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Au cours des dernières années, le domaine des performance studies a vu se multiplier des méthodes et des outils pour analyser l’interprétation musicale. Plus particulièrement, la question de l’expression représente un champ d’investigation qui permet d’étudier en profondeur les stratégies d’interprétation. De fait, l’étude de l’expression dans la musique enregistrée et la modélisation informatique de l’expression représentent deux pôles, deux approches complémentaires d’une même préoccupation : celle de mieux saisir les composantes de l’expression musicale. Depuis la synthèse faite par Gabrielsson en 2003 (« Music Performance Research at the Millennium »), jusqu’au chapitre qu’Anders Friberg et Erica Bisesi ont cosigné en 2014 (« Using Computational Models of Musical Performance to Model Stylistic Variations »), il est manifeste que le développement d’outils permettant d’analyser une interprétation musicale sous l’angle du son façonne progressivement les méthodes et permet de parvenir à des conclusions qui tiennent davantage compte de la complexité et de la richesse de la pratique musicale. En outre, la numérisation généralisée de la musique permet de nous pencher sur le riche héritage des enregistrements avec un outil tel que Sonic Visualiser[1].

Adopter une approche scientifique de l’analyse des musiques enregistrées représente pour le chercheur un certain dilemme. D’une part, la science implique une rigueur méthodologique, la production de modèles généralisables. D’autre part, chaque oeuvre musicale est unique, et les diverses interprétations d’une même oeuvre nous indiquent qu’analyser la musique, c’est davantage identifier un réservoir de potentialités expressives que de vouloir les limiter par une approche prescriptive. Alors, comment des outils scientifiques permettent-ils de mieux saisir la liberté artistique d’une interprétation ?

Partition et enregistrement

Après le 150e anniversaire de décès du Charles Baudelaire – un poète très important pour les musiciens –, j’ai choisi d’analyser une oeuvre remarquable, mais peu connue, sur un poème tiré des Fleurs du mal : « Les hiboux ». Ce poème, originalement paru en 1857, a été mis en musique et publié en 1924 par Louis Vierne aux éditions Maurice Sénart[2]. Si Vierne est un organiste réputé pour sa carrière internationale et comme titulaire à Notre-Dame-de-Paris, on sait moins qu’il a composé de nombreuses oeuvres non destinées à l’orgue ainsi que plusieurs cycles de mélodies, notamment Spleens et Détresses sur des poèmes de Verlaine et Le poème de l’amour sur des textes de Jean Richepin. La musique des « Hiboux » est elle-même tirée du cycle des Cinq poèmes. Extrait des Fleurs du mal. Un tel titre entraîne nécessairement une résonance avec le cycle des Cinq mélodies de Charles Baudelaire composé par Debussy, publié 35 ans plus tôt. Comme Debussy, Vierne trouve en Baudelaire le cadre expressif qui lui permet de prendre position par rapport à l’expression romantique. Mais là où Debussy marque une nette rupture, par l’esthétique symboliste, Vierne demeure plus nostalgique. Il conserve l’intensité expressive du poème, mais accentue le registre plus sombre du désabusement, de l’enfermement, dans un ton exacerbé et contenu, comme un cri étouffé. L’interprétation faite en 1997 par la soprano Mireille Delunsch et le pianiste François Kerdoncuff traduit à merveille cette atmosphère complexe et riche. La complicité entre la voix et le piano est renforcée par la justesse de la prise de son de Frédéric Briant, qui équilibre parfaitement le rôle des deux musiciens.

Méthodologie

Form et shape

En anglais, il existe deux mots distincts pour nommer la forme : form et shape. Form désigne les structures musicales, telles que notées dans la partition, alors que shape désigne le produit sonore d’une interprétation. Cette distinction a été appliquée par John Rink en 2004, dans son article : « Analyzing rhythmic shape in Chopin’s E major Etude ». Il y mentionne notamment que : « Even the simplest passage will be shaped according to the performer’s understanding of how it fits into a given piece and the expressive prerogatives brought to bear upon it ». Ou encore : « I noted the importance of musical “shape”, rather than structure, in the performer’s conceptualisation of music » (Rink 2004, p. 125). Il conclut enfin en écrivant ceci : « The primary goal of that mode of analysis will be to discover the music’s “shape”, as opposed to structure, as well as the means of projecting it. » (ibid., p. 128)

Dans l’appréhension de la forme, le paramètre sonore refait surface aujourd’hui, après avoir été longtemps sous-estimé dans l’analyse musicale. Dans Beyond the Score (2013), Nicholas Cook va même jusqu’à considérer « [the] music as performance ». Je ne suis pas aussi catégorique, car je juge nécessaire que toute analyse demeure ancrée dans la partition, qui est le réservoir des potentialités d’une oeuvre. Mais alors, comment analyser une partition de manière à orienter les conclusions vers ce qui est entendu, non pas uniquement ce qui est écrit ? Comment trouver dans cette partition des hypothèses de recherche que l’on peut vérifier dans une ou des interprétations ? Dans les travaux récents, la méthode mise au point par Richard Parncutt et Erica Bisesi (2011) – et qui est toujours en évolution – est celle qui permet de parvenir aux meilleurs résultats. Cette méthode repose sur l’identification d’accents, soit métriques, groupaux, mélodiques ou harmoniques, qui sont présents en potentialités dans la partition (immanent accent) et actualisés par les interprètes (performed accent), de sorte que form et shape ne représentent pas deux réalités opposées, mais deux réalités complémentaires d’une même oeuvre. La partition, l’interprétation et le résultat sonore représentent le processus qui permet à une oeuvre musicale d’exister et de se manifester.

Partition et interprétation

Pour schématiser les étapes reliant la partition au son, la production sonore d’une oeuvre peut être subdivisée en trois aspects distincts, soit :

  • La partition, où l’émotion est encodée ;

  • La performance, où l’interprète décode l’émotion grâce à une interprétation analytiquement informée ;

  • Le signal sonore, qui manifeste l’expression de manière à ce qu’elle soit perceptible par l’auditeur.

Figure 1

Les trois étapes de la production sonore d’une oeuvre.

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Dans d’autres articles, notamment celui rédigé avec Erica Bisesi et Caroline Traube (à paraître), j’ai mis de l’avant une méthode pour relier les accents immanents aux accents interprétés. Les courbes de tempo de différentes interprétations ont été mises en parallèle avec l’analyse de la partition selon la méthode Bisesi-Parncutt (2011). Dans le présent article, je ne m’attarderai pas sur ces aspects, même s’ils sont implicites, afin d’insister davantage sur les aspects liés au son. Les détails des courbes de tempo ont été reportés en annexe.

Figure 2

La lentille de Brunswik-Juslin.

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La lentille de Brunswik-Juslin (2001)

Les modèles mis en place au tournant des années 2000 pour l’analyse du signal sonore se sont beaucoup inspirés de la lentille de Brunswik, qui a été adapté pour la musique par Patrik Juslin. Même si ma recherche ne comportait pas de test de perception (dont les résultats correspondraient dans la figure 2 à la colonne du listener judgment), le modèle de Brunswik-Juslin est applicable puisque d’autres études scientifiques, comme celle de Juslin et Laukka (2013), sont venues préciser le type d’émotion qui correspond à des caractéristiques sonores comme le tempo, la nuance, le timbre et l’articulation.

Sonic Visualiser

L’analyse des caractéristiques du signal sonore est aujourd’hui grandement facilitée par Sonic Visualiser, qui permet de représenter visuellement la forme (shape) d’une interprétation, d’y rendre visibles les « gestes expressifs » de l’interprète. Dans la figure 3, nous voyons la mise en forme de la nuance (waveform) ainsi que la courbe de tempo (timing variation). Dans les figures suivantes, nous verrons aussi des spectrogrammes.

Figure 3

La représentation graphique des nuances et du tempo dans Sonic Visualiser (mes. 1-4).

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Les paramètres de l’expression

Notre travail d’analyse reprend donc les principaux paramètres de l’expression identifiés dans la lentille de Brunswik, qui sont présents en potentialités dans la partition et qui prennent forme dans une interprétation : les variations de tempo (timing variation), les nuances, le timbre et les variations de hauteur (vibrato). Nous avons décidé d’exclure le paramètre de l’articulation parce que dans le cas de la voix chantée, la question est beaucoup plus complexe que de déterminer là où commence et là où se termine le son. Avec la voix humaine, une grande variété de consonnes multiplie les attaques possibles, et il existe de multiples manières de transiter d’un son à l’autre.

Des questions de recherche transversales me permettront de tirer des conclusions à partir des résultats observés dans les quatre paramètres étudiés. Ces questions sont les suivantes : Où, pourquoi et comment ces accents se manifestent-ils ? Quel type d’expression génèrent-ils ? Quels rapports entretiennent-ils avec la partition (musique et poésie) ? Comment la structure poétique interfère-t-elle avec la structure musicale ?

Les quatre paramètres sonores permettent des prédictions de perception à partir des travaux de Juslin et Laukka (2003) sur la voix chantée. Les auteurs se sont rendus compte que la voix chantée et la voix parlée comportaient un certain nombre de ressemblances dans l’expression des émotions. Ils ont établi les caractéristiques sonores communes aux deux types de voix, ont compilé les résultats et ont produit un tableau récapitulatif dans leur article. C’est bien entendu une simplification des résultats. L’étude a été faite pour cinq émotions dites de base en psychologie (Ekman 1992), soit la colère, la peur, la joie, la tristesse et la tendresse. Extrait de l’article de Juslin et Laukka (2003), la figure 4 détaille les caractéristiques du signal sonore pour deux de ces émotions de base, soit la colère et la tristesse, puisqu’ils représentent les deux pôles expressifs de la mélodie étudiée. Les critères de comparaison des auteurs se déclinent selon neuf paramètres : le tempo, la dynamique, la variabilité de la dynamique, la brillance du son, le poids relatif entre harmonique fondamentale et harmoniques aiguës, la variabilité du son fondamental, la courbe ascendante ou descendante du son, l’attaque ou l’articulation, et enfin la variabilité du son au niveau microscopique, selon les paramètres précédents.

Figure 4

Les caractéristiques du signal sonore de la colère et de la tristesse.

Tableau tiré de Juslin et Laukka 2003, p. 802

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La mélodie : une hybridation

La mélodie et le lied sont des genres qui produisent une hybridation entre deux niveaux symboliques : un poème et une musique (Agawu 1992). Dans Conceptualizing Music (2002), Lawrence Zbikowski a poussé plus à fond la réflexion sur l’effet du texte poétique sur les significations expressives de la musique dans le lied. Chacune des deux composantes – soit le poème et la musique – conserve son autonomie tout en entrant en interaction. C’est là tout l’art de mettre en musique un poème, tel que l’ont fait Schubert, Fauré ou Vierne. Toutefois, l’étude de Zbikowski se limite à la partition. Dans le présent article, qui porte sur l’interprétation, j’ai plutôt cherché à savoir comment les interprètent ont négocié l’équilibre entre le poème et la musique, afin de mettre en lumière leurs choix, leurs stratégies d’interprétation. Comment les interprètes traduisent-ils ce rapport entre l’immobilité – dont Baudelaire fait l’éloge – et le mouvement – dont il dénonce la vanité – et ce dans le respect de la partition de Vierne ?

Figure 5

Le poème « Les hiboux » de Baudelaire, avec la ponctuation modifiée par Vierne.

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La figure 5 reproduit le poème de Baudelaire. Les mots qui se rapportent au statisme ont été colorés en forme: 2106372.jpg, ceux qui se rapportent au mouvement sont colorés en forme: 2106373.jpg, et ceux qui sont colorés en forme: 2106374.jpg se rapportent au châtiment proféré contre ceux qui ne demeurent pas immobiles et qui succombent aux attraits du monde : c’est la morale conclusive du poème. On voit que le poème est clairement structuré en trois temps : il offre un parcours, une progression. Pour bénéficier pleinement des explications qui vont suivre, le lecteur écoutera d’abord la version de Delunsch-Kerdoncuff (1997) des « Hiboux », en suivant dans la partition[3].

Pour son cycle tiré des Fleurs du mal, Vierne a sélectionné des poèmes qui reprennent tous la thématique de l’atténuation des contraires : « Recueillement », « Réversibilité », « Le flambeau vivant », « La cloche fêlée », « Les hiboux ». Cette atténuation se fait non par un adoucissement, mais plutôt par une contenance de leur bouillonnement. La partition de Vierne accentue cette opposition à la manière d’un orage qui gronde sans jamais éclater. Les hiboux opposent leur statisme au mouvement qui agite vainement le monde. Les strophes 1 et 2 sont très contenues, enfermées sur elles-mêmes dans un ostinato. La gamme par tons qui accompagne l’entrée de la voix chasse toute tension harmonique. La musique fait sourdre un monde mystérieux, nocturne, avec des sonorités feutrées, voire inquiétantes, depuis l’appel initial du hibou jusqu’aux accords graves qui ponctuent les strophes. Ce n’est que la troisième strophe qui libère la tension, par une nuance plus forte, un ambitus plus aigu. Enfin la quatrième strophe opère un figuralisme du « châtiment d’avoir voulu changer de place » : alors qu’il semblait s’affirmer, le mouvement se fige finalement dans le statisme initialement proféré, comme si rien n’avait bougé. Les interprètes prennent en charge cette problématique dramatique non seulement en accentuant les gestes expressifs de la partition, mais aussi en ajoutant des éléments non écrits. Le compositeur ne peut noter ni le timbre ni les microvariations de hauteurs (vibrato, glissando)[4] ou de tempo ; ce sont des paramètres qui appartiennent aux interprètes. Voyons ce que révèle une analyse dans Sonic Visualiser.

Résultats

Les variations de tempo

Les variations de tempo mettent d’abord en valeur la macrostructure de l’oeuvre, qui est de forme strophique. Le tempo décrit une sorte d’arche, que l’on voit par un ralentissement plus prononcé aux cadences. Les interludes portent une signature rythmique différente, plus instable : ce sont les cris des hiboux. Ces ralentissements étaient prévisibles dans la partition, comme accents immanents, et sont tangibles dans l’interprétation, comme accent performé. Il s’agit bien d’une interprétation : rien dans la partition n’indique de ralentir, sauf à la fin de la troisième strophe. C’est pourtant là où les interprètes ralentissent le moins !

Figure 6

Représentation graphique des variations de tempo.

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Dans le sommet expressif de l’oeuvre – qui correspond à la troisième strophe, où le texte affirme qu’il faut craindre en ce monde « le tumulte et le mouvement » – les interprètes abaissent sensiblement le tempo, qui passe de 55 à 52 bpm. La quatrième strophe, qui est pourtant marquée a tempo, est encore plus lente, à 48. Ainsi, les interprètes réalisent un figuralisme du châtiment par le statisme, contre le mouvement, que seul le poème suggère, alors que la partition elle-même ne contient pas d’éléments nouveaux. Outre ces grandes variations, aux cadences, on remarque dans la courbe de tempo de plus petites variations de tempo. Certaines sont significatives (nous y reviendrons), mais d’autres non. Il faut prendre garde à la grande précision des outils de mesure, qui dépasse le seuil perceptif. À l’écoute, le tempo semblera inchangé si ses variations sont inférieures à 5 % (Halpern et Darwin 1982).

Figure 7

Nuances et forme.

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Les nuances

Du point de vue des nuances (voir la figure 7), on peut voir que la troisième strophe se détache nettement des trois autres, qu’elle marque un sommet de tension dans la mélodie. Non seulement la nuance est plus forte, mais aussi elle est plus instable, ce qui correspond à deux caractéristiques reliées à l’expression de la colère, selon les conclusions de Juslin et Laukka.

Le timbre : les variations du formant de la voyelle ɛ

Pour la question du timbre, nous avons choisi de comparer la sonorité de la voyelle ɛ (è) en raison de ses positions stratégiques dans le poème. Elle annonce les « ténèbres » à la fin de deuxième strophe, puis culmine avec « enseigne » et « craigne » dans la troisième, avant de disparaître dans la quatrième strophe (voir la figure 5). Pour Baudelaire, la sonorité est une forme de signification, et un élément qui structure le poème au-delà des composantes discursives. Selon les pratiques de l’époque, un poème est surtout fait pour être entendu, et moins pour être lu en silence. Dans la mise en musique, la sonorité ɛ joue un rôle particulier. Par rapport à la voix parlée, la voix chantée accentue la coloration sombre et fermée de la voyelle. Vierne place cette voyelle à des moments mélodiques stratégiques, sur une note longue et aiguë, de manière à ce qu’elle soit bien entendue.

Figure 8

Comparaison des spectrogrammes pour la voyelle ɛ.

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Dans son interprétation de la partition, la chanteuse va encore plus loin : elle modifie le timbre de la voyelle selon la progression musicopoétique. Dans notre recherche, nous avons extrait les trois spectrogrammes des trois occurrences de la syllabe ɛ, sur des notes de hauteurs comparables (respectivement bémol, do dièse et mi aigus) pour pouvoir en comparer le timbre (figure 8)[5]. Les traces rouges correspondent aux fréquences présentes dans le son. Dans le passage exprimant la tristesse, à la première strophe, la voyelle ɛ présente surtout des harmoniques graves, ce que nous pouvons voir dans le spectrogramme du premier formant. La seconde occurrence, « enseigne », est déjà plus riche en harmoniques aiguës. La barre verticale que nous voyons correspond à la consonne s, et non au son ɛ. Enfin, la dernière occurrence, sur le mot « craignent » dans la troisième strophe, est encore plus riche en harmoniques aigus[6]. C’est un passage qui exprime la colère. Ce constat est conforme aux prédictions de Juslin et Laukka (2003) par rapport à l’intensité du son fondamental (F0) : dans l’interprétation, le timbre de la voix est modifié avec plus ou moins d’harmoniques grave ou aigu, selon que le contexte de la partition se rapporte à la tristesse ou à la colère.

Les microvariations de hauteur (vibrato) sur les sons i et ɛ

Comme paramètre relatif à la microstructure, je me suis d’abord penché sur le vibrato. Par rapport à la thématique du poème, où le mouvement et l’immobilité s’opposent, la question du vibrato devient un élément expressif de première importance. Pour Laukka, la variabilité de la hauteur du son est un facteur expressif lié à la colère, alors que son immobilité est liée à la tristesse. Pour éviter qu’il y ait trop de paramètres d’interférence, nous nous sommes limités à la comparaison du vibrato sur le son i. Le i est une voyelle encore plus fermée que le ɛ. Considérée comme une sonorité onomatopéique, elle est plus directement liée à l’expression de la douleur, comme si c’était un cri contenu, étouffé. Comme pour le son ɛ, Vierne place le son i sur des parties accentuées de la mélodie, sauf pour les pronoms, qui n’ont pas de signification propre. Dans la structure poétique, on peut observer que le i est complémentaire au ɛ : très présent dans la première strophe, il s’estompe dans la deuxième, disparaît complètement dans la troisième, et réapparaît sporadiquement à la fin, sur le mot « ivre ».

Figure 9

Comparaison du vibrato sur la voyelle i.

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Les spectrogrammes comparés des quatre occurrences du i (figure 9) révèlent que la chanteuse opère souvent un changement dans son vibrato pour que l’interprétation soit conforme à l’expression poético-musicale. Ainsi, sur le mot « méditent », il n’y a presque pas de vibrato, pour suggérer l’immobilité liée à la méditation. Sur le mot mélancolique, par contre, il y a d’abord un son droit, puis arrive le vibrato. Chez Baudelaire, la mélancolie est très liée au spleen. Le spleen est un état ambivalent. Il mélange la tristesse, donc l’immobilité (selon Juslin et Laukka), et le plaisir, où le son comporte une plus grande variabilité. L’interprétation est tout à fait conforme à cette prédiction expressive. À la fin, le mot « ivre » présente une courbe particulière : on y voit clairement un glissando, comme figuralisme de l’ivresse.

Dans le son ɛ, on retrouve aussi un figuralisme par vibrato à la fin de la troisième strophe : « il faut qu’en ce monde il craigne / le tumulte et le mouvement ». Si l’on revient à la figure 8, sur le mot « craignent », on peut voir que la voix se fige, que le vibrato disparaît, pour signifier cette disparition du mouvement ordonnée par le poète. Dans les études en musique populaire, notamment chez Serge Lacasse (2010), ce type de jeu subtil au sein du signal sonore est qualifié de paralinguistique : c’est une forme de langage intelligible, mais sans le recours aux mots.

Les variations de tempo et l’expression de la grande forme

Dans la courbe de tempo de la figure 6, j’avais remarqué que les interprètes soulignaient la structure de l’oeuvre, aux cadences, par un ralentissement non écrit dans la partition. Une observation plus attentive permet de remarquer comment ils ralentissent à ces moments (figure 10). De manière récurrente, le ralentissement se fait avant, et non sur l’appui cadentiel. Il s’agit ici d’une stratégie d’interprétation, ou encore du style d’une interprétation, selon la dénomination de Cook (2013). Il aurait été possible d’appuyer le premier temps ; les interprètes choisissent plutôt de le faire désirer. C’est un bon exemple de la liberté de l’interprète, des multiples possibilités d’actualisation de la structure, du niveau immanent, dans l’interprétation.

Figure 10

Courbe de tempo et stratégie d’interprétation.

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Les variations de tempo et la métrique

La courbe de tempo de la figure 6 révèle encore un autre élément quant à la différence entre la représentation graphique d’une interprétation et sa perception. Si l’on prend le début de l’oeuvre, à partir de la mesure 5, on peut voir sur le graphique que le tempo est instable. Selon les caractéristiques identifiées par Laukka, on pourrait associer cette instabilité à de la colère, et non à de la tristesse. Or la perception révèle tout le contraire : pourquoi ? Essentiellement parce que les variations de tempo sont régulières, comme les oscillations du pendule : ce n’est pas la variabilité de chaque temps qui est prise en compte dans notre perception, mais celle de la métrique, celle des temps forts de la mesure et aussi de l’hypermètre. En outre, si l’on compare les points d’appui du tempo avec la partition (figure 11), on se rend compte que ces accents métriques coïncident avec la syllabe finale des vers. La « musicalité » rythmique du poème est ainsi mise en évidence, comme s’il était récité. Le tempo initial, au moment où entre la voix (A), est progressivement ralenti jusqu’à B, qui marque la fin du second vers. Un autre ralentissement survient à C, à la fin du troisième vers. Enfin, le ralentissement le plus prononcé a lieu à la fin du quatrième vers (D), qui est aussi la fin de la première strophe. Le ralentissement ne se fait pas sur le premier temps, mais plutôt sur le quatrième qui précède. Ce type de geste permet à la fois de ponctuer la phrase et de relancer l’élan. Il faut observer également que les ralentissements coïncident avec des accents harmoniques : les altérations changent de manière importante à B et à C, de même que la texture et le registre à D.

Figure 11

Variation et régularité du tempo.

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Conclusion

En prenant appui sur Juslin et Laukka (2003) pour interpréter les représentations graphiques de l’enregistrement des « Hiboux » de Baudelaire-Vierne, notre étude démontre qu’il y a corrélation entre les affects encodés dans la partition et les émotions exprimées par les interprètes. Néanmoins, quelques gestes échappent à ce modèle, qui se limite aux émotions de base, alors que la réalité musicale est beaucoup plus complexe. Afin de poursuivre la recherche dans ce regard croisé entre form et shape, deux voies complémentaires sont possibles :

  • Identifier les paramètres qui relèvent de la liberté de l’interprète, du style d’une interprétation, qui représente un choix, une mise en équilibre actualisé des paramètres expressifs selon les potentialités de la partition ;

  • Raffiner le modèle. En ce qui concerne le vocabulaire des émotions, les travaux plus récents de Zentner, Grandjean et Scherer (2008) à Genève offrent une avancée importante.

La question du rapport entre la partition et son interprétation – sa performance – demeure une recherche à poursuivre. Notamment, la manière dont une chanteuse manifeste la structure poétique dans son interaction avec la structure musicale demeure un domaine peu exploré par les perfomance studies. La prise en compte de l’interprétation comme partie essentielle de l’oeuvre musicale permet de poursuivre le travail permet de faire progresser le travail de conceptual blending accompli par Zbikowski au début des années 2000. La technologie permet de rendre visible, de représenter graphiquement les différents paramètres de l’interprétation. Toutefois, la technologie ne se substitue pas à l’écoute, elle permet plutôt d’affiner la perception, et de mettre en série une grande quantité de données que la mémoire auditive pourrait plus difficilement mettre en série. J’espère que les retombées de cette étude seront utiles tout autant aux interprètes, pour la préparation d’une interprétation analytiquement informée, qu’aux musicologues qui cherchent une approche analytique pour l’étude de l’immense corpus des mélodies françaises enregistrées. Car l’interprète nourrit le travail du musicologue tout autant que le travail du musicologue nourrit l’interprète.