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Si la reconnaissance de l’universalisme des droits et libertés fondamentaux est une idée qui s’est largement répandue et imposée en Occident — voire à travers le monde — depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme[1] en 1948, force est également de constater qu’elle n’a pourtant pas été la source d’une interprétation uniforme de la portée de ces mêmes droits et libertés au sein des différentes jurisprudences des systèmes (trans) nationaux qui en ont consacré la primauté. Et de tous les droits et libertés visés par cet universalisme de formulation, les dispositions protégeant le droit à l’égalité sont sans doute parmi celles à qui l’on doit reconnaître la plus forte polysémie, en ce qu’elles ont permis de multiples interprétations qui ont toutes eu pour effet d’élargir ou fortement restreindre le champ de protection de ce droit fondamental : quelle égalité entend-on protéger ? L’égalité formelle, réelle, des chances, substantielle ? Entend-on faire de ces dispositions des « garanties générales d’égalité » ou en limiter la portée à la seule interdiction de la discrimination directe, indirecte, systémique, et/ou positive, etc ?

Toute analyse visant à démontrer/critiquer l’efficacité ou la légitimité des modèles (trans) nationaux de gestion des différentes formes de diversité, qu’elles soient sexuelles, raciales, nationales, politiques, religieuses, etc., variera en fonction de la position qu’on adopte sur la légitimité des choix que les gouvernements, législateurs et/ou instances responsables de la mise en oeuvre des lois sur les droits fondamentaux font par rapport à la portée des dispositions protégeant le droit à l’égalité. De cette même position découlera également l’acceptation (ou le rejet) de mécanismes juridiques particuliers comme les accommodements raisonnables, qui visent à opérationnaliser une conception très large du droit à l’égalité. Dans leur introduction générale, les professeures Bribosia et Rorive ont par ailleurs eu l’excellente idée d’avoir recours à une figure bien connue de l’auteur écossais Robert Louis Stevenson pour résumer les débats relatifs à la légitimité des accommodements raisonnables comme mécanisme juridique auquel une personne pourrait avoir recours pour assurer le respect de ses convictions religieuses :

Tour à tour Dr Jekyll et Mr Hyde, l’accommodement raisonnable a pu être décrit comme un instrument du repli identitaire ou son antidote, un procédé de fragmentation de la société ou de renforcement de sa cohésion, un mécanisme qui bat en brèche le principe d’égalité […] ou qui participe à sa mise en oeuvre effective, un outil qui met à mal la laïcité ou qui la réalise, un dispositif qui déconstruit nos libertés individuelles ou qui les conforte, un avatar du relativisme culturel ou du libéralisme[2].

Pour plusieurs, trop d’écrits ont déjà été publiés sur la problématique des accommodements religieux (particulièrement depuis le début des années 2000) et de manière trop régulière pour qu’on puisse prétendre qu’il était nécessaire d’en publier un de plus. Pourtant, plusieurs éléments nous semblent justifier qu’on continue de vouloir garder vivants la réflexion et le dialogue sur cet outil de protection et d’intégration des membres des minorités religieuses au sein des États occidentaux, ne serait-ce que l’actuelle montée de discours (et partis politiques) d’extrême droite au sein de plusieurs États européens ou la remise en cause, de plus en plus importante et fréquente, du bien-fondé du caractère supra-législatif des droits et libertés fondamentaux. L’approche comparative (Canada-Belgique-Europe) de l’ouvrage n’est pas nouvelle, mais offre l’immense avantage de permettre au très solide groupe d’auteurs réuni par les codirectrices de nous offrir une analyse très complète et actuelle des enjeux sous-jacents à la place de la rhétorique de l’accommodement raisonnable dans la recherche (ou mise en place) d’une politique de gestion de la diversité consensuelle. À l’heure où les modèles archétypaux du multiculturalisme et du républicanisme — et les États phares qui en sont les porte-étendards comme le Royaume-Uni ou la France — sont en crise, une des forces de l’ouvrage est sans doute de mettre l’accent sur deux régimes nationaux, la Belgique et le Québec, qui ont tenté de mettre en place le modèle de l’interculturalisme qui, en théorie, devrait se trouver à mi-chemin entre le multiculturalisme et le républicanisme.

L’ouvrage propose donc une série d’articles très riches, regroupés sous quatre des principaux angles d’attaque de la problématique de la gestion de la diversité religieuse au sein des États occidentaux, soient les angles philosophiques (Cécile Laborde, Gily Coene et Jean-François Caron), politique (Bernard Gagnon, Julie Ringelheim et François Foret), juridique (José Woehrling, Emmanuelle Bribosia/Isabelle Rorive et Xavier Delgrange/Hélène Lerouxel) et sociologique (Pascale Fournier/Emmanuelle Jacques ; Ike Adam/Andrea Rea et Jocelyn Maclure/François Boucher).

Dans la section consacrée à l’analyse philosophique des enjeux propres à la gestion de la diversité culturelle et religieuse, soulignons la grande qualité du texte de la professeure Cécile Laborde[3], qui nous offre une très intéressante critique de la position développée dans l’ouvrage de Charles Taylor et Jocelyn Maclure[4] selon laquelle toute conviction personnelle structurante, qu’elle soit ou non en lien avec la religion/spiritualité, devrait être protégée sous l’égide de la liberté de conscience. Bien qu’elle soit globalement en accord avec cette proposition — qui tient compte du passage des sociétés occidentales au sein de « l’âge séculier », décrit par Charles Taylor dans un de ses plus récents ouvrages[5] — Laborde considère malgré tout que celle-ci souffre de limites qui recoupent les « tensions inévitables et internes au libéralisme contemporain », soient les tensions qui résultent notamment de la recherche de critères neutres qui permettent de distinguer les « évaluations fortes » — religieuses ou non religieuses — qui méritent la protection de la liberté de conscience de celles qui sont exclues de son champ de protection. Si le second texte de la section philosophique ne répond pas aux attentes qui découlaient de l’annonce d’une réponse à celui de Laborde, il permet malgré tout à Gilly Coene d’offrir plusieurs éléments très instructifs sur certains aspects de l’expérience belge en ce qui concerne la gestion de la diversité religieuse sur le territoire national[6]. Le politologue Jean-François Caron clôt cette partie de l’ouvrage par un argumentaire dans lequel il défend le mécanisme de l’accommodement raisonnable comme un outil permettant d’assurer la cohésion sociale dans une ère « postnationale », où la diversité culturelle et religieuse des différentes populations qui composent la communauté internationale est devenue la norme[7].

La deuxième section de l’ouvrage est, à notre avis, la plus intéressante en ce qu’elle nous permet de plonger au coeur de l’interculturalisme québécois et de l’interculturalité belge, deux illustrations du modèle mitoyen qui pourrait pallier aux faiblesses et lacunes du multiculturalisme et du républicanisme[8]. Dans l’article consacré à l’interculturalisme québécois, Bernard Gagnon se livre à une critique très appuyée de l’approche qui fut privilégiée par les rédacteurs du rapport Bouchard-Taylor[9] en ce qui concerne la définition du modèle québécois de gestion de la diversité[10]. Essentiellement, Gagnon reproche aux auteurs du rapport Bouchard-Taylor d’avoir beaucoup trop rapproché l’interculturalisme du multiculturalisme à la canadienne, au point de détourner le modèle québécois de sa particularité (plus républicaine) qui aurait pour objectif « de lier la reconnaissance des différences à la nécessité de cohésion sociale et politique[11] ». Le texte de Gagnon, fort élégamment écrit, offre un panorama très complet de la « crise » que traverse actuellement le modèle québécois de gestion de la diversité, polysémique au point de pouvoir être rapproché/confondu avec le multiculturalisme à la canadienne et/ou le républicanisme à la française (comme ce fut le cas dans le contexte du débat soulevé par la défunte charte des valeurs québécoises[12]). Nous aurions toutefois apprécié qu’il étoffe davantage sa quatrième partie, dans laquelle il devait déployer (et ne l’a que trop peu fait) des pistes de solutions permettant d’incarner une définition de l’interculturalisme respectant davantage l’esprit du modèle distinct de gestion de la diversité culturelle et religieuse qui serait mis en oeuvre au Québec depuis les quarante dernières années.

Dans le second texte de la section politique de l’ouvrage, Julie Ringelheim[13] contextualise les travaux des deux récentes initiatives gouvernementales visant à définir l’interculturalité belge, soient la Commission du dialogue interculturel (2004-2005) et les Assises de l’interculturalité (2009), et analyse les principales raisons expliquant, selon elle, pourquoi les conclusions qui en ont résulté ont été tablettées[14] — à l’instar, par ailleurs, de celles contenues dans le rapport Bouchard-Taylor au Québec. Pour Ringelheim, tant la Commission que les Assises ont été mises sur pied en réaction aux polémiques et controverses soulevées par l’accroissement du nombre de musulmans au sein de la population belge et avaient pour principal objectif

d’inventer un cadre institutionnel, politique, mais aussi d’instaurer tout un climat social, pour permettre à ceux dont la culture d’origine est souvent non européenne de vivre leur citoyenneté à part entière, mais aussi pour permettre aux Belges d’origine européenne de les comprendre et de les accepter comme tels.[15] 

Selon la description de l’auteure, si le choix du terme interculturalité impliquait nécessairement que les responsables de la Commission trouvent des critères permettant de distinguer ce régime du multiculturalisme, les tensions opposant les tenants d’une approche plus cosmopolite de l’interculturalité à ceux de l’approche républicaine ont, à terme, complètement paralysé les Assises et l’ont empêchée d’offrir une définition englobante de l’interculturalité belge en 2009 :

La majeure partie du rapport [des Assises] porte sur l’examen de problèmes concrets et la formulation de propositions. Les raisons de cette approche pragmatique apparaissent en filigrane du document : le Comité reconnaît que des divergences profondes sont apparues en son sein, certains membres « privilégiant l’affirmation de valeurs communes et d’une culture civique partagée et les autres se montrant davantage preneurs d’une société inclusive qui valorise les différences compatibles avec les droits fondamentaux ». La vision « universaliste » et l’optique plutôt « multiculturaliste » que la Commission voulait combiner se retrouvent ici opposées l’une à l’autre[16]

Pour l’auteure, cette incapacité à s’entendre sur ce que représente, concrètement, le modèle de l’interculturalité a été un facteur important justifiant la réaction globalement négative que la communauté politique belge a réservée aux conclusions des Assises. À notre sens, cette incapacité met évidemment de l’avant les (très grandes) difficultés inhérentes à tout effort de définition d’un modèle se situant entre deux modèles passablement archétypaux, soient le multiculturalisme et le républicanisme. Cependant, comme le résumait parfaitement la professeure Laborde dans la conclusion de son article, « le fait qu’un projet […] soit complexe et difficile ne signifie pas, à l’évidence, qu’il ne vaille pas la peine d’être poursuivi[17] ».

Les deux premiers articles de la section juridique de l’ouvrage, pour tout riches et utiles qu’ils soient en termes de références jurisprudentielles et législatives actuelles, sont sans doute les plus descriptifs : alors que le texte du professeur José Woehrling[18] nous permet de faire un tour d’horizon très complet de la jurisprudence canadienne et états-unienne concernant les pratiques d’accommodements des convictions religieuses et nous fournit quelques exemples illustrant les difficultés de cette même jurisprudence à gérer les cas où les demandes d’accommodements religieux entrent en conflit avec un autre droit fondamental, celui des codirectrices de l’ouvrage, les professeures Bribosia et Rorive, nous permet quant à lui de prendre acte de la très timide émergence de l’idée « d’aménagement raisonnable » en ce qui concerne les convictions religieuses des justiciables européens au sein du droit de l’Union européenne et des jurisprudences de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme[19]. Ces deux premiers textes de la section mettent la table pour le texte extrêmement riche de Xavier Delgrange et Hélène Lerouxel, qui nous offrent un brillant essai politico-juridique de plus de quatre-vingts pages sur le rôle qu’une certaine conception de l’accommodement raisonnable (en matière religieuse) jouerait dans le processus de justification de ce que les auteurs désignent comme une « laïcité inhibitrice » en Belgique[20]. Colorant leur texte brillamment écrit de références musicales tout à fait réjouissantes et appuyant leur propos sur une recherche aussi solide que variée, Delgrange et Lerouxel se livrent à un véritable plaidoyer pour la valorisation de l’égalité réelle et du concept, bien compris et circonscrit, de « l’accommodement raisonnable » dans les espaces publics et juridiques belges :

L’accommodement, pour être raisonnable, doit favoriser le vivre-ensemble. Il ne l’est plus lorsqu’il implique une restriction déraisonnable aux droits d’autrui. En prenant au sérieux une demande fondée sur des convictions religieuses, c’est à dire en lui appliquant le principe de proportionnalité, l’autorité ou le simple interlocuteur recherche un accommodement. Cette démarche doit être saluée parce qu’elle est l’expression d’un respect des singularités qui se côtoient dans l’espace public. En définitive, la notion d’accommodement raisonnable n’est-elle pas victime d’un phénomène courant : lorsqu’un concept bénéficie d’un surcroît de popularité qui l’amène à s’aventurer en dehors de son champ lexical, en l’espèce le droit, pour investir le langage courant, il risque d’être alourdi d’une charge émotionnelle qui le dénature. L’accommodement raisonnable, pour le juriste soucieux des droits de l’homme, ne peut conduire à une solution déraisonnable. Seulement, l’application rigoureuse du principe d’égalité requiert qu’il soit envisagé. […] Le rejet de l’accommodement raisonnable reposerait-il sur un tragique malentendu ? Cette maxime d’un autre temps ne peut-elle finalement se revendiquer d’une laïcité moderne et dynamique : « paix sur la terre aux hommes [et aux femmes] de bonne volonté[21].

La dernière section de l’ouvrage est réservée à l’approche sociologique et permet à deux duos d’auteur(e)s d’analyser la problématique de l’accommodement de la diversité religieuse à travers deux études de cas : le(s) voile(s) musulman(s) et la place qu’on reconnaît à la religion (et aux convictions religieuses individuelles) sur le lieu de travail en Belgique. Dans le premier texte, qui date manifestement de l’automne 2012[22], Pascale Fournier et Emmanuelle Jacques s’intéressent à une certaine tendance à interdire le port du voile intégral dans les pays occidentaux, s’intéressant particulièrement au cas du défunt Projet de loi 94 du Québec[23], avant de soulever les incohérences et dangers qui seraient inhérents aux arguments soutenant de telles interdictions, notamment en ce qui concerne le droit à l’égalité des femmes qui croient sincèrement devoir porter ce symbole religieux[24]. Bien que la thématique au coeur de cet article ait fait l’objet de plusieurs développements importants depuis que les auteures ont terminé sa rédaction (notamment l’arrêt R c NS de la Cour suprême du Canada[25], l’arrêt SAS c France[26] de la Cour européenne des droits de l’homme ainsi que la controverse entourant le projet de charte des valeurs québécoises), il demeure à notre avis toujours pertinent en raison de la récente réactualisation du Projet de loi 94 (par l’entremise du Projet de loi 62, qui reprend l’essentiel de son contenu[27]) et de la qualité des arguments soulevés pour réfuter ceux des « partisans de l’interdiction du voile intégral [selon lesquels] l’accommodement du voile intégral est impossible[28] ». Toujours dans un sens constructif, il nous aurait semblé intéressant, considérant le titre très englobant de leur article, que les auteures laissent davantage de place aux autres formes de voiles musulmans, notamment le hijab, plutôt que de focaliser presque exclusivement leur analyse autour de la problématique des voiles intégraux.

Pour leur part, Ilke Adam et Andrea Rea[29] dressent un très intéressant portrait des cas avérés « d’aménagements raisonnables » concernant les contraintes résultant de l’expression de convictions religieuses sur le lieu de travail dans un contexte où « aucune loi belge ne prévoit d’obligation pour les employeurs d’aménager les normes et pratiques existantes pour répondre à ces demandes[30]  », ce qui les rapproche de l’idée « d’ajustements concertés » tel que définis par la Commission Bouchard-Taylor[31]. Outre la très riche analyse descriptive de l’état de la situation concernant les demandes d’aménagements raisonnables en milieu de travail belge, où la religion musulmane serait devenue la deuxième religion d’importance[32] et des raisons les plus fréquemment invoquées pour accepter/rejeter de telles demandes, un des points forts de l’article se trouve sans aucun doute à la septième partie, dans laquelle les auteurs tentent d’expliquer (et contextualiser), un peu comme l’avaient fait les auteurs du rapport Bouchard-Taylor, les raisons qui expliquent la perception d’une hausse marquée de telles demandes d’aménagements en Belgique.

« L’ouverture » sur laquelle devrait déboucher l’ouvrage était laissée à Jocelyn Maclure et François Boucher qui, dans la conclusion générale, ont en quelque sorte fait le choix de refermer la boucle ouverte en introduction par les codirectrices, en réaffirmant les principaux défis auxquels sont confrontés les tenants de l’égalité réelle et de l’accommodement des différences religieuses comme mécanisme permettant de mettre en oeuvre cette conception très inclusive de l’égalité[33]. Les derniers mots de cette recension, qui nous semblent très bien résumer le courant dans lequel s’inscrit cet ouvrage important pour toute personne intéressée par l’analyse des diverses conceptions de l’égalité et/ou des différents modèles de gestion de la diversité culturelle et religieuse au sein des États qui composent la communauté internationale, leur appartiennent :

En pratique, l’aménagement de la diversité religieuse pose problème, quel que soit le régime de laïcité mis en place, qu’il s’agisse d’une laïcité plus républicaine ou libérale, ou de régimes de reconnaissance officielle des religions, et ce, dans des contextes nationaux tout aussi différents que l’Inde, l’Égypte, la Tunisie, les États-Unis, la France, les pays scandinaves ou le Canada. En tant que chercheurs universitaires, il importe maintenant d’étudier ces questions de façon comparative (autant dans le cadre d’enquêtes descriptives que dans celui de réflexions normatives), ce qui peut nous permettre de prendre une certaine distance par rapport à notre propre contexte et d’avoir une vision plus large du champ des possibles. Cet ouvrage est un pas utile dans cette direction[34].