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« Il faut toujours se méfier de son arrière-boutique » disait Montaigne. Il faut donc se méfier des arrière-pensées possibles d’un constitutionnaliste qui défend la nécessité d’une… constitution européenne ! Pour dissiper cette méfiance, il peut être fait observer que l’idée d’une constitution postnationale a été et est soutenue par d’autres que des constitutionnalistes : des internationalistes comme Georges Scelle, des économistes, ou des philosophes comme Jürgen Habermas. Et ajouter que nombre de constitutionnalistes continuent de penser qu’une constitution ne peut se concevoir que dans un cadre étatique national. Mon collègue et ami, Olivier Delas, a donc pris le risque, pour ce colloque, de faire appel à un constitutionnaliste qui soutient publiquement que l’Europe sera constitutionnelle ou ne sera plus.

L’Europe est, en effet, en crise par défaut de constitution. Et parce que la constitution fait défaut, les marchés gouvernent. Et ils gouvernent n’importe comment : un jour ils dénoncent les déficits publics et imposent des plans de rigueur, le lendemain ils s’alarment des plans d’austérité qui pourraient empêcher la croissance et les actionnaires de toucher leurs bénéfices. N’importe comment donc, mais pas pour n’importe qui. Si le sujet de la constitution c’est le citoyen, le sujet du marché ce sont les actionnaires. Quand le premier gouverne, il impose ses règles au marché; quand le second commande, il impose sa logique aux citoyens. Ce qui est aujourd’hui le cas en Europe.

Dans cette situation européenne, le politique doit s’affirmer et, pour s’affirmer, il doit construire sa légitimité par l’écriture d’une constitution. Une constitution n’est pas seulement un texte technique qui répartit les compétences entre différents pouvoirs et qui règle leurs relations; il est aussi, il est surtout cet acte par lequel une société prend conscience de son Être et expose le principe de son existence. Ici, une constitution européenne permettrait aux Européens de prendre conscience de leur « Être historique » (I) et d’affirmer « l’en-commun » comme nouveau principe de légitimité politique (II).

I. La constitution européenne, acte fondateur de « l’Être historique » européen

A. Le processus de formation de l’Être historique européen

« Les Européens forment un Être historique, en ceci qu’ils ont partagé les mêmes situations, connu les mêmes conditions, vécu les mêmes évènements », écrit Charles-Olivier Carbonell. Cette affirmation est juste, mais elle fait débat. Certains, en effet, considèrent que les différences culturelles, démographiques, religieuses, économiques et politiques à l’intérieur de l’Europe interdisent de poser l’existence d’un Être historique européen. Mais, à ce titre, il deviendrait vite impossible de parler d’un Être historique français au regard des pratiques sociales qui varient parfois fortement d’un bout à l’autre de l’hexagone. Sauf à définir la société comme une réunion de clones, la diversité et même les différences n’empêchent pas de faire société; elle en est au contraire la condition puisque faire société c’est toujours s’associer avec un autre que soi-même en trouvant avec cet autre les intérêts, les principes, les valeurs qui peuvent faire lien. L’Être historique d’une société se construit en nouant par des principes communs les différences qui la traversent. Et, au sein de l’Europe, ce rapport diversité/principes communs a évolué d’une manière qui rend possible la dénomination d’Être historique européen comme catégorie de sa représentation.

Le droit peut être, dans l’ordre qui est le sien, un instrument de mesure de la pertinence de cette dénomination. À lire chacune des vingt-sept constitutions, la diversité et la particularité de l’histoire politique de chacun des vingt-sept pays apparaissent clairement : méfiance de l’Allemagne à l’égard des référendums et de l’élection populaire du Président en souvenir de leur utilisation par Hitler, affirmation du principe de laïcité par la France en souvenir du temps où la religion s’opposait à la République, défense de la liberté religieuse par la Pologne et la Grèce en souvenir du temps où la religion a servi là à se libérer de l’empire soviétique ici de l’Empire ottoman. Mais, en même temps, chacune des vingt-sept constitutions énonce les mêmes droits, les mêmes valeurs, les mêmes principes et souvent dans les mêmes termes : égalité et notamment entre les hommes et les femmes, liberté individuelle, liberté d’opinion, droit de propriété, liberté syndicale, etc. Que les peuples européens aient ainsi en partage les mêmes droits signifie qu’au-delà des histoires particulières qui les ont faits ils peuvent se rassembler autour des mêmes valeurs, autour d’une même conception sociale convergente dont la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[1] est l’expression la plus récente.

Sans doute, ces traditions constitutionnelles communes n’excluent pas que ces droits aient des traductions législatives ou jurisprudentielles différentes selon les cultures propres à chaque pays; mais, là aussi, des études de droit comparé sur la mise en oeuvre de tel ou tel droit constitutionnel se dégagent de fortes convergences. Si les pays scandinaves, de tradition protestante, ont été les premiers à reconnaitre sous des formes diverses les unions homosexuelles et la possibilité pour ces couples d’adopter des enfants, les pays de tradition catholique ont rapidement suivi le même chemin. De même, la règle jurisprudentielle « française » selon laquelle le principe d’égalité n’interdit pas que des différences de traitement soient établies par le législateur pour des motifs d’intérêt général ou si les situations à régir sont différentes se retrouve quasiment à l’identique dans les jurisprudences constitutionnelles des pays de l’Union.

Des différences existent et continueront d’exister au sein de l’Union européenne comme il en existe au sein d’un État, d’une région ou même d’un département. Mais les Européens sont aujourd’hui socialisés par un patrimoine commun de valeurs suffisamment fort pour constituer le cadre d’existence de ces différences et pour entraîner une dynamique autorisant à soutenir qu’il existe un Être historique européen.

B. La mise en scène constitutionnelle de l’Être historique européen

Si l’Être historique européen existe, les Européens n’en n’ont pas conscience, ne le voient pas car il ne leur est nulle part présenté. Au contraire, comme le note encore Charles-Olivier Carbonell, les livres et notamment les livres d’histoire montrent aux Européens les fractures, les déchirements, les antagonismes qui les divisent et qui sont présentés comme irréductibles et donc comme interdisant toute représentation d’une communauté de valeurs. Contre cette vision entretenue d’une fragmentation insurmontable des mémoires nationales, l’écriture d’une constitution européenne permettrait de rendre visible le patrimoine de valeurs partagé, de mettre en scène l’Être historique européen et de constituer ainsi la catégorie à partir de laquelle les Européens se représenteraient. De même que le cristal introduit dans un magma informe va progressivement donner forme et sens à la substance qui entre en contact avec lui, la constitution européenne cristallisera l’Être historique européen encore aujourd’hui à l’état informe faute, précisément, d’un acte qui le raconte.

Sans doute, sera-t-il immédiatement objecté que la constitution a pour objet l’État et que l’Europe n’étant pas un État ne peut se doter d’une constitution. Ou encore qu’une constitution étant le « génie d’un peuple », le peuple européen n’existant pas il ne peut y avoir de constitution européenne. Mais, il faut relire l’article 16 de la Déclaration de 1789 : « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de constitution ». Autrement dit, l’objet d’une constitution n’est pas seulement l’État, mais la société à laquelle elle donne forme puisque toutes les activités des individus saisies par le droit peuvent être rapportées à la constitution; ce qui, dans le langage juridique, se traduit par les expressions « constitutionnalisation » du droit civil, du droit du travail, du droit social, du droit commercial, du droit administratif, du droit pénal, etc., c’est-à-dire, par l’idée que toutes les branches du droit, et pas seulement le droit politique, trouvent leurs principes dans la constitution. Au demeurant, que la constitution soit l’acte qui informe – au sens philosophique du terme – la société n’est une rupture qu’au regard de l’habitude prise de penser la constitution comme acte organisant les pouvoirs publics. Quand Montesquieu imagine la constitution idéale, il part d’une analyse de la société, d’une analyse des « puissances sociales » – noblesse, bourgeoisie, etc. – et recherche une structure de pouvoir exprimant la structure sociale; quand Rousseau rédige son projet de constitution pour la Corse, il prend explicitement pour base et objectif de son travail la structuration du corps social corse. Cette conception de la constitution-expression de la société s’est effacée lorsque s’est imposée, tout au long du XIXe siècle, l’idée qu’elle était seulement le statut particulier des gouvernants; elle réapparaît logiquement aujourd’hui avec l’émergence et le développement de l’idée de constitution-garantie des droits qui contribue à déployer la constitution sur l’ensemble des activités sociales.

L’existence d’un peuple européen n’est pas davantage la condition préalable à l’écriture d’une constitution européenne. « On ne nait pas femme, on le devient » a écrit Simone de Beauvoir; on ne nait pas européen, on le devient par le geste constituant. La force du droit, reconnaissait Pierre Bourdieu, est d’instituer, c’est-à-dire, de faire exister ce qu’il énonce, de donner vie à ce qu’il nomme. Ainsi en sera-t-il de la constitution européenne qui en nommant l’Être historique européen le fera exister « en vrai ». C’est la force magique, souvent ignorée, des mots du droit et en particulier des mots de la constitution de faire advenir ce qu’ils énoncent.

Reconnaissant en Siéyès le père de la théorie du peuple sujet du pouvoir constituant, Carl Schmitt, dans son ouvrage La théorie de la constitution, réactualise et renforce les idées de l’abbé en considérant que si le peuple est le sujet du pouvoir constituant et si la constitution est l’acte du peuple capable d’agir politiquement, « il faut que le peuple soit existant et présupposé comme unité politique ». La notion de « peuple » n’est sans doute pas la même chez Siéyès et chez Schmitt; elle est renvoyée à une origine et une homogénéité ethnique chez le second, au droit naturel chez le premier. Mais, les deux discours expriment cette même idée du peuple, quelle que soit son identité, au-dessus et avant la constitution. Il faut convenir que cette représentation savante des rapports entre peuple et constitution a l’immense mérite de « faire vrai » en faisant spontanément écho au langage ordinaire qui présente généralement le peuple comme l’auteur de la constitution. L’efficacité des deux discours, savant et ordinaire, produit ainsi une vérité d’évidence, de bon sens, une « illusion bien fondée » selon la formule de Durkheim, qui renforce le système et qu’il parait évidemment absurde de discuter.

Et pourtant, il n’est pas interdit de déconstruire cette représentation et de soutenir que le « génie de la constitution c’est le peuple » ou, plus exactement encore, que « le génie du processus constituant c’est le peuple ». L’Être historique européen, en effet, n’est ni une donnée immédiate de la conscience, ni une donnée naturelle; il est le résultat d’un processus continu et souvent conflictuel d’intégration d’individus, de groupes, de communautés au départ étrangers les uns aux autres et qui, par l’action du droit et des institutions que la constitution établit, vont se trouver liés par des questions communes à débattre et à résoudre, par des valeurs communes, par des services communs qui, à leur tour, vont développer un sentiment de solidarité qui constitue l’Être historique européen. Une constitution européenne sera ce moment de cristallisation du processus de formation de l’Être historique européen offrant aux Européens l’instrument leur permettant de se voir comme tels. L’Être historique européen existe, mais il n’accédera à la vue que par le geste constituant qui lui donnera vie.

II. La constitution européenne, acte fondateur du principe de légitimité de l’Être historique européen

A. L’inadéquation politique du principe de souveraineté

Les constitutions nationales se sont fondées et ont mis en oeuvre le principe de souveraineté pour exprimer la légitimité d’un peuple national à déterminer lui-même les règles de son vivre-ensemble. Il ne peut être le principe qui fonde et met en oeuvre la légitimité politique d’action de l’Être historique européen. D’autant que ce principe est devenu vide et dangereux.

Vide d’abord parce que, selon les mots de Sandana Shiva, « la mondialisation a modifié génétiquement l’État; il ne représente plus les intérêts des citoyens, mais ceux des sociétés multinationales ». L’histoire du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est implacable : en son nom, un peuple revendique et se dote d’un État et ensuite cet État dispose de son peuple et cherche en plus à disposer d’autres peuples. Ce qui est en cause est donc le principe de souveraineté. Il a été inventé en 1576 par Jean Bodin comme une arme idéologique au service du Roi qui, à l’époque, cherchait un argument lui permettant en haut de contester le pouvoir du Pape et en bas de soumettre les seigneurs de son royaume. Sans doute utile à ce moment de l’histoire, il ne l’est plus aujourd’hui. Il est devenu un principe vide. La souveraineté nationale ne veut plus rien dire quand les grands contrats internationaux opèrent des transferts de technologie et que les produits ne sont plus fabriqués par et dans un seul pays, mais à partir de composants venant de tous les continents. La souveraineté nationale ne veut plus rien dire quand les barrières commerciales sont abolies entre les États comme elles l’ont été autrefois entre les provinces du Royaume. La souveraineté nationale ne veut plus rien dire quand les communications tendent à universaliser les consciences.

Dangereux ensuite parce que le principe de souveraineté conduit l’État qui s’y réfère à vouloir s’assurer les moyens de vivre, à promouvoir sa liberté d’existence et, pour ce faire, à imposer sa domination sur les États plus faibles. Un exemple : la Catalogne veut devenir l’État du peuple catalan alors qu’elle vit dans un État, l’Espagne, dont la constitution reconnait l’existence des peuples d’Espagne dont le peuple catalan qui, comme le peuple basque ou le peuple andalou, jouit d’une autonomie politique! Autrement dit, la Catalogne ne veut plus vivre avec d’autres peuples au sein d’un État; elle veut devenir un État-nation, l’État d’un peuple. Ainsi elle sera enfin souveraine, libre de s’organiser comme elle l’entend. Dangereuse illusion souverainiste dont il est facile d’imaginer le déroulement catalan tant elle a produit et produit toujours et partout les mêmes résultats. À supposer que la Catalogne devienne un État souverain, au départ, le soleil brillera : celui de la République, du drapeau, de la langue, du mode de vie, du bonheur d’être enfin entre soi. Puis, rapidement, les nuages vont s’amonceler. À l’intérieur, Taragone, Lerida vont demander de pouvoir s’administrer librement. Mais surtout, à l’extérieur, la Catalogne va devoir promouvoir son existence, se préoccuper de son propre développement sans trop s’embarrasser des conséquences pour les voisins. Née pour se libérer du « joug » espagnol, la Catalogne deviendra un État-nation imposant son « joug » à l’intérieur et à l’extérieur.

En 1941, Ernesto Rossi et Alterio Spinelli, militants antifascistes enfermés dans la prison de l’île de Ventotene écrivent un manifeste encore plus d’actualité en ce début de XXIe siècle :

L’idéologie de la souveraineté nationale a constitué un puissant levain de progrès; elle a permis de surmonter bien des divergences basées sur l’esprit de clocher dans l’optique d’une plus vaste solidarité contre l’oppression des dominateurs étrangers. Elle portait cependant en soi les germes de l’impérialisme capitalistes. La souveraineté absolue des Etats nations a conduit à la volonté de domination de chacun d’eux, vu que chacun se sent menacé par la puissance des autres et considère comme son ‘espace vital’ des territoires de plus en plus vastes devant lui permettre de se mouvoir librement et de s’assurer ses moyens de subsistance sans dépendre de personne. En conséquence de cela, de garant de la liberté des citoyens, l’État s’est transformé en patron de sujets tenus à son service. Le problème qu’il faut résoudre tout d’abord – sous peine de rendre vain tout autre progrès éventuel – c’est l’abolition définitive de la division de l’Europe en États nationaux souverains.[2]

Cette conclusion en forme d’invitation n’a pas été entendue au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Elle doit l’être aujourd’hui, en 2018, pour sortir l’Europe d’une crise qui puise ses sources dans le maintien et l’exacerbation du principe de souveraineté nationale.

B. L’émergence du principe de l’en-commun européen

Comme la Renaissance a fait émerger le principe de souveraineté et l’État, la globalisation impose un autre principe d’organisation politique : la loi des multinationales, écrit Vandana Shiva, ne sera pas contrée par les États-nations, mais par un « réveil mondial des citoyens ».

Avec l’Europe, un nouveau monde commence, fait du pluralisme des conceptions de vie, d’espaces postnationaux de délibération, de revenus détachés de la force de travail, d’institutions mondiales de décision en matière de santé, d’environnement, de climat, d’alimentation, etc. Il faut donc à ce monde qui commence un nouvel esprit-principe pour le guider : le monde qui finit avait pour principe la souveraineté; le monde qui vient a pour principe la coopération loyale entre les peuples, le principe de l’en-commun pour reprendre la proposition de Monique Chemille-Gendreau, celui de biens communs que les peuples européens partagent et qu’ils doivent gérer en se dotant d’institutions post-étatiques. Et ce principe doit inspirer l’écriture de la prochaine constitution européenne.

L’idée est loin d’être admise et certains à la manière de Finkielkraut, grognent, vitupèrent et anathématisent contre la disparition du principe de souveraineté. Ils ont tort. La posture angoissée au présent conduit toujours à une nostalgie du passé qui finit par alimenter le désir d’un retour à ce qui est présenté non comme l’ordre ancien des choses, mais comme l’ordre vrai, l’ordre naturel et authentique de la réalité humaine. Le passé est transformé en mythe, le travail du sens est arrêté et les choses sont immobilisées à un moment de leur histoire. Qu’un monde finisse ne signifie pas que le monde est fini. Aux dernières lignes de ses Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand écrit : « on dirait que l’ancien monde finit et que le nouveau commence »…

Dans son ouvrage Politique, Aristote définit la Cité comme une communauté du bien-vivre pour les foyers et les lignages en vue d’une vie accomplie et autosuffisante. Cette définition renvoie à trois fonctions de la Cité : une fonction économique – assurer la satisfaction des besoins de la collectivité – une fonction sécuritaire – assurer la défense contre les ennemis – et une fonction morale – permettre aux hommes de bien vivre ensemble. Et pour Aristote, c’est cette dernière fonction qui permettait de caractériser la Cité par rapport aux simples conventions d’utilité commune. Simple convention d’utilité commune, voilà ce qu’a été, globalement, l’Europe jusqu’à présent. Cité constitutionnelle, voilà l’Europe qu’une constitution européenne instituera. Ce n’est pas en effet la même Europe qui est instituée selon qu’elle l’est par les catégories du droit international ou par les catégories du droit constitutionnel. Avec la catégorie Traité, les Allemands, les Italiens, les Espagnols se perçoivent comme des étrangers appartenant à des États différents qui marquent leur identité et qui concluent entre eux des accords; avec la catégorie Constitution, ils se perçoivent comme des membres d’une même famille aux histoires sans doute différentes, mais réunis sous une même loi. Avec la catégorie Traité, peut se manifester, au mieux, une opinion publique européenne qui exercera un pouvoir d’influence plus ou moins efficace; avec la catégorie Constitution, l’opinion publique européenne est transformée en communauté de citoyens européens et le pouvoir d’influence en pouvoir de décision politique. Avec la catégorie Traité, les Européens sont pris comme des personnes et des consommateurs; avec la catégorie Constitution, ils acquièrent la qualité de citoyen, c’est-à-dire, d’acteurs politiques.

Si le « moment » constitution opère une rupture avec le « moment » traité, le passage de l’un à l’autre n’est pas nécessairement brutal; il se fait, il se prépare, il se travaille sous l’empire des traités qui se réfèrent, pour définir les valeurs de l’Être historique européen, aux « traditions constitutionnelles communes ».

Le premier de ces principes partagés est celui d’élections libres, pluralistes et organisées à intervalles réguliers. Le pouvoir de suffrage est clairement affirmé dans toutes les constitutions nationales comme la seule source légitime du pouvoir; le pouvoir de décider des règles de la vie sociale n’appartient ni aux églises, ni à un homme, ni à un parti-guide de la société, mais à la collectivité des citoyens qui, au moyen d’élections démocratiques, choisit librement ses gouvernants. Tous les systèmes politiques de l’Europe fonctionnent, quelle que soit leur structure, sur un même mode pratique de séparation constitutionnelle entre un pouvoir majoritaire qui gouverne et légifère et un pouvoir d’opposition qui contrôle, interpelle, propose et se prépare à devenir, à la prochaine échéance électorale, pouvoir majoritaire, faisant ainsi de la règle de l’alternance un élément fondamental du patrimoine constitutionnel européen.

Le second principe est celui de la protection des droits fondamentaux. D’un bout à l’autre de l’Europe, les constitutions reconnaissent à la fois le droit de propriété, la liberté d’entreprendre, et le droit des travailleurs à bénéficier d’une protection sociale et de participer à la détermination de leurs conditions de travail, à adhérer à un syndicat et à faire grève. D’un bout à l’autre de l’Europe, elles affirment également le pluralisme de la presse, la liberté d’opinion et de conscience, la liberté d’aller et venir, etc. Et partout, les constitutions mettent en place des protections juridictionnelles qui, quelles que soient les modalités concrètes de justice constitutionnelle, permettent à chacun d’accéder à un juge pour faire respecter par tous les pouvoirs, législateur compris, les droits constitutionnels.

Ces deux principes expriment une culture constitutionnelle commune, un en-commun de valeurs sur lequel la constitution européenne peut se construire et fonder ainsi la légitimité de l’Être historique européen à décider.

***

L’Europe s’est construite par le marché, l’argent et la technocratie. Elle n’existera pas en tant que puissance si elle ne se refonde pas aujourd’hui sur la citoyenneté, le social et la démocratie. Et, pour passer de l’une à l’autre, il faut prendre le « risque » de la constitution européenne. Car il ne suffit pas d’en appeler à l’Europe politique contre l’Europe technocratique, à l’Europe sociale contre l’Europe des financiers; il n’y aura d’Europe sociale que s’il y a une Europe politique et il n’y aura une Europe politique que si l’Europe se dote d’une constitution. Tel est bien, au fond, le vrai problème politique européen : accepter un simple pouvoir d’influence de l’opinion publique ou construire la légitimité démocratique d’un véritable pouvoir de décision politique européen. Refuser l’idée de constitution européenne, c’est choisir, implicitement ou explicitement, le premier terme de l’alternative; pire peut-être, c’est penser le second irréalisable et faire ainsi le deuil de l’utopie européenne.

L’enjeu est donc important et le moment d’oser le choix de la voie constituante ne peut plus longtemps être différé. Car la situation actuelle n’est pas satisfaisante : les États ont transféré nombre de leurs compétences, mais gardé la légitimité démocratique; l’Europe a reçu des compétences, mais n’a pas de légitimité démocratique. Dès lors, de quelque manière que l’on tourne les choses, ou bien il faut remettre les compétences où se trouve la légitimité, ou bien il faut porter la légitimité où se trouvent les compétences. Chacune des deux réponses possède sa logique et sa cohérence propres; il est temps d’assumer un choix clair et radical sans se perdre dans un consensuel « bon petit mélange » des deux positions. Et, si on choisit la seconde – ce qui est mon cas – ouvrir maintenant le processus d’une constitution européenne.

« Un jour viendra où vous toutes, nations du continent européen, sans perdre vos qualités distinctes, vous vous fonderez étroitement dans une unité supérieure et vous constituerez la fraternité européenne et un jour viendra aussi où, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité », écrit Victor Hugo. « Un jour l’Europe viendra ». Le plus tôt serait le mieux pour éviter que vienne la nuit brune!