techniques des plateformes de vidéoconférence telles que Zoom ou Teams. Ainsi, seul un strict respect des tours de parole permet d’éviter que les interventions ne se superposent et que les échanges deviennent inaudibles. D’autres dispositifs techniques sont également instaurés pour limiter les risques de brouhaha, tels que l’utilisation du clavardage pour poser des questions à la direction. Il convient de noter que l’imposition de cet ensemble strict de procédures ne saurait être considérée comme un tour de force des employeurs qui auraient profité du passage en ligne pour discipliner les acteurs syndicaux. Nos interlocuteurs s’accordent en effet pour souligner que ces nouvelles contraintes découlent des limites des outils, comme l’indique un gestionnaire en ressources humaines :

On a constaté que les tours de parole étaient respectés, car ils les syndicats] se sont rendu compte que sinon c’était très pénible. Ils n’ont pas accepté de le faire pour faire plaisir à la direction, mais parce que c’était insupportable aussi pour eux.

Entrevue P6

En conséquence de cette discipline imposée par le numérique, les échanges entre acteurs perdent de leur élan naturel. En lieu et place, les acteurs syndicaux estiment que le dialogue social se mue en une multitude d’interventions décousues, où les prises de paroles se suivent et se juxtaposent plus qu’elles ne se répondent. Un représentant déplore l’aspect « monologique » du dialogue social en ces termes :

C’est devenu un peu comme à l’Assemblée nationale : tout le monde parle sans vraiment s’écouter. Peut-être qu’avec un peu de chance, il y en a deux ou trois qui ont écouté, mais c’est tout…

Entrevue S1

Conséquence directe de cette désynchronisation, la création d’une dynamique collective au sein de l’équipe syndicale devient passablement compliquée, voire impossible.

Ici aussi, les parties patronales et syndicales apprécient de manière opposée les effets de la désynchronisation entre représentants des salariés. Loin de déplorer la perte de dynamisme du dialogue social, les employeurs tirent au contraire satisfaction de la moindre coordination des équipes syndicales, car elle contribue à alimenter la perte du caractère théâtral de leurs interventions. Comme l’observe un responsable en ressources humaines :

Certaines organisations syndicales sont dans le spectacle. Et là, elles ont pu totalement être frustrées de ne pas pouvoir interrompre, interpeler… Ce qui correspond à la façon dont elles ont l’habitude de pratiquer le dialogue social.

Entrevue P7

Ainsi, la disciplinarisation des tours de parole entraîne une désynchronisation des équipes syndicales qui se traduit par une disciplinarisation de la parole elle-même.

Finalement, la dramaturgie du dialogue social se trouve percutée par trois effets principaux lorsque sa scène est numérisée : la perte du caractère théâtral, l’isolement et la désynchronisation. Il convient de noter que ces trois effets affectent essentiellement la partie syndicale et ne semblent pas concerner la partie patronale dans des mesures comparables. En effet, aucun de nos interlocuteurs, qu’ils soient représentants des salariés ou des employeurs, n’a fait mention de changement substantiel dans le jeu dramaturgique de la partie patronale, confirmant ainsi l’asymétrie structurelle cernée par Friedman (1994).

En coulisse, les interactions du dialogue social se trouvent-elles aussi fortement bousculées par la dématérialisation des échanges?

Numérisation des coulisses du dialogue social

En raison de l’impossibilité de se rencontrer en personne, les dynamiques des relations « hors scène » sont globalement appauvries, voire empêchées. Néanmoins, le degré d’étiolement des relations en coulisse varie fortement selon la nature des liens entre les acteurs. Ainsi, les relations reposant sur des liens faibles (syndicats-employeurs et intersyndicales) s’appauvrissent passablement, jusqu’à possiblement disparaître. A contrario, au sein d’un même syndicat, les interactions en coulisse se maintiennent et se réinventent malgré la séparation physique, car elles reposent sur des liens plus forts et elles sont nourries d’une plus grande intimité.

Interactions en coulisse entre les employeurs et les syndicats : entre adaptation et abandon

Les interactions en coulisse entre les syndicats et les employeurs, lorsqu’elles existaient, ont passablement diminué avec le passage au numérique (cf. Schéma 1, « effets 1C »). Il convient néanmoins ici de distinguer les relations hors scène à vocation stratégique de celles purement sociales.

Les interactions avant tout sociales pâtissent largement de l’impossibilité des rencontres en présentiel. Certes, les rencontres informelles ont pu, dans certains cas, être en partie substituées par des échanges téléphoniques ou par courriel. Les outils de communication assurent ainsi malgré tout une certaine continuité des relations en coulisse, comme l’indique une responsable en ressources humaines :

J’ai l’habitude de prendre le café avec les élus, j’ai des discussions informelles un peu constamment. Heureusement que le numérique était présent pour pouvoir continuer à discuter.

Entrevue P1

Néanmoins, les acteurs s’accordent pour dire que la qualité des interactions en coulisse s’en trouve fortement dégradée, et qu’elles ne sauraient véhiculer autant d’informations et de convivialité que les réunions hors scène en présentiel.

Concernant les relations de coulisse à visée plus stratégique, dont le but est de soutenir la performance scénique, quelques interlocuteurs ont également fait part de tentatives de recréer des canaux officieux de communication. Ce rétablissement d’échanges informels permet aux parties patronales et syndicales de travailler conjointement pour préparer les réunions officielles, puis de faire un bilan après la réunion pour s’assurer que les messages ont été correctement communiqués et compris. Néanmoins, la mise en oeuvre de coulisses virtuelles pour la négociation semble avoir été nettement moins efficiente, en raison encore de la disparition de la communication non verbale :

J’ai fait un peu de off par téléphone, mais à aucun moment j’ai eu l’interlocuteur en face. Les expressions sur les visages autour d’une table, les gens qui se reculent ou qui s’avancent... Autant d’indices qui comptent beaucoup pour une négo. Ce n’est pas facile de faire sans.

Entrevue P3

Si les relations patronales et syndicales en coulisse sont appauvries, voire empêchées, par la séparation physique, celles au sein de l’équipe syndicale semblent se recréer et se réinventer plus facilement en ligne.

Interactions en coulisse au sein de l’équipe syndicale : réinvention intrasyndicale et désunion intersyndicale

Au sein de l’équipe syndicale, les outils numériques permettent de réinventer des interactions en coulisse au sein d’un même syndicat. Néanmoins, concernant les relations entre différents syndicats, la virtualisation de l’arrière-scène contribue davantage à leur désunion (cf. Schéma 1, « effets 2C et 3C »).

À l’intérieur d’un même syndicat, les membres mobilisent différents outils technologiques pour reconstituer l’intimité des communications en coulisse. Typiquement, ils parviennent à recréer en ligne des espaces de caucus afin de coordonner leurs interventions à l’abri du regard de la direction. Comme l’explique un leader syndical :

Pendant les réunions, on a demandé quelques fois à la direction de se déconnecter pour que les discussions puissent se tenir et je les rappelais dès que c’était fini. Ça nous arrivait et ne changeait pas d’habitude.

Entrevue S3

Cette création d’espaces de coulisse en ligne leur permet alors, en partie, de compenser la fissuration de leur jeu d’équipe sur scène. Messageries et réseaux sociaux sont notamment mis à contribution avant et après les réunions officielles pour déterminer collectivement la ligne à tenir. Comme le précise un leader syndical :

[Lors des réunions], [i]l y avait un représentant par organisation syndicale qui parlait. On avait des groupes WhatsApp derrière pour se mettre d’accord sur les positions, les votes ou les commentaires. On se préparait sur zoom 2, 3 jours avant, on s’envoyait les textes et, par contre, le Jour J on avait un porte-parole.

Entrevue S13

Ces espaces en coulisse mis en place au sein d’un même syndicat permettent aux membres de partager leur ressenti pendant les séances dans l’optique d’aligner à la fois leurs points de vue et leur compréhension des événements. Ces nouveaux espaces officieux peuvent néanmoins être source de confusion. S’y mêlent en effet de manière indistincte les interactions purement amicales et sociales à celles qui sont plus stratégiques pour le syndicat. Selon un responsable syndical :

On finit par s’y perdre. Parce que les gens envoient des blagues ou discutent entre eux.

Entrevue S13

Quant aux relations en coulisse entre différents syndicats, elles semblent plus lourdement affectées par le passage vers le numérique. Nous constatons ainsi un effet de désunion intersyndicale qui s’expliquerait, comme pour les relations entre les syndicats et les employeurs, par la relative faiblesse des liens unissant ces différentes organisations. Comme l’illustre un délégué syndical :

On met en place des groupes WhatsApp au sein d’un syndicat, mais pas avec les autres. Personnellement, j’appelais, mais je n’ai pas fait d’intersyndicalisme alors qu’on a l’habitude d’être très intersyndicaux. On a souffert de ça. Qui doit prendre l’initiative? C’est toujours un peu compliqué entre les syndicats. Alors que lorsqu’on va boire le café, on crée l’occasion de parler de ces choses-là.

Entrevue S6

Le degré d’intimité et de confiance entre les organisations syndicales ne semble donc pas assez élevé pour retisser des liens officieux en ligne. Comme pour les relations entre les employeurs et les syndicats, les acteurs estiment que les relations entre les différentes organisations syndicales sont trop ambiguës, trop peu naturelles et trop facilement sources d’incompréhension pour se risquer à créer des coulisses où la communication est théâtralement appauvrie.

Schéma 1

Synthèse des effets de la numérisation sur la dramaturgie du dialogue social

Synthèse des effets de la numérisation sur la dramaturgie du dialogue social

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Discussion

À la suite des épisodes de confinement et de distanciation imposés par la pandémie de COVID-19, notre article s’est intéressé à la manière dont le dialogue social se transforme lorsque les interactions passent au numérique. Notre analyse conclut à une dédramatisation des interactions sur la scène du dialogue social et à un étiolement des relations en coulisse. Sur la base de ces constats empiriques, deux principales contributions sont proposées. La première porte sur les effets du numérique sur la logique du dialogue social. Elle suggère que le passage en ligne pourrait renforcer les logiques préexistantes : la confiance se trouverait renforcée dans le cadre d’un dialogue intégratif et la défiance aggravée dans le cadre d’interactions distributives. La seconde contribution s’intéresse au rapport de force entre les syndicats et les employeurs et suggère que le passage au numérique pourrait accroître l’asymétrie des pouvoirs en faveur de la partie patronale.

Effets de la numérisation sur le modèle de dialogue social

Les résultats de notre étude interrogent tout d’abord la manière dont le numérique influence le modèle de dialogue social. En comparant nos résultats à la littérature sur la confiance entre l’employeur et le syndicat (Harrisson, 2003), nous formulons l’hypothèse que les interactions numériques contribuent à renforcer les logiques préexistantes de dialogues sociaux (distributives ou intégratives) plutôt qu’à les atténuer.

Nous formulons tout d’abord l’hypothèse que, lorsque le dialogue social s’inscrit dans une logique intégrative basée sur la confiance, le passage au numérique contribuera à maintenir, voire renforcer, cette dynamique collaborative. Harrisson (2003) met notamment en évidence trois facteurs contribuant à l’évolution positive de la confiance : un climat de discussion calme, une attention active portée à la partie adverse et une fréquence élevée des interactions. Or, nos résultats indiquent que ces trois éléments sont renforcés au travers de la numérisation du dialogue social. Ainsi, la perte du caractère théâtral des interventions syndicales contribue à priori à générer un climat apaisé entre acteurs, ce qui semble nourrir le dialogue et la compréhension mutuelle plutôt que la défiance et l’opposition. Dans la même veine, l’imposition de tours de parole stricts devrait faciliter l’écoute, et donc la compréhension mutuelle. Troisièmement, débarrassés des contraintes logistiques, les acteurs ont la possibilité de se rencontrer plus fréquemment, cette évolution ayant été constatée auprès de l’ensemble de nos interlocuteurs. Ainsi, les effets cumulés de ces trois facteurs pourraient, dans des contextes de dialogues sociaux intégratifs, renforcer la collaboration entre les syndicats et les employeurs.

Corollaire de notre première hypothèse, nous suggérons deuxièmement que lorsque le dialogue social s’inscrit de manière dominante dans une dynamique distributive basée sur la défiance, le numérique contribuera à nourrir les antagonismes entre les employeurs et les syndicats. Toujours sur la base des critères établis par Harrisson (2003), et en dépit de l’apparente pacification des relations suggérée par nos résultats, nous estimons en effet que la numérisation des interactions peut alimenter un cercle d’incompréhension et d’opacité lorsque les relations sont basées sur la défiance.

Tout d’abord, les acteurs indiquent clairement qu’un ordonnancement plus strict des tours de parole ne se traduit pas systématiquement par une plus grande écoute. Les effets d’isolement et de désynchronisation mis en évidence dans cette recherche soulignent au contraire que le manque de spontanéité peut dégrader la qualité d’écoute des parties prenantes. Par ailleurs, comme le rappelle Friedman (1994), la théâtralisation des prises de parole est également un moyen utilisé pour envoyer des signaux à la partie adverse. Le fait d’être privé de cette communication non verbale crée une forme d’opacité concernant les intentions des acteurs. Cet appauvrissement de la communication concourt alors à réduire les liens de confiance lorsque ceux-ci sont déjà ténus. Enfin, le déficit de confiance préexistant entre parties patronale et syndicale risque d’être aggravé par la disparition d’interactions en coulisse. En effet, comme le souligne Khalidi (2014) à la suite de Friedman (1994), ces espaces officieux facilitent la compréhension et l’acceptation mutuelle.

Outre les effets de renforcement des logiques préexistantes, la numérisation du dialogue social remet en question l’évolution du rapport de force entre les employeurs et les syndicats.

Effets sur les relations de pouvoir entre les acteurs

Notre deuxième contribution s’intéresse aux effets du numérique sur le rapport de force entre les syndicats et les employeurs. De manière générale, la perception globalement positive des acteurs patronaux et celle globalement négative des acteurs syndicaux laissent penser que le passage vers le numérique n’a pas profité équitablement aux deux parties. En comparant nos résultats aux approches théoriques sur le pouvoir syndical (Levesque et Murray, 2010), nous formulons l’hypothèse que la numérisation du dialogue social tend à limiter les ressources et les capabilités syndicales. Plus précisément, il apparaît que le passage au numérique réduit les ressources temporelles à la disposition des syndicats, de même qu’il limite leurs capabilités de cadrage et d’intermédiation.

Premièrement, les capabilités d’intermédiation de la partie syndicale sont mises à mal par les effets d’isolement et de désynchronisation. Les capabilités d’intermédiation sont définies par Levesque et Murray (2010) comme les capacités à concilier des intérêts divergents, à stimuler des collaborations et à articuler des réseaux. Or, l’exercice de ces habiletés semble très largement empêché en ligne. En effet, les acteurs syndicaux se trouvent très largement privés des mécanismes grâce auxquels ils parviennent, en temps normal, à créer des convergences et des dynamiques collectives. La fissuration du bloc syndical, due aux effets de l’isolement et de la désynchronisation, réduit donc passablement la base de solidarité interne (Silver, 2003) sur laquelle s’appuie normalement le pouvoir des organisations syndicales.

Deuxièmement, les capabilités narratives des syndicats semblent également appauvries lorsque les échanges se déroulent en ligne. Définies comme la capacité des acteurs syndicaux à cadrer les termes des débats et à construire la réalité (Levesque et Murray, 2010), ces capabilités se trouvent diminuées sur scène par les trois effets suivants : la perte du caractère théâtral, l’isolement et la désynchronisation. Ce faisant, la partie syndicale semble avoir plus de difficultés à acculer la partie patronale lors des joutes oratoires en raison de sa moindre capacité à imposer un agenda et à formuler un contre-discours. Les employeurs jouissent alors d’une plus grande latitude pour esquiver les demandes syndicales.

Troisièmement, la numérisation du dialogue social se traduit par une perte de ressources temporelles pour la partie syndicale. Les recherches en relations industrielles ont en effet mis en évidence que le « facteur temps » fait partie des leviers sur lesquels s’appuient les acteurs syndicaux pour peser dans le rapport de force (Bacon et Blyton, 2007), comme le fait d’étendre les procédures, de faire durer les réunions, de ralentir les projets de l’employeur, etc. Or, le passage au numérique semble fortement contraindre la capacité des représentants des salariés d’utiliser ce facteur.

En outre, la partie syndicale semble pénalisée par l’affaiblissement de ses capabilités d’intermédiation et de cadrage, ce à quoi s’ajoutent de plus grandes difficultés à mobiliser les ressources temporelles. Avec cette diminution du pouvoir des syndicats, il devient plus facile pour les employeurs de mettre en oeuvre des stratégies d’évitement et de marginalisation (Laroche et Bernier, 2016).

Conclusion

Si notre étude exploratoire a permis de dresser certains constats, des limites inhérentes laissent en suspens un certain nombre de questions, qui, à nos yeux, méritent d’être explorées. Trois pistes de recherche nous semblent particulièrement prometteuses.

Une première avenue de recherche consisterait à prendre en compte le facteur temporel dans la transformation du dialogue social. La réalisation d’une étude longitudinale permettrait tout d’abord de mesurer les effets d’apprentissage des outils numériques. Elle permettrait également de mieux cerner les effets de ces outils sur l’ensemble d’un cycle de dialogue social, incluant des processus complets d’information, de consultation et de négociation. Elle permettrait enfin d’isoler les éléments contextuels susceptibles de brouiller l’analyse, tels que la pandémie de COVID19 ou encore les réformes du Code du travail.

Une seconde piste à considérer porte sur l’analyse des facteurs de contingence. De futurs travaux pourraient ainsi chercher à mieux comprendre comment les effets du numérique varient selon la taille de l’organisation, le nombre de personnes siégeant dans les instances de dialogue social, la finalité de ces instances (information, consultation ou négociation) ou encore la nature des sujets discutés (emploi, rémunération, organisation du travail, conciliation travail-famille, etc.).

Enfin, l’analyse de facteurs relationnels pourrait être une troisième avenue de recherche particulièrement porteuse. De futures études pourraient tâcher de cerner plus finement comment l’historique des relations de travail, et notamment la nature distributive ou intégrative des relations syndicales et patronales, influence la manière dont les acteurs se saisissent des outils numériques. À cet égard, la typologie de Boxall et Haynes (1997) qui distingue quatre attitudes syndicales face au changement pourrait être un point de départ tout à fait prometteur. Pareille analyse devrait ainsi nous permettre de mieux comprendre les processus vertueux et vicieux de la numérisation du dialogue social que notre étude a commencé à esquisser.