Abstracts
Résumé
Dans un contexte d’affaiblissement du dialogue social en général et de la légitimité des syndicats en particulier, nous proposons dans cet article de renouveler notre regard sur le binôme managers et syndicats à travers un changement de perspective.
Dans le cadre d’une recherche qualitative approfondie menée au sein de l’industrie aéronautique française, nous nous sommes intéressée au dialogue informel quotidien entre les middle-managers et délégués syndicaux à l’échelle de l’atelier (Kochan, Katz et McKersie, 1994). Nous avons cherché à identifier la nature et les conditions du dialogue entre managers et syndicats dans leur activité quotidienne.
Pour ancrer ce changement de perspective, nous utiliserons le concept de dialogue relationnel (Cunliffe et Eriksen, 2011) permettant de dépasser l’approche traditionnelle de dialogue social et pour en éprouver autrement l’effet.
Nous montrerons alors que le dialogue relationnel, qui est basé sur une qualité relationnelle, une approche processuelle du dialogue et sa dimension polyphonique, permet aux middle-managers d’anticiper les tensions dans les équipes et d’améliorer leurs décisions managériales. Or, ce dialogue relationnel n’est pas perçu de manière positive par toute l’organisation, notamment les responsables des ressources humaines, qui tentent d’en réduire l’impact grâce à la mise en place d’outils de gestion empêchant les arbitrages plus informels issus du dialogue entre les managers et les syndicats.
S’inscrivant dans l’évolution récente des recherches en RI s’enrichissant de cadres conceptuels venant des organizations studies, cet article contribue à tester le concept de dialogue relationnel non pas entre le manager et ses collaborateurs, mais avec des responsables syndicaux. Nous avons ainsi pu identifier des conditions organisationnelles de ce dialogue, ce qui n’avait pas encore été fait. En effet miroir, l’application du concept de dialogue relationnel dans une situation de relations professionnelles permet d’enrichir l’approche pluraliste en soulignant à la fois ses potentialités et l’importance des conditions nécessaires à ce type de dialogue.
Précis
En partant du concept de dialogue relationnel développé par Cunliffe et Eriksen (2011), nous proposons un changement de perspective dans l’étude du duo manager-syndicat. Sur la base d’une recherche qualitative menée dans une industrie aéronautique (31 entretiens), nous avons étudié la nature et les conditions du dialogue entre managers et syndicats dans leur activité quotidienne. Nos résultats permettent d’illustrer les trois dimensions du dialogue relationnel, à savoir un dialogue basé sur la qualité relationnelle, qui prend en considération sa dimension processuelle qui s’étend dans le temps et qui est de nature polyphonique prenant en compte les différents points de vue qui peuvent s’exprimer. À partir de ces dimensions, il appert que deux conditions sont nécessaires pour que le dialogue relationnel entre les managers et les syndicats puisse effectivement avoir lieu : l’autonomie des managers et l’existence de marges de manoeuvre plus informelles qui permettent au dialogue de s’inscrire dans une réalité, en autorisant des arbitrages qui n’auraient pas eu lieu sans ce dialogue, ou pas de la même manière.
Mots-clés :
- managers intermédiaires,
- syndicats,
- dialogue relationnel,
- pluralisme
Abstract
In a context of weakening social dialogue in general and the legitimacy of trade unions in particular, we propose in this article to take a fresh look at the manager/trade union pairing through a change of perspective.
In the framework of an in-depth qualitative research in a French aeronautical industry, we are interested in the daily informal dialogue between middle-managers and union representatives at the shop floor level (Kochan, Katz and McKersie, 1994). This reversal allows us to develop a new perspective on the role and legitimacy of unions in an organisation.
To anchor this change of perspective, we will use the concept of relational dialogue (Cunliffe and Eriksen, 2011) to go beyond the traditional approach of social dialogue and to test its effect in another way.
We will then show that relational dialogue, which is based on relational quality, a processual approach to dialogue and its polyphonic dimension, enables middle managers to anticipate tensions in teams and improve their managerial decisions. However, this relational dialogue is not perceived positively by the whole organisation, especially by human resources managers, who will try to reduce its impact by implementing management tools that prevent the more informal arbitrations resulting from the dialogue between managers and unions.
As part of the recent evolution of IR research, enriched by conceptual frameworks coming from organization studies, this article contributes to test the concept of relational dialogue not between the manager and his employees but with trade union officials. We were thus able to identify the organisational conditions of this dialogue, which had not yet been done. The application of the concept of relational dialogue in an industrial relations situation enriches the pluralist approach by underlining both its potential and the importance of the conditions necessary for this type of dialogue.
Keywords:
- middle managers,
- trade unions,
- relational dialogue,
- pluralism
Article body
1. Introduction
Managers et syndicats : duel ou duo ? En 1986, Kochan, Katz et McKersie publient The Transformations of American Industrial Relations (Kochan, Katz et McKersie, 1994) dans lequel ils soulignent l’influence des managers dans l’évolution des systèmes de relations professionnelles. Ils distinguent trois niveaux de décision dans l’entreprise : le niveau stratégique, appartenant à la direction générale auquel les représentants des salariés ont très peu d’accès, le niveau « intermédiaire », lieu des relations institutionnelles et le niveau local, « l’atelier » où sont observés des arrangements et négociations informelles. Pour autant, les RI n’ont que très peu étudié les interactions managers-syndicats dans l’atelier, notamment parce que la figure du middle-manager n’a jamais été considérée spécifiquement, alors que les relations syndicales sont vraisemblablement différentes à ce niveau de l’organisation. Ceci peut s’expliquer par le fait que la littérature en RI se fait plus souvent le reflet d’une vision anglo-saxonne, où les représentants syndicaux ont pour mission la seule représentation des intérêts collectifs. En Grande-Bretagne par exemple, les syndicats interviennent uniquement dans le cadre de négociations collectives, ce qui est différent en France, où les représentants syndicaux ont aussi pour mission de prendre en charge les remontées individuelles. Ce rôle auprès des salariés sur des questions individuelles entraîne une expérience syndicale différente, et des représentants syndicaux présents dans les entreprises au niveau, justement, de l’atelier. À ce niveau, les managers doivent réaliser des arbitrages quotidiens avec leurs équipes qui, en France, peuvent impliquer directement l’intervention des syndicats. Cela peut être le cas lors de réorganisations d’équipes, des évaluations annuelles et augmentations individuelles ou encore lors d’entretiens de recadrage ou de sanction où le salarié peut demander à être accompagné par un représentant syndical. Il y a donc un intérêt empirique à s’intéresser au rôle des syndicats à l’échelle de l’atelier.
Dans ce contexte, cet article a pour but d’étudier la nature et les conditions du dialogue entre managers et syndicats dans leur activité quotidienne, que nous avons analysées dans le cadre d’une étude de cas sur le site de production d’avions d’un grand groupe aéronautique français.
Le dialogue que nous avons observé est caractérisé par de l’ouverture, de la transparence et surtout une approche pluraliste, c’est-à-dire intégrant les différences de points de vue. Reconnaissant la légitimité des représentants syndicaux, les managers rendent possible un dialogue constructif que nous avons rapproché du concept de dialogue relationnel (Cunliffe, Eriksen 2011), où les syndicats se positionnent en soutien des managers. Toutefois, pour que ce dialogue ait lieu, les managers doivent pouvoir bénéficier d’une certaine autonomie et de marges de manoeuvre. Lorsque l’organisation souhaite limiter l’influence des syndicats, elle met en place des processus de gestion ne laissant plus de place aux actions de gestion plus informelles pratiquées par les managers et les syndicats.
Cet article sera organisé autour de quatre grandes parties. Dans la première partie, nous présenterons la manière dont la littérature appréhende le couple manager-syndicat. Dans une seconde partie, nous exposerons l’étude de cas et les données recueillies. Dans une troisième partie, nous détaillerons les résultats de notre recherche en illustrant la nature du dialogue entre managers et syndicats et les conditions de ce dialogue, ce qui nous permettra, dans une quatrième partie, de mettre en discussion ces résultats.
2. Le couple manager-syndicat en tension dans les relations industrielles
Le rapport employeurs-salariés intègre dès son origine une dimension conflictuelle, qui n’est pas niée au départ, celle-ci étant même considérée comme naturelle (Laroche and Salesina, 2018). Il s’agit donc d’un rapport fonctionnel qui cherche une résolution, soit à travers un rapport de force conflictuel et des rapports dominants, soit par des approches de négociation et de concession. Un des grands tournants sera de considérer que le management doit résoudre les problèmes de mécontentement des salariés, à travers l’organisation du travail et des systèmes de rémunération (Bacon, 2008 ; Giraud, 2007 ; Heery et Frege, 2006 ; Kochan, Katz et McKersie, 1994 ; Renwick, 2003). Pour autant, les syndicats sont considérés comme étant responsables d’induire des pratiques restrictives de management du travail, notamment en contraignant les employeurs sur le coût du travail, l’intensité capitalistique et leurs capacités d’adaptation ((Freeman et Medoff, 1984 ; Laroche, 2006).
Si très peu de recherches se sont intéressées à la dynamique de l’atelier, mis à part les travaux sur la Voice (Hirschman, 2004), c’est-à-dire sur les mécanismes de prise de parole et de participation directe des salariés, Mary Parker Follett est à l’origine d’une de ces rares réflexions sur la relation entre les représentants des salariés et les business managers (1926) qu’elle expose dans une leçon qu’elle a donnée le 6 mai 1926, retranscrite dans l’ouvrage de Metcalf et Urwick en 2004. Elle y remet en cause la perception négative de la présence des représentants du personnel, en réfutant qu’accepter leur présence soit « une concession [faite] aux travailleurs turbulents » (p.167). D’après elle, les syndicats ne menacent pas les managers, au contraire. Elle soutient l’intérêt d’une discussion conjointe, permettant d’associer les représentants du personnel à la conduite de l’activité de l’équipe. Cependant, cette discussion conjointe exige un changement de positionnement du management. En passant d’une logique de contrôle à une logique de fonction, le management peut s’extraire du jeu politique du déséquilibre du pouvoir et reconnaître la pleine légitimité des syndicats à intervenir dans les décisions de gestion de l’entreprise. Le management doit avoir comme mission d’organiser et de fluidifier le travail et non plus de le contrôler.
Cette leçon de MP Follett illustre les craintes qu’entretiennent les managers à l’encontre des syndicats, relayées dans la presse ou communément partagées dans l’opinion publique et que la recherche en sciences de gestion n’a pas non plus vraiment cherché à questionner.
Cependant, une dimension centrale du travail managérial repose sur son activité de dialogue (Cunliffe, 2001 ; Cunliffe et Eriksen, 2011 ; Korica, Nicolini et Johnson, 2017 ; Rouleau et Balogun, 2011). Pour la caractériser, Cunliffe et Eriksen (2011) proposent le concept de dialogue relationnel. Au-delà d’un premier aspect tautologique, le dialogue relationnel permet d’insister sur l’échange et l’attention portés à l’autre. Les managers vont mener à bien leur travail managérial, en construisant une relation avec leurs interlocuteurs et en participant à l’émergence de la réalité organisationnelle grâce au dialogue, ce qui rend compte du rôle de sensemaking du manager (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 2005) qui, dans un contexte organisationnel d’injonctions contradictoires, de paradoxes ou d’incohérences, va créer et donner un sens à l’activité pour ses équipes. Ce processus de sensemaking est central dans le travail managérial, et se fonde principalement sur une activité de dialogue. Le dialogue relationnel se définit par trois dimensions. Tout d’abord, il a une forte dimension polyphonique. Les auteurs font ici référence aux conversations de Bakhtine, qui différencie les discussions monologiques et dialogiques. « Le dialogisme signifie parler avec les autres, non aux autres, comprenant que le sens émerge dans des moments spécifiques de conversation réagissant entre les gens […] Parler avec signifie que tous les points de vue sont partagés et considérés.[1] » (ibid., p.1434) Le dialogue relationnel prend en compte la multiplicité des points de vue et c’est le respect de ces différences qui permet de construire de nouvelles perspectives. Ensuite, le dialogue est vu comme un processus permanent, c’est-à-dire que le dialogue reste toujours ouvert et qu’il faut ainsi l’entretenir dans le temps. « Le dialogisme incarne donc une conversation vivante, sensible aux relations, et la compréhension du fait que les conversations ne sont jamais définitives ; la nécessité d’un dialogue permanent[2] » (Cunliffe et Eriksen, 2011 : 1435). Enfin, la troisième dimension du dialogue relationnel repose sur la question de la qualité relationnelle : Cunliffe reboucle ici sur sa préoccupation dominant l’ensemble de ses travaux : c’est-à-dire la recherche d’un rapport managérial responsable et éthique.
Nous souhaitons aborder la question du dialogue quotidien des managers avec les syndicats avec cette définition du dialogue. Cette proposition de croiser la littérature en organisation avec celle des relations industrielles fait écho au développement récent d’un courant cherchant à proposer plus de ponts conceptuels entre ces deux disciplines afin de renouveler le regard porté sur les syndicats, en s’éloignant volontairement de leur rôle de négociateur institutionnel. Nous pensons par exemple aux travaux de Bourguignon et al. (2019) qui montrent comment les responsables RSE mobilisent les réseaux syndicaux pour contrôler les filiales. Ou encore, à ceux de Ferner et al. (2005) qui rendent compte dans des multinationales du rôle que les syndicats peuvent tenir pour les filiales dans les rapports de pouvoir avec les holdings. Malgré un contexte plutôt antisyndical, les managers des filiales vont parfois préférer fonctionner avec des syndicats pour marquer leur différence par rapport à la holding. Dans ces différents cas, l’utilisation de cadres théoriques venant des organization studies permettent d’éclairer différemment l’apport des syndicats dans les organisations.
3. Contexte de recherche et méthodologie
3.1 Contexte de la recherche
Cette recherche rend compte d’une étude de cas unique dans laquelle nous avons étudié le dialogue des middle managers avec les syndicats dans un atelier de production industriel. Dans le cadre de notre recherche, s’il est aisé de trouver des managers, il est plus difficile de trouver en France une organisation avec des syndicats assez nombreux pour qu’ils aient des représentants présents au niveau de l’atelier. En effet, les taux de syndicalisation en France sont très disparates : ils se situent entre 8 % et 11 %, ce qui est assez faible comparativement aux autres pays de l’Union Européenne (23 % en moyenne). Or, ces taux varient beaucoup en fonction des secteurs (dans l’industrie ou dans les services) et de l’histoire des entreprises. Par exemple, les anciennes entreprises publiques désormais privatisées gardent un fort pourcentage de syndicalisation. Dans l’entreprise que nous avons choisie pour réaliser cette étude de cas, le taux de participation aux élections professionnelles varie entre 60 % et 80 % suivant les sites et anime un dialogue social actif, reconnu en 2020, année de la recherche, par un Trophée du Dialogue Social. Nous avons récolté nos données plus particulièrement dans la division de la production des avions, où 90 % à 100 % des ouvriers, chefs d’équipe et managers sont syndiqués. Nous nous assurions donc de la présence réelle et active des syndicats sur le site.
3.2 Justification de l’étude de cas
L’étude de cas permet de faire le lien entre une question théorique et un contexte empirique spécifique (Yin, 2009) et elle permet d’enrichir la littérature à la fois en sciences du management et en relations industrielles d’un exemple de dialogue entre managers et syndicats (Flyvbjerg, 2006). Si les caractéristiques syndicales de l’entreprise choisie semblent faire de ce cas un « cas extrême » (Yin, 2009), l’enquête européenne Eurofound 2020 souligne qu’un tiers des entreprises européennes observent à la fois des syndicats forts et des managers en dialogue avec ces syndicats. Pour cette raison, notre étude de cas rend compte d’une situation particulière, rare, mais pas marginale, d’autant plus que les entreprises avec de telles caractéristiques sont constituées généralement de grands groupes : leur réalité est partagée par un grand nombre de salariés.
3.3 Description du cas
Le cas présenté ici est celui d’un grand groupe français de l’aéronautique. Présent en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Espagne, l’entreprise compte 180 sites dans le monde. Son site principal se trouve dans le sud-ouest de la France où il accueille 26 000 salariés. L’activité de cette entreprise se divise autour de trois grands axes : les avions, les hélicoptères et les satellites. L’étude de cas a été réalisée sur ce site et plus particulièrement dans la division de la production des avions.
Les pièces des avions ne sont pas produites sur place (mis à part la pièce qui relie le moteur à l’avion, qui est produite localement), mais les avions y sont assemblés. L’étude de cas rend compte des managers intermédiaires encadrant des équipes d’ouvriers qualifiés qui assemblent les pièces des avions. Sur chaque avion, deux équipes travaillent : une « en bas » assemble le moteur et se charge des raccords de câbles (électricité et fluides), l’autre « en haut » s’occupe de l’aménagement de la cabine. Ces deux équipes sont chacune encadrées par un de ces managers intermédiaires, qui sont hiérarchiquement rattachés au directeur d’unité (voir la figure 1). Au sein de ses équipes, le manager intermédiaire a un ou deux chefs d’équipe (Team Leader), qui sont des ouvriers qualifiés ayant un peu plus d’expérience.
Les managers intermédiaires sont, pour leur grande majorité, issus des rangs des ouvriers qualifiés. Sur notre échantillon comptant 15 managers, 2 seulement n’ont pas été ouvriers auparavant et viennent du bureau d’études.
Concernant les syndicats présents : sur ce site, un syndicat est fortement majoritaire (Force Ouvrière). Chez les ouvriers, l’immense majorité d’entre eux est adhérente à ce syndicat. Comme les middle-managers sont d’anciens ouvriers, ils ont tous gardé leur affiliation et sont restés syndiqués. Les deux managers qui n’étaient pas ouvriers sont eux aussi syndiqués, tous les deux à Force Ouvrière. Les autres syndicats présents sont la CFE-CGC et, plus faiblement, la CGT. Lors des élections professionnelles, les salariés votent pour une liste syndicale composée de représentants du personnel. Dans notre étude, nous désignons par le terme « syndicats » les représentants du personnel élus. Bien que cela puisse être le cas dans d’autres entreprises, il n’y a dans notre situation aucun représentant élu qui ne soit pas affilié à un syndicat.
Les managers ont en charge des équipes nombreuses (allant jusqu’à 200 personnes). Ils sont responsables de mettre en place la bonne organisation du travail pour atteindre les objectifs fixés par leur direction en matière de nombre d’avions montés sur une période. Ils peuvent ainsi décider de rajouter une équipe de nuit ou pour les week-ends, ou bien de réduire justement le volume horaire des équipes pour ajuster au mieux les capacités de l’équipe et les exigences de production. Ils doivent aussi surveiller la qualité du travail réalisé, le suivi des processus et le respect des délais. Ils sont aussi chargés de la montée en compétence des équipes : en fonction de la montée en gamme des avions, et parce que les ouvriers sont qualifiés, les équipes évoluent régulièrement et les managers sont soucieux de les faire progresser ou de recruter les bonnes compétences qui pourraient manquer. Les managers doivent aussi surveiller le climat social où une décision de réorganisation du travail ou des procédures peut rapidement conduire à un débrayage ou une grève. La période des « Gilets jaunes », ainsi qu’un débrayage récent de deux journées par l’ensemble du site à la suite d’une sanction jugée injuste par les syndicats montrent que le risque n’est pas inexistant, et les managers le craignent. Enfin, le milieu industriel de l’assemblage de pièces d’avions est un milieu dangereux, avec des risques de blessures graves, voire mortelles. Les managers sont donc particulièrement attentifs à l’ambiance dans les équipes, au moral et à l’état de santé des ouvriers qu’ils encadrent.
3.4 Description de l’échantillon et recueil des données
Nous avons réalisé 31 entretiens sur ce site principal d’assemblage des avions : 15 managers, 11 RRH et 10 syndicats (dont 5 managers syndiqués élus à des fonctions de représentation des salariés). Les entretiens ont duré entre 40 minutes et 1h50, avec une moyenne à 1h05. Ils ont été enregistrés puis retranscrits (sauf dans le cas d’un manager syndiqué qui a préféré refuser l’enregistrement. Des notes ont été prises et un compte-rendu effectué). Les managers et les syndicats étaient des hommes pour leur totalité, alors que chez les responsables des ressources humaines (RRH), nous avons pu interroger 3 hommes et 8 femmes. Pour les managers, les entretiens ont été réalisés sur site dans leur bureau directement au pied des avions. Pour les syndicats, les entretiens ont eu lieu dans leur local syndical, ainsi qu’au cours d’une journée d’immersion à leurs côtés. Pour les RRH, les entretiens ont été réalisés dans les bureaux de l’administration, loin du site de production, sauf pour l’un d’entre eux, qui s’est tenu sur le site dans un bureau à l’écart, mais vitré donnant sur l’atelier.
Pendant les entretiens, nous avons essayé de savoir si les managers entretenaient une relation avec les représentants syndicaux de leur secteur, et si oui comment : sous quelle forme, à quelle fréquence, quel était le contenu des échanges, et qu’est-ce que les managers en faisaient, relativement à leurs propres responsabilités managériales. Cette démarche était délicate, car les managers préfèrent souvent rester discrets sur leurs méthodes de travail et leurs relations avec les syndicats. Pour permettre des échanges riches, nous avons mis au point une méthode d’entretiens ouverts, suivant le même fil thématique, mais ne posant que très peu de questions et laissant beaucoup de place aux silences (Cohen, 1999 ; Moriceau et Soparnot, 2019 ; Seidman, 2006).
3.5 Analyse des données
Les entretiens retranscrits ont ensuite été lus plusieurs fois, puis un codage thématique a été réalisé (Ayache et Dumez, 2011). Ce codage thématique a permis de faire émerger 15 thèmes (détaillées dans le tableau 1 ci-dessous) que nous avons regroupés en deux catégories de manière à pouvoir répondre à notre question de recherche : (1) d’abord sur la nature du dialogue et des discussions entre managers et syndicats, (2) ensuite sur les conditions permettant ce dialogue.
Après avoir réalisé ce codage, nous avons cherché à rapprocher ces thèmes de la grille théorique du dialogue relationnel qui comporte trois dimensions : la dimension relationnelle, processuelle et polyphonique. Dans le tableau suivant (Tableau 2), nous détaillons les différents thèmes relativement aux trois dimensions du dialogue relationnel.
C’est à partir de cette grille d’analyse que nous présentons maintenant les résultats.
4. Résultats : Managers et syndicats, des liaisons pas si dangereuses
Dans cette situation où les ouvriers sont majoritairement syndiqués, les responsables syndicaux sont très présents dans les ateliers et les managers les reçoivent régulièrement pour échanger. Très concrètement, le taux de syndicalisation permet aux représentants syndicaux d’être en grande partie déchargés de leur métier, c’est-à-dire qu’ils peuvent se consacrer entièrement à leur mission de représentation. Nous avons pu passer une journée entière avec l’organisation syndicale majoritaire (Force Ouvrière) dans l’atelier où nous réalisions les entretiens avec les managers. Les représentants de ce syndicat bénéficient d’un local syndical – comme c’est aussi le cas pour les autres syndicats –, composé d’une salle commune et d’un bureau. Pour l’atelier de production étudié, l’équipe de représentants de ce syndicat compte une dizaine de membres. Après un point informel en début de matinée et le traitement des courriels reçus, chaque représentant part pour faire le tour de la population dont il est responsable. L’atelier est découpé en fonction des métiers du personnel (assemblage, peinture, réparations, …) et chaque représentant syndical est responsable d’un périmètre métier. Nous avons donc suivi un des représentants syndicaux dans sa tournée : l’objectif pour lui est d’aller saluer tous les travailleurs qui sont à leur poste. Il prend des nouvelles et répond aux questions. Lors de cette journée, les questions posées au représentant que nous avons suivi concernaient des sujets de management et de gestion de leur carrière : départ à la retraite, mobilité ou recrutement. Le représentant témoigne d’une expertise importante sur tous ces sujets, mais se distingue aussi par la fluidité avec laquelle il jongle entre chaque sujet et chaque membre du personnel rencontré. Sans prendre de notes, il connait tout le monde par son prénom et se rappelle tous les dossiers en cours, pour lesquels il a, chaque fois, une réponse. En entretien, c’est bien comme cela qu’ils expliquent leur rôle : « Mon boulot, j’ai que ça à faire : aller discuter avec les gens, voir s’ils ont des problèmes et essayer de leur régler leurs problèmes. » (Représentant syndical S5) Dans ce cadre, le manager devient un interlocuteur privilégié, car lorsqu’un ouvrier rencontre un problème personnel nécessitant un aménagement de ses horaires, reçoit une sanction disciplinaire ou souhaite changer de poste, managers et syndicats se rencontrent pour en discuter. Pour les syndicats, l’objectif est de trouver la meilleure solution pour le salarié : ils se doivent donc d’en discuter avec le manager. Dans ce cas, le manager reçoit le responsable syndical, sans forcément que le salarié soit présent. Au contraire, ils ont plutôt tendance à se réunir seuls pour décider de la bonne marche à suivre, qui sera annoncée ensuite au salarié par le manager ou son représentant syndical. Représentants et managers voient ici leurs rôles comme complémentaires. Le responsable syndical bénéficie d’un vaste réseau dans l’entreprise, qui lui permet de savoir où les postes vont s’ouvrir et lesquels de ceux-ci permettront aux salariés d’évoluer. Les managers y voient l’avantage d’une mobilité fluide, qui répond aux souhaits du salarié et rend aussi service à un autre manager qui a besoin de remplir un poste. Dans le cas d’une sanction, le manager va prévenir le représentant préalablement, pour expliquer la sanction. Le responsable syndical peut tenter d’infléchir la décision s’il la pense disproportionnée, mais il arrive aussi que les syndicats soutiennent les managers dans leurs décisions. Ainsi, dans les entretiens menés avec les syndicats, les managers n’apparaissent pas comme des acteurs contre qui il faudrait se battre, au contraire. Les représentants syndicaux expliquent que leur rôle est d’aider les managers à voir ce qu’ils auraient pu manquer : « Les managers sont souvent enfermés dans une bulle où à l’intérieur c’est super structuré, programmé : ses réunions et ainsi de suite. Et hop la journée est passée, ils se retournent et ils n’ont rien vu. Ils n’ont rien vu de leur poste, de ce qui s’est passé. Et on est là, on arrive et on leur dit : attention, untel … en ce moment, il est en train de se passer ça dans vos équipes. Ou y’a eu un manquement là parce que j’ai vu un rapport du CHS[3] qui est tombé … Et voilà, on est là, dans le cadre … pour leur venir en aide. » Dans la suite de cet entretien, qui se déroulait avec deux responsables syndicaux, le second présente le manager comme étant « en dialogue » : avec leurs équipes, mais avec eux aussi. Lorsque le syndicaliste fait remonter au manager quelque chose qu’il n’aurait pas vu sur le terrain, celui-ci peut lui répondre : « “Ah ouais c’est vrai » ou « mais non j’ai pas perçu ça mais je vais voir ».
Nous sommes donc entrés, dès le début des entretiens, dans un contexte où les responsables syndicaux de cet atelier, très présents auprès des ouvriers, se disaient en grand dialogue avec les managers, considérant leur rôle comme important dans un contexte de quotidien chargé accaparant le manager qui ne pourrait pas tout voir ce qui se passe pour ses équipes.
4.1 Les managers investissent fortement dans la qualité relationnelle avec les syndicats.
Ce rôle de soutien, les managers le reconnaissent aussi. Lors des entretiens avec les managers cette fois, les responsables syndicaux sont évoqués comme étant des aides précieuses pour anticiper et prévenir des situations de tensions individuelles ou collectives au sein des équipes. « L’OS permet à certains sujets de remonter. C’est aussi un choix supplémentaire pour dialoguer, pour faire remonter quelque chose ou pour avoir une réponse à une question. Ils vont avoir un effet apaisant. » (Manager (M18)) Les managers soulignent souvent le rôle de « filet de sécurité » que jouent les syndicats. Ils ne se cachent pas de l’utiliser largement et d’y trouver une voie secondaire pour récolter de l’information : « Souvent, tout ne remonte pas par la voie managériale … » (Manager (M17)) et ils savent que cette seconde voie peut être précieuse pour anticiper des problèmes avec les ouvriers.
Les managers reconnaissent entretenir un dialogue régulier avec les responsables syndicaux de leur périmètre. Ils les rencontrent toutes les semaines et tiennent à maintenir ces rendez-vous même s’il n’y a pas de sujet à traiter, car « derrière, ça permet quand il y a des problèmes de pouvoir les gérer plus facilement » (Manager (M15)). Les managers tiennent à la dimension informelle de leurs échanges : autour d’un café, en discutant de rugby. Cependant, ces rencontres sont aussi fortement ritualisées : tous les lundis matin par exemple, dans le bureau du manager, avec un ordre récurrent de sujets évoqués. Les managers ont une approche ouverte des relations syndicales et préfèrent partager l’information avec eux. Une transparence qui a parfois surpris, comme dans cette situation où un représentant syndical s’est vu affecté à un autre périmètre par son responsable syndical, ce dernier ayant l’impression, au vu de l’absence de conflictualité, que le représentant en question avait été « acheté » par le manager… « Un nouveau représentant est venu, un peu agressif au début, et finalement, au bout d’une réunion, bon, il était acide hein, mais au bout de la première réunion, il était agréablement surpris de la façon dont on procédait : il voyait qu’il n’y avait pas de filtre, qu’on montrait beaucoup de choses. C’est pas qu’il y avait pas de choses confidentielles, mais c’est … qu’ils avaient vraiment la clarté de ce qu’on allait faire. » (Manager M22) Les managers semblent jouer la carte de la transparence et de l’ouverture, intégrant les responsables syndicaux dans leurs réunions de pilotage et prenant en compte leurs remontées du terrain.
4.2 Le dialogue comme un processus à entretenir dans le temps
« Il faut être beaucoup plus factuels et objectifs » (Manager (M15), dit un manager. Un autre manager nous a montré un ensemble d’outils de gestion qu’il a créé avec un système de tri dans sa messagerie électronique et sous forme de tableaux pour suivre très précisément la situation de chacun de ses collaborateurs. Les managers reconnaissent que cette exigence de justification n’était pas évidente au début : ils peuvent avoir eu tendance au moment de leur premier poste d’encadrant à s’opposer aux représentants syndicaux, considérant qu’ils n’avaient pas à justifier leurs décisions. Mais au fil du temps, ils disent avoir compris l’intérêt d’être en dialogue plutôt qu’en opposition et ont finalement accepté ces règles du jeu. « C’est vrai que j’ai beaucoup souffert pendant les premiers moments. C’était extrêmement dur parce que c’était d’une violence … D’ailleurs j’ai vu beaucoup de managers qui ne voulaient plus être managers parce qu’ils n’ont pas réussi à travailler avec les partenaires sociaux. » (Manager (M22)), mais ce même manager reconnait plus loin dans l’entretien qu’un dialogue constructif est possible et même enrichit son activité de gestion.
4.3 Un dialogue polyphonique qui reconnait le pluralisme des intérêts
Pour autant, les managers ne considèrent pas seulement les responsables syndicaux comme des soutiens à leur activité. En effet, ils reconnaissent aussi leur rôle de représentants : « Ils sont là pour défendre [les ouvriers] et on le comprend » (Manager (M17)). Dans le cas d’une réorganisation, les responsables syndicaux ont lutté contre le projet, ce qui était accepté par le manager avec fair play, reconnaissant que si les ouvriers étaient contre cette réorganisation, les représentants syndicaux jouaient leur rôle en la bloquant. De la même manière, nous avons vu que les responsables syndicaux suivaient avec attention l’évolution de carrière de leurs adhérents : augmentation de salaire, prime, formation ou changement de poste. Les managers se préparent à pouvoir répondre aux questions de clarification des syndicats et se tiennent toujours prêts à justifier leurs décisions.
Ce dialogue n’est pour autant pas sans heurts et être dans un dialogue constructif ne signifie pas être dans le consensus, ce que partage cet autre manager : « Bien sûr on n’était pas d’accord sur tout. Y’a eu des débats. Mais je dirais que les débats étaient intéressants. Ça permettait de faire réfléchir non seulement [le représentant syndical], mais nous aussi. » (Manager (M22))
Les témoignages des managers et des responsables syndicaux étaient donc en cohérence et se recoupaient : ouverture, transparence et dialogue permettent aux managers d’apprécier le soutien des responsables syndicaux. Cependant, les entretiens avec les responsables des ressources humaines montrent que cette entente n’est pas perçue positivement par tout le monde dans l’entreprise.
4.4 Un dialogue relationnel des managers et des syndicats qui ne fait pas l’unanimité et conditions pour que ce dialogue demeure
Tout d’abord, les Responsables des Ressources Humaines (RRH) conservent une approche plus méfiante vis-à-vis des responsables syndicaux. Depuis les 5 dernières années, beaucoup de nouveaux processus de gestion ont été mis en place pour encadrer les demandes de mobilité ou d’évolution professionnelle. Ce qui se passait, avant, de manière plus informelle, exige dorénavant un ensemble de documents à remplir et une validation par le RRH. Or, ces nouveaux processus sont considérés comme rigides par les managers et par les syndicats : dans différents entretiens, une situation a été racontée à plusieurs reprises : celle d’un ouvrier souhaitant évoluer sur un nouveau poste. Cette mobilité, avant la mise en place de ces processus RH, aurait été gérée de manière informelle par le manager actuel de l’ouvrier, son futur potentiel manager et le responsable syndical. L’ouvrier aurait été mis en relation avec son potentiel futur manager, un entretien informel se serait tenu et les deux managers auraient organisé le changement de poste. Mais l’ouvrier devait réaliser uneformation avant de prendre ce nouveau poste. En l’occurrence, la formation était démarrée, mais l’ouvrier avait besoin d’encore quelques semaines avant de la terminer. Le RRH s’est donc opposé à sa mobilité. Le responsable syndical et les deux managers ont vécu cet épisode comme un échec et l’ont chacun utilisé pour illustrer d’abord l’efficacité de leur fonctionnement entre eux seuls et ensuite pour critiquer les nouveaux processus RH visant, d’après eux, à contraindre leur coordination plus informelle.
Effectivement, les RRH ne voient pas d’un très bon oeil le dialogue entre les managers et les responsables syndicaux. « À un moment, les managers ne managent plus ! » s’est exclamé un RRH (RRH D3). Un constat partagé par les différents RRH rencontrés, qui estimaient nécessaire de remettre les managers « au centre » de leur activité, c’est-à-dire moins proches des responsables syndicaux.
Les managers se trouvent donc dans une situation où ils ont appris avec le temps à faire une place aux représentants syndicaux dans leur management quotidien, tout en comprenant que l’entreprise ne voyait pas d’un si bon oeil leur dialogue et leur entente. Cette dissonance est apparue à deux endroits pendant les entretiens. Tout d’abord, les managers ne parlent pas entre eux de leur dialogue avec les représentants syndicaux. Sujet tabou ou impression d’être les seuls à fonctionner ainsi avec les représentants, les managers disaient ne pas savoir comment leurs collègues managers géraient leurs relations avec leurs représentants. Ensuite, le top-management était absent de chacune des narrations des managers. Il semblerait que les managers tiennent à distance leur top-management, prétextant que la gestion des représentants syndicaux est difficile et peut se révéler explosive. De son côté, le top-management ne semble pas non plus chercher à interférer dans le dialogue quotidien des managers avec leurs représentants. Ce sont les RRH qui sont identifiés comme voulant « empêcher » ce dialogue, et non pas le top-management.
Ce qui permet de mettre en évidence les conditions pour que ce dialogue relationnel puisse effectivement avoir lieu : les managers intermédiaires doivent pouvoir bénéficier d’une certaine autonomie pour pouvoir inclure les syndicats dans le pilotage de leur activité et de marge de manoeuvre.
5. Discussion
Dans leur ouvrage de 1986 intitulé The Transformations of American Industrial Relations, Kochan, Katz et McKersie supposent que l’atelier soit un niveau organisationnel où d’autres types de relations industrielles peuvent se créer. Notre étude de cas permet en effet d’enrichir la connaissance des relations que managers et représentants syndicaux peuvent nouer en entreprise. Dans notre cas, convaincus de leur complémentarité, les représentants syndicaux et les managers peuvent entrer dans un dialogue constructif, que nous avons caractérisé comme étant un dialogue relationnel (Cunliffe et Eriksen, 2011). Les représentants syndicaux ne s’identifient pas seulement à leur rôle de contre-pouvoir et se considèrent aussi comme des soutiens pour les managers. Pour autant, les managers reconnaissent que les syndicats puissent aussi jouer ce rôle de contre-pouvoir. En acceptant ce droit de ne pas être d’accord avec eux, les managers reconnaissent la légitimité des représentants syndicaux, ce qui autorise certainement les syndicats à ne pas être uniquement « contre » les managers. C’est donc grâce à une posture pluraliste que les managers rendent possible un dialogue constructif.
Le pluralisme est une caractéristique du dialogue relationnel par sa dimension polyphonique qui invite l’expression des points de vue différents, voire opposés comme base du dialogue et non comme marque d’un échec (Laroche et Salesina, 2018). Comme le soutient Follett, mais aussi Sennett (2012) et Detchessahar (2019), une autre condition de ce dialogue constructif pour les managers est de ne pas chercher à convaincre les représentants syndicaux qu’ils ont raison : les managers donnent plus de valeur à la construction d’un dialogue relationnel de qualité, ancré dans la durée, qu’à l’atteinte d’un accord.
Dans sa leçon de 1926, Follett insiste sur l’importance pour les managers de dépasser la confrontation, et pour les représentants d’abandonner leur posture de lutte pour pouvoir ainsi « unifier leurs désirs et leurs buts » (p.174-175). Nous voyons ici qu’une discussion conjointe est possible sans pour autant que les représentants aient à dépasser cette posture de lutte pour que leur voix soit écoutée. C’est plutôt en acceptant qu’il est nécessaire que cette voix s’exprime que les managers et représentants arrivent à unifier leurs buts.
Si cet autre point de vue qu’incarnent les représentants syndicaux ne semble pas gêner les managers, il en est tout autre pour les RRH : il y a un équilibre fragile entre des managers qui ont assez de marges de manoeuvre pour établir ce dialogue relationnel et une entreprise qui tente de contrôler l’action des représentants dans un contexte où ceux-ci sont très nombreux.
Ce qui renseigne sur une autre condition nécessaire pour un dialogue relationnel : il faut que les managers puissent bénéficier d’assez d’autonomie pour être autorisés et s’autoriser à entrer en dialogue avec les représentants syndicaux. Le fait que le top-management accepte d’être tenu à l’écart par les managers de cette activité de dialogue témoigne de cette condition incontournable. Les processus constituent autant d’outils de gestion qui limitent les initiatives plus informelles des managers pour gérer leurs équipes avec l’aide des représentants syndicaux.
Un dialogue relationnel est donc possible, à condition que les managers aient assez d’autonomie et de marge de manoeuvre pour pouvoir en développer les trois dimensions : les managers doivent pouvoir s’autoriser à prendre en compte des avis divergents exprimés par des syndicats, mais aussi entretenir dans la durée leurs relations, ce qu’ils font notamment en ritualisant des pratiques informelles. Enfin, les syndicats doivent aussi pouvoir s’extraire des lieux et temps institutionnels de dialogue social pour justement intervenir à l’échelle de l’atelier. Cette dernière condition pointe la limite de notre cas en matière de représentativité.
Or, si cette étude de cas met en scène une situation rare, certes, quoique non marginale comme nous l’avons vu, nous nous sommes cependant interrogés sur les autres raisons, moins évidentes, qui pourraient expliquer que les managers investissent dans un dialogue de cette qualité avec les syndicats, car au-delà de sa dimension constructive, le dialogue avec les représentants peut aussi leur permettre d’exercer une sorte de distanciation critique face à l’organisation. Nous l’avons vu avec le top-management tenu à distance ou les RRH critiqués pour leurs processus inefficaces : les managers ne s’expriment pas comme des porte-paroles de la direction. Dans cette perspective, le dialogue des managers avec les syndicats serait une sorte de « pratique de la critique » (critical practice) (Weiskopf et Willmott, 2013) leur permettant de (re)trouver un alignement personnel entre l’injonction de représenter les intérêts de la direction et leur sensibilité à la cause des ouvriers – dont ils viennent majoritairement. Comme Boltanski et Chiapello (2011) l’ont montré, il y a un enjeu fort à laisser les managers être encore syndiqués : cette étude de cas nous montre qu’en effet, des managers syndiqués sont aussi plus à l’écoute des revendications des représentants syndicaux, et qu’ils trouvent peut-être là une possibilité de résoudre la tension qu’ils peuvent ressentir entre leur affiliation à la direction et leur proximité avec leurs équipes (Gjerde, Alvesson, 2020).
6. Conclusion
Cette recherche visait à rendre compte du dialogue quotidien qu’il peut y avoir au sein de l’atelier dans un grand groupe industriel. Grâce au concept de dialogue relationnel (Cunliffe, Erisken, 2011), nous montrons que des managers intermédiaires peuvent mettre en place un dialogue basé sur une grande qualité relationnelle, avec une dimension polyphonique légitimant l’expression du point de vue différent des syndicats, avec une approche processuelle qui mise sur la construction et la consolidation, dans le temps, d’une telle relation et d’un tel dialogue.
Nous avons vu que les conditions pour que ce dialogue émerge viennent à la fois des managers, des syndicats et de l’organisation. Les managers doivent appréhender les relations professionnelles sous un angle pluraliste pour accepter de prendre en compte la voix des représentants syndicaux. Les syndicats ne se considèrent pas uniquement comme porte-parole des salariés, mais aussi comme soutien des managers, notamment à travers la remontée d’informations venant de l’équipe du manager. Enfin, le dialogue relationnel entre les managers et les syndicats n’est possible que si les managers sont assez autonomes et bénéficient de suffisamment de marge de manoeuvre pour effectivement construire ces relations. Nous avons vu que des outils de gestion peuvent par exemple entraver cette autonomie et réduire les marges de manoeuvre plus informelles utilisées à la fois pour rendre le dialogue possible, mais aussi pour permettre au dialogue de s’inscrire dans une réalité, en produisant des arbitrages qui n’auraient pas eu lieu sans ce dialogue (ou pas de la même manière).
Cette recherche montre donc le potentiel que représentent des interactions quotidiennes sur le terrain entre managers et syndicats. Loin des idées reçues et des postures dogmatiques caricaturales, le duo manager-syndicat ne met pas en danger l’efficacité opérationnelle, au contraire.
En matière d’implications, cet article contribue à tester le concept de dialogue relationnel managérial non pas entre le manager et ses collaborateurs, mais avec des responsables syndicaux. Nous avons ainsi pu identifier des conditions organisationnelles de ce dialogue, ce qui n’avait pas encore été fait. En effet miroir, l’application du concept de dialogue relationnel dans une situation de relation professionnelle permet d’enrichir l’approche pluraliste en soulignant à la fois ses potentialités et l’importance des conditions nécessaires à ce type de dialogue.
Enfin, d’un point de vue managérial, cette recherche propose un autre regard sur les syndicats dans les entreprises, sur leur utilité et sur le rôle qu’ils pourraient jouer auprès de managers intermédiaires, trop souvent coincés entre le marteau et l’enclume.
Appendices
Notes
-
[1]
Traduction de l’auteur « Dialogism means talking with people not to them, understanding that meaning emerges in specific moments of responsive conversation between people [...] Talking with means all views are shared and considered »
-
[2]
Traduction de l’auteur. « Dialogism therefore embodies relationally-responsive living conversation and the understanding that conversations are never final;the need for onegoing dialogue; to be careful in bringing different views, values and meanings into the open; of respecting differences and shaping new meanings and possibilities for action from those differences. »
-
[3]
CHS : Comité d’Hygiène et de Sécurité
Bibliographie
- Ayache M., Dumez H. (2011). « Le codage dans la recherche qualitative une nouvelle perspective ? », Le Libellio d’AEGIS, Libellio d’AEGIS, 7.
- Bacon N. (2008). « Management Strategy and Industrial Relations », dans The SAGE Handbook of Industrial Relations, SAGE Publications Ltd, 1 Oliver’s Yard, 55 City Road, London EC1Y 1SP United Kingdom, p. 241‑257.
- Cohen, S. (dir.) (1999). L’art d’interviewer les dirigeants, 1. éd, Presses universitaires de France, Paris (Politique d’aujourd’hui).
- Cunliffe A.L. (2001). « Managers as Practical Authors: Reconstructing our Understanding of Management Practice », Journal of Management Studies, 38, n° 3, p. 351‑371.
- Cunliffe A.L., Eriksen M. (2011). « Relational leadership », Human Relations, 64, n° 11, p. 1425‑1449.
- Freeman R.B., Medoff J.L. (1984). « What do unions do », Indus. & Lab. Rel. Rev., 38, p. 244.
- Giraud B. (2007). « Le syndicalisme saisi par le management », Politix, n° 3, p. 125‑147.
- Heery E., Frege C. (2006). « New actors in Industrial Relations », British Journal of Industrial Relations, p. 601‑604.
- Hirschman A.O. (2004). Exit, voice, and loyalty: responses to decline in firms, organizations, and states, Harvard University Press, Cambridge, Mass.
- Flyvbjerg, Bent. "Five misunderstandings about case-study research." Qualitative inquiry 12, no. 2 (2006): 219-245.
- Kochan T.A., Katz H.C., McKersie R.B. (1994). The Transformation of American Industrial Relations, Cornell University Press.
- Korica M., Nicolini D., Johnson B. (2017). « In Search of ‘Managerial Work’: Past, Present and Future of an Analytical Category: In Search of ‘Managerial Work’ », International Journal of Management Reviews, 19, n° 2, p. 151‑174.
- Laroche P. (2006). « Syndicalisation et performances des entreprises: une synthèse de la littérature économique récente », Cahiers du CEREFIGE, n° 0606.
- Laroche P., Salesina M. (2018). GRH et relations de travail: fondements théoriques, enjeux contemporains.
- Moriceau J.-L., Soparnot R. (2019). Recherche qualitative en sciences sociales: S’exposer, cheminser, réfléchir ou l’art de composer sa méthode.
- Renwick D. (2003). « Line manager involvement in HRM: an inside view », Employee Relations, 25, n° 3, p. 262‑280.
- Rouleau L., Balogun J. (2011). « Middle managers, strategic sensemaking, and discursive competence », Journal of Management studies, 48, n° 5, p. 953‑983.
- Seidman I. (2006). Interviewing as qualitative research: a guide for researchers in education and the social sciences, 3rd ed, Teachers College Press, New York.
- Weick K.E., Sutcliffe K.M., Obstfeld D. (2005). « Organizing and the Process of Sensemaking », Organization Science, 16, n° 4, p. 409‑421.
- Weiskopf R., Willmott H. (2013). « Ethics as Critical Practice: The “Pentagon Papers”, Deciding Responsibly, Truth-telling, and the Unsettling of Organizational Morality », Organization Studies, 34, n° 4, p. 469‑493.
- Yin R.K. (2009). « Case study research: Design and methods . Thousand Oaks, CA: Sage. », The Canadian Journal of Action Research, 14, n° 1, p. 69‑71.