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De la multiplication des traités thématiques ou régionaux à la prolifération des tribunaux internationaux, il semblerait, à première vue, que le système de droit international soit en train de se fragmenter et de perdre en cohérence. C’est du moins la peur de nombreux membres de la communauté juridique internationale. En témoigne notamment le choix de la Commission du droit international (CDI) d’inclure cette question à l’agenda de ses travaux dès 2000[1].

A Farewell to Fragmentation: Reassertion and Convergence in International Law, publié en 2015 par Cambridge University Press, est dirigé par Erik Bjorge (Jesus College, Oxford) et Mads Adenas, professeur à la faculté de droit d’Oslo, rapporteur spécial de l’ONU sur la détention arbitraire et président du Groupe de travail sur la détention arbitraire auprès du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme et de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU)[2]. L’ambition des directeurs est de démontrer que le droit international, même s’il continue et continuera à être partiellement fragmenté, se dirige actuellement vers la convergence et qu’au coeur de ce mouvement se trouve la modernisation du rôle de la Cour internationale de justice (CIJ).

Les directeurs ont rassemblé une grande variété d’experts, pour la plupart européens, du droit international public afin d’enrichir, notamment en contribuant une analyse empirique, les débats déjà fournis sur la fragmentation et la convergence. Si ces auteurs ne nient pas les forces centrifuges auquel est soumis le système juridique international, ils ont en commun de considérer que le système juridique international actuel est encore largement cohérent. La lecture de l’ouvrage permet de décrire l’étendue des fragmentations et des convergences. Les auteurs s’adressent à la communauté académique et postulent donc que les lecteurs sont déjà familiers avec les principales affaires portées devant la CIJ, en particulier dans le domaine des droits humains. L’angle du droit international des droits de l’homme a en effet été privilégié par les directeurs de l’ouvrage pour analyser la fragmentation et la convergence, car il constitue déjà le principal domaine autour duquel se sont articulés les débats sur ces thèmes.

Dans le cadre de leur introduction, les directeurs présentent d’abord les formes de fragmentation, soit la fragmentation substantive (multiplication des régimes et disciplines du droit international), la fragmentation institutionnelle (prolifération des institutions) et la fragmentation méthodologique (fragmentation dans les sources du droit : les traités et la coutume). L’ouvrage est par la suite divisé en deux parties, chacune divisée en deux sections.

La première partie s’intéresse au phénomène de la prolifération des cours internationales. La section A est consacrée au rôle changeant des juridictions internationales et à la contribution particulière de la CIJ à la convergence du droit international. La section B étudie les régimes de droit international.

Si la diversité dans le droit international est incontestable aujourd’hui, ceci ne signifie pas que le droit est fragmenté ou que cette diversité est négative. Pour Sir Christopher Greenwood, juge à la CIJ, ce qui est important demeure plutôt que cette diversité soit encadrée par des principes communs qui déterminent les sources de l’autorité légale et qui peuvent résoudre les conflits entre les différents organes et institutions juridiques[3]. Ces principes existent selon lui, et la CIJ joue nécessairement un rôle important à cet effet. Antônio Augusto Cançado Trindade, également juge à la CIJ, fait le retour sur l’histoire de la justice internationale et présente une dynamique entre la CIJ et les autres cours et de tribunaux où chacun vient enrichir les travaux de l’autre[4]. Il analyse en exemple comment la CIJ est arrivée à aller au-delà des intérêts proprement interétatiques pour incorporer ceux des justiciables, contribuant à la formation d’un droit international objectif.

La scène de l’unité et de la fragmentation étant dressée, les deux chapitres suivants explorent la relation entre le droit international des droits de l’homme et la CIJ. Le chapitre de Sir Nigel Rodley, de l’Université d’Essex et membre du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, se concentre sur les organes des traités des droits de l’homme[5]. La cohérence dans le travail effectué par ces organes et la CIJ est particulièrement importante. La CIJ est amenée à statuer dans des affaires qui mobilisent des questions de droits de l’homme non seulement en raison de son statut d’organe judiciaire principal de l’ONU, mais aussi parce qu’elle est, via le mécanisme des clauses compromissoires, l’organe judiciaire de référence de plusieurs traités portant sur les droits humains. Selon l’auteur, la CIJ est soucieuse de la cohérence du droit international public. Elle reconnait et se réfère au travail effectué par les autres organes judiciaires, tout en conservant son pouvoir d’appréciation indépendant. La professeure Vera Gowlland-Debbas, de l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève continue l’analyse en s’attardant aux difficultés particulières que rencontre la CIJ dans le domaine des droits de l’homme[6]. Cependant, elle démontre surtout que la CIJ, en interprétant et en appliquant le droit pour tenir compte des enjeux humains, a joué un rôle important dans le développement des droits de l’Homme et l’intégration de ce droit dans le système de droit international public. Terminant la section consacrée à la CIJ, Philippa Webb de l’École de droit Dickson Poon (Kings College London) s’attarde à la classification des facteurs influençant la fragmentation et la convergence au sein des juridictions internationales[7]. Comme Cançado Trindade, elle souligne l’importance du caractère permanent de la CIJ et termine en expliquant comment celle-ci peut continuer à jouer un rôle central dans la promotion de la convergence.

Les deux premiers chapitres de la section consacrée aux régimes spécifiques du droit international portent sur les liens existant entre le droit international et le droit de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Dean Spielman, membre de cette cour, commence cette section en analysant comment la CEDH reçoit et incorpore les jugements de la CIJ[8]. Il montre que les références de chacune de ces cours à la « jurisprudence » de l’autre ont permis d’éviter la fragmentation du droit international des droits de la personne. Magdalena Forowicz, de l’École de droit de l’Université de Zurich, poursuit avec une analyse des facteurs influençant l’application du droit international général par la CEDH[9].

En passant à travers d’autres régimes, on apprend qu’ils sont plus unifiés qu’il n’y paraît. Cameron A Miles (Université de Cambridge) s’attarde au droit procédural, démontrant que dans le domaine des mesures provisoires, le droit international est en réalité bien unifié[10]. Lawrence Hill-Cawthorne de l’Université de Reading s’attaque ensuite aux régimes des droits de l’homme et du droit humanitaire, démontrant comment la CIJ a participé à la réconciliation des normes en innovant via la notion de lex specialis[11]. Le professeur Mehrdad Payadeh de l’Université de Düsseldorf rappelle néanmoins que tout n’est pas rose et que l’unité entre les différents traités de protection est menacée par certains biais structurels[12].

En se référant à la participation de l’Union européenne (UE) au sein des différentes institutions de droit économique international, Emanuel Castellarin (Université Paris I) démontre que le type de relation développé entre l’UE et les régimes internationaux peut en effet favoriser le renforcement de la légitimité de l’UE tout en contribuant à solidifier l’unité du système international[13]. Enfin, Veronika Fikfak de l’Université de Cambridge clôt cette première partie en étudiant le rôle des juridictions internationales dans la convergence du droit international, observant que celles-ci évitent généralement de contredire la CIJ, reconnaissant donc implicitement son autorité[14].

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à la convergence des sources du droit international. La section A s’attarde à la convergence du droit coutumier et du jus cogens et la section B à la convergence menée par les modes d’interprétation des traités. Lorenzo Gradoni (Université de Bologne) discute d’abord de la notion de « centre » en droit international coutumier[15]. Il remarque que les spécialistes du droit international général (la CIJ et la CDI en particulier) ont encore beaucoup de difficulté à énoncer une méthodologie précise relative à l’établissement de la coutume. Alexander Orakhelashvili (Université de Birmingham) étudie, quant à lui, le droit international de l’immunité de l’État et trace certains parallèles avec le droit national britannique[16]. Selon lui, il n’y a pas de fragmentation dans le droit des immunités étatique, le système de hiérarchie des normes s’approchant d’un système ordinaire des sources du droit, incluant la lex specialis et le jus cogens. La section A est conclue par un court chapitre de l’historien du droit Jean-Louis Halpérin (École normale supérieure de Paris)[17]. Son discours ancré dans le courant positiviste contribue à dresser un portrait de la convergence, car il postule que l’ensemble des sources de droit international, en particulier le droit coutumier, constitue une source de droits dans la mesure où il y a des organes de nature judiciaire pour les énoncer.

La dernière section traite du rôle de l’interprétation dans la convergence du droit international. Il débute par un court chapitre de Robert Kolb (Université de Genève) qui se demande s’il existe des domaines ou des questions de droit international qui nécessitent un régime d’interprétation particulier[18]. Or, la Convention de Vienne[19] offre un cadre d’interprétation suffisamment flexible pour permettre l’emploi d’instruments complémentaires, lui assurant ainsi de demeurer pertinente dans toute situation. Paulo Palchetti (Université Macerata) continue sur le thème du traitement accordé par le droit international aux traités constitutifs[20]. L’article 5 de la Convention de Vienne serait selon lui un exemple de compromis entre le besoin de permettre des règles spéciales dans certains cas, tout en maintenant l’unité du système. Erik Bjorje défend la thèse de la convergence du droit international dans la méthode d’interprétation des traités, les éléments méthodologiques de base se retrouvant dans la Convention de Vienne et dans deux jugements, de la Cour permanente de justice internationale et de la CIJ[21]. Enfin, le chapitre de Mads Adenas conclut en ramenant la discussion sur le rôle de la CIJ dans la préservation de l’unité du droit international[22]. L’étude des affaires Nottebohm[23] et Diallo[24] permet à Adenas de mettre de l’avant les transformations apportées au cours des décennies. La CIJ a, selon lui, tous les outils pour contrer les problèmes de fragmentation qui pourraient nuire au système international.

A Farewell to Fragmentation se rapproche dans ses conclusions du rapport rédigé par Martti Koskenniemi pour la CDI en 2006[25]. Les auteurs réussissent à dépeindre un système de droit international suffisamment conscient de lui-même pour réussir à se donner les outils nécessaires à la convergence. Alors qu’il est facile de déclarer la fin du système de droit international à chaque difficulté, l’ouvrage permet de constater que le travail constant vers la convergence porte en effet des fruits. L’organisation de l’ouvrage en particulier, où les propos des auteurs au sein de chaque section et entre celles-ci se balancent et se complètent, permet de soutenir avec beaucoup de force les conclusions et permet à l’ouvrage de se distinguer, en particulier relativement au rapport de Koskenniemi.

Néanmoins, la force de ces conclusions est tempérée par un biais en faveur des enjeux plus traditionnels du droit international public. Dans leur introduction, les directeurs font état de trois types de fragmentation, substantive, institutionnelle et méthodologique. C’est en réponse à ces types de fragmentation que les auteurs bâtissent leur discours sur la convergence. Or, ce choix laisse de côté les enjeux spécifiques liés aux activités normatives informelles auxquelles prennent part les États. Cette omission vient gruger la force de l’argumentation présentée sur la convergence. Par ailleurs, l’emphase particulière mise sur les droits de l’homme comme angle d’analyse, bien que révélateur sur plusieurs phénomènes, laisse planer certains doutes sur la capacité du phénomène de convergence à répondre aux nouveaux enjeux de régulation internationale, en matière économique ou environnementale, par exemple. On espère que l’étude empirique commencée dans cet ouvrage sera étendue afin de mieux inclure certains des nouveaux enjeux du droit international.