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Le XXIe siècle sera-t-il celui des guerres de l’eau ? Rareté croissante, surexploitation des ressources et changements climatiques constitueraient un mélange explosif, dont les effets déstabilisants commencent à se faire sentir en de nombreuses régions. Aux prophètes des conflits pour l’eau répondent les inébranlables sceptiques, pour qui l’absence de conflit interétatique dans le passé est gage de leur caractère improbable dans le futur. Pour les premiers[1], les tensions croissantes sur la ressource conduiront les États, dont les sociétés affichent déjà des signes de tension croissante, à s’affronter pour régler des différends sur le partage d’une ressource essentielle et que les gouvernements regarderaient de plus en plus comme objet de souveraineté; les pessimistes regardent avec inquiétude les tensions croître sur les bassins du Nil, du Niger, du Sénégal, du Jourdain, du Tigre, de l’Euphrate, de l’Amou, du Syr Daria, de l’Indus, du Brahmapoutre, et du Mékong notamment. Pour les seconds, la guerre pour l’eau coûte trop cher pour qu’elle en vaille la peine[2].

Les optimistes accordent aussi à la Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation (Convention de New York)[3] le potentiel de constituer un cadre juridique international unifié en matière d’utilisation partagée des cours d’eau internationaux, limitant ainsi les frictions pouvant déboucher sur un conflit violent. La Convention de New York est entrée en vigueur en 2014 et il paraît pertinent de s’interroger sur l’impact de celle-ci, désormais intégrée au droit conventionnel, sur les disputes et les approches en matière de gestion partagée des eaux de surface.

Le droit international de l’eau est composé de divers principes d’origine coutumière, mais aussi des conventions multilatérales, régionales et bilatérales qui régissent la gestion des cours d’eau internationaux entre deux ou plusieurs pays. Historiquement, les règles internationales de l’eau se sont développées sur la base du principe de la souveraineté absolue du territoire, y incluant les eaux des fleuves et de lacs qui traversaient un ou plusieurs pays. Le principe de souveraineté absolue favorisait l’utilisation des ressources en eau par le pays en amont parfois au détriment des États situés en aval d’un même cours d’eau. Cette doctrine a été connue sous le nom de la doctrine Harmon appliqué en 1895 dans le cadre d’une dispute concernant la contamination du fleuve Bravo que se partagent les États-Unis et le Mexique[4], ainsi que par la Turquie au détriment des États riverains de la Syrie et de l’Irak sur le Tigre et l’Euphrate[5]. La théorie de l’intégrité territoriale absolue proposait en revanche le principe en vertu duquel les États avaient droit à la continuation du cours naturel et permanent de l’eau, ce qui impliquait une obligation des pays en amont de permettre l’écoulement naturel et de ne pas entraver celui-ci, mais sans concevoir nécessairement d’obligation pour les États en aval. Ces théories, axées sur le principe de souveraineté exclusive, favorisaient la domination des États suivant leur rapport de force et par conséquent, une conception individualiste de la gestion des eaux transfrontalières.

C’est dans ce contexte que les théories reliées à la souveraineté territoriale limitée mises de l’avant notamment par Léon Michoud, Carré de Malberg et Léon Duguit et à la communauté d’intérêts prônée par Schwarzenberger et Friedmann sont apparues afin de tenter d’équilibrer les rapports de force internationaux reliés au partage des ressources en eau[6]. À la lumière de ces théories, les États sont libres d’utiliser les eaux qui se trouvent à l’intérieur de leur territoire de manière équitable, tant et aussi longtemps qu’ils ne causent pas un préjudice aux droits d’autres États avec qui ils doivent partager le cours d’eau. La communauté d’intérêts présuppose que les États sont égaux, sans aucune préférence ni aucun privilège et doivent être guidés par le principe de coopération dans la résolution de leurs différends relatifs au partage des ressources en eau. Ces principes ont été favorisés dans la rédaction tant de la Convention sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontières et des lacs internationaux par la Commission économique pour l’Europe en 1992[7] que de la Convention de New York, qui visaient toutes deux l’adoption d’une règlementation internationale pour un partage équitable des eaux.

Le texte de ces conventions s’inspire des travaux effectués par l’Association du droit international qui, en 1966, adopte à Helsinki des règles visant à reconstruire le concept d’unité des ressources en eau afin de promouvoir un partage équitable des eaux entre les pays riverains. Certes, on retrouve une grande similitude dans les textes de ces deux conventions, mais leur portée était différente. La Convention d’Helsinki ne visait initialement que les pays membres de la Communauté économique pour l’Europe des Nations Unies (CEE-ONU), tandis que la Convention de New York avait une vocation véritablement internationale. Il est à noter que la Convention d’Helsinki est entrée en vigueur en 1996, tandis que la Convention de New York n’est entrée en vigueur qu’en 2014, soit 17 ans après son adoption.

Or, l’analyse de l’entrée en vigueur de la Convention de New York doit être réalisée à l’aune de l’ouverture de la Convention d’Helsinki à des États autres que ceux de la zone de la CEE-ONU. La Convention d’Helsinki a en effet été amendée pour devenir globale[8].

Certes, l’entrée en vigueur de la Convention de New York dix-sept ans après l’adoption de son texte suscite des interrogations quant à sa pertinence, notamment lorsqu’on constate une évolution importante de la construction du droit de l’eau, tant au niveau national qu’au niveau international[9]. Des questions se posent également sur le véritable impact, juridique et politique, de son entrée en vigueur. L’avènement de la Convention d’Helsinki au niveau mondial renforce-t-il le régime universel de gestion des ressources en eau transfrontières proposé par la Convention de New York, ou la présence de ces deux conventions se limite-t-elle à préciser un droit qui dépend encore largement de la bonne volonté des États ?

La littérature à cet égard est partagée. D’une part, certains auteurs soulignent que l’entrée en vigueur de la Convention de New York contribuera certainement à une meilleure articulation des rapports internationaux relatifs aux eaux transfrontalières[10], car ce fait confirmera et renforcera non seulement le droit conventionnel des ressources en eau internationales, mais aussi le droit coutumier qui se construit sur la base de ces conventions. Force est de constater que certains pays n’ayant pas ratifié la Convention de New York ont tout de même invoqué les principes y consacrés et ce, dans le cadre de leurs différends internationaux; comme ce fut le cas de l’affaire de 2010 relative à des usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay qui opposait l’Argentine à l’Uruguay[11] et tout récemment, dans la dernière demande introductive présentée par le Chili contre la Bolivie concernant le statut et l’utilisation des eaux du Silala[12].

D’autre part, certains auteurs un peu plus sceptiques soulignent le manque de clarté et de force de la Convention de New York qui serait à l’origine de la difficulté qu’elle a eue à rassembler un minimum de pays pour permettre son entrée en vigueur[13] et remettent en question les prémisses sur lesquelles le droit international de l’eau est construit[14].

Nous nous concentrerons donc dans notre présente analyse à faire une étude détaillée des forces et des faiblesses du contenu de la Convention de New York face aux défis actuels concernant la gouvernance des ressources en eau transfrontalières, comme c’est le cas de l’impact des changements climatiques sur les ressources hydriques, la récente reconnaissance du droit humain à l’eau au niveau international et le manque de protection des eaux souterraines de manière généralisée (1). Nous déploierons ensuite une analyse plus concrète de l’impact de la Convention de New York d’un point de vue institutionnel dans le but de tenter d’établir la relation existante entre l’adoption du texte de la Convention de New York et la relance de la construction ou de la réorganisation des organismes de gouvernance des eaux transfrontalières (2). Nous terminerons notre texte avec un positionnement relatif à l’impact politique de l’entrée en vigueur de la Convention de New York sur la légitimité de l’approche d’une souveraineté limitée sur l’eau qui devrait pousser les États d’un même bassin versant aux prises avec un conflit à relancer la coopération politique (3).

Bien que nous concentrions notre analyse sur le contenu de la Convention de New York dans le présent texte, nous ferons des liens avec la Convention d’Helsinki, étant donné la synergie existante entre ces deux textes codificateurs du développement du droit international des ressources en eau.

I. Une analyse juridique des limites et des apports de la Convention de New York

Le texte de la Convention de New York a été le fruit des travaux pendant près de 20 ans de la part de la Commission du droit international et des groupes de travail spécialisés des Nations Unies, dans le but de développer la codification du droit international de l’eau. Plusieurs difficultés ont été rencontrées par les groupes de travail afin de faire adopter le texte par l’Assemblée générale. Plus particulièrement, la teneur de l’article 3 de la Convention de New York concernant les accords préexistants, mais surtout les articles 5 à 7 portant sur l’utilisation équitable et raisonnable, et l’obligation de ne pas causer des dommages et de dédommager se trouvaient au coeur des débats. En effet, ces clauses semblaient opposer les intérêts des pays en amont aux intérêts des pays situés en aval des cours d’eau internationaux[15] et, de la sorte, auraient posé des difficultés dans l’adoption de la Convention de New York en entier[16].

Nonobstant les différends, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté le projet de convention le 21 mai 1997, avec l’approbation d’une majorité de pays (106 pour, 3 pays contre [le Burundi, la Chine et la Turquie] et 27 abstentions). La force obligatoire des normes contenues dans cette Convention a été reconnue avant même son entrée en vigueur, et ce, notamment dans l’affaire Gabčíkovo-Nagymaros[17] menée devant la Cour internationale de justice (CIJ) en 1997 et qui opposait la Hongrie à la Slovaquie. Dans cette affaire, la CIJ a fait référence à la Convention de New York comme étant le reflet du droit international coutumier. Malgré la signature de celle-ci par un grand nombre d’États et de l’arrêt de la CIJ qui soulignait son caractère coutumier, ce n’est qu’en 2014 que la Convention de New York a reçu la 35e ratification nécessaire pour son entrée en vigueur, laquelle a été faite par le Vietnam, premier État partie asiatique à la Convention de New York[18].

On s’interroge donc à savoir si les développements récents relatifs au droit de l’eau, tant sur l’échelle nationale qu’internationale et les nouveaux défis auxquels fait face l’humanité, comme ceux liés à la protection des droits humains, à la surexploitation des ressources et aux changements climatiques sont compatibles avec le texte de la Convention de New York, notamment si l’on adopte une interprétation évolutive des principes généraux consacrés dans celle-ci. Nous amorcerons cette analyse en identifiant les principales faiblesses et limites du contenu de celle-ci (A) et continuerons en constatant les avantages et contributions de la Convention de New York en matière de gestion des eaux transfrontalières (B).

A. Les principales faiblesses et limites de la Convention de New York

Plusieurs critiques ont été faites à l’égard de la pertinence et de l’efficacité de la Convention de New York pour améliorer la gouvernance des eaux transfrontalières. En effet, une convention sur un sujet aussi sensible que la gouvernance des ressources hydriques avec une portée internationale ne pourrait être véritablement contraignante pour les parties à celle-ci. Elle vient donc établir des principes généraux pour une meilleure gouvernance de l’eau. Certes, une entente spécifique entre pays est à privilégier, mais il reste que la Convention de New York tente d’établir des principes de base afin d’équilibrer le rapport des forces très inégales dans la pratique des relations internationales[19].

Ceci étant dit, la Convention de New York a été souvent critiquée par son manque d’avant-gardisme. En effet, elle se base fondamentalement sur le principe de la souveraineté des États et sur les intérêts que ceux-ci peuvent avoir envers les ressources hydriques. Même si la Convention de New York met de l’avant le principe de la souveraineté limitée, l’efficacité de ce principe pour la gestion des eaux transfrontalières est remise en question puisqu’il ne permettrait pas une véritable gestion commune des eaux qui considèrerait le bassin versant comme un tout qui doit être protégé au-delà des intérêts des États. Elle présuppose de donner une prépondérance aux intérêts des États qui vont se coordonner en considérant les rapports de forces entre eux, plutôt que sur des considérations de conservation et de protection de l’eau. Ainsi, le principe de la souveraineté territoriale se heurterait au principe de coopération et de solidarité dans la gestion des ressources en eau partagées puisque la souveraineté territoriale retrouve ses limites là où les droits d’un autre État sont en jeu ou bien dans la mesure où les droits humains ou la protection de l’environnement sont en jeu[20].

En effet, les nouveaux défis que posent les changements climatiques, comme conséquence des dégradations dévastatrices des écosystèmes dans les décennies précédentes, impliqueraient d’adopter une vision véritablement écosystémique de la gestion transfrontalière des ressources en eau, pour permettre de protéger la valeur incommensurable des écosystèmes au-delà des considérations reliées purement aux intérêts des États.

Par ailleurs, la Convention de New York consacre des principes fondamentaux visant la gouvernance des ressources en eau transfrontalières, comme le principe d’utilisation équitable et raisonnable de l’eau et le principe de ne pas causer des dommages significatifs aux autres États voisins, lesquels sont souvent invoqués dans les différends entre États concernant l’utilisation d’un cours d’eau transfrontalier. La principale critique à cet égard fait référence au fait que la Convention de New York ne semble pas établir un ordre de préférence ou de prépondérance entre ceux-ci. Comme le soulignent certains auteurs, ces principes semblent plutôt être en contradiction à certains égards[21]. Plus encore, le ralentissement du processus de ratification de l’entente aurait été attribué au fait que d’une part, pour certains, la Convention de New York favorisait davantage le principe d’interdiction de causer de dommages significatifs, principe qui avait été considéré comme favorable aux États en aval, et d’autre part, certains États en aval considéraient que le principe d’utilisation équitable et raisonnable était prépondérant, situation qui semblait favoriser plutôt les États en amont d’un cours d’eau[22].

Incontestablement, le principe d’utilisation équitable et raisonnable semble avoir été un des principes le plus largement reconnu en droit international. En fait, il a été reconnu comme faisant partie du droit coutumier international, notamment suite à la décision Gabčíkovo-Nagymaros de la CIJ qui opposait la Hongrie à la Slovaquie[23]. Force est toutefois de constater que le principe de ne pas causer des dommages significatifs en matière d’eau que codifie la Convention de New York est de plus en plus reconnu en droit international, notamment depuis l’affaire des Usines de pâte à papier qui opposait l’Argentine à l’Uruguay[24], et très récemment en 2015 dans la décision de la CIJ dans le litige opposant le Costa Rica et le Nicaragua. Dans cette affaire, il était question de certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière ainsi que celle de la construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan[25]. En effet, le droit international de l’environnement remet en question le principe d’utilisation raisonnable et équitable qui était considéré comme la pierre angulaire du droit des cours d’eau internationaux. Ce principe est de plus en plus substitué par l’obligation en droit international de l’environnement d’éviter que les activités qui se déroulent sur le territoire d’un État ne causent un préjudice sensible à l’environnement d’un autre État, y inclus les ressources hydriques. Dans cette dernière décision, l’arrêt ne fait pas mention du principe d’utilisation raisonnable et équitable, mais il semblerait que l’obligation de ne pas causer de dommages significatifs et plus particulièrement le devoir de procéder à des études d’impact sur l’environnement lorsqu’un aménagement ou tout ouvrage risquant d’avoir des impacts transfrontières significatifs, a pris une pertinence indéniable[26]. En somme, face au silence de la Convention de New York concernant la prépondérance d’un principe sur l’autre, ce seront les parties impliquées ou le cas échéant, les instances judiciaires qui pourront établir au cas par cas le juste équilibre ou la primauté entre ces deux principes.

En ce qui concerne les eaux souterraines, qui avaient été oubliées dans un grand nombre de traités internationaux, la Convention de New York fait un pas en avant, en les incluant dans la définition de cours d’eau qu’elle consacre à l’article 2 (a) de la Convention. En effet, le texte de la Convention de New York fait référence à celles-ci dans la mesure où elles constituent une unité, un tout, avec les eaux superficielles. Certes, leur inclusion constitue une avancée par rapport à de nombreux traités qui les avaient oubliées. Cependant, compte tenu de leur grande importance pour l’ensemble des usages, le traité trouve ses limites lorsqu’il ne fait pas référence aux eaux souterraines isolées, fossiles, qui ne sont pas nécessairement en lien avec les cours d’eau transfrontaliers, à la différence de la Convention d’Helsinki qui, elle, fait référence à toutes les eaux souterraines[27]. Par conséquent, les parties intéressées à faire référence aux eaux souterraines isolées devront le faire par le biais d’un traité particulier entre les parties concernées. Cette formulation impose aussi de prouver clairement le lien avec les eaux superficielles, ce qui n’est pas toujours aisé étant donné les informations très partielles dont disposent souvent les États quant aux eaux souterraines. Cette approche peu explicite des eaux souterraines dans les discussions ayant présidé à la Convention de New York et dans sa formulation, explique les travaux sur des textes de droit portant spécifiquement sur celles-ci, comme le projet de traité de Bellagio[28].

Une autre importante limite de la Convention de New York concerne l’évolution récente de la reconnaissance mondiale du droit humain à l’eau, puisque, lorsque le texte de la Convention de New York a été adopté, l’évolution relative à la reconnaissance de ce droit n’avait pas atteint le degré qu’il a obtenu aujourd’hui. En effet, depuis l’adoption de l’Observation no 15 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels en 2002[29], la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies sur le droit à l’eau en 2010[30] et l’adoption de la résolution du Conseil des droits de l’homme de 2010[31], l’eau est reconnue comme un droit humain. Par conséquent, les modèles de gouvernance de l’eau devraient considérer ce droit de manière impérative. Élever au rang de droit humain à l’eau implique d’établir une véritable prépondérance dans l’utilisation des ressources hydriques, qui irait au-delà du fait de simplement accorder une attention particulière aux besoins en eau de la population, comme la Convention de New York le mentionne à l’article 10(2). Ainsi, ce droit permettrait aux États de prioriser lors des planifications de l’utilisation des eaux, les besoins vitaux de citoyens, et ce, lors des négociations avec d’autres États relatives aux allocations de volumes d’un cours d’eau transfrontalier. Cette reconnaissance de l’eau en tant que droit humain suppose également de donner du pouvoir aux individus et aux communautés pour leur permettre de participer aux décisions qui concernent les ressources en eau[32], et impliquerait aussi des obligations positives aux États de protéger ce droit, de le respecter et de le mettre en oeuvre. En outre, comme le droit à l’eau suppose à l’heure actuelle non seulement l’accès à l’eau potable salubre et propre, mais aussi le droit à l’assainissement, les États auraient des obligations de maintenir une qualité de l’eau qui puisse permettre aux États voisins d’assurer selon leurs moyens l’approvisionnement en eau potable à leurs propres populations respectives. Cette reconnaissance, fruit d’une évolution récente du droit des ressources en eau, dépasserait ainsi le cadre prévu dans la Convention de New York, notamment l’article 10(2) de celle-ci[33].

Ayant souligné les principales faiblesses et limitations du texte de la Convention de New York à répondre aux défis contemporains reliés aux ressources en eaux, nous établirons l’apport de son entrée en vigueur dans l’évolution du cadre juridique international tant conventionnel que coutumier.

B. Les apports de la Convention de New York sur la gestion des eaux transfrontalières

Les ententes internationales relatives à l’eau ont été au cours de l’histoire le fruit de rapports de pouvoir entre les États. C’est généralement l’État qui détient l’hégémonie qu’imposaient les règles relatives à l’utilisation et le partage des eaux. À cet égard, la Convention de New York viendrait proposer des bases plus équilibrées dans la négociation des règles de gouvernance des bassins transfrontaliers. Comme le soulignent certains auteurs, comme il s’agit d’une ressource commune, il peut y avoir des comportements opportunistes entre les différents États, lesquels pourraient être mitigés par le biais de la coopération interétatique[34]. La Convention de New York viendrait donc dans ce sens contribuer au renforcement de la coopération interétatique afin d’atteindre des objectifs qu’il serait autrement impossible d’atteindre[35].

Certains auteurs ont souligné que la Convention de New York joue un rôle clé essentiellement dans trois situations : premièrement, lorsqu’il n’y a pas de régime de gouvernance des eaux qui couvre un cours d’eau international, dans la mesure où cette convention peut servir comme point de départ pour les négociations; deuxièmement, comme norme interprétative des ententes bilatérales ou régionales déjà existantes[36]; troisièmement, lorsque les ententes régionales ne couvrent qu’une seule partie des règles qui se trouvent dans la Convention de New York, en complétant les normes déjà établies et en égalisant les rapports de forces[37].

Certes, la Convention de New York codifie plusieurs règles qui ont été reconnues comme faisant partie de la coutume internationale, tels que le principe de l’utilisation équitable et raisonnable, l’obligation de notification préalable[38], le devoir d’information (même si contesté)[39], mais son texte vient clarifier et détailler davantage le contenu et la portée de ses principes de base. Son entrée en vigueur, de pair avec une plus grande acceptation de celle-ci par la communauté internationale, feront de la Convention de New York un dénominateur commun en matière de gouvernance des eaux transfrontalières[40].

La Convention de New York ferait également cristalliser, voire émerger une nouvelle coutume internationale en matière de protection des écosystèmes. À ce sujet, l’article 20 explicite les obligations des États riverains eu égard à la protection et la préservation des écosystèmes, laquelle ne se limite pas aux dommages pouvant être causés à l’État voisin, ou strictement aux ressources en eau, mais qui fait référence aux dommages causés comme tels à l’environnement de manière indépendante. Étant donné que cette obligation n’est pas à ce jour une obligation coutumière clairement établie, l’entrée en vigueur de la Convention de New York pourra certainement contribuer à l’évolution du droit international coutumier dans ce sens, notamment pour ceux qui n’auraient pas ratifié la Convention[41].

En outre, il existe un débat à l’heure actuelle sur l’apport et l’efficacité des principes contenus dans la Convention de New York pour faire face aux défis reliés aux changements climatiques. À cet égard, certains auteurs soulignent que la Convention de New York contribuerait à améliorer la gouvernance des eaux face aux défis qui soulève le réchauffement planétaire[42], notamment en appliquant le principe de l’utilisation équitable et raisonnable qui permettrait aux États de s’ajuster aux nouvelles circonstances de disponibilités d’eau, soit à la baisse comme à la hausse, et ce à la lumière de l’article 6(1)(a) de la Convention de New York, qui se lit comme suit :

L’utilisation de manière équitable et raisonnable d’un cours d’eau international au sens de l’article 5 implique la prise en considération de tous les facteurs et circonstances pertinents, notamment : a) les facteurs géographiques, hydrographiques, hydrologiques, climatiques, écologiques et autres facteurs de caractère naturel; […] [nos italiques]

Dans le même sens, l’obligation de consulter dans un esprit de coopération comme prévue à l’article 6(2) impliquerait une obligation de négocier de bonne foi, ce qui laisse entendre que les parties pourraient revoir les règles préétablies entre les États, du moment où la disponibilité de l’eau est modifiée par les conditions climatiques. L’obligation prévue à l’article 9 d’échanger de l’information météorologique et hydrographique contribuerait aux négociations relatives à l’allocation des ressources en eau, lorsque la situation hydrologique d’un bassin partagé pourrait être modifiée par les changements climatiques. En fait, l’échange de ce type d’information permettrait aux parties de réagir adéquatement à ces changements de manière appropriée. Les articles 24 et 25 de la Convention de New York encourageraient la gestion coopérative et commune entre États voisins, notamment dans de nouvelles conditions climatiques. Enfin, l’article 28(1) de la Convention de New York insiste sur la coopération des États en situation d’urgence et fait expressément référence aux cas des inondations et de la fonte de glace qui sont susceptibles d’arriver dans un contexte de réchauffement planétaire.

En somme, la Convention de New York, dans la mesure où celle-ci consacre des principes de base pour que les pays riverains puissent coopérer en matière de gouvernance des eaux, constituerait un instrument toujours pertinent qui offrirait des mécaniques utiles pour que les parties puissent faire face à des altérations importantes en matière de la disponibilité de l’eau pour tous les usages[43].

Certains auteurs s’opposent à cette position. Ceux-ci avancent plutôt que dans un contexte de changements climatiques où les conflits risquent de s’intensifier, penser à résoudre les conflits dans un esprit de coopération, de confiance et de bonne foi est loin d’être réaliste[44]. Le principe de l’utilisation équitable et raisonnable ne trouverait pas facilement application, surtout face à la complexité de déterminer ce qui serait une utilisation « équitable » et « raisonnable » d’une ressource partagée susceptible d’être modifiée par les conditions climatiques. À cet égard, le régime de responsabilité et d’indemnisation basé sur le principe de l’utilisation non significativement dommageable pourrait être mis à contribution à certains égards[45].

Certes, les changements dans les débits d’eau peuvent créer des tensions, voire des conflits, entre les États. La résolution des différends entre ceux-ci pourrait être soumise à des organismes mixtes de gestion de l’eau. À ce sujet, les articles 8 et 24 de la Convention de New York, bien qu’ils n’imposent pas la création d’un organisme mixte, encouragent la création de divers mécanismes de gestion commune de l’eau en impliquant l’ensemble des États riverains en vue de faciliter la coopération. Sur ce point, la Convention d’Helsinki pourrait faire un apport complémentaire à la Convention de New York, car elle détaille à l’article 9 un certain nombre de lignes directrices concernant les attributions de ces organismes conjoints. Certes, la Convention d’Helsinki pourrait donc servir d’inspiration dans le cas des ententes particulières qui seraient négociées entre les parties à ce sujet.

Bien que de nombreux cours d’eau comptent sur ces organisations, l’autonomie et leurs pouvoirs varient de manière importante d’un bassin à un autre. À cet égard, l’article 3(1) de la Convention de New York a établi que son entrée en vigueur ne modifie pas les obligations et les droits découlant des accords déjà existants entre les États. Cependant, elle encourage à envisager la possibilité d’harmoniser ceux-ci à la lumière des principes fondamentaux mis de l’avant par le texte de la Convention de New York.

Nombreux sont les défis auxquels les États se confrontent en matière de gestion des eaux internationales, particulièrement dans un contexte de changements climatiques et des évolutions récentes dans le droit de l’eau tant à l’échelle nationale qu’internationale. La Convention de New York ayant pour but de contribuer à souder des bases de coopération entre les États pour une meilleure gestion commune des eaux partagées, étudions maintenant sa contribution au renforcement des constructions institutionnelles relatives à l’eau qui se sont développées dans les dernières années.

II. Le renforcement des constructions institutionnelles

La Convention de New York renforce la légitimité des processus de construction d’institutions de gestion des eaux des bassins transfrontaliers : c’est une convention-cadre qui précise les bases conceptuelles et normatives d’un régime juridique de portée universelle sur les cours d’eau internationaux. Les principes et règles énoncés par cet instrument servent de fondation pour des régimes régionaux ou spécifiques à un bassin versant[46]. Certes, il existait de tels institutions ou mécanismes décisionnels auparavant, parfois au mandat très ciblé comme la Commission du Danube (1948) relative notamment au régime de la navigation. Dotés de mandats plus généraux de gestion de la ressource en eau, mentionnons l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) sur le bassin du Sénégal (1972), l’Autorité du bassin du Niger (1964), la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT, 1964), l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Gambie (OMVG, 1978), toutes des institutions créées sous l’impulsion de l’ancienne colonie française, la Commission du Mékong (1957-1975) ou encore le traité de l’Indus (1960) régissant le partage des eaux du bassin du fleuve entre l’Inde et le Pakistan. Cependant, depuis la seconde moitié des années 1990, dans un mouvement parallèle à la fin de la rédaction de la Convention de New York puis de son adoption par l’Assemblée générale des Nations unies le 21 mai 1997, et de la sanction de ses principes à travers le jugement de la CIJ dans Gabčíkovo-Nagymaros[47], on relève une relance de la construction institutionnelle, soit par l’avènement de nouveaux organismes, soit par la réorganisation d’institutions anciennes sur de nouvelles bases (voir tableau 1).

Tableau 1

Relance institutionnelle : création ou réorganisation d’institutions de bassin depuis 1993

Relance institutionnelle : création ou réorganisation d’institutions de bassin depuis 1993

Tableau 1 (continuation)

Relance institutionnelle : création ou réorganisation d’institutions de bassin depuis 1993
Source : information colligée par les auteurs

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Certains observateurs soulignent que cette relance s’explique avant tout par l’air du temps, l’intérêt des bailleurs de fonds internationaux pour l’approche de la gestion intégrée des ressources en eau (GIRE) et leur souci de généraliser cette approche conceptuelle[51], bien davantage que par la conviction des États de leur intérêt à coopérer – à l’appui de ses thèses, l’absence de création de nouvelles institutions depuis 2000. C’est à l’aune de l’efficacité politique de ces instances internationales qu’il faudra juger. Cependant, la coïncidence chronologique et la prise en compte de nombreux concepts-clés codifiés dans la Convention de New York laissent entendre que la pression de l’air du temps et des bailleurs de fonds n’est pas seule en cause. En effet, on observe que les textes fondateurs de ces institutions reprennent souvent les concepts promus par la Convention de New York, à des degrés divers certes.

Ainsi, en Amérique latine, l’OTCA n’a pas cherché à modifier le traité de coopération sur l’Amazone (1978), qui ne reprend pratiquement pas de concepts de la Convention de New York. Sont ainsi absentes les notions d’usage équitable, d’obligation de ne pas causer de dommage, de mécanisme de règlement des différends, d’échange d’information[52]. De même, en Asie centrale, l’Interstate Commission for Water Coordination (ICWC), que les États membres s’efforçaient de bonifier pour améliorer leur coopération plutôt déficiente[53] s’inspire de la Convention de New York, mais reprend peu de points importants. En Asie du Sud-est, la Convention du Mékong de 1995 souffre de lacunes, comme l’absence de normes en matière d’évaluation environnementale, de définition de dommage significatif et de normes sur les éléments constituant une utilisation équitable, même si on y retrouve certains concepts de la Convention de New York[54].

En revanche, le Protocole révisé de la SADC (2000)[55], la Charte des eaux du fleuve Sénégal (signée en 2002 dans le cadre de l’OMVS mais pas encore en vigueur) et la Charte de l’eau du Lac Tchad (adoptée en 2012 par la CBLT) reprennent l’essentiel des concepts fondamentaux de la Convention de New York : obligation de coopérer; utilisation équitable; obligation de ne pas causer de dommage significatif; obligation de notification; mécanisme d’arbitrage[56]. Dans le cadre des négociations menées sous l’égide de l’initiative pour le bassin du Nil, un accord-cadre, le CFA, a été proposé en 2010[57]. Signé par six États du bassin du Nil et ratifié par deux à ce jour (Éthiopie et Rwanda) sur les six nécessaires pour son entrée en vigueur, il intègre un certain nombre de concepts importés de la Convention de New York[58].

III. Un poids politique accru en faveur de solutions négociées ?

L’entrée en vigueur de la Convention de New York pourrait également renforcer la légitimité de l’approche préconisée (négociation d’une souveraineté limitée sur l’eau) et inciter les États d’un même bassin versant aux prises avec un conflit à entamer des négociations[59]. Adoptée à une large majorité lors du vote de l’Assemblée générale et synthétisant l’état du droit coutumier international sur l’eau, entrée en vigueur le 17 août 2014, déjà mobilisée par la CIJ dans Gabčíkovo-Nagymaros, la Convention de New York renforçait la légitimité politique du modèle proposé[60]. À l’appui de cette thèse, la Chine, qui pourtant a voté contre l’adoption de la Convention de New York en 1997, a conclu plusieurs traités avec ses voisins, qui incluent des dispositions prévues par la Convention de New York[61], soit avec le Kazakhstan en 2001[62] et en 2011[63] et avec la Russie en 2008[64], notamment. De même, un ressort important de la relance de la coopération politique au sein de l’ABN en 1998, incorporant un nombre de principes de la Convention de New York, serait en réalité à trouver du côté de l’inquiétude latente que représentait la multiplication des projets d’aménagement du cours du fleuve. De la Guinée au Nigéria, nombre de projets de barrages et de périmètres irrigués ont vu le jour ou ont été relancés à la fin des années 1990 : leur mise en oeuvre porte en elle le potentiel d’altérer tant le régime de l’écoulement que les volumes disponibles[65].

À cette vision optimiste, il importe d’apporter des contrepoints. Tout d’abord, dans certains bassins dotés d’institutions de coopération, on relève l’émergence de défis de gestion pour lesquels la Convention de New York et les concepts associés ne semblent pas d’être d’un grand secours.

Sur le Mékong, malgré le cadre institutionnel de la Commission du Mékong, auquel la Chine n’est pas partie, on assiste à la multiplication des projets de barrages, d’abord sur les affluents du fleuve au Laos[66] et sur le cours principal du fleuve au Yunnan en Chine où huit barrages sont planifiés, la plupart déjà achevés[67], puis désormais sur le cours principal au Laos avec douze projets[68], sans que les protestations cambodgiennes et vietnamiennes ne semblent altérer cette marche vers le harnachement accéléré du fleuve, mettant en lumière la faiblesse de l’institution.

Sur le bassin de l’Indus, plusieurs auteurs soulignent que l’évolution des besoins en eau en Inde et au Pakistan et l’émergence de nombreux projets d’aménagements hydrauliques en Inde risquent de provoquer une grave crise politique si le traité de l’Indus de 1960[69] n’est pas réformé. Certains auteurs estiment qu’une avenue possible serait de le refondre en y incluant davantage d’éléments de la Convention de New York[70], mais cet optimisme n’est pas partagé par plusieurs observateurs qui estiment que le traité ne constituera sans doute bientôt plus un levier de coopération limitant l’ampleur des conflits[71].

Sur les bassins de la mer d’Aral (Syr et Amou), la construction institutionnelle semble délaissée par plusieurs membres, qui se cantonnent désormais à une coopération minimale et à la satisfaction des projets nationaux, comme l’endiguement de la petite mer d’Aral par le Kazakhstan (2005)[72], la production hydroélectrique en hiver pour le Kirghizstan[73] ou la gestion des flux d’eau en délaissant la coopération dans le cas de l’Ouzbékistan, dans un contexte de diminution récente des besoins pour l’irrigation[74].

Sur le bassin du Niger, malgré le souci nigérian de voir les gouvernements se concerter davantage face à la prolifération des projets de barrages destinés à l’irrigation et à la production hydroélectrique, c’est à une fuite en avant de chaque État que l’on semble assister, chacun formulant ses projets comme si les eaux du Niger étaient inépuisables[75]. Dans le bassin du lac Tchad, c’est une très faible coordination des acteurs étatiques que la CBLT a pu mobiliser[76].

Sur le Nil, lassés de ce qu’ils perçoivent comme de l’obstruction de la part du Soudan et de l’Égypte, plusieurs États d’aval déploient une diplomatie active pour ratifier le CFA et permettre la création de la Commission du Nil[77]; de son côté, l’Égypte fait pression sur les mêmes États membres de l’IBN pour les dissuader de ratifier le CFA, et a recouru à une rhétorique violente contre l’Éthiopie suite au démarrage du chantier du barrage de la Renaissance en 2011[78], rhétorique moins virulente depuis l’avènement au pouvoir du général Sissi et la signature d’un accord tripartite intérimaire Égypte-Éthiopie-Soudan en mars 2015[79].

Par ailleurs, dans plusieurs bassins versants où de fortes tensions se sont installées, on ne voit pas émerger de volonté de trouver un consensus politique prenant la forme d’un accord pluripartite global.

Ainsi, sur le bassin de l’Euphrate et du Tigre, la Turquie, bénéficiant déjà auparavant d’une position de force pour développer son programme de construction de barrages, a encore moins besoin d’un accord négocié avec ses voisins d’aval irakien et syrien, ravagés par la guerre civile depuis 2003 et 2011 respectivement[80].

Sur le bassin du Jourdain, seuls des traités bilatéraux réglementent les utilisations du fleuve. Le traité de paix israélo-jordanien de 1994 définit les rapports entre l’Israël et la Jordanie[81], alors que les Accords d’Oslo de 1993 entre l’Israël et l’Organisation pour la libération de la Palestine affirme les droits d’utilisation et le principe d’utilisation équitable des ressources en eau partagées, un esprit difficile à traduire sur le terrain en Cisjordanie[82]. Un accord de 1987 entre la Jordanie et la Syrie réglemente aussi les utilisations du Yarmouk, le plus important affluent du Jourdain[83]. Après l’échec de la tentative du médiateur américain Johnston de développer un plan régional des eaux du Jourdain en 1955[84], le processus de paix d’Oslo avait inclus des négociations multilatérales en matière d’eau. Ces négociations n’avaient toutefois pas abouti, menant à l’absence de cadre institutionnel ou conventionnel multilatéral pour les usages du Jourdain[85].

Sur le Brahmapoutre, c’est une relation empreinte de méfiance qui se développe entre l’Inde et la Chine. La Chine a déjà construit un barrage sur le cours principal du fleuve, au Tibet : le barrage Zangmu est entré en fonction en 2015 et Pékin compte en édifier quatre autres[86]. De plus, plusieurs auteurs rapportent des projets de transferts massifs du cours du Brahmapoutre vers le Yangze et le Huanghe : vrais ou faux, ces projets, mal démentis par Pékin et ajoutés aux projets de barrages, contribuent à alimenter la crainte de l’Inde et du Bangladesh[87]. La montée des tensions en Asie pour le partage des ressources se traduit notamment par le fait qu’à ce jour (11 avril 2017), seuls deux États asiatiques (hors Proche-Orient), le Vietnam et l’Ouzbékistan ont ratifié la Convention de New York[88].

On touche là aux limites politiques auxquelles font face la promotion et l’usage de la Convention de New York. De trop faibles institutions ne peuvent que difficilement endiguer l’émergence de projets nationaux lorsque ceux-ci deviennent prioritaires pour les États au détriment de la coopération[89]. Cette faiblesse institutionnelle renvoie elle-même au manque de volonté politique[90], mais elle peut aussi traduire la persistance de méfiances envers les partenaires obligés[91], et le manque de confiance dans un mécanisme de coopération caractérisé par une souveraineté limitée[92] nuit à l’acceptation des normes incarnées dans la Convention de New York.

IV. Conclusion

Les changements climatiques sont devenus une des principales préoccupations de la communauté internationale, et ceux-ci ont un impact indéniable sur les ressources hydriques, non seulement en ce qui concerne l’intensification des sécheresses ou la provocation des inondations démesurées, mais aussi dans la quête d’autres sources alternatives d’énergie. En effet, on constate une augmentation dans l’intérêt de la production d’énergie hydroélectrique, ce qui fera augmenter l’utilisation des cours d’eau pour la création des barrages. Relançant le débat déjà ancien sur les guerres de l’eau, ces conséquences augmenteront très probablement les tensions entre les États en matière de gouvernance des ressources en eau partagées : des règles devront s’imposer pour atteindre une paix durable entre les États.

La coutume internationale, en tant que normativité à caractère flexible, floue et peu définie, ne peut suffire pour permettre de consolider des assises claires pour régler les conflits relatifs à l’eau. Il est impératif de compter sur des normes codifiées, claires et précises qui permettent de consolider des principes pour minimiser les différends et les tensions entre les États. La Convention de New York a pour mission d’accomplir cet objectif en clarifiant et en consolidant des principes largement reconnus par la coutume internationale. Certes, moins de 25 % des États membres ou observateurs de l’ONU ont jusqu’à ce jour ratifié la Convention de New York, et plusieurs auteurs ont souligné l’extrême lenteur du processus de ratification menant à son entrée en vigueur, remettant implicitement en cause la légitimité d’un texte présenté comme le garant d’un ordre juridique apaisé pour la gouvernance de l’eau. Mais ceci s’explique par la réticence des États à renoncer à ce qu’ils percevaient comme leur souveraineté exclusive sur les ressources en eau sur leur territoire, même si ce principe était largement contesté par les juristes. Accepter d’emblée le principe de la souveraineté limitée et encore, celui de la communauté d’intérêts sur une ressource qui devient de plus en plus stratégique, est loin d’être attractif pour les divers États, notamment pour ceux qui sont en position de pouvoir. Pourquoi donc renoncer à la souveraineté sur l’eau ? Surtout si celle-ci devient de plus en plus convoitée ?

La Convention de New York est loin d’être une panacée en ce qui concerne son contenu, plusieurs critiques et lacunes ayant été soulignées, mais c’est le texte qui a pu faire l’objet d’un consensus de la part de plus grand nombre d’États, à tout le moins, afin d’arrêter le texte final; imparfait, certes, mais le processus de rédaction a été émaillé par de fortes divergences de vues. Ce consensus, quoiqu’a minima, est un point de départ déjà très important pour consolider une normativité globale à l’égard des ressources hydriques. Elle pourra être complétée par les nouveaux développements dans la matière, mais elle accomplit déjà un rôle pacificateur dans le contexte actuel.

Indéniablement, certains des principes et procédures contenus dans celle-ci contribueront à la résolution des nouveaux différends soulevés dans les forums internationaux, et ce, même par des États qui n’ont pas à ce jour adhéré à la Convention de New York, comme c’est déjà le cas dans la dernière demande introductive présentée par le Chili contre la Bolivie concernant le statut et l’utilisation des eaux du Silala[93]. En effet, les principes qu’invoque le Chili pour poursuivre la Bolivie coïncident avec les principaux principes mis de l’avant par la Convention de New York, soit l’usage équitable et raisonnable et le principe de ne pas causer des dommages significatifs.

Dans d’autres cas, certes, elle pourrait ne pas être d’une grande contribution, comme au Proche-Orient dès lors qu’on assiste à un blocage politique complet entre protagonistes, ou comme dans le cas de la gestion de l’Amazonie. En effet, dans des cas où des réserves forestières et hydriques deviennent uniques, essentielles et inestimables, la portée de la Convention de New York ne pourrait réussir à protéger des joyaux de l’humanité. Le principe d’utilisation raisonnable et équitable est loin de permettre la conservation d’écosystèmes cruciaux pour le bien-être de la planète et de toutes les espèces vivantes, dès lors que l’exploitation de ces ressources est l’objet d’un relatif consensus des États des bassins versants concernés. Ces lieux pourraient certainement être mieux protégés par des principes reliés à la consécration en tant que patrimoine commun de l’humanité.