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Chaque année, de nouvelles données sur l’environnement démontrent l’ampleur des problèmes environnementaux internationaux auxquels nous faisons face. Les changements climatiques, la perte de la biodiversité, la gestion de la pollution et des déchets, ainsi que l’exploitation des ressources naturelles en sont des exemples éloquents[1]. Tous ces enjeux environnementaux internationaux ont des répercussions sans précédent sur les populations. Pour faire face à ces problèmes, le droit international est souvent présenté comme l’outil par excellence puisqu’il est conçu comme une autorité neutre et objective sur l’arbitraire du politique[2]. Or, malgré certaines avancées pour la protection de l’environnement, il s’avère que le droit international de l’environnement ne semble pas tenir sa promesse de protection et ne permet pas d’assurer un environnement sain pour les générations présentes et futures. Pourquoi en est-il ainsi ?

Plusieurs juristes sensibles aux questions environnementales se sont penchés sur les failles du droit international de l’environnement. Comme c’est le cas pour le droit international en général[3], la réponse classique des juristes a souvent été d’expliquer les problèmes liés au droit international de l’environnement par son association avec le droit souple (soft law) et par la difficulté d’adopter du droit dur (hard law) dans ce domaine[4]. Cette approche est ancrée dans le positivisme juridique et se fonde sur le postulat que seul le droit qui découle de la volonté des États crée des droits et des obligations et à pouvoir ainsi constituer un ordre normatif sur le politique[5]. Dans cette optique, le droit dur découlant de la volonté des États demeure privilégié, bien que plusieurs auteurs soient d’avis que le droit souple sert notamment à l’interprétation des obligations des États ou est encore du droit en gestation, que ce soit pour l’adoption dans un traité ou encore sous forme de coutume internationale[6]. Des influences interdisciplinaires entre droit et relations internationales ont également abouti à l’étude de problèmes liés à l’effectivité du droit international de l’environnement, sous l’angle de l’institutionnalisme néolibéral et de l’analyse de type coût-bénéfice de l’adoption du droit[7].

Sans pour autant nier les avancées que le droit international de l’environnement a apportées pour contrer certains problèmes environnementaux, cet article propose de dresser un historique des idées structurant celui-ci en se fondant sur la littérature critique ayant pour objet d’analyse le droit international de l’environnement. Les approches critiques du droit s’intéressent aux relations de pouvoir qui sont présentes au sein des normes et des institutions juridiques. Contrairement aux approches dominantes en droit qui le conçoivent comme étant neutre et objectif, les approches critiques adoptent une conception postpositiviste du savoir, c’est-à-dire qu’elles postulent qu’il n’existe pas de réalité sociale qui existe de façon indépendante à la connaissance que nous en avons[8]. Elles remettent en question les fondements mêmes des normes juridiques, dévoilent les contradictions inhérentes au droit et explorent des avenues pour mener à l’émancipation par la résistance aux relations de pouvoir[9]. Même si les approches critiques prenant comme catégorie d’analyse la race, le genre, l’origine ethnique ou les peuples du tiers-monde sont développées, celles qui s’intéressent aux relations de pouvoir dans le contexte environnemental sont émergentes[10]. Cet article propose de faire ressortir certaines idéologies communes identifiées comme étant problématiques par les chercheurs critiques, qu’ils soient juristes ou non. Ils ont en commun de s’intéresser spécifiquement au droit international de l’environnement et s’associent notamment aux approches écoféministes, aux approches postcoloniales et aux « Third World Approaches to International Law » (TWAIL), au marxisme, ainsi qu’aux approches critiques écocentriques.

L’analyse est effectuée en quatre temps pour décrire les idées qui structurent la conception de la nature au sein du droit international. D’abord, l’article se concentre sur la conception de la nature dans le droit international général, en particulier au traitement des pêcheries avant que le droit international de l’environnement en tant que discipline distincte émerge dans les années 1970. En effet, il faut replacer le droit international de l’environnement dans le droit international général duquel il tire sa source pour être en mesure de retracer ses fondements idéologiques. Ensuite, l’article se tourne vers la naissance de certaines préoccupations environnementales dans le droit international après la Deuxième Guerre mondiale, alors que le droit s’intéresse notamment à la pollution des mers. Puis, vient le droit international de l’environnement en tant que domaine distinct du droit international dans les années 1970 jusqu’à aujourd’hui. Enfin, l’article présente la Green Legal Theory, une approche critique du droit qui donne certaines pistes pour mener à une révolution du droit de l’environnement.

En soulignant les idées qui structurent le droit international de l’environnement à travers divers courants de la littérature critique, l’article met en lumière les conceptions de la nature qui sont dominantes au sein du droit et les contradictions qui empêchent celui-ci d’atteindre ses objectifs de protection. Une telle déconstruction s’avère nécessaire non seulement pour comprendre les limites du droit international de l’environnement, mais également pour le repenser.

I. Les préoccupations environnementales dans le droit international avant le développement du droit international de l’environnement : une conception libérale classique de la nature

Le droit international de l’environnement est récent dans l’histoire des relations internationales. Avant le milieu du 20e siècle, le droit international visait essentiellement à assurer une coexistence minimale entre les États souverains[11]. L’idéologie dominante véhiculée au sein du droit est celle du libéralisme classique[12]. Selon cette conception, les États sont souverains, par analogie au concept de liberté reconnue aux individus[13]. Contrairement à une conception réaliste des relations internationales, l’idéologie libérale classique se fonde sur la primauté du droit, soit la possibilité d’organiser les relations internationales par le droit international. Ainsi, le libéralisme classique adopte une posture optimiste par rapport à la possibilité de l’évolution des relations internationales par l’entremise du droit. Ce tournant vers le droit comme ordre neutre et objectif s’opère dans un contexte de désillusionnement face à la politique, en particulier face à l’incapacité du principe de l’équilibre des puissances à maintenir la paix à l’échelle internationale[14]. Donc, le but recherché par le droit international est de protéger la liberté des États en assurant leur sécurité[15]. Dans cette quête de paix internationale, la liberté de commerce est perçue comme jouant un rôle crucial, en maintenant des relations durables entre les États tout en assouvissant leurs intérêts individuels[16]. De ce fait, la liberté de commerce est érigée en droit fondamental des États[17]. Si le droit international ne fait pas directement la promotion d’une certaine organisation économique, il est toutefois tenu pour acquis que les échanges et la conception des droits de propriété se font selon une perspective capitaliste, c’est-à-dire selon la consécration de droits de propriété individuelle des États, l’accumulation du capital et la notion de la liberté des échanges[18]. Finalement, le libéralisme classique repose sur l’idée de la rationalité ainsi que sur une méthode scientifique qui repose, quant à elle, sur la science et la technique occidentale pour régler les problèmes internationaux[19].

Selon la conception libérale classique du droit international, l’environnement est essentiellement réduit à des ressources naturelles conçues d’un point de vue anthropocentrique. Il faut se les approprier, les exploiter et en faire le commerce. Comme le démontre Ileana Porras, la conception libérale classique de l’environnement au sein du droit international général trouve racines chez les auteurs Francisco de Vitoria, Alberico Gentili, Hugo Grotius et Emer de Vattel[20]. Vitoria réfère aux rivières des Amériques, pour en souligner la possibilité de navigation par tous les navires, ainsi que la possibilité d’exploitation de leurs ressources halieutiques et minières pour les Espagnols[21]. Gentili associe l’abondance naturelle à la nécessité de commercer, dans une optique similaire à celle de Vitoria, en inférant qu’il existe un privilège naturel de commercer qui justifie le recours à la guerre[22]. Grotius, quant à lui, associe le commerce à un droit naturel, à une volonté de la Nature liée au divin [23]; on ne doit ainsi pas remettre en question les fondements du bienfait du commerce des ressources naturelles. Vattel propose également une perspective du commerce comme étant inévitable et intrinsèque aux relations internationales, considérant qu’il positionne le commerce à la jonction de deux obligations primaires du droit naturel, soit le devoir envers soi et le devoir envers les autres[24]. Ainsi, Porras propose que bien que ces auteurs des fondements du droit international selon le libéralisme classique ne raisonnent pas en termes analogues à ceux de notre époque en matière d’environnement, ils ont néanmoins posé les jalons d’une perspective de l’environnement qui est associée à la disponibilité d’une ressource à des fins d’exploitation et de commerce[25].

Cette critique de la nature comme ressource est également soulignée par des chercheurs s’intéressant au tiers-monde. Ces auteurs critiques s’inscrivant dans le courant postcolonial ou TWAIL dénoncent, en particulier, le concept de souveraineté étatique provenant d’une logique occidentale et ayant permis l’appropriation des ressources dans les pays du « Sud global » par la colonisation[26]. Ces auteurs soulignent que des vestiges importants de cette logique libérale occidentale sont à l’oeuvre aujourd’hui au sein du droit international de l’environnement[27].

Avant le développement du droit international de l’environnement en tant que domaine distinct du droit international dans les années 1970, ce n’est que de façon incidente que la nature apparaît dans le droit en tant qu’objet matériel. C’est le cas, comme le présente l’exemple suivant, de la réglementation des pêcheries qui vise essentiellement à assurer l’exploitation d’une ressource dans une optique commerciale.

A. Les pêcheries

Les accords internationaux sur les pêches sont un exemple probant de la façon dont l’idéologie du libéralisme classique met l’accent sur la souveraineté étatique, la liberté de commerce, l’appropriation de l’environnement comme ressource et la science et la technique (occidentale) pour faire face aux problèmes environnementaux. Selon le droit de la mer, les ressources halieutiques font partie des ressources pour lesquelles les États peuvent revendiquer des droits de propriété souverains en vue de l’exploitation. Dans le cas de ressources partagées entre plusieurs États, les accords internationaux se sont avérés utiles afin de freiner la surexploitation. Ces accords, qui furent parmi les premiers accords portant sur un objectif « environnemental » de protection, sont apparus dès la fin du 19e siècle. Le problème environnemental à la source de l’adoption de ces accords est celui de la surpêche (surexploitation d’une ressource naturelle) et l’objectif est de permettre à l’exploitation de cette ressource de perdurer, souvent selon une visée à court terme. Cependant, ces accords ne se concentrent, à ce stade, que sur une seule espèce, indépendamment de l’écosystème dont elle fait partie.

Adoptée en 1946, la Convention internationale pour la réglementation de la chasse à la baleine[28], qui a été au coeur de l’analyse d’une décision récente de la Cour internationale de Justice (CIJ)[29], s’inscrit dans cette conception libérale classique de l’environnement comme ressource plutôt que de constituer un exemple de protection d’une espèce, ce que sa classification comme instrument de droit international de l’environnement pourrait porter à croire. Quoique l’effet de la surpêche ainsi que l’adhésion à cet instrument d’États opposés à la chasse à la baleine aient entraîné un moratoire de pêche protégeant plusieurs espèces de baleines, la convention a été adoptée dans une optique d’exploitation d’une ressource. En effet, le préambule, guidant l’interprétation du texte de la convention, reconnaît « que les nations du monde ont intérêt à sauvegarder, au profit des générations futures, les grandes ressources naturelles représentées par l’espèce baleinière[30] ». Cette convention assimile donc explicitement la baleine à une ressource dont l’exploitation se fait au profit de l’espèce humaine. De plus, cette convention a créé la Commission baleinière internationale qui a le mandat d’encourager, de rassembler, d’analyser et de disséminer de l’information concernant les conditions et la taille des peuplements baleiniers, ainsi que sur les meilleures pratiques pour préserver et reconstituer ces peuplements[31]. Elle réglemente, par l’entremise d’une annexe à la convention, l’industrie de chasse à la baleine dans l’objectif « d’assurer la conservation, le développement et l’utilisation optimum des ressources baleinières[32] ». Cette réglementation se fonde sur les données scientifiques, mais également sur « des intérêts des consommateurs de produits tirés de la baleine et des intérêts de l’industrie baleinière[33] ». On voit ici transparaitre la conception libérale classique qui vise à fonder les décisions sur une méthode qui repose sur la science et la technique, mais toujours dans une optique visant à favoriser le commerce international.

Dans une décision de 2014 où l’Australie et la Nouvelle-Zélande contestent le programme de chasse à la baleine du Japon fondé sur des « motifs scientifiques », la CIJ rappelle les origines historiques de cette convention, soit les deux traités adoptés préalablement, en 1931 et en 1937. L’adoption de ces traités était motivée par les « préoccupations qui s’étaient fait jour quant à la pérennité de l’industrie baleinière[34] » et ainsi, visait à donner la possibilité à cette industrie « de se développer d’une manière méthodique[35] ». La CIJ conclut dans cet arrêt que « le but de la convention est d’assurer la conservation de l’ensemble des espèces de baleines tout en permettant leur exploitation durable[36] », les parties insistant sur l’un et l’autre des objectifs selon leurs intérêts dans ce litige[37]. Un des désaccords parmi les juges était également de savoir si la convention devait être interprétée de façon évolutive pour tenir compte des nouveaux développements en droit international de l’environnement ou encore si le but de la convention se fonde sur des principes de droit international bien établis concernant la gestion des ressources halieutiques dans un objectif de rendement optimal/maximal[38]. Comme nous le verrons plus loin dans cet article, certaines avancées ont bel et bien été faites en droit international de l’environnement, mais sans pour autant déplacer le fondement du droit international visant l’exploitation en vue de la gestion optimale des composantes de l’environnement.

Toujours dans le domaine de l’exploitation des ressources halieutiques et de la réglementation de cette exploitation par le droit international, c’est en 1958 qu’apparaît un traité portant sur la pêche en général, soit la Convention sur la pêche et la conservation des ressources biologiques de la haute mer[39]. La conservation de ces « ressources » est motivée par leur disponibilité pour les humains, toujours dans une perspective d’exploitation économique. En effet, l’article 2 énonce clairement que « l’expression “conservation des ressources biologiques de la haute mer” s’entend de l’ensemble des mesures rendant possible le rendement optimal constant de ces ressources, de façon à porter au maximum les disponibilités en produits marins, alimentaires et autres ». Bien qu’elle soit adoptée en 1982 après la Déclaration de Stockholm[40] de 1972 et alors que le droit international de l’environnement commence à se déployer par le développement et l’adoption d’instruments internationaux ayant des objectifs de protection environnementale, la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM)[41] de 1982 propose une conception libérale classique de l’exploitation des ressources halieutiques. Ainsi, la « conservation des ressources biologiques » dans les eaux délimitées par la CNUDM comme étant la « zone économique exclusive » ainsi que la « haute mer » est effectuée dans le but de « maintenir ou rétablir les stocks des espèces exploitées à des niveaux qui assurent le rendement constant maximum, eu égard aux facteurs écologiques et économiques pertinents[42] ». Malgré ce souci de conservation, l’article 62 clarifie que pour la zone sous juridiction de l’État, soit la zone économique exclusive, l’objectif guidant les États en matière de pêcheries est de favoriser une exploitation optimale des ressources biologiques[43].

II. La naissance des préoccupations environnementales dans le droit international : le libéralisme providentialiste

Tel que souligné par Emmanuelle Jouannet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un changement de perspective s’est effectué face au rôle que le droit international doit jouer à la lumière des problèmes liés au capitalisme industriel et post-industriel et de l’échec d’une conception purement procédurale du droit international rattachée à la souveraineté des États[44]. Comme en droit interne dans les pays occidentaux, le droit international prend une tangente providentialiste afin de se concentrer sur le bien-être des populations, à l’instar de la montée du Keynésianisme. Les visées du droit international s’élargissent ainsi et il ne se concentre désormais plus seulement à assurer la coexistence minimale des États. Ainsi apparaissent les droits de la personne, mais également une foule de domaines du droit international visant à protéger certains groupes, comme les femmes, les enfants, les travailleurs, les migrants, etc. C’est aussi à ce moment que les problèmes liés à la pollution, en particulier des mers, commencent à devenir une préoccupation pour les États.

A. La pollution des mers

On voit naître les préoccupations environnementales des États dans la deuxième moitié du 20e siècle, en particulier lorsque la pollution devient une nuisance[45]. La préoccupation des États envers la réduction de la pollution tire ses racines du principe général de droit international selon lequel les activités d’un État ne doivent pas entraîner de dommages à un autre État. Ce principe a été consacré dans l’Affaire de la fonderie de Trail entre le Canada et les États-Unis, une sentence arbitrale décidée en 1941[46]. Ce principe est essentiellement lié à l’idée de respect de la souveraineté étatique. Bien que la pollution internationale devienne une préoccupation pour les États, l’influence de l’idéologie du libéralisme classique a fait en sorte que le droit mette l’accent sur la souveraineté étatique, la liberté de commerce, ainsi que la science et la technique pour remédier à ce problème.

C’est encore principalement le domaine du droit de la mer qui est le premier concerné par les problèmes environnementaux liés à la pollution. Les océans ont historiquement été considérés comme des espaces internationaux, notamment afin de promouvoir la liberté des mers et la navigation à des fins commerciales[47]. Devant les problèmes de plus en plus criants de pollution des mers, il s’est avéré nécessaire de réglementer la pollution par les navires. En 1954, la Convention internationale pour la prévention de la pollution des eaux de la mer par les hydrocarbures (OILPOL)[48] est adoptée à Londres. Cette convention a pour principal objectif la prévention de la pollution par les navires et établit certaines normes de rejet pour les hydrocarbures. En réaction au déversement pétrolier de 1967 de Torrey Canyon sur la côte ouest de Cornwall en Angleterre[49], la Convention internationale sur l’intervention en haute mer en cas d’accident entraînant ou pouvant entraîner une pollution par les hydrocarbures[50] et la Convention internationale sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures[51] sont adoptés par l’Organisation maritime internationale (OMI) en 1969. Ces deux conventions ne sont cependant pas adoptées en vue de réduire la pollution par les navires, mais bien pour octroyer des pouvoirs aux États afin qu’ils puissent intervenir en cas de déversement en haute mer ainsi que pour réparer un éventuel préjudice environnemental. À l’exception d’OILPOL, il faut attendre les années 1970 et le développement du droit international de l’environnement pour que des conventions internationales s’intéressant spécifiquement à la pollution émergent dont, notamment, la Convention sur la prévention de la pollution des mers résultant de l’immersion des déchets[52], MARPOL 73/78[53] et plus tard la CNUDM[54].

Malgré ces avancées et le tournant du droit international vers une visée de protection de la nature, la pollution des navires est considérée comme inévitable et réglementée toujours dans la perspective du libéralisme classique. L’objectif principal du droit international en la matière est de prévenir, réduire et contrôler celle-ci par des moyens techniques. En aucun cas la liberté de navigation à des fins de commerce international n’est remise en question, liberté qui est élevée en droit « naturel » et inaliénable des États. L’exploitation du pétrole en tant que ressource à l’origine de la pollution n’est pas remise en question. Ainsi, l’optique est d’atténuer les effets néfastes du commerce international, tout en considérant que les échanges doivent perdurer, voire s’accroître.

III. Le droit international de l’environnement en tant que domaine distinct du droit international : l’influence du néolibéralisme

La naissance du droit international de l’environnement en tant que domaine distinct du droit international est souvent associée à la Déclaration de Stockholm, tenue lors de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement en 1972[55]. On assiste ainsi à un changement conceptuel en tentant de concevoir les problèmes environnementaux de façon plus globale. Malgré la création de ce nouveau domaine de droit international, celui-ci ne remet pas en question les principes fondateurs du droit international ancrés dans le libéralisme classique. En particulier, le principe de base du droit international demeure « la souveraineté » de l’entité fictive que constitue l’« État » ; l’environnement demeure toujours une ressource ; et la primauté du commerce demeure en place pour faciliter les échanges. Comme il sera analysé plus loin, de nouveaux concepts émergent au sein du droit, tels que le principe de développement durable, le principe de précaution, le principe du pollueur-payeur, le principe de responsabilité commune, mais différenciée, etc. Malgré l’adoption de ces nouveaux principes, le droit de l’environnement s’inscrit davantage en continuité avec les idéologies libérales qui sous-tendent le droit international et il est également grandement influencé par l’idéologie néolibérale, en plein essor lors de la création de ce nouveau droit. Steven Bernstein décrit ce phénomène comme « le compromis de l’environnementalisme libéral[56] », soit la convergence de normes environnementales et économiques qui tentent à la fois de protéger l’environnement et de maintenir un ordre économique libéral.

L’idéologie néolibérale est souvent pointée du doigt comme l’une des principales sources des problèmes de notre époque[57]. Le droit international de l’environnement est l’un des domaines du droit international qui a le plus embrassé ses préceptes. L’influence de l’idéologie néolibérale a fait en sorte que le droit de l’environnement a pris le tournant de la rationalité économique, favorisant une approche axée sur le marché pour la réglementation des problèmes environnementaux[58]. Puisqu’on se fie à une conception marchande des relations sociales par l’homo economicus, le droit international de l’environnement met ainsi l’accent sur les facteurs économiques pour atteindre des objectifs de protection environnementale. Chaque individu (et par extension l’État) est perçu comme un acteur rationnel qui va faire des choix en fonction des coûts et des bénéfices. Une telle conception tient pour acquise la notion libérale classique de propriété et d’appropriation de la nature comme ressource[59]. Elle ajoute l’idée de moins d’intervention de l’État pour laisser libre-cours au marché et donc favorise la privatisation ainsi que la dérèglementation. Ainsi, au lieu de la réglementation par l’État, le néolibéralisme favorise l’autoréglementation des acteurs et le droit souple[60]. Dans l’optique de laisser moins de place à l’État, la participation du public à la prise de décision est encouragée, avec celle de l’industrie et d’autres groupes ayant des degrés divers de ressources et d’imputabilité[61]. Résumée grossièrement, la prémisse est que le marché peut, s’il est le moins contraint possible, mener à un plus grand bien commun dans une économie industrielle capitaliste.

Dans l’optique de gestion de l’environnement selon un modèle économique néolibéral, non seulement les incitatifs économiques, mais également la science et la technique occidentale jouent un grand rôle pour dans les décisions des États, en particulier dans une optique de gestion empruntée aux sciences économiques. Ce type de gestion est décrit comme étant la « modernisation écologique[62] ». Cette gestion des problèmes environnementaux n’a, dans les faits, que très peu contribué à la protection de l’environnement[63]. Non seulement elle a favorisé davantage le consumérisme, mais elle ne prend pas en compte les coûts sociaux et environnementaux réels de la dégradation de l’environnement. Les approches écoféministes et TWAIL ont également critiqué le droit international de l’environnement comme étant essentiellement basé sur la science et la technique occidentale. Les auteures écoféministes dénoncent le fait que le savoir issu de la scientificité se présente comme neutre et universel, maître de la rationalité et de l’objectivité, et dévalue par conséquent toutes autres formes de savoir, particulièrement ancestral. Les auteures écoféministes critiquant ce paradigme voient dans l’« hégémonie de la science et de la technologie occidentale[64] » une subordination des savoirs féminisés au profit des savoirs masculinisés, menant à de nombreux problèmes de mise en oeuvre du droit international de l’environnement dont les effets néfastes auraient un impact disproportionné sur les femmes et les cultures non occidentales[65]. Les auteurs TWAIL, Kishan Khoday et Usha Natarajan, dénoncent la volonté du droit international de l’environnement de se positionner au-dessus des différentes réalités locales sous l’auspice de la « science », ce qui cause un régime technocratique peu adapté aux réalités des pays du tiers-monde[66].

Les prochaines sections démontrent comment les principes fondateurs du droit international de l’environnement dans la Déclaration de Stockholm et la Déclaration de Rio[67] reposent sur l’idéologie libérale classique et embrassent les préceptes du néolibéralisme. Elles démontrent également comment cette approche est reprise dans les conventions internationales adoptées dans les domaines de la protection de la diversité biologique et des changements climatiques.

A. Les principes du droit international de l’environnement

La Déclaration de Stockholm est souvent présentée comme le document fondateur du droit international de l’environnement[68]. Cette déclaration s’inscrit en continuité avec l’idéologie libérale classique, mais en mettant l’accent sur le développement économique comme moteur du bien commun dans une perspective néolibérale. Prenant une conception anthropocentrique selon laquelle « [l]es hommes sont ce qu’il y a de plus précieux au monde[69] », la déclaration conçoit les composantes de l’environnement comme des ressources. D’abord, il y est réitéré le droit souverain des États d’exploiter les ressources environnementales selon leurs propres politiques et priorités[70]. Cependant, pour éviter leur surexploitation, ces ressources doivent être gérées, mais toujours dans un objectif de développement économique[71]. D’ailleurs, le développement économique est reconnu comme étant la priorité des États et les politiques environnementales ne doivent pas entraver ce développement[72]. La seule limite à ce développement est celle de diminuer la pollution, soit de substances toxiques qui peuvent causer des dommages graves ou irréversibles ou celle de substances qui causent un dommage au territoire d’un autre État[73]. Dans une optique de gestion empruntée aux théories économiques, la Déclaration de Stockholm fait référence à l’idée de planification rationnelle ainsi qu’à la science et la technique pour résoudre les problèmes environnementaux[74]. Dans le contexte des pays « en développement », sous-jacente est l’idée selon laquelle un développement économique industriel est inévitable et que certaines mesures économiques peuvent faire en sorte de diminuer les impacts néfastes sur l’environnement d’un tel développement.

Comme dans la Déclaration de Stockholm, la Déclaration de Rio s’inscrit en continuité avec les principes fondateurs du droit international selon une conception libérale. Elle réitère le droit souverain des États d’exploiter les ressources environnementales selon leurs propres politiques et priorités[75]. La paix, le développement (compris en termes économiques) et la protection de l’environnement sont considérés comme « interdépendants et indissociables[76] ». Le principe 12 énonce clairement une croyance envers le pouvoir du développement économique pour atteindre la paix et le bien-être des populations. Pour atteindre une telle croissance économique, le marché dans un « système économique international ouvert » doit demeurer le plus possible sans entraves, ce qui implique que les mesures environnementales ne doivent pas être considérées comme arbitraires, injustifiées ou constituer des restrictions déguisées aux échanges internationaux. La prise de mesures locales pour protéger l’environnement qui auraient un impact sur le marché international est ainsi découragée.

Le fait que la Déclaration de Rio embrasse les préceptes du néolibéralisme est particulièrement visible dans l’adoption de ses principes. Ces principes s’inscrivent dans la perspective de la théorie de la modernisation écologique, reposant sur la primauté du développement économique, le recours à la science et à la technique occidentales[77] et à la gestion économique[78] pour résoudre les problèmes environnementaux. C’est le cas du principe du pollueur-payeur[79] qui fait directement référence à une conception économique de la protection de l’environnement. Le principe de précaution, permettant de prendre des décisions visant à protéger l’environnement même en cas d’incertitudes scientifiques, ne s’applique qu’en cas de « dommages graves ou irréversibles » et dans une optique de coût-bénéfice[80]. La déclaration se concentre sur le droit au développement en introduisant le concept de développement durable[81]. Malgré l’incorporation de ce nouveau concept importé du « Rapport Bruntland[82] », l’environnement est encore une fois compris comme une ressource à exploiter qui sert à répondre aux besoins des générations présentes et futures[83]. Ainsi, tel que souligné par George Liodakis, s’inscrivant dans les approches marxistes, le système économique capitaliste n’est pas remis en question et sa contribution à la dégradation de l’environnement est occultée, notamment par le principe de développement durable qui présuppose que le développement économique n’est pas à repenser en profondeur et peut être accompli tout en assurant le développement social des populations ainsi que la protection de l’environnement[84].

La Déclaration de Rio fait également référence au principe de participation du public, incluant les femmes, les jeunes et les peuples autochtones[85]. Alors qu’on ne peut que saluer, en théorie, l’idée que ceux qui sont touchés aient accès à l’information concernant leur environnement, participent à la prise de décision affectant leur environnement et bénéficient d’un accès à la justice, la déclaration n’aborde pas la question des déséquilibres de pouvoir qui existent entre divers groupes et, par exemple, des entreprises désireuses d’exploiter certaines ressources et des citoyens. Dans le contexte des déséquilibres réels qui empêchent une participation effective de certains groupes dans la prise de décision affectant leur environnement et à l’accès à la justice, les auteurs se réclamant du courant de justice environnementale dénoncent l’exclusion, ou l’invisibilité, de ces groupes, ainsi que les effets disproportionnés du droit de l’environnement sur ceux-ci[86]. La correction de ces injustices peut être accomplie par des actions positives d’inclusion de groupes spécifiques lors du processus de création ou de mise en oeuvre du droit actuel. Il est proposé par les tenants de ce courant que le droit devrait, dans une optique de justice environnementale, intégrer le concept de démocratie en ce sens qu’il reflète de façon équitable les problèmes sociaux de tous les groupes de population, et qu’il soit inclusif de tous ceux-ci, particulièrement en matière de prise de décisions[87]. La prise de décision environnementale actuelle serait assumée par un groupe « homogène » de décideurs, et une plus grande diversité est prônée, notamment par Patrice Lumumba Simms. Ce dernier affirme, en effet, que cette plus grande diversité ne devrait pas s’illustrer uniquement racialement, mais également en matière de représentativité de toutes les strates sociales des communautés[88].

Le courant de justice environnementale dénonce également les sous-représentations de groupes marginalisés au sein des pratiques associées aux concepts majeurs du droit international de l’environnement que sont le principe de précaution, le principe de prévention, le principe du pollueur-payeur ainsi que le développement durable[89]. Par exemple, Ole W. Pedersen souligne les problèmes de mise en oeuvre des évaluations des risques environnementaux dans le cadre de l’application du principe de précaution. En effet, ces évaluations privilégient les évaluations scientifiques et les généralisations statistiques plutôt que les témoignages des communautés affectées et ne prennent pas en compte la portée cumulative d’exposition aux risques[90]. Pedersen dénonce aussi l’exclusion de certains groupes populationnels du processus d’évaluation des risques ainsi qu’un manque de transparence de ces processus[91].

La Déclaration de Rio introduit également le concept de « responsabilité commune, mais différenciée ». Lavanya Rajamani avance que, quoique les origines de son émergence soient contestées, le principe se voit clairement énoncé pour la première fois au principe 7 de cette déclaration[92]. Celui-ci s’articule ainsi :

Les États doivent coopérer dans un esprit de partenariat mondial en vue de conserver, de protéger et de rétablir la santé et l’intégrité de l’écosystème terrestre. Étant donné la diversité des rôles joués dans la dégradation de l’environnement mondial, les États ont des responsabilités communes mais différenciées. Les pays développés admettent la responsabilité qui leur incombe dans l’effort international en faveur du développement durable, compte tenu des pressions que leurs sociétés exercent sur l’environnement mondial et des techniques et des ressources financières dont ils disposent[93].

Ce principe peut être compris comme une façon d’atteindre une certaine équité entre les pays « en développement » et les pays « développés » dans leurs efforts pour protéger l’environnement[94]. Ces derniers sont motivés par la perception selon laquelle, tel que l’expose clairement Usha Natarajan, « [w]hile the rich receive a disproportionate benefit from the exploitation of natural resources, the poor bear a disproportionate burden of scarcity, pollution, and environmental crises[95] ». Ce principe suppose un mode de gestion encourageant les pays « développés » à, notamment, transférer des ressources financières aux pays « en développement », encore une fois faisant la promotion d’une gestion économique de l’environnement. De plus, comme souligné par les auteurs postcoloniaux ou TWAIL, ce principe ne permet pas de remédier au fait que les peuples en situation postcoloniale ont largement hérité du droit colonial en matière d’environnement, centré sur la gestion des ressources plutôt que leur préservation et que ce droit est empreint de normes négatives de restriction plutôt que positives[96]. Selon ces auteurs, la conception européenne coloniale du droit ainsi que de l’environnement ont eu une influence majeure sur la construction du droit des pays du tiers-monde[97]. Ainsi, sous-tendant le principe de responsabilité commune mais différenciée est l’idée selon laquelle les pays « développés » ont contribué de façon significative à la dégradation de l’environnement selon un modèle de développement capitaliste industriel. Le principe de responsabilité commune mais différenciée ne remet pas en question ce modèle de développement. Au contraire, la Déclaration de Rio demeure optimiste par rapport à la croissance économique selon le modèle capitaliste actuel qui « permettrait mieux de lutter contre les problèmes de dégradation de l’environnement[98] ». Cette façon de présenter le développement donne l’impression que le fait d’exploiter l’environnement et de causer des dommages importants est inévitable, voire nécessaire dans un processus de développement, occultant ainsi le fait que le modèle capitaliste et industriel demeure un choix et non un processus naturel.

Depuis la Déclaration de Rio, les principes du droit international de l’environnement n’ont pas substantiellement évolué. La Déclaration de Johannesburg sur le développement durable adoptée en 2002 reprend pour l’essentiel les principes établis dans la Déclaration de Rio, en particulier celui du développement durable[99]. Dans les instruments contraignants adoptés à la suite de la Déclaration de Stockholm et la Déclaration de Rio, la tendance néolibérale qu’a prise le droit international de l’environnement s’illustre également.

B. La diversité biologique

La Convention sur la diversité biologique, adoptée tout comme la Déclaration de Rio en 1992, a pour objectif « la conservation de la diversité biologique, l’utilisation durable de ses éléments et le partage juste et équitable des avantages découlant de l’exploitation des ressources génétiques[100] ». Malgré le fait que la convention reconnaisse au préambule que la diversité biologique a une valeur intrinsèque indépendante, les dispositions contraignantes de la convention sont vagues et ne réclament que très peu des États en matière de protection. Ainsi, la convention est reconnue pour être peu contraignante et presque équivaloir à du droit souple, avec l’usage de termes tels que « dans la mesure du possible et selon qu’il conviendra[101] ». Une grande latitude est laissée aux États, dans une optique d’autoréglementation. En comparaison, le droit des États d’exploiter l’environnement comme ressources, incluant les ressources génétiques, est reconnu sans équivoque et ce droit est exercé selon les propres politiques environnementales des États[102]. L’environnement demeure encore une fois subordonné au droit au développement conçu selon un modèle économique capitaliste. En effet, la Convention sur la diversité biologique énonce que le développement économique et social « sont les priorités premières et absolues des pays en développement[103] » ce qui laisse entendre que la protection de l’environnement constitue parfois une entrave à ce développement et que celle-ci peut être en compétition avec les intérêts économiques et sociaux qui auront préséance. Les obligations contenues dans la Convention sur la diversité biologique ne doivent pas non plus affecter les droits et les obligations contenues dans le droit de la mer[104]. Cette subordination explicite de la Convention sur la diversité biologique à celle de la CNUDM réduit considérablement le potentiel de la Convention sur la diversité biologique, puisque la CNUDM favorise une conception libérale classique de l’exploitation des ressources marines dans une optique d’utilisation optimale et donnant la priorité à la liberté de navigation sur celle de la protection de l’environnement. L’accent est également mis dans la Convention sur la diversité biologique sur la gestion des ressources biologiques et des risques qui peuvent l’affecter, en particulier les biotechnologies[105]. Cette gestion inclut des « mesures économiquement et socialement rationnelles[106] » et se fonde sur la science et la technique[107]. Une mention est cependant faite aux connaissances et pratiques traditionnelles et autochtones qui sont compatibles avec la conservation et l’utilisation durable des ressources biologiques[108]. Malgré cette mention, la réglementation concernant la diversité biologique se fait selon un mode de gestion rationnelle et économique des ressources.

C. Les changements climatiques

C’est aussi une optique de gestion néolibérale qui a été choisie pour les instruments visant à contrer les changements climatiques, reprenant plusieurs principes énoncés dans la Déclaration de Rio. En effet, la Convention-cadre Nations unies sur les changements climatiques[109], adoptée au cours du Sommet de la Terre en 1992, ainsi que le Protocole de Kyoto[110] adopté en 1997, reprennent l’essentiel des principes énoncés dans la Déclaration de Rio, incluant le principe de développement durable[111], la reconnaissance de l’importance de maintenir l’intégrité d’un « système économique international ouvert[112] » et que le développement économique demeure la priorité, en particulier pour les pays « en développement[113] » ou en transition vers une économie de marché[114], la gestion des changements climatiques modelée sur les sciences économiques et reposant sur la technique et la science[115], le principe de précaution dans une optique de coût-bénéfice[116], la participation du public sans égard aux relations de pouvoir[117], ainsi que le principe de responsabilité commune mais différenciée[118]. Le Protocole de Kyoto met en oeuvre concrètement un mode de gestion fondé sur l’économie pour contrer les effets néfastes des gaz à effet de serre visant à préserver le système économique capitaliste, avec des mesures économiques et technologiques pour atténuer ses effets. Qui plus est, le protocole crée certains mécanismes en vue de contrer les « imperfections du marché[119] », ce qui implique l’idée selon laquelle le libre marché mène de façon générale au bien commun, mais qu’il faille seulement apporter quelques ajustements de nature économique pour contrer certains problèmes environnementaux. Ainsi, le Protocole de Kyoto a instauré un mécanisme pour le développement propre pour organiser le financement de projets dans les pays « en développement » qui octroient des crédits des émissions de gaz à effet de serre aux pays « développés[120] », un mécanisme de mise en oeuvre conjointe pour acheter des crédits de carbone provenant de projets effectués par d’autres pays ayant des objectifs de réduction,[121] ainsi que des « marchés de carbone » qui permettent l’acquisition et la vente d’unités de réduction d’émissions de gaz à effet de serre[122]. L’Accord de Paris[123] s’inscrit également dans la même lignée que le Protocole de Kyoto au niveau des principes qu’il promeut, à l’exception de l’approche fondée sur des « contributions déterminées au niveau national[124] » de diminution des gaz à effet de serre au lieu de l’approche du Protocole de Kyoto qui prévoyait les objectifs à atteindre. Ainsi, comme le souligne Julia Dehm, il y a un pas de plus franchi dans l’Accord de Paris vers la déformalisation du droit, c’est-à-dire le choix d’un droit souple permettant l’autoréglementation, telle que contestée par Martti Koskenniemi[125]. En effet, il y a une dérive du droit international de l’environnement de la responsabilité des États envers leurs obligations vers des mécanismes de mise en oeuvre (compliance, en anglais) comme dans celui du Protocole de Kyoto et la mise en oeuvre volontaire d’obligations dans l’Accord de Paris.

Comme certains chercheurs critiques l’ont souligné, le mode de gestion néolibéral du régime juridique des changements climatiques pose des problèmes importants de justice environnementale, non seulement pour les États, mais également pour les populations à l’intérieur des États et les femmes[126]. De plus, les marchés d’échange de crédits de carbone ne seraient que mirage en matière de solutions innovatrices puisqu’ils perpétuent la même distribution inégale des risques économiques, sociaux et environnementaux[127]. Ces solutions économiques auraient même l’effet inverse de récompenser les pollueurs en leur accordant des droits de polluer[128]. Il faut donc remettre en question le modèle de développement économique industriel. Comme le soulignent Michael M’Gonigle et Paula Ramsay :

The main focus of climate change law is the level of emissions resulting from industrial activity, while every environmentalist knows that the systemic culprit is the level of fossil fuel energy consumption that underlies the growth economy[129].

Ainsi, malgré la naissance du droit international de l’environnement et l’adoption de conventions contraignantes dans des domaines variés, il s’avère que ce domaine de droit a apporté peu de changements à la façon dont la nature est perçue dans le droit international. Il s’est davantage engagé dans une optique marchande pour concevoir la nature et a adopté un mode de gestion économique pour atténuer les effets néfastes du développement économique.

IV. Vers une approche alternative du droit international de l’environnement ?

Alors que plusieurs chercheurs critiques du droit international de l’environnement dénoncent ses fondements et contradictions qui permettent davantage l’exploitation de la nature que sa protection, peu d’auteurs ont entrepris de théoriser comment il serait possible de repenser ce droit afin de le fonder sur des bases nouvelles. La plupart des approches critiques, en passant par les approches marxistes, l’écoféminisme, les TWAIL, ainsi que le courant de justice environnementale, adoptent une critique anthropocentrique du droit puisque ces approches sont basées sur des analyses centrées sur un groupe populationnel et perçoivent ainsi la réalité sociale selon ces perspectives. Comme le soulignent Michael M’Gonigle et Louise Takeda, alors que les approches critiques du droit ont pris les points de vue de la race, de la classe et du genre pour effectuer leurs critiques, le droit de l’environnement est demeuré un domaine du droit dominé par une approche réformiste. Cela fait en sorte que la très grande majorité des chercheurs critiques du droit ne s’y sont pas intéressés, et que les chercheurs du droit de l’environnement ont fait très peu de place aux approches critiques[130].

Dans cette section, seront brièvement présentées les avenues de changement radical du droit de l’environnement proposées par la Green Legal Theory. Développée dans le contexte de l’analyse du droit national canadien et américain, la Green Legal Theory a été conceptualisée par Michael M’Gonigle, Paula Ramsay et Louise Takeda. Quoique s’attardant davantage au droit national, cette approche serait également applicable pour une critique du droit international de l’environnement. Plutôt que réclamant une simple réforme du droit, il s’agit en effet d’une approche demandant des changements radicaux aux fondements idéologiques du droit qui ont été décrits plus haut. Proposant une perspective externe au système juridique étatique[131], la Green Legal Theory s’inspire de contributions critiques de plusieurs domaines des sciences sociales, soient : la théorie juridique (plus particulièrement les Critical Legal Studies), l’économie politique économique, la philosophie environnementale ainsi que la géographie critique[132].

La première formulation de cette nouvelle théorie est accomplie en 2004, dans l’article « Greening Environmental Law: From Sectoral Reform to Systemic Re-Formation » de Michael M’Gonigle et Paula Ramsay[133]. Le second article de cette théorie émergente, « The Liberal Limits of Environmental Law: A Green Legal Critique », est publié en 2013 et rédigé par Michael M’Gonigle et Louise Takeda[134]. À l’instar du présent article, plusieurs problèmes liés au droit de l’environnement sont soulignés par les auteurs. Ce n’est pas seulement le droit de l’environnement qu’il faut contester, mais aussi le système juridique et ses institutions[135]. Ce système crée et reproduit une non-durabilité systémique (« systemic unsustainability »)[136]. Le dilemme éternel entre production économique et protection environnementale n’est pas ce que le droit de l’environnement cherche à résoudre. Il sert plutôt à renforcer le premier tout en servant de rempart contre une érosion environnementale[137]. Le droit de l’environnement opère au sein même des causes profondes du problème environnemental, plutôt que de s’y attaquer[138]. En effet, le droit de l’environnement est défini et perpétue un ordre libéral économique fondé sur la rationalité, la croissance économique perpétuelle et l’accumulation du capital qui empêche les possibilités de changement[139]. Ces idéologies véhiculées par le droit nous rendent aveugles face aux possibilités de changements pour protéger l’environnement. Il est donné en exemple celui des évaluations environnementales pour le projet d’une mine, processus par lequel il est rare que des façons alternatives de concevoir le développement économique rendant potentiellement obsolète le projet en soi soient réellement considérées[140]. Dans le domaine des changements climatiques, l’attention est portée sur le calcul des émissions de gaz à effet de serre, plutôt que sur le calcul du niveau de production et de consommation[141]. En ce sens, le droit de l’environnement, dans son état actuel, constitue une « fausse promesse[142] ».

Devant les changements demandés, l’un des défis pour les auteurs de la Green Legal Theory est de ne pas préconiser des solutions qui soient encore plus « naïves » ou « utopistes » que celles déjà présentes dans le corpus juridique environnemental actuel[143]. Or, pour apporter de réels changements, une critique du droit de l’environnement menace l’idée de développement économique, le capitalisme ainsi que l’État libéral lui-même[144]. Pour opérer ces changements, M’Gonigle et Takeda énoncent trois éléments clés : un tournant vert de la théorie du droit pour développer de nouveaux paradigmes et approches pour contester les discours dominants hégémoniques, le décloisonnement de l’analyse juridique pour se pencher vers les facteurs qui ont un impact structurel sur le droit, comme le capitalisme et l’État souverain, et le fait de cesser de chercher des solutions dans les réformes du droit qui renforcent les contradictions de celui-ci et contribuent à perpétuer les problèmes qu’elles sont censées régler[145]. Ainsi, il est nécessaire de changer le discours entourant le droit et de le replacer dans un plus large contexte théorique et pratique dépassant la cloison disciplinaire.

Sans pour autant proposer un programme clair pour mener à un changement radical du droit de l’environnement, M’Gonigle et Takeda offrent certaines pistes de solution en donnant des exemples comme le fait de centrer le droit sur une réduction radicale de la consommation (au lieu de promouvoir l’efficacité énergétique), de changer la dépendance au capital (au lieu de promouvoir l’augmentation du capital), d’accomplir une analyse substantielle des projets pouvant avoir un impact néfaste sur l’environnement (au lieu d’une analyse essentiellement économique), etc[146]. Dans le contexte des changements climatiques, un changement radical demandé par la Green Legal Theory ferait en sorte non pas de promouvoir l’efficacité énergétique et les voitures électriques, mais bien de se sortir de l’économie sociale fondée sur l’automobile[147]. Ainsi, la Green Legal Theory ne promeut pas une réforme juridique[148], mais plutôt une réforme des « logiques culturellement constitutives » du droit[149].

Ainsi, la Green Legal Theory propose une voie à suivre afin de sortir des schémas libéraux et néolibéraux étatiques de production et de consommation. Comme le promeuvent les approches critiques du droit, il faut d’abord sortir de la logique selon laquelle seulement des réformes du droit de l’environnement sont proposées. Ces réformes n’attaquent pas les problèmes au coeur de celui-ci et perpétuent les mêmes structures sous d’autres vocables. Même si le défi est immense puisqu’il requiert un changement complet de perspective et une dénonciation d’un système bien plus large que celui du droit de l’environnement, il apparaît comme l’unique voie à emprunter qui soit réellement porteuse de changement.

***

Cet article propose une analyse historique critique du développement du droit international de l’environnement. Il vise à présenter les idéologies qui sont au coeur du projet du droit international de façon plus générale et du droit international de l’environnement en particulier qui font en sorte que ce droit offre peu de solutions pour protéger l’environnement. En d’autres termes, ce domaine de droit contribue lui aussi à perpétuer les problèmes environnementaux.

D’abord, le droit international de l’environnement s’inscrit en continuité avec le droit international général, influencé par le libéralisme classique. Selon cette vision des relations internationales entre les États, il faut privilégier la liberté de commerce et la protection des droits souverains de propriété des États sur l’environnement. La nature est ainsi considérée comme une ressource à exploiter et ayant une valeur économique dans le cadre d’une économie capitaliste. L’exemple illustrant cette conception de la nature au sein du droit est celui des pêcheries. Ensuite, le droit international prend une tangente providentialiste pour s’intéresser aux problèmes environnementaux, en particulier la pollution des mers. Il s’agit d’une période transitoire du droit où germent certaines idées du droit international de l’environnement avant qu’il devienne un domaine distinct dans les années 1970. C’est également une conception libérale, maintenant à teneur providentialiste, qui domine le droit international durant cette période, mais sans changement notable sur la conception libérale classique de la nature au sein du droit. Ensuite, le droit international de l’environnement qui se développe dans les années 1970 et 1990 s’inscrit en continuité avec les principes libéraux du droit international général, mais est également influencé par le néolibéralisme en plein essor durant cette période. Ainsi, le droit international de l’environnement, dans la Déclaration de Stockholm, la Déclaration de Rio ainsi que dans les accords contraignants sur la biodiversité et les changements climatiques, adopte une approche axée sur le marché pour la réglementation des problèmes environnementaux. Selon cette optique, un développement économique capitaliste industriel est inévitable, mais l’atténuation des problèmes environnementaux est possible et repose essentiellement sur la science et la technique occidentale et une gestion économique des composantes de l’environnement.

Alors que certains auteurs ont dénoncé les idéologies et contradictions présentes au sein du droit international de l’environnement, peu se sont aventurés à le reconceptualiser sur de nouvelles bases. Il s’agit en effet d’une révolution qui est requise pour ce faire, puisqu’elle requiert non pas d’apporter quelques changements aux accords existants, mais bien de repenser les principes fondateurs du droit international, incluant les paradigmes du capitalisme et de l’État libéral. Comme le souligne la Green Legal Theory, ce n’est pas avec quelques incitatifs économiques instaurés par le droit de l’environnement qu’un tel changement pourra s’opérer. Alors que les changements proposés par la Green Legal Theory peuvent sembler irréalistes, puisqu’ils sous-tendent une réelle « révolution » du droit de l’environnement tel que nous le connaissons, il faut se rappeler que même notre mode de gouvernance actuel est fondé sur des idées qui peuvent être changées. En fait, la distinction faite entre ce qui est réaliste et irréaliste cache nos propres a priori et permet de renforcer les idéologies et institutions actuelles comme étant naturelles. La condition actuelle de notre environnement suggère qu’il est temps d’entreprendre cette grande entreprise de déconstruction proposée par les approches critiques du droit international de l’environnement pour élargir nos horizons et réellement repenser nos structures juridiques.