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Si le contenu d’une politique commerciale socialement responsable – à savoir l’inclusion de la protection des droits de la personne, le respect des normes du travail et la protection de l’environnement – a d’ores et déjà été largement étudié[1], les effets concrets d’une telle politique n’ont pas été aussi nombreux que les analyses. Partant, le rapport présenté par le Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) intitulé « Vers une politique commerciale socialement responsable : un défi pour le Canada et ses partenaires »[2], prend toute son importance puisqu’on y présente des recommandations concrètes afin, notamment, de protéger les droits humains des travailleurs. Basé sur plusieurs consultations, publiques et en ligne, tenues à travers le Canada, tout en étant appuyé d’une importante recherche documentaire, il aborde trois thèmes centraux : les clauses sociales incluses aux accords commerciaux, le système des préférences et sa conditionnalité et l’interdiction d’importer des produits issus du travail forcé ou des pires formes du travail des enfants. Non seulement ces thèmes sont-ils au coeur des discussions concernant la politique commerciale socialement responsable, mais ils sont également d’actualité.

Le troisième thème concernant les droits des personnes les plus vulnérables est précisément abordé par deux recommandations émises au rapport du CEIM. En effet, il est recommandé de « prévoir une référence explicite aux conventions fondamentales de l’Organisation internationale du Travail (OIT) dans les accords commerciaux, afin d’accroître le niveau d’obligation et d’engagement des pays partenaires » (recommandation 2) et d’« interdire l’importation de produits issus du travail forcé et des pires formes de travail des enfants »[3] (recommandation 9).

Il importe de souligner que 96,1 % des répondants aux consultations publiques et en ligne jugent qu’il est dorénavant nécessaire d’« interdire les importations intégrant le travail forcé et les pires formes de travail des enfants »[4]. Un résultat opposé aurait été surprenant, quoiqu’une réponse plus nuancée était certainement attendue. Or, le souhait est ici clairement exprimé. Ce dernier fait directement écho à la deuxième recommandation puisque certaines conventions de l’OIT prévoient l’interdiction du travail forcé tout comme des pires formes de travail des enfants. Ainsi, l’une et l’autre des deux recommandations sont liées. Cependant, si ces recommandations sont louables – nul ne peut s’opposer à la vertu! – elles pourraient n’apparaitre que sous la forme de voeux pieux, et ce, essentiellement en raison des normes de droit international face auxquelles le Canada s’est engagé, tout particulièrement eu égard au droit de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Ceci étant, il importe d’abord de revenir sur les expressions « travail forcé » et « pires formes de travail des enfants » puisque celles-ci souffrent d’un manque de cohérence entre les affirmations conventionnelles et les interprétations nationales et internationales. Plus encore, il y a une réelle confusion sémantique entre ces expressions et celles de « l’esclavage moderne » et de la « traite des êtres humains », tout particulièrement en droit international, mais également en droit canadien (1). Ensuite, d’un point de vue pragmatique, si une interdiction d’importation de certains produits dont la fabrication inclut une forme ou une autre de travail forcé est permise, en ce sens qu’un gouvernement canadien souverain peut unilatéralement adopter une telle loi, rien n’est moins certain quant à sa justification auprès de l’OMC. En effet, l’hypothèse de l’exception commerciale entendue comme la nécessité de protéger la moralité publique pourrait ne pas suffire pour justifier cette entrave au commerce (2).

A. Le travail forcé et les pires formes de travail des enfants, l’esclavage moderne ou la traite des êtres humains ?

Comme le souligne le rapport, les répondants ont été quasi unanimes dans la perception selon laquelle l’interdiction de l’importation de produits issus du travail forcé et des pires formes de travail des enfants est la solution toute désignée pour enjoindre les acteurs commerciaux à respecter les droits des travailleurs[5]. Mais qu’en est-il du « travail forcé » et des « pires formes de travail des enfants » ? On souligne indistinctement dans le rapport certes le travail forcé tel que défini par l’OIT, mais également « l’esclavage moderne » ou « modern slavery », lesquelles sont confondues avec celle de la traite des êtres humains. Ces notions sont pourtant différentes.

Depuis sa création en 1919, l’OIT a développé un corpus normatif ainsi qu’un appareil institutionnel important afin de lutter contre le travail forcé. Dès 1926, une commission d’experts chargée d’étudier et d’analyser les systèmes de travail forcé, notamment dans les pays sous tutelle et sans gouvernement autonome, a été créée[6]. Les travaux de cette Commission se sont achevés par la rédaction de la Convention concernant le travail forcé ou obligatoire[7] dans laquelle l’expression « travail forcé ou obligatoire » est définie comme « […] tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré »[8].

En 1947, l’Organisation des Nations unies (ONU) est saisie à son tour de la problématique du travail forcé, une question qui relève du Conseil économique et social (ECOSOC). Ce dernier ainsi que le Conseil d’administration du Bureau international du Travail (BIT), soit le secrétariat de l’OIT, établissent conjointement un comité spécial chargé de traiter de la question. Entre 1951 et 1953, des enquêtes internationales ont été menées par le comité qui cèdera la place dès 1956 au Comité du travail forcé créé par l’OIT lequel fera enquête jusqu’en 1959[9]. Ces travaux permettront de révéler l’existence de diverses formes de travail forcé conçues comme des moyens de coercition politique, de sanction disciplinaire ou à des fins économiques. Le résultat de ces enquêtes a abouti à l’adoption en 1957 de la Convention (no 105) concernant l’abolition du travail forcé[10]. Cette dernière vise principalement l’abolition du travail forcé en tant que mesure de coercition ou d’éducation politique, idéologique, économique et de sanction relative à la discipline de travail. Elle vise de plus l’abolition du travail forcé comme mesure de discrimination raciale, sociale, nationale ou religieuse.

Bien que la Convention no 105 demeure la référence en matière de travail forcé, l’OIT a adopté, en 1999, la Convention (no 182) concernant l’interdiction des pires formes de travail des enfants et l’action immédiate en vue de leur élimination[11] par laquelle les États parties s’engagent à interdire et éliminer les pires formes de travail des enfants, faisant notamment mention de la servitude pour dette, du servage et de la traite des enfants, sans toutefois définir ces termes.

En 2005, dans son rapport portant sur le travail forcé, l’OIT a précisé ce en quoi consiste cette forme d’exploitation et comment elle se différencie de l’esclavage en ces termes :

L’esclavage est l’une des formes du travail forcé. Il désigne une situation dans laquelle une personne ou un groupe est soumis au pouvoir sans limites d’une autre personne ou d’un autre groupe. […] Il est presque certain qu’une personne réduite en esclavage sera contrainte de travailler, mais sa condition ne se limite pas à ce seul aspect. Par ailleurs, l’esclavage est un statut permanent qui se transmet souvent d’une génération à l’autre et non pas un statut temporaire. Dans la convention de 1926, adoptée à une époque où le travail forcé était largement imposé par les puissances coloniales, les parties contractantes s’engageaient « à prendre des mesures utiles pour éviter que le travail forcé ou obligatoire n’amène des conditions analogues à l’esclavage » (article 5). La Convention no 29 de l’OIT, adoptée quatre années plus tard, interdit le travail forcé sous toutes ses formes, y compris l’esclavage, mais sans se limiter à ce dernier. […]

Les « pratiques analogues à l’esclavage » désignent clairement des situations dans lesquelles des individus et des groupes sociaux sont contraints de travailler pour d’autres individus et d’autres groupes sociaux; elles sont donc, dans une large mesure, assimilables au travail forcé.[12]

Cette déclaration de l’OIT illustre la complexité et l’enchevêtrement des notions de travail forcé et d’esclavage. Il n’est pas rare de voir l’esclavage caractérisé par le fait d’être contraint à fournir un travail alors que ce phénomène, tel que défini par la Convention relative à l’esclavage[13] et la Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et des pratiques analogues à l’esclavage[14], n’inclut pas l’idée de travail; l’élément central de l’esclavage consiste en l’exercice des attributs de la propriété contre un individu. Or, en exerçant son pouvoir sur l’individu, le « possesseur » exerce aussi son pouvoir sur la volonté de ce dernier l’obligeant à exécuter tout travail réclamé. Certains auteurs suggèrent qu’à la différence du travailleur forcé de s’exécuter, l’esclave demeure à la disposition de son « possesseur » même lorsqu’il n’accomplit aucun travail[15]. Il se trouve donc juridiquement sous statut d’esclave contraint au travail forcé.

Si l’OIT perçoit l’esclavage comme une forme de travail forcé, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) définit le travail forcé comme une pratique analogue à l’esclavage. En effet, dans le rapport présenté par David Weissbrodt et la Société anti-esclavagiste internationale, le HCDH affirme que

[l]a communauté internationale a condamné le recours au travail forcé en tant que pratique analogue à l’esclavage tout en en étant distincte. […] Si cette définition [article 2§1 de la Convention no 29] fait la distinction entre le travail forcé et l’esclavage en ce sens que le premier ne fait pas intervenir la notion de propriété, il reste que sa pratique impose la même restriction à la liberté de l’individu – souvent par la violence, rendant le travail forcé analogue à l’esclavage par les effets qu’il a sur l’individu.[16]

Parallèlement, l’idée même d’esclavage, ou de formes contemporaines d’esclavage ou encore de « modern slavery », a fait son chemin pour aboutir notamment à la criminalisation de la traite des êtres humains, ajoutant d’autant à la confusion, et ce, dès 1919. En effet, dès sa création, la Société des Nations est chargée « du contrôle général des accords relatifs à la traite des femmes et des enfants »[17]. Ce faisant, elle permet l’adoption tour à tour de conventions internationales qui criminalisent la traite des blanches, des femmes mineures et des enfants, et des femmes majeures. Sous l’égide de l’ONU, toutes ces conventions seront remplacées par l’adoption en 1949 de la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui[18] qui demeurera la référence jusqu’en l’an 2000, moment de l’adoption du Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, dit Protocole de Palerme[19]. Ce nouveau traité propose deux avancées majeures reconnues par les chercheurs. Premièrement, il commande aux États parties de criminaliser la traite des êtres humains, laquelle se définit comme suit :

a) L’expression “traite des personnes” désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation.[20]

Deuxièmement, il offre, sinon une définition, au minimum des balises quant à la notion d’exploitation :

L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes.[21]

Cette définition s’ajoute au corpus normatif déjà bien garni de la lutte contre le travail forcé inclus tant aux pratiques analogues à l’esclavage qu’à la traite des êtres humains. Toutefois, comme les conventions sur l’esclavage et la traite des êtres humains, le Protocole de Palerme ne bénéficie d’aucun organe international de surveillance capable de recevoir une plainte à l’image d’un comité onusien ou des mécanismes de l’OIT. Ce sont là toutes des conventions dites orphelines. Ce faisant, les interprétations quant aux situations d’exploitation sont laissées à l’appréciation des États parties. Qui plus est, il n’est pas fait référence aux conventions antiesclavagistes de 1926 et 1956 afin de définir ces dernières manifestations.

Après avoir abordé l’esclavage et le travail forcé sous tous les angles, les États et les gouvernements du monde sont ainsi passés à l’ère de la traite des êtres humains! À preuve, en 2014, l’OIT a adopté le Protocole de 2014 relatif à la Convention sur le travail forcé[22] afin d’actualiser la convention mentionnée pour « s’attaquer aux pratiques telles que la traite des êtres humains » dans le cadre du travail forcé. Comme l’a déclaré le directeur général de l’OIT, monsieur Guy Ryder, le Protocole « constitue [...] un engagement ferme de la part des gouvernements, des organisations d’employeurs et de travailleurs à éliminer les formes contemporaines d’esclavage »[23].

Or, l’enchevêtrement des notions ne permet aucune cohérence, mais surtout entraine une disparité interprétative telle qu’il devient difficile de comparer les situations factuelles relatives au travail forcé. Plus encore, qu’en est-il du Canada dans ce contexte ?

D’abord, alors qu’il s’est trouvé aux premières loges de la création de l’OIT, le Canada fait piètre figure en matière de ratification des conventions internationales du travail : il a ratifié 36 conventions, dont seulement 23 sont entrées en vigueur, alors que 12 d’entre elles ont été dénoncées et une abrogée[24]. À sa défense, il a ratifié et maintenu la ratification des huit conventions fondamentales, dont les conventions 29, 105 et 182. C’est au niveau de la mise en oeuvre de ces conventions que l’on peut douter de la volonté réelle du Canada de s’engager dans la lutte contre le travail forcé et les pires formes de travail des enfants. À titre d’exemple, il n’existe pas à ce jour de plan canadien de lutte contre le travail forcé, ce qui détonne vu les efforts déployés par le gouvernement depuis 2005 pour lutter contre la traite des êtres humains, qu’elle soit interne ou internationale, essentiellement à des fins sexuelles. Pourtant l’infraction criminelle de traite des êtres humains inscrite aux articles 279.01 et suivants du Code criminel canadien prévoit bien l’exploitation par le travail. Ce faisant, le travail forcé n’est pas en soi interdit par une loi ni fédérale ni québécoise, ce qui ne permet pas d’affirmer qu’il est permis, mais il est prévu au titre de l’exploitation d’une victime de traite des êtres humains.

Ainsi, lorsque le rapport du CEIM recommande de « prévoir une référence explicite aux Conventions fondamentales de l’Organisation internationale du Travail (OIT) dans les accords commerciaux, afin d’accroître le niveau d’obligation et d’engagement des pays partenaires », il y aurait lieu de se demander premièrement si, avant d’exiger un tel engagement de nos partenaires, cet engagement est rempli par le Canada sur son propre territoire et auprès de ces propres travailleurs et, deuxièmement, de s’assurer d’une interprétation cohérente des termes et, par conséquent, des situations que l’on souhaite viser. Une politique commerciale socialement responsable devrait inclure des références précises en ce sens, car elles seront au coeur des politiques et des lois qui seront ultérieurement adoptées pour mettre en oeuvre l’engagement du gouvernement dans cette voie. La traite des êtres humains, peu importe la forme d’exploitation visée, saurait répondre à cette problématique. En définitive, cette recommandation est importante et témoigne de l’engagement de la population en faveur des droits fondamentaux, ce qui pourrait être pertinent afin de justifier une interdiction d’importation des produits issus du travail forcé ou des pires formes de travail des enfants tel que proposé par la recommandation 9.

B. L’impact international de l’élargissement de l’interdiction d’importation de produits : un appel à la moralité publique ?

Selon les participants aux consultations qui ont précédé le rapport du CEIM, les pratiques liées au travail forcé et aux pires formes de travail des enfants doivent être rejetées, estimant même que ce rejet « est une valeur fondamentale de la société canadienne et doit être défendu comme tel »[25] . Ceux-ci proposent une avenue concrète qui mérite que l’on s’y attarde : étendre l’application de l’interdiction d’importation des produits fabriqués en tout ou en partie par des prisonniers aux produits issus du travail forcé sous toutes ses formes, le tout étant internationalement justifié, particulièrement eu égard au droit de l’OMC, en raison de l’expression de la morale.

Au Canada, l’importation de produits fabriqués ou produits en tout ou en partie dans une prison est interdite, à l’exception de l’usage personnel[26]. Cette interdiction est clairement circonscrite : s’il y a l’intervention d’une prison au sens commun du terme, c’est-à-dire un établissement public d’incarcération, dans la fabrication ou la production d’un produit, celui-ci ne peut entrer au Canada. Le Tribunal canadien du commerce extérieur l’a d’ailleurs confirmé[27]. Il pourrait être envisagé de procéder de manière similaire par un ajout au tarif douanier, toutefois, il semble plus simple d’adopter une interdiction totale et complète d’importation de tout produit dont la fabrication ou la production inclut une forme ou une autre de travail forcé des femmes, des hommes comme des enfants. En effet, l’interdiction vise essentiellement la commercialisation; on ne souhaite pas faire le commerce de produits fabriqués par des prisonniers qui ne reçoivent généralement pas le même salaire que les travailleurs. Cette logique peut s’appliquer aux travailleurs forcés. L’exception d’usage personnel devrait être plus longuement étudiée, car il s’agit bien ici de la situation où un Canadien pourrait rentrer de voyage avec un souvenir qui pourrait avoir été fait en situation de travail forcé, avec ou sans la connaissance de ce mode de fabrication par le voyageur. De plus, une telle interdiction devrait être suivie de la création d’un mécanisme de suivi sans quoi elle ne sera qu’un voeu pieux.

Le gouvernement souverain du Canada peut adopter une telle mesure législative, mais non sans conséquence quant à ses engagements internationaux, particulièrement envers le droit de l’OMC. En effet, l’interdiction d’importation peut d’emblée être considérée comme une violation de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce[28] (GATT) soit quant à la clause de la nation la plus favorisée, soit quant au principe du traitement national. Dans l’un et l’autre cas, il est possible de « défendre » son interdiction d’importation et la violation du GATT par la clause des exceptions prévue à l’article XX du GATT qui autorise des restrictions commerciales pour protéger un ensemble limité d’objectifs, dont la moralité publique[29]. Il est ainsi prévu qu’un membre de l’OMC – tel que le Canada – peut restreindre l’importation d’un produit s’il démontre que cette restriction est nécessaire à la protection de la moralité publique. L’origine de cette clause ainsi que son interprétation permettent d’affirmer qu’une interdiction d’importation des produits qui intègrent le travail forcé ou les pires formes de travail des enfants pourraient trouver un écho positif. Il demeure toutefois d’importantes difficultés à surmonter pour qu’une telle mesure soit justifiée au sens des règles du GATT.

L’origine de la clause de moralité repose sur trois moments historiques des négociations commerciales[30] à savoir la Conférence économique et financière de Gênes de 1922, l’adoption de la Convention internationale pour l’abolition des prohibitions et restrictions à l’importation et à l’exportation[31] en 1927 et les négociations qui ont eu lieu lors de la Conférence sur le commerce et l’emploi de 1946 ayant mené à l’adoption de la Charte de La Havane instituant une organisation internationale du Commerce[32].

Le rapport final de la Conférence de Gênes de 1922 fait d’ores et déjà état d’« un droit préexistant, habilitant tout État à prohiber l’importation d’une catégorie de marchandises lorsqu’un de ses intérêts nationaux, dont la moralité publique, est menacé »[33]. Puis, en 1927, les limites au commerce apparaissent déjà à la Convention pour l’abolition des prohibitions et des restrictions à l’importation. Elles sont permises pour des raisons relatives à la sécurité publique, au trafic d’armes, à la morale ou à l’humanitaire, à l’or, à l’argent, aux espèces, à la monnaie et aux titres, ainsi que pour protéger la santé publique, les animaux et les plantes contre les maladies et le patrimoine national artistique, historique et archéologique. Finalement, lors des négociations qui ont précédé le GATT adopté en 1947, l’esclavage, les armes, la drogue, les boissons alcooliques, la pornographie, la religion, le travail forcé et le bien-être des animaux ont été considérés comme étant du ressort de la moralité publique[34]. Par conséquent, une interprétation originelle de la notion de moralité publique pourrait s’appuyer sur ces différentes négociations pour ainsi affirmer que le travail forcé fait partie intégrante de la moralité publique. Or, la morale s’interprète d’un point de vue national; il s’agit en effet d’une notion de nature régalienne[35]. Une défense de moralité publique d’une interdiction d’importation des produits issus du travail forcé devrait d’emblée s’appuyer sur cette morale canadienne dont le contenu reste à définir.

Il y a plus. Les tests juridiques inscrits au GATT sont exigeants : il faut démontrer la nécessité d’une telle interdiction et s’assurer qu’elle ne consiste pas en une mesure discriminatoire ou une restriction déguisée au commerce.

À ce jour, l’OMC a tranché six affaires de moralité publique[36]; aucun rapport de l’Organe de règlement des différends n’a pleinement reconnu la défense soulevée par les États, mais tous ont reconnu que ces derniers agissaient afin de protéger la moralité publique. En effet, l’interprétation large de ce en quoi consiste la morale et le souhait manifeste des juges de l’OMC de ne pas débattre de la morale des uns et des autres ont fait en sorte que les demandes d’exception des États en la matière ont toutes franchi la première étape d’analyse. Ce faisant, les limites aux paiements de jeux en ligne sur des serveurs hors territoire national, l’interdiction de l’importation de publications et de produis audiovisuels, puis de produits du phoque, l’imposition d’un droit composite sur l’importation de certains textiles, vêtements et chaussures servant à financer un conflit armé, l’adoption d’un régime de licences d’importation pour des produits horticoles et d’origine animale en fonction de la caractéristique halal ou non, et finalement, la protection contre la fracture numérique et la promotion de l’inclusion sociale ont toutes été reconnues comme relevant de la moralité publique.

Plusieurs auteurs ont déjà affirmé qu’une mesure nationale qui interdirait l’importation de produits issus du travail forcé, de la traite des êtres humains ou, ici, des pires formes du travail des enfants pourrait probablement réussir le test moral[37]. Là n’est pas le problème. Il s’agit surtout de voir à la formulation de cette interdiction, à la nécessité de celle-ci et à sa mise en oeuvre dans le respect des règles de l’OMC.

Plus encore, les Canadiens pourraient être appelés à voir le prix des produits interdits d’importation augmenter ou se trouver en rupture de stock ou même disparaitre du marché national. Ainsi, au-delà de la moralité publique, il faudrait poser la question de l’engagement réel des Canadiens face aux effets que peut avoir une telle interdiction. Qui plus est, cette situation marchande pourrait ne jamais voir le jour et plutôt influencer positivement les importateurs, les fabricants, voire même les gouvernements, qui adopteront des pratiques respectueuses des droits fondamentaux des travailleurs. Ainsi, rien n’est moins certain quant aux effets réels d’une telle interdiction. Il est également permis de se demander si une interdiction d’importation de produits impliquant le travail forcé est réellement progressiste puisque l’on sait que les principaux produits visés sont fabriqués par les personnes les plus vulnérables, susceptibles de subir des pertes d’« emploi » ou de plus amples violations de leurs droits fondamentaux.

En conclusion, si les deux recommandations émises au rapport du CEIM peuvent sembler acquises pour les répondants et pour nombre de consommateurs, en ce sens que rien ne justifie d’acheter des produits issus du travail forcé pour autant que cette information soit sue et connue, elles méritent non seulement que l’on s’y attarde, mais également d’être analysées plus en profondeur, particulièrement quant à leur mise en oeuvre et à leurs répercussions sociales, politiques et juridiques, nationales et internationales.