Article body

Introduction : une crise pour repenser l’éthique universitaire?

Notre proposition poursuit un objectif simple : voir dans la crise pandémique de la COVID‑19, et les nouveaux usages et déploiements des outils numériques qu’elle a suscités, une occasion de repenser une éthique propre aux enseignants universitaires[2], une éthique fondée sur l’idée d’attention. Nous faisons l’hypothèse que cette crise remet en question notre compréhension éthique (Prairat, 2014) de ce qu’est l’attention, car elle met en tension les manières pédagogiques de la susciter et de l’accroître que nous jugeons souhaitables ou non.

En effet, le problème de l’attention des apprenants est un des plus vieux problèmes de la pédagogie, si ce n’est LE problème central des sciences de l’éducation et de la formation (Citton, 2014a; de La Garanterie, 2013; Schütz et al., 2008). Or, depuis quelques décennies, l’approche écologique[3] et constructiviste semble s’imposer dans ce champ de recherche (Citton, 2014b; Crary, 2001). L’attention est une ressource cognitive qui dépend du milieu de travail, qui s’apprend, se coconstruit et se partage entre plusieurs acteurs (Citton, 2014a). À partir de cette approche, un intérêt croissant fut porté à l’aménagement d’un lieu (physique et social) adéquat à l’apprentissage, c’est-à-dire un lieu permettant et favorisant la circulation intelligente et le contrôle de l’attention des apprenants.

Mais, depuis deux décennies, cette relation entre le lieu physique de l’apprentissage et le déploiement de l’attention s’efface peu à peu à la suite de l’introduction du numérique à l’université et de l’apparition d’espaces numériques de travail (Stiegler, 2008). De plus, la conception analytique de l’approche par compétences a eu tendance à rendre les questions techniques plus distantes des questions éthiques de l’enseignement (Point, 2019). Ainsi, l’une des conséquences de cet « effacement » de la perspective écologique fut de faire apparaître comme évidente la solution de l’enseignement à distance, grâce au numérique, pour répondre au problème du confinement dû à la COVID‑19. Qu’importe le lieu de cet enseignement si ce dernier peut être mené à son terme. C’est pourquoi, depuis quelques années, les recherches en pédagogie universitaire tentent de penser de nouveau la relation entre la pédagogie, l’éthique et le numérique (Paivandi et al., 2019). Nous souhaitons contribuer à ce mouvement en faisant de l’attention une notion-clé pour réarticuler ces trois domaines. Aussi, notre problème peut se formuler ainsi : Comment le numérique nous permet-il de penser une éthique de l’attention pour l’enseignement à l’université?

Pour ce faire, nous survolerons i) l’état de la recherche sur la notion d’attention en tant que ressource pédagogique à l’université. Dans un second temps, ii) nous déploierons cette notion dans le domaine de l’éthique pédagogique tout d’abord, puis iii) nous verrons comment rendre compte de celle-ci au sein de la déontologie professionnelle des enseignants à l’université. Enfin, nous montrerons comment la crise de la COVID‑19 et l’usage du numérique par les enseignants durant cette crise viennent remettre en question et ébranler cette éthique enseignante de l’attention.

I. Le pari pragmatiste : faire de l’attention une ressource pédagogique

Comment penser l’attention en tant que ressource pédagogique? Pour résoudre ce problème, il nous faut en premier lieu rappeler ce qu’est la relation qu’entretient l’attention à l’expérience au sein du cadre théorique qui est le nôtre; le pragmatisme. Ce courant philosophique nous permettra alors de mieux comprendre en quoi l’attention est une qualité d’interaction particulière. Ensuite, nous orienterons ce cadre vers la relation pédagogique propre à l’enseignement supérieur, en justifiant son statut de ressource pour l’apprentissage.

I.A. L’attention comme qualité expérientielle

Tout d’abord, avant d’éclaircir la relation qu’entretient l’expérience avec l’attention, notons que les enquêtes pédagogiques portant sur l’enseignement supérieur (Fallon et Leclercq, 2014; Fave-Bonnet, 1994) sont quasi-unanimes sur le constat suivant : l’enseignement est devenu un lieu où il est difficile pour l’enseignant de rassembler les conditions d’une véritable expérience pédagogique à cause d’une standardisation des conditions d’études universitaires. Ce phénomène complexe émerge vers la fin du XXe siècle avec un processus de mondialisation de l’enseignement supérieur où les universités occidentales se retrouvent en compétition et évaluées à l’aune de critères communs, comme le classement de Shangaï par exemple (Liu et al., 2005). Ce phénomène entraîne alors la mise en place d’outils partagés d’évaluation de leurs politiques de recherche ou d’enseignement, qui à leur tour conduisent ces politiques à prôner des « standards » pour leurs conditions d’études (Fuller, 2006). Les conséquences de ce phénomène se traduisent par une certaine uniformisation des programmes (Roegiers, 2012, p. 108‑109), un faible intérêt des enseignants-chercheurs pour la formation pédagogique (Raucent et al., 2013, p. 510‑520) et une conception biaisée de la notion de compétence (Point, 2019). Ce sont autant de perspectives différentes qui éloignent la réalité de l’enseignement à l’université de la dimension expérientielle et attentionnelle prônée par John Dewey au siècle dernier. Celui-ci, dans la mesure où il est un représentant du courant philosophique et pédagogique qu’est le pragmatisme, faisait de l’attention une notion-clé : « Le pragmatisme est un art des conséquences, un art du ‘faire attention’ qui s’oppose à la philosophie de l’omelette justifiant les oeufs cassés » (Pignarre et al., 2007, p. 30).

Mais, faisons un pas de plus en arrière et rappelons que, pour John Dewey, l’expérience est le point de départ de tout processus de pensée, mais aussi de l’unique moyen de validation d’une connaissance. Et le but de tout processus d’action ou de réflexion est pour lui l’enrichissement de notre expérience. Cette expérience est une transaction du sujet avec son environnement (Dewey, 1934/2010, p. 363). Cette définition, d’apparence peu contraignante, insiste néanmoins sur un point. En effet, parler de transaction accentue la double relation d’influence d’un sujet sur son environnement, et d’un environnement sur le sujet : « Une expérience est toujours ce qu’elle est en raison d’une transaction entre un individu et ce qui, à ce moment-là, constitue son environnement [An experience is always what it is because of a transaction taking place between an individual and what, at the time, constitutes his environment] » (Dewey, 1938, p. 25). Avec une pareille définition de l’expérience, l’attention, en tant qu’elle répond à un certain type d’expérience, est par définition une transaction écologique (1939a, p. 229). Or, cette transaction peut être enrichissante pour l’individu, c’est-à-dire qu’elle peut lui permettre d’accroître le nombre de relations de compréhension et d’influence sur son environnement et, dans ce cas, l’attention sera une ressource. Mais, cette transaction peut également se fourvoyer dans l’illusion ou l’incompréhension et s’avérer appauvrissante si elle ne permet pas une relation plus fluide entre le sujet et son environnement.

L’expérience enrichissante est donc rare. Parce qu’elle est une transaction écologique complexe dépendant de notre attention précaire, elle se révèle bien souvent fragile, et bien souvent nous ne faisons l’expérience de rien malgré la richesse du lieu où nous sommes, car nous ne sommes pas attentifs à ce dernier. Parmi ces expériences, combien de paysages sublimes, de discussions inédites ou de personnes avons-nous « ratés » par manque d’attention? C’est donc cette fragilité de l’expérience qui nous autorise à chercher à « améliorer » notre attention par différents moyens dont la pédagogie fait partie.

I.B. Penser et développer des techniques de l’attention

Si l’expérience enrichissante est fragile, parce que l’attention est précaire, alors on peut s’étonner que depuis toujours les hommes cherchent à développer des techniques de l’attention pour rendre plus certaine la possibilité d’une expérience enrichissante. Parmi ces techniques, celles qui relèvent de la pédagogie retiendront notre attention.

Mais, avant de définir ce que peut être une pédagogie de l’attention, revenons encore sur cette notion d’attention. Tracer sa généalogie nous fait remonter à l’émergence de la psychologie expérimentale, dans les années 1880, moment où, selon Jonathan Crary, ce terme vient structurer une conception radicalement nouvelle de la perception (Citton, 2014a, p. 39‑41). Les pragmatistes ne seront ainsi pas indifférents à cette notion. Pour Charles Sanders Peirce, l’attention deviendra « le pouvoir d’abstraction » (1868, p. 295) de notre conscience. Pour William James, c’est la relation de l’attention à l’expérience qui deviendra centrale car, selon lui, notre expérience se définit par ce à quoi nous acceptons de prêter attention (1905, p. 402). De plus, John Dewey, dès les débuts de sa carrière intellectuelle, s’intéresse à l’attention et la définit ainsi : « L’attention est l’activité du moi qui relie tous les éléments qui lui sont présentés en un tout [Attention is that°activity of the self which connects all elements presented to it intoone whole] » (1887, p. 118). Enfin, Mathew Lipman fait du déploiement d’une pensée riche et complexe le fruit de la rencontre d’une pensée critique, créative et attentive (Lipman, 2003, p. 197-204; Sasseville, 2012, p. 2). Pour ce dernier, le déploiement d’une telle pensée était ce qui manquait le plus cruellement à l’université, ce qui justifiait ainsi la nécessité de se doter d’une pédagogie universitaire nouvelle. On peut également prolonger cette réflexion pragmatiste au sujet de l’usage du numérique à l’université en se demandant comment cet usage maintient ou améliore l’attention des étudiants.

Aussi, on peut schématiser les positions de ces auteurs pragmatistes au sujet de l’attention en disant que celle-ci n’est pas la propriété d’un individu (comme sa capacité de concentration, par exemple), mais une qualité de certaines interactions entre un sujet et son environnement (interactions pouvant être de l’ordre soit du réflexe mécanique, soit de l’activité déterminée et volontaire du sujet). Il n’existe donc pas une seule attention (quantitativement ou qualitativement déterminée), mais une pluralité des régimes d’attention dont la valorisation, ou la dévalorisation, dépend d’un processus social. Cette qualité d’interaction se réalise sur des objets d’attention historiquement construits, et c’est pourquoi en ce sens, il existe un travail social de l’attention (qui ne se réduit pas seulement à un contrôle disciplinaire foucaldien). Enfin, ce travail de l’attention implique à la fois des techniques endosomatiques (la méditation, l’éloquence, etc.) et des technologies exosomatiques de l’attention (signalétique urbaine, écriture, profilage numérique, etc.) permettant de développer une attention individuelle et collective (Stiegler, 2015). Ainsi, au croisement de ces techniques et de ces technologies, concentrons-nous sur celles qui relèvent de la relation pédagogique et du numérique en gardant à l’esprit qu’il existe de multiples pédagogies universitaires et de très nombreux outils numériques différents en rapport avec celles-ci.

Cette ambivalence de la notion d’attention, comme quelque chose à préserver et à protéger d’un accaparement par un pouvoir tiers, ou quelque chose pouvant être développé et déployé par un effort propre, est caractéristique de toutes les ressources. C’est pourquoi, en tant que ressource, notre attention attire autant la convoitise d’autrui que nos espoirs de croissance personnelle. Aussi, la relation pédagogique, si elle est comprise comme un travail sur ce travail social de l’attention, se situe au coeur de cette ambivalence. L’enseignant cherche autant à capter l’attention de ses étudiants qu’à la faire croître dans leur propre intérêt. Ainsi, le choix de ses outils numériques découle de cette recherche, mais également l’usage, la temporalité et la fréquence de ces derniers peuvent être examinés à l’aune de la question de l’attention. Particulièrement en période de crise, comme celle que cause la COVID‑19, les questions des enseignants comme : « À quoi sommes-nous capables de porter de l’attention? Envers qui sommes-nous attentifs ou attentionnés? » deviennent centrales. C’est pourquoi il nous semble juste de penser que, si un enseignant est capable de se poser ces deux questions pour ses étudiants, alors il est à même de cadrer efficacement la plupart des questions pédagogiques propres à sa pratique. Ainsi, l’attention, dans la mesure où elle peut être une ressource pédagogique, est un bien précieux dont l’importance dépasse le cadre des relations universitaires, car si on l’articule de cette façon à l’acte d’apprendre, elle devient le moyen même d’un enrichissement existentiel propre à chacun. Il est alors possible d’intégrer l’attention, dans la mesure où elle est une ressource pédagogique, à la proposition générale que Bruno Latour fait en 2012 pour repenser notre anthropologie moderne. L’attention ne nous identifie pas à une nature particulière, car elle n’est pas une de nos propriétés naturelles. En revanche, en tant que relation, sa qualité nous importe, car elle rend possibles (comme le territoire, le langage, etc.) des relations avec d’autres sujets, des objets ou encore des milieux, qui nous sont chers. Ce sont ces précieuses relations (ou transactions pour John Dewey) qui nous permettent de nous définir et de nous enrichir humainement. Et c’est justement à ces relations que nous devons porter attention dans notre propre intérêt (individuel et collectif) plutôt qu’à une identité figée ou à une nature essentialisée. C’est pourquoi, à ce titre, l’attention peut devenir l’objet même d’une éthique particulière.

II. Une éthique pédagogique de l’attention

Comment penser pour l’université une éthique à la fois centrée sur l’attention et adaptée aux relations pédagogiques en temps de crise? Pour résoudre ce problème, nous présenterons d’abord ce qui conditionne notre conception de l’éthique sur le terrain de la pédagogie. Puis, nous montrerons comment le pragmatiste peut respecter ces conditions de l’éthique pédagogique tout en faisant de l’attention son élément central.

II.A. Penser l’éthique au sein des relations éducatives

Pour penser l’éthique en éducation, choisissons un angle doublement radical. Premièrement, la conception de l’éthique que nous cherchons à déployer est une éthique pour les temps de crise. La crise sanitaire de la COVID‑19 est, comme toute crise, un événement qui révèle les déficiences déjà présentes au sein d’une situation. Celle-ci, lorsque l’on concentre l’analyse sur le milieu universitaire, présente une tendance systémique que nous qualifions d’entropique. C’est-à-dire que, structurellement, nos universités résistent autant que faire se peut à la dispersion et à la désorganisation des individus en son sein. Cette entropie sociale est donc le problème même de l’éthique professionnelle que nous cherchons à penser.

Deuxièmement, il nous semble que la relation éducative entre deux individus oriente radicalement la réflexion éthique de la manière suivante : l’éthique en éducation ne vise pas seulement la protection des individus (comme l’éthique au travail, dans le domaine privé, en art, etc.), mais aussi l’empowerment des deux individus (étudiants et enseignants). En effet, cet « empuissancement », au moins de celui qui apprend, est, au sein de la relation pédagogique, indispensable à toute réflexion éthique portant sur ce domaine. Ainsi, l’éthique professionnelle que nous recherchons est une éthique qui tente de lutter contre l’entropie sociale et qui cherche à « empuissancer » tous les acteurs du milieu universitaire. Concrètement, il s’agit de se demander quels sont les outils numériques que l’on peut utiliser pour son enseignement à distance qui permettront d’empuissancer les enseignants et les étudiants plutôt que de les mettre en difficulté les uns par rapport aux autres.

À ce stade de l’argumentation, la dimension écologique des universités devient une évidence. Une université écologique signifie ici une institution tentant de prendre en compte l’ensemble de ses interactions avec son environnement physique, social, culturel, etc. pour lutter contre la dispersion et la désorganisation des individus, des services et des départements qui la composent. Or, dans ce cadre de pensée précis qu’est l’épistémologie écologique pragmatiste, lutter contre l’entropie sociale esquissée ci-dessus ne peut se faire sans la considérer également sur le plan psychologique. Et c’est pourquoi les pragmatistes ont eu très rapidement l’intuition que cette lutte devait également se mener sur le plan éthique. En effet, pour ces derniers, l’idée d’une autonomie d’un collectif (ou l’équilibre interne et harmonieux des parties d’un tout) ne peut se réaliser sans qu’un soin particulier soit à l’oeuvre entre les individus pour rendre souhaitables leur union et leur organisation. Par exemple, l’inégalité d’accès aux ressources numériques pour les étudiants peut nuire à ce sentiment de communauté. Et il en va de même entre enseignants, si certains, comme pendant la crise de la COVID‑19, se sentent « largués » face à la nécessité d’utiliser de nouveaux outils numériques, pendant que d’autres enseignants s’adaptent bien plus facilement à ces nouveaux usages.

Ce soin du collectif peut prendre alors plusieurs noms : le sentiment de communauté chez John Dewey, le « sympathetic understanding » chez Jane Addams ou encore la solidarité chez Richard Rorty. Pour ces trois auteurs, la sympathie est un outil éthique pour lutter contre une « tendance centrifuge » de « la nature humaine » qui pousse à s’individualiser et à s’isoler (Dewey, 1939b, p. 74‑76). C’est pourquoi le « self-government » prôné par Jane Addams (1930) n’est pas une gouvernance égoïste de soi, mais cherche au contraire à « connecter » tous les individus à leur environnement (Addams, 1913, p. 42). Cette éthique sociale de l’autogouvernement (Bernier, 2019; Zask, 2019) est également liée à ce que Richard Rorty entend par « solidarité » lorsqu’il l’oppose au désir d’objectivité (entendu comme « forme déguisée de la peur que notre communauté vienne à mourir » [Rajchman et al., 1991, p. 78]) et qu’il fait du pragmatisme « une philosophie de la solidarité et non du désespoir » (p. 79). La solidarité devient ainsi le produit d’une éthique sociale visant à faire tenir ensemble et à rendre souhaitable aux yeux de tous une organisation collective.

Ainsi, tous ces éléments de l’éthique pragmatiste peuvent être lus comme des intuitions d’une éthique de lutte contre l’entropie psychosociale. Pour ces intellectuels, l’université démocratique doit être une institution proactive dans le partage et la diffusion de cette éthique. C’est dire qu’une université ne peut être démocratique que si elle se dote d’outils éthiques permettant de lutter contre la dispersion et la désorganisation sociale et psychique de ses membres. Il s’agit donc, dans cette perspective, de faire en sorte que l’université soit capable de réagir démocratiquement à la crise de la COVID‑19. C’est-à-dire de ne pas être seulement dans une réaction sanitaire à ce virus, mais également préventive envers les multiples effets secondaires du confinement et de l’enseignement à distance sur ses enseignants et ses étudiants. Utiliser les outils numériques d’enseignement à distance (Zoom, Skype, etc.) aura-t-il pour effet d’isoler les étudiants ou bien les rendra-t-il plus solidaires entre eux? L’université peut-elle contribuer à lutter contre la désorganisation sociale due au confinement en promouvant davantage l’orientation professionnelle de ses étudiants? Comment conserver, malgré cette situation sanitaire, les échanges internationaux des étudiants (échanges qui participent à l’organisation et à la solidarité des universités entre elles)? Autant de questions, relatives à la démocratie, qui nécessitent l’attention de la pédagogie et de l’éthique universitaire.

II.B. Une éthique de l’attention

Comment alors concrètement cette éthique s’empare-t-elle de la notion d’attention? Le raisonnement des philosophes pragmatistes peut se reconstruire rétrospectivement ainsi : si l’attention est un processus de valorisation, alors réfléchir sur l’attention portée à quelque chose et chercher les conditions d’amélioration de cette dernière relève d’une démarche de valuation. C’est dire qu’au sein d’un ensemble de perceptions diverses relatives à un environnement, l’attention va être la capacité d’un individu à mettre en valeur un élément de cet ensemble par un processus phénoménologique. C’est pourquoi l’individu qui se demande à quoi il portera attention (et ce qu’il choisira d’ignorer) s’inscrit dans un raisonnement éthique, car il unit instinctivement le fait d’être attentif (attention) à celui d’être attentionné (valorisation). À la suite des réflexions de Sandra Laugier sur ce sujet (Citton, 2014a, p. 252‑266), nous émettons l’hypothèse que faire attention à quelque chose ne se réduit pas à un acte de vigilance (mû par un instinct de sécurité), mais est également un acte de sollicitude (où l’on fait attention à l’intégrité de l’objet de notre attention). Nous ne sommes donc ici ni complètement dans le contrôle paternaliste d’autrui ni dans un soin uniquement « bienveillant » ou charitable. Cette éthique comme attention à ce qui compte n’oublie aucun des deux membres de la relation, son plein déploiement relève donc de la « carefulness » et son absence rejoint la « carelessness » observée par Jane Addams (1923, p. 199) en 1912. Ainsi, l’effet d’urgence que provoque une situation de crise, comme celle due à la COVID‑19, rend plus aiguë encore l’importance de cette question. Face aux difficultés techniques de connexion ou aux limites des outils numériques, à quoi devons-nous être attentif en tant qu’enseignant à ce moment-là? Est-ce au nombre d’étudiants inscrits à notre cours en ligne ou à la qualité du contenu théorique de celui-ci? à son accessibilité ou à sa confidentialité? à l’exigence de sa modalité d’évaluation ou au confort des étudiants lors de son évaluation? Ce sont autant de questions se rapportant au même geste : savoir comment être attentif à ce qui compte pour nous.

Comprise en ce sens, une éthique de l’attention cherche une qualité de relation avec autrui qui nous semble propre à prendre en charge le problème de l’entropie psychosociale vu précédemment. En effet, une éthique luttant contre l’entropie serait une éthique où le sujet s’ouvre sur autrui, mais sans se/le disperser et sans se/le désorganiser. Ici, on peut qualifier cette éthique d’humaniste si on considère qu’une relation humaine devient ce qui permet d’offrir à l’autre des moyens de lutter contre l’entropie qui le mine lui-même (Stiegler, 2015, p. 40). Entre l’indifférence complète (aucune relation d’attention) et la violence radicale (dispersion et/ou désorganisation totale), une éthique de l’attention permet un partage des objets d’attention, partage sur lequel peuvent alors se construire les institutions. Dire ce qui nous paraît digne d’attention permet de confier au politique et à l’éducatif les sujets qui nous préoccupent sur lesquels il nous faut travailler. C’est pourquoi penser la formation collective de l’attention permet de limiter la dispersion et la désorganisation des attentions de chacun. En ce sens, une éthique de l’attention ne prône pas une seule forme (quantitative ou qualitative) d’attention, mais tente d’aider à « mieux mesurer les enjeux relationnels de la façon dont nous aménageons nos environnements attentionnels » (Citton, 2014a, p. 19), c’est-à-dire, à investir au quotidien une écologie de l’attention (Citton, 2014b) améliorant mon attention envers autrui. Cet « aménagement » peut sembler être une tâche modeste, mais si on considère que notre attention est une « énergie psychique » aussi limitée que l’énergie physique et autant que cette dernière soumise au problème de l’entropie, alors cette reconstruction écologique de l’attention devient une mission cardinale de tout projet éducatif. Concrètement, pour l’usage des outils numériques, on peut se demander comment conseiller les étudiants lors de leurs travaux universitaires pour ne pas se disperser ou se désorganiser. Cette question pourrait faire l’objet d’un cours de méthodologie universitaire où ces outils numériques seraient étudiés et leurs intérêts vis-à-vis de cette question de gestion collective de l’attention seraient discutés par l’enseignant.

III. D’une éthique pédagogique de l’attention à une proposition de déontologie universitaire

Partant de la définition pragmatiste de cette éthique de l’attention, qui mériterait encore de nombreux développements, il nous faut comprendre maintenant comment une institution comme l’université peut prendre en charge une telle éthique. Pour ce faire, nous proposons de penser cette éthique sous la forme d’une déontologie professionnelle et démocratique comme une double exigence du milieu universitaire.

III.A. Une déontologie universitaire, professionnelle et démocratique

Tout d’abord, il faut préciser que nous nous situons ici dans une réflexion portant sur une « déontologie professionnelle » dont cette éthique de l’attention serait un des éléments. Cet élément participe à la visée pratique de cette déontologie[4] pour instaurer au sein d’une organisation (équipe pédagogique d’un département, laboratoire de recherche ou encore pour un cours avec des étudiants) un ensemble commun de règles et de critères éthiques partagés (Prairat, 2014, p. 18‑20). Sur ce point, nous partageons la position de Luc Bégin à partir de laquelle il nous semble possible de « faire coexister l’éthique et la déontologie dans une infrastructure de régulation des comportements » (2011, p. 40). Ici, « le désir qu’a une profession de s’autogouverner » (p. 19) en construisant cette déontologie manifeste déjà un mouvement de lutte contre l’entropie psychosociale. En effet, il s’agit ici de se rassembler et de s’organiser dans le but de construire un environnement éthique[5] qui ne pousse pas les uns ou les autres dans leurs retranchements (pédagogiques ou scientifiques) ni ne leur ordonne de se conformer à un « moule » normatif inadéquat et contraignant sans raison (p. 153‑154). Plus précisément, la capacité d’une profession à se doter d’une déontologie s’oppose au processus d’individualisation, car ce dernier isole et parcellarise chaque individu en le sommant de faire preuve d’une éthique individuelle dont il serait le seul responsable et comptable. À l’inverse de cet isolement moral et de cette dispersion éthique (car chacun aura alors des principes moraux personnels indiscutables), la formulation d’une déontologie professionnelle nous apparaît ici comme le premier pas vers une éthique non entropique. Particulièrement avec l’usage du numérique, il est urgent de réfléchir à une déontologie qui s’oppose à l’individualisation des normes éthiques où chacun est seul devant son écran à devoir trancher des problèmes moraux complexes. Sur ce point, des études sur les cas de plagiat ou de triche aux examens durant le confinement seraient indispensables à la poursuite de ces réflexions.

De plus, formuler une éthique de l’attention à l’université nous permet de cerner ce qui semble, à tort peut-être, une évidence : se donner explicitement une exigence éthique d’attention à autrui est indispensable à toute éthique démocratique. En effet, si je veux considérer autrui comme un atout pour mener une vie bonne, il faut d’abord que je lui accorde mon attention. Au sein d’une délibération, pour la préparation d’un cours, lors d’une discussion entre deux couloirs… à chacun de ces moments, être attentif et être attentionné envers autrui est un prérequis indispensable à tout éthos démocratique. En ce sens, l’attention est à la fois le premier des biens communs que les membres d’une communauté démocratique produisent, mais aussi ce dont cette communauté dépend le plus primitivement. Une éthique démocratique cherche donc à augmenter ce partage de l’attention des individus entre eux, car c’est à partir de ce partage qu’un « engagement mutuel » est possible. Il serait possible, par exemple, de réfléchir à ce qu’une médiation du numérique produit comme modification de ce partage de l’attention des étudiants entre eux. Sont-ils plus attentifs aux questions posées en cours? Interagissent-ils plus entre eux sur les forums construits par l’enseignant? Ce sentiment de communauté de recherche est-il davantage partagé grâce aux outils numériques? Là aussi des enquêtes sur les pratiques pédagogiques de l’enseignement à distance seraient intéressantes.

En ce sens, si une éthique de l’attention peut être une éthique démocratique de lutte contre l’entropie, alors son travail au sein de l’éducation devient de plus en plus primordial. En effet, selon Sandra Laugier : « Loin de relever d’une mythique perception immédiate, l’attention consiste en un effort susceptible de faire l’objet d’une éducation » (Citton, 2014b, p. 264). Comprise ainsi, une éthique de l’attention répond aux vertus professionnelles[6] nécessaires aux enseignants universitaires (Prairat, 2015, p. 47‑51) : un sens de la justice (rendu possible par le fait d’être attentif à toutes les discriminations possibles), la sollicitude (être attentionné permet d’être sensible à la fragilité des étudiants, et d’autrui en général), la vertu du tact (en tant que geste adéquat ou parole juste, c’est par un exercice soutenu de l’attention qu’est rendu possible tout sens de la mesure, de la nuance et de l’à-propos) et, enfin, la présence éthique (être capable d’être présent à soi et aux autres devient ici l’objectif même d’une éthique de l’attention). On notera d’ailleurs que cette présence éthique est décrite par Eirick Prairat comme un art d’être présent (impliqué), un art d’être au présent (disponible) et un art du présent (généreux de son temps) (Prairat, 2017a, p. 92‑93).

Une éthique de l’attention me place ainsi dans une posture professionnelle où mon premier travail (scientifique et pédagogique) est d’assumer le fait d’être entièrement et complètement là. À un stade presque pré-éthique et pré-rationnel, toutes mes pensées et tous mes actes doivent prendre le temps de déployer sur le monde qui m’entoure un regard attentif et attentionné. En quelque sorte, il s’agit de faire attention à son attention, pour être ensuite plus attentif à ce que nous faisons ou disons et pouvoir aider autrui à être plus attentif à ce qui lui importe (Nussbaum, 2011, 2015).

L’éducateur, conscient de cette ressource rare qu’est l’attention (la sienne et celle de ses apprenants), développe alors un art pédagogique de l’attention à soi et au collectif. Cet art se donne alors pour objectif d’éviter d’isoler l’étudiant dans son incompréhension ou incompétence et de lui permettre d’apprendre en tissant autour de lui un réseau d’attention lui permettant d’accéder le plus aisément possible aux ressources nécessaires à son apprentissage. Le pédagogue, en attirant « l’attention sur ce qui mérite d’être appris » selon lui (Prairat, 2017b, p. 65), est donc constamment dans ce partage, cette négociation, avec ses étudiants sur ce qui mérite une attention collective. Ce « réseau d’attention » ne se limite donc pas à un climat scolaire (Debarbieux, 1999) ou à une atmosphère de classe, mais cherche véritablement à créer une communauté d’apprentissage. Le savoir est alors mobilisé dans un outil à la fonction bien précise : « comme des sciences qui nous donnent une interprétation des autres personnes et qui élargissent et approfondissent ainsi notre sens de la communauté » (Rorty, 1993, p. 364). Il s’agit de transmettre à ces élèves la conviction que le cours ne serait pas le même sans eux, et que l’attention et la présence de chacun participent à la construction du moment pédagogique commun.

Ainsi, en faisant sentir à ses étudiants que chacun d’entre eux compte à ses yeux (Citton, 2014b, p. 264‑265), l’enseignant réalise cet effort de construire une communauté d’attention, qui peut être alors le premier pas vers une « communauté d’expérience » (Dewey, 1927, p. 368), puis une véritable « communauté universitaire », que John Dewey appelle de ses voeux. Celles-ci, comprises comme « véritables centres d’attention, d’intérêt et de dévouement pour leurs membres constitutifs [genuine centres of the attention, interest and devotion for their constituent members] » (Dewey, 1927, p. 369) pourraient alors réaliser les propositions du university civic responsibility movement que Lee Benson, Ira Harkavy et John Puckett (2007, p. 114‑120) imaginent pour le futur des universités.

III.B. L’échec éthique de l’université face à la crise de la COVID-19

Quels furent les usages du numérique durant la crise de la COVID-19 au sein des universités françaises? Bien qu’il soit encore trop tôt pour le mesurer et en rendre compte par des enquêtes empiriques précises, nous souhaitons partager l’intuition d’un quadruple échec de cet usage d’un point de vue pragmatiste. Faire la prospective de ce quadruple échec ici n’est cependant pas le dernier stade de la réflexion philosophique, mais doit, au contraire, nous enjoindre pédagogiquement à transformer chacun de ces échecs en défis pour les crises à venir. Mais étudions tout d’abord ces échecs. Il nous semble en effet que l’usage des outils numériques, et particulièrement ceux liés à la communication (TICE), traduit un quadruple échec des universitaires à penser ces outils du point de vue a) d’une éthique b) professionnel, c) démocratique et d) d’un centrage sur l’idée d’attention.

  1. Nos usages du numérique à l’université ne furent que peu maîtrisés et dirigés par une réflexion éthique. Les outils numériques de communication, avec lesquels les enseignants étaient déjà partiellement familiarisés (forum, Zoom, Moodle, etc.), sont apparus avant tout comme des réponses techniques. Et c’est en tant que support technique semblant présenter une « transparence phénoménologique » (Wheeler, 2019) dans les médiations que ces outils apparaissaient à priori neutres, donc indifférents à l’éthique. Il en est allé comme si la médiation numérique entre individus devait être aussi identique que possible à la médiation ordinaire du face-à-face corporel (qui n’est, elle, absolument pas transparente non plus). Or, cette transparence phénoménologique du numérique est aussi douteuse comme idéal que fausse dans les faits. Ce ne sont ni les mêmes comportements, ni les mêmes compétences, ni les mêmes valeurs qui sont mobilisés lors d’un cours en présentiel et sur le forum d’une plateforme pédagogique universitaire. Ainsi, sur ce premier point, l’usage du numérique durant la crise ne fut pas véritablement pensé sur le plan de l’éthique.

  2. De plus, la crise de la COVID-19 a également révélé un échec, déjà latent mais caché ou ignoré, à penser une éthique professionnelle de la part des universitaires. L’usage du numérique fut majoritairement commandé par des injonctions politiques ou administratives, et la mise en application de ces injonctions fut laissée à la responsabilité de l’enseignant, en tant qu’agent isolé et individuel. En somme, chacun s’est débrouillé, a bricolé de son côté dans le choix, la formation et l’expérimentation de ces outils permettant les CM à distance, les Zoom à 200 étudiants, les bureaux virtuels, etc. Il ne nous semble pas que les universitaires aient réagi ici en tant que profession, pour s’accorder ensemble, sur un cadre déontologique commun régulant les pratiques pédagogiques relatives à l’usage de ces nouveaux outils numériques. C’est pourquoi, sur ce second point, la crise de la COVID‑19 prouve, selon nous, l’échec des universitaires à se doter d’une éthique professionnelle pertinente face aux usages des nouveaux outils numériques.

  3. Troisièmement, cette crise a aussi été un moment pour les universitaires d’illustrer la relative absence d’éthique universitaire démocratique. La fermeture des lieux physiques de l’université, l’annulation des emplois du temps, le déplacement du calendrier, etc. furent autant de mesures prises durant la crise (sans débats ou discussions) qui ont contribué à disperser et désorganiser les individus. Cette tendance à la dispersion et à la désorganisation des individus entre eux, que nous avons qualifiée d’entropique, fut non démocratique, car ni les étudiants ni les enseignants n’ont pu véritablement contribuer à la réorganisation collective et participative nécessaire pour pallier cette situation entropique. Loin de l’espace public et de ses habitudes politiques, les universitaires sont restés confinés chez eux, dans un espace privé, où les outils numériques ne se sont pas révélés adéquats pour une réorganisation démocratique de l’université. Celle-ci attend encore des décisions politiques et administratives pour se réinventer (à distance) pour la rentrée prochaine. Échec d’une éthique universitaire démocratique, donc.

  4. Enfin, ce qu’a révélé cette crise fut bien l’échec du numérique à promouvoir une éthique de l’attention par les universités. En effet, l’usage du numérique, avec la réalisation de travaux à distance, d’examen en ligne, etc., a fait de l’attention non plus une ressource commune, coconstruite par un environnement et une culture partagés, mais un bien privé et fragile. Seuls devant leurs écrans, les étudiants, dont certains en situation de précarité, ont dû travailler en étant privés de tous les dispositifs ordinaires de contrôle de l’attention dont disposent les universités grâce à leurs lieux. Être attentionné et attentif à autrui s’est alors révélé être une gageure, autant pour les enseignants envers leurs étudiants que pour les étudiants ou les enseignants entre eux. Pour l’instant, il nous semble difficile d’affirmer que l’usage du numérique durant la crise ne fut pas autre chose qu’un échec dans la considération de ces relations de soin, d’attention et d’hospitalité nécessaires à l’éthique que nous défendons.

Conclusion : les défis de l’université face à un avenir de crises

Pour conclure, répétons que relever ces échecs ne doit pas nous condamner à un pessimisme intrinsèque sur l’avenir de l’éthique universitaire ou à un rejet imbécile de tout usage du numérique à l’université. Au contraire, nous souhaitons voir en ces échecs des défis pour la pédagogie et l’éthique universitaire.

La philosophie pragmatiste est exigeante pour l’université : elle lui propose de penser une éthique professionnelle et démocratique de l’attention, mais sans lui livrer clés en main les moyens concrets de cette éthique. Cette exigence est due à la place centrale de l’expérimentation au sein de cette philosophie; c’est par l’expérience répétée et partagée que les bons outils numériques et les critères éthiques adéquats seront inventés. Il s’agit donc d’innover, en éthique, par le numérique et pour l’université.

Cette tâche difficile oblige les universitaires à abandonner toute naïveté sur la prétendue neutralité des outils numériques ou sur leur individualisme éthique. Ils ne sont pas condamnés à se considérer comme des individus isolés et dispersés, ni sur le plan de leur éthos (car une éthique professionnelle et démocratique est possible), ni sur le plan de leur tékhnê (car un autre usage du numérique est possible à l’université), ni non plus sur le plan de leur paideía (car une autre pédagogie universitaire est possible). Seulement, cette crise aura montré que d’autres questions méritent de se poser pour les universités : À quoi les outils numériques nous rendent-ils vraiment attentifs? Envers qui voulons-nous être attentifs et attentionnés? Avons-nous les bons outils numériques pour diriger notre attention là où nous le voulons?