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Le contrôle des frontières extérieures des États membres de l’Union européenne (UE) occupe une place centrale au sein de la politique commune d’immigration et d’asile. Dès l’établissement de l’espace Schengen et la communautarisation des politiques d’immigration et d’asile dans les années 1990, le sujet est devenu une priorité pour l’UE et ses États membres. Présentée comme le corollaire de la liberté de circulation, la gestion intégrée des frontières extérieures a été justifiée par la nécessité de lutter contre la migration irrégulière conceptualisée comme une menace à la sécurité au même titre que le terrorisme, la traite des êtres humains et autres formes de criminalité organisée[1]. Force est de constater que ces développements ont été accompagnés par une intensification du nombre de personnes déracinées par des conflits, l’instabilité politique et les inégalités socioéconomiques à la recherche d’un refuge en Europe.

La mise en place d’une structure européenne s’est rapidement imposée comme un choix stratégique de la part de l’UE[2]. L’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (ci-après « Agence » ou « Frontex »), initialement dénommée l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l'UE, a été créée en 2004 avec pour objectif principal de combattre la migration irrégulière et de promouvoir la solidarité, ainsi que la confiance mutuelle entre les gardes-frontières des États membres[3]. Depuis sa création, le mandat de l’Agence qui a son siège à Varsovie en Pologne, a fait l’objet de profondes révisions. Ses compétences ont été renforcées et son champ d’action s’est étendu. L’Agence peut procéder à des opérations conjointes maritimes, terrestres et aériennes en plus de pouvoir déployer des agents dans les pays tiers. Parallèlement, Frontex a vu les moyens mis à sa disposition augmenter considérablement. À titre d’exemple, son budget annuel qui était de 2 millions d’euros en 2005, a atteint 333 millions d’euros pour l’année 2019[4].

Dans cet article, nous examinons l’expansion du mandat de Frontex qui, selon nous, reflète la préférence de l’UE et de ses États membres de répondre à la pression migratoire essentiellement par des mesures de sécurisation de leurs frontières afin de dissuader et réprimer des migrants indésirés[5]. Cette approche engendre de graves atteintes aux droits des migrants visés, y compris des demandeurs d’asile lors des opérations d’interceptions et de retour forcé. Nous soutenons que malgré certaines améliorations apportées au mandat de l’Agence pour un meilleur respect des droits des migrants, les activités de Frontex sont bien loin d’être pleinement conformes aux droits fondamentaux des migrants, y compris des demandeurs d'asile[6].

La première partie porte sur l’évolution du mandat de Frontex relatif à des politiques de gestion des frontières extérieures de l’UE. La deuxième partie examine certaines atteintes aux droits fondamentaux des migrants causées par ces politiques.

I. La gestion des frontières extérieures de l’Union européenne: Le rôle accru de Frontex

Frontex est chargé de rendre plus facile et plus efficace l'application des dispositions communautaires en matière de gestion des frontières extérieures des États membres de l'UE. Le Règlement (CE) n° 2007/2004 du Conseil instituant l’Agence reconnaît que la responsabilité du contrôle et de la surveillance des frontières extérieures incombe aux États membres. En vertu de son mandat initial, Frontex était donc appelé à assurer la coordination des actions des États membres lors de la mise en oeuvre des dispositions de l’UE[7].

Ce mandat couvre la coordination des opérations menées par les États membres aux frontières aériennes, terrestres et maritimes ainsi que le renforcement de la capacité étatique en matière de gestion des frontières extérieures de l’Union[8]. Chargé d’effectuer des évaluations appelées « analyses de risque » et d'informer les États de la situation des mouvements migratoires, Frontex aide également à la formation des gardes-frontières nationaux et au développement des normes communes de formation.

Parmi les tâches de l’Agence, tel que définies dans le Règlement de 2004, figurent la coordination et l'organisation des opérations de retour conjointes des États membres. Celles-ci concernent le renvoi forcé de migrants irréguliers ou de demandeurs d’asile déboutés[9]. En outre, Frontex peut collaborer avec l’Europol, agence européenne chargée de la répression de la criminalité et les organisations internationales compétentes. Il coopère aussi avec les États tiers dans le but de renforcer leur capacité à combattre la migration irrégulière.

« Les actions de l’Agence prennent essentiellement la forme d’interventions à la demande des États membres »[10]. Dès son entrée en force en mai 2005, Frontex a assisté les États membres et les pays tiers à contenir des mouvements de migration irrégulière vers l’UE. Ainsi, entre 2005 et 2008, cinquante opérations maritimes conjointes et vingt-trois projets pilotes auraient été menés par Frontex et les États membres ciblant les mouvements en provenance d’Afrique de l’Ouest à destination des îles Canaries, de Libye vers Malte et l’Italie, ou encore, en mer Égée. À titre d’exemple, alors que les tentatives de passages irréguliers des frontières sud de l’UE se sont intensifiées au cours des années 2005-2006, en particulier dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc et du Sénégal vers les îles Canaries[11], Frontex a mis en place une opération appelée « Hera » sous la coordination de la Guardia Civil et de la Policía Nacional espagnoles. L’objectif était à la fois de dissuader les candidats au départ et d’intercepter les embarcations ayant déjà quitté les côtes ouest-africaines pour empêcher leurs passagers d’atteindre le sol européen[12]. Des experts des États membres ont été déployés aux îles Canaries en juillet 2006, afin d’aider les autorités espagnoles dans l’identification des migrants et la détermination de leurs pays d’origine. En août 2006, Frontex a rassemblé l’équipement technique de surveillance des frontières de plusieurs États membres pour les déployer dans la zone située entre la côte ouest-africaine et les îles Canaries, détournant ainsi les navires qui empruntent cette route migratoire. Pour la première fois une telle opération a été menée dans les eaux territoriales de pays tiers, à savoir le Sénégal et la Mauritanie, en étroite collaboration avec les pouvoirs locaux[13].

A. Première révision de fond du mandat de Frontex en 2007

En 2007, le mandat de Frontex a été révisé de manière à l’habiliter à créer et déployer des équipes d'intervention rapide aux frontières (RABIT) dans le cadre des opérations conjointes, des projets pilotes et des interventions rapides[14]. Les RABIT peuvent ainsi être constituées à la suite d'une demande présentée par un État membre confronté à une situation urgente et exceptionnelle résultant, par exemple, de l’arrivée d’un nombre important de migrants irréguliers. Les États membres contribuent à ces équipes en fournissant des gardes-frontières qualifiés et en permettant leur déploiement sur leur sol. La première opération RABIT a été menée de novembre 2010 à mars 2011 à la frontière gréco-turque, pendant laquelle 170 gardes-frontières en moyenne par jour ont effectué des patrouilles utilisant des équipements techniques prêtés par 26 États membres. 11 809 migrants irréguliers auraient été appréhendés au cours de cette opération[15].

De plus, un « Réseau de Patrouilles Européen » (RPE) est institué en 2007 permettant aux États membres et Frontex de mener des patrouilles conjointes aux frontières maritimes de l’UE[16]. Le but est d’améliorer la coopération et la circulation de l'information au niveau national entre les différentes autorités participant aux contrôles aux frontières extérieures.

Toujours en vertu du Règlement de 2007, un inventaire centralisé, appelé « boîte à outils », est créé, comprenant des équipements techniques pouvant être mis, temporairement, à la disposition d'autres États membres qui en font la demande. Comme le montre l’exemple de la première opération RABIT, un tel inventaire permet à Frontex de déployer une vaste gamme de dispositifs comme des capteurs offshore, de drones et de systèmes de repérage par satellite pour détecter les migrants irréguliers[17].

Finalement, le Règlement de 2007 a renforcé les pouvoirs de Frontex en ce qui concerne l’établissement et le financement des projets d'assistance technique dans les pays tiers, y compris la formation des gardes-frontières, le déploiement des officiers de liaison et l’organisation des opérations conjointes. Dès 2006, Frontex a noué des contacts avec des pays d’origine ou de transit pour les migrants irréguliers comme la Turquie, le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal et le Nigéria. Les négociations visant à conclure des accords de travail avec le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal et la Libye ont été entamées progressivement pendant cette période[18]. De même, Frontex a conclu plusieurs accords de coopération avec les pays tiers[19]. Celui avec la Turquie, en 2012, prévoit l’échange de renseignements sur les mouvements migratoires, une analyse de risques aux frontières, des activités de formation des gardes-frontières et le détachement des officiers turcs auprès de Frontex[20]. Des objectifs sont définis de façon spécifique en fonction de chaque pays partenaire. Cependant, l’idée qui sous-tend cette coopération est claire : faciliter la coopération interinstitutionnelle afin de mieux contrôler les mouvements migratoires irréguliers à destination de l’Europe et renforcer la capacité des États tiers à cette fin.

B. Un soutien politique sans faille à la sécurisation des frontières extérieures

Depuis sa fondation, Frontex a bénéficié d’un soutien ferme de la part des institutions politiques de l’UE. Dans un contexte géopolitique où le nombre de demandeurs d’asile et de migrants économiques essayant d’atteindre l’UE de manière irrégulière est demeuré important, le rôle pivot imparti à l’Agence pour dissuader et réprimer ces mouvements a été réaffirmé avec force par l’UE et ses États membres au fil des années. À titre d’illustration, le Pacte européen sur l’immigration et l’asile de 2008 a souligné la détermination de l’Union

de donner à l’agence Frontex, (…) les moyens d’exercer pleinement sa mission de coordination dans la maîtrise de la frontière extérieure de l’Union européenne, de faire face à des situations de crise et de mener à la demande des États membres les opérations nécessaires, temporaires ou permanentes[21].

Ce soutien politique se traduit par un renforcement conséquent des moyens humains et matériels de Frontex. Par exemple, depuis 2011 l’Agence peut acquérir et louer ses propres équipements, et est ainsi moins dépendante des attributions des États membres[22].

La volonté politique de miser sur Frontex pour contrôler les mouvements migratoires vers l’Europe a été renouvelée pendant le « Printemps arabe », alors que l’instabilité politique et l’insécurité ont déraciné plusieurs milliers de personnes en Tunisie et en Libye dont la plupart ont cherché refuge dans les pays sud de l’UE[23]. L’incapacité de l’Union d’apporter une réponse adéquate à la situation fondée sur la solidarité et le partage de responsabilité a créé une remise en cause de la gouvernance Schengen : certains États membres ont décidé de fermer leurs frontières au mépris du principe de la liberté de circulation au lieu de réfléchir à des solutions constructives dans le respect des droits des migrants, y compris des demandeurs d’asile. Les propositions dévoilées par le Conseil européen en avril 2012 n’étaient pas plus constructives dans la mesure où elles ont donné une place de choix à Frontex qui a été appelé, entre autres, à :

Renforcer la coopération avec les pays tiers de transit et d’origine;

Prévenir la migration irrégulière à la frontière entre la Grèce et la Turquie ;

Promouvoir la gestion migratoire, y inclus la coopération en matière de renvois[24] [Notre traduction].

Ces priorités axées sur la répression de la migration irrégulière, sont légitimées par un discours se référant à l’abus des voies de migration légale et à la menace sécuritaire que poseraient des mouvements irréguliers de migrants.

Entré en vigueur en décembre 2013, le système européen de surveillance des frontières (Eurosur)[25] fait partie des initiatives visant à renforcer le mandat de l’Agence. Il consolide le cadre commun pour l'échange d'informations et la coopération entre les États membres et Frontex. L’objectif principal reste « [d’]accroître la capacité de réaction aux frontières extérieures des États membres de l'Union dans le but de détecter, prévenir et lutter contre l'immigration illégale et la criminalité transfrontalière »[26]. Il faut souligner que l’Eurosur a également pour objet d’assurer la protection de la vie des migrants et de promouvoir le sauvetage des migrants en détresse. Comme nous le verrons plus loin, la sécurisation des frontières extérieures a eu pour effet d’exacerber la vulnérabilité des migrants. Plusieurs milliers de personnes sont décédées ou disparues à la recherche d’une vie meilleure au cours des dernières décennies. L’Eurosur a été en partie la réponse du Conseil européen à la pression des organismes de la société civile de trouver une solution à cette situation tragique. Rappelons que le 3 octobre 2013, un navire transportant quelques 500 migrants a coulé au large de Lampedusa, Italie, causant le décès et la disparition de 364 migrants dans leur tentative d’atteindre le territoire européen[27]. Le mandat de Frontex inclut donc désormais l’objectif de réduire le risque de décès de migrants, par des opérations de sauvetage aux frontières extérieures de l’UE. Cela a amené l’Agence de multiplier l’observation des migrants dans le centre de la Méditerranée où le risque de mortalité s’est avéré considérablement élevé en raison de l’utilisation de bateaux surchargés et impropres à la navigation[28]. Par exemple, en 2013 Frontex a intensifié l'opération conjointe « Hermès », ce qui a été permis par le financement supplémentaire (7,9 millions d'EUR supplémentaires pour le budget 2013 de Frontex)[29].

Violeta Moreno Lax qualifie ce phénomène de « sauvetage par interdiction » (rescue-through-interdiction) et soutient qu’il existe une dynamique entre « la sécurisation et l’humanitarisation » dans laquelle « security is permeated by humanitarianism » aux frontières extérieures de l’UE[30]. Elle souligne que l’invocation des droits humains dans des opérations auxquelles prend part Frontex paradoxalement sert à empiéter davantage dans les droits humains des migrants –notamment l’accès à la protection–en justifiant l’interception au nom de sauver des vies[31]. De même, Jori Kalkman Pascal observe que

Frontex has been criticized for the gap between humanitarian rhetoric and border security practices, other authors have argued that security and humanitarian paradigms rely on similar modes of governing populations and may not be incompatible[32].

En juin 2015, par exemple, une opération dénommée Sophia – initialement baptisée EU NAVFOR MED– a été lancée en Méditerranée centrale. Mis à part le sauvetage en mer, l'opération visait à identifier, à saisir et à détourner les navires suspectés d'être utilisés dans le trafic ou la traite d'êtres humains en haute mer. Comme le montre cet exemple, lorsque les migrants n’ont pas été représentés comme des personnes détournant des voies légales d’immigration, ils ont souvent été vus comme des victimes de la criminalité organisée. Une telle approche tend à ignorer les causes profondes des mouvements migratoires irréguliers qui sont intimement liées à la sécurisation des frontières. Elle permet aussi de minimiser le besoin de protection des migrants.

La « crise des réfugiés » de 2015 est sans doute la meilleure illustration récente de la ligne sécuritaire adoptée par l’UE et ses États membres en réponse aux mouvements migratoires irréguliers. Plus de 1.8 million de personnes, dont la grande majorité fuyait la guerre civile en Syrie, ont franchi irrégulièrement les frontières extérieures des États membres au cours de 2015[33]. À l’exception notable de l’Allemagne, ces pays ont réagi en fermant leurs frontières ou en y érigeant des barrières supplémentaires. L’Agenda européen en matière migratoire de la Commission en mai 2015[34], tout en reconnaissant l’importance de sauver des vies, insiste sur la nécessité de réduire les incitations à la migration irrégulière et de soutenir davantage l’Agence Frontex en créant un système européen de gardes-frontières[35]. En juin 2015, en ligne avec ses propositions, le Conseil européen a demandé

de plus vastes efforts pour régler la question des flux migratoires sans précédent vers le territoire de l'Union selon une approche globale, y compris par le renforcement de la gestion des frontières afin de mieux gérer les flux croissants de migration mixte[36].

C. Les réformes récentes de Frontex : Vers une « super police aux frontières »?

La réforme de 2016 s’inscrit dans la volonté politique de l’UE de barrer tout accès à des migrants indésirés sur le territoire européen en conférant plus d’autonomie et de pouvoirs à l’Agence. Le Règlement (UE) 2016/1624 du Parlement européen et du Conseil abroge et remplace les Règlements 2007/2004, 863/2007 et 1168/2011. Il consolide le mandat de Frontex dont la dénomination est changée en l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. D’après le Règlement de 2016, le mandat renforcé de Frontex 

implique notamment de s'attaquer aux défis migratoires et aux éventuelles futures menaces à ces frontières, en contribuant ainsi à lutter contre les formes graves de criminalité ayant une dimension transfrontalière, afin d'assurer un niveau élevé de sécurité intérieure au sein de l'Union, dans le plein respect des droits fondamentaux, tout en y préservant la libre circulation des personnes[37].

Un coup d’oeil à l’article 8 du Règlement de 2016 suffit pour se rendre compte de l’étendue exceptionnelle des compétences et missions confiées à Frontex depuis le règlement fondateur de 2004. Celles-ci incluent des tâches aussi variées que d'assurer le suivi de la gestion des frontières extérieures par l'intermédiaire des officiers de liaison de l'Agence dans les États membres; de constituer et de déployer des équipes du corps européen de garde-frontières et de garde-côtes, y compris une réserve de réactions rapides, devant être déployées au cours d'opérations conjointes et d'interventions rapides aux frontières ainsi que dans le cadre d'équipes d'appui à la gestion des flux migratoires; et de disposer des équipements techniques afin de fournir une assistance au filtrage, au débriefing, à l'identification et au relevé d'empreintes digitales.

Le règlement de 2016 confère à l’Agence des compétences additionnelles dans ses relations avec les pays tiers en ce qui a trait aux opérations conjointes, à la gestion des retours des migrants irréguliers et au transfert de données personnelles. En mai 2019, par exemple, Frontex a lancé sa première opération dans un pays non-membre de l’UE. Cette opération qui s’est déroulée en Albanie avait pour but de soutenir les autorités nationales à mieux contrôler leurs frontières. Par ailleurs, Frontex peut désormais organiser des opérations de « retour », à travers les vols charters, qui ne relèvent donc plus de la seule initiative des États membres. Son rôle est renforcé en matière d’obtention des documents de voyage des personnes renvoyées. Un centre européen pour les retours est créé, avec une réserve de contrôleurs des retours forcés, d’escortes et de spécialistes, ainsi qu’une réserve d’intervention rapide de 1 500 garde-frontières issus des États membres. Est également officialisé le recours aux « opérations de retour par collecte », initiées dès 2015, dans lesquelles des moyens de transport et des agents d’escorte sont fournis par le pays procédant au renvoi[38]. Ces initiatives viseraient à maximiser les renvois en surmontant les difficultés liées au refus de divulgation des identités par les migrants et le refus de collaboration de certains pays tiers dans la réadmission.

Tous ces dispositifs ne s’avèrent pourtant pas satisfaisants pour l’UE et ses États membres. La preuve en est que deux ans plus tard, en juin 2018, le Conseil européen a appelé une nouvelle révision du rôle d’appui joué par l’Agence, notamment dans le cadre de la coopération avec les pays tiers, par une augmentation des ressources. Cela a abouti, encore une fois, à une refonte du mandat de Frontex. Comme le soutient Pierre Berthelet, « [l]’encre est à peine sèche qu’une nouvelle réforme de Frontex est déjà sur les rails »[39]. Le Règlement 2019/1896 du 13 novembre 2019[40] abroge et remplace à son tour le Règlement 2016/1624 et le Règlement 1052/2013 dans le but de

réformer le corps européen de garde-frontières et de garde-côtes en donnant à l’Agence les capacités nécessaires sous la forme d’un contingent permanent du corps européen de garde-frontières et de garde-côtes. Ce contingent permanent devrait atteindre, progressivement une capacité de 10 000 membres de personnel opérationnel et serait doté de pouvoirs d’exécution afin de soutenir efficacement les États membres sur le terrain dans leurs efforts de protection des frontières extérieures, de lutter contre la criminalité transfrontalière et d’accélérer sensiblement le retour effectif et durable des migrants en situation irrégulière[41]

Entre autres changements, le Règlement de 2019 complète les compétences de Frontex en matière de retour des migrants, avec notamment la possibilité d’organiser des vols de retour, de procéder à l’identification des migrants faisant l’objet de renvoi forcé, de contribuer à la délivrance des laissez-passer européens, de jouer d’intermédiaire auprès des autorités des pays de renvoi (consulats) entre autres[42].

Ce tour d’horizon montre qu’en 16 ans d’existence, les compétences et les responsabilités de Frontex se sont multipliées. De même, Jori Pascal Kalkman note :

La rapidité avec laquelle les responsabilités de Frontex se sont étendues est frappante. Les tâches de Frontex, tout d'abord, ont été élargies horizontalement avec son mandat de mettre en place des équipes d'intervention rapide pouvant être déployées à bref délai. Les tâches de Frontex se sont également approfondies à mesure que les responsabilités existantes ont été élaborées[43]. [Notre traduction]

La dernière refonte du mandat de Frontex illustre la volonté politique du Conseil et du Parlement européens d’ériger cette agence en une puissante police aux frontières disposant de ses propres moyens dans l’exécution de ses multiples tâches contre la migration irrégulière.

Or depuis sa création, l’Agence a polarisé l’opinion publique, suscitant des critiques de la part des organisations de la société civile, des chercheurs et des organismes comme l’Agence des droits fondamentaux de l’UE et le médiateur européen quant à la protection des droits fondamentaux des migrants et notamment le droit d’accès à l’asile. Frontex a été critiqué pour avoir « ignoré les vulnérabilités de groupes particuliers (tels que les femmes et les enfants) et n'a donc pas réussi à protéger adéquatement les migrants ayant besoin de protection[44].

Au cours de la dernière décennie, ces critiques se sont intensifiées dans un contexte où le nombre de migrants qui ont perdu la vie aux frontières externes de l’UE n’a cessé d’augmenter et d’autres atteintes graves aux droits humains, comme la détention arbitraire ou le traitement inhumain des mineurs, ont gagné une visibilité accrue. Ces critiques sont portées à l'endroit de Frontex dans ce contexte de flou total dans la détermination de l'entité responsable de ces atteintes aux droits fondamentaux des migrants irréguliers. Ainsi, « there is no clear rule for attributing actions liable to cause damage. Consequently, it is difficult to determine which entity should be held accountable for them, which leads to a legally and politically untenable vacuum. The system resulting from the previous texts combined with the proposed revision constitutes a legal monster »[45]. Selon la Cimade,

Plus inquiétant encore, Frontex se dessine aujourd’hui comme un « monstre juridique » qui ne présente pas de règles claires d’imputation de responsabilité. Si un certain cadre de contrôle des actes légaux de l’agence est aujourd’hui en place via la Cour de Justice de l’Union européenne, nul ne sait aujourd’hui qui doit répondre des infractions commises pendant les opérations. Qui des États membres ou de l’agence (qui a une personnalité juridique distincte) est lié par les actes des agents ? Ces derniers sont en effet détachés par les États auprès de l’agence[46].

Ces critiques font état du flou entourant le cadre de responsabilité de Frontex et de ses agents ainsi que des mécanismes de supervision qui y sont relatifs. Dans la prochaine partie, nous nous penchons sur ces questions.

II. Les atteintes aux droits fondamentaux des migrants causées par des contrôles aux frontières

Frontex a pour but principal d’empêcher les migrants sans autorisation d’avoir accès au territoire d’un des États Membres de l’UE. Or l’interception des migrants porte atteinte aux principes du droit international des droits de l'homme comme le droit de quitter n’importe quel pays, y compris le sien et le droit de demander asile[47]. Comme il a été souligné plus haut, plusieurs milliers de personnes ont été interceptées dans le cadre des opérations aux frontières pendant lesquelles Frontex et les États collaborent et déploient une vaste gamme de nouvelles technologies[48]. Les opérations conjointes se sont démultipliées afin de mieux circonscrire les déplacements des migrants dans l’espace européen, mais surtout au-delà des frontières extérieures de l’UE. Pour donner des exemples récents, selon Frontex, en 2016 environ 370 000 migrants ont été interceptés dans les régions de la Méditerranée centrale et orientale[49]. En 2019, Frontex a mené des opérations permanentes en Grèce, Italie et Espagne et aurait organisé 592 vols de surveillance maritime par voie aérienne pour détecter des migrants irréguliers. Il aurait intercepté quelques 139 000 personnes[50].

Un autre effet pervers des interceptions concerne le droit à la vie des migrants. Des recherches montrent que celles-ci exacerbent la vulnérabilité des migrants en les obligeant à prendre des routes migratoires plus longues, dangereuses et coûteuses[51]. Les mesures de sécurisation des frontières ne leur laissent pas d’autres choix que d’avoir recours à des passeurs. Ils sont exposés à de graves risques d'abus et d'exploitation par des passeurs sans scrupules et de trafiquants, comme les marchés aux esclaves en Libye l’ont tristement illustré en 2017[52]. L’Organisation Internationale sur les Migrations (OIM) s’efforce d’enregistrer les décès le long des itinéraires migratoires à travers le monde grâce à son Projet sur les migrants disparus (Missing Migrants Project). Depuis janvier 2014, le projet a fait état de 37 219 personnes décédées, dont 757 en 2020, en date du 22 avril 2020, aux frontières extérieures des États Membres de l’UE[53]. L’OIM et le HCR conviennent cependant que le nombre actuel de décès est probablement beaucoup plus élevé[54]. La plupart de ces décès comptabilisés en 2020 seraient survenus dans la route menant vers les îles Canaries. On constate donc une reprise des départs de migrants à partir de la Mauritanie mais aussi du Sénégal, entre autres. Le 23 octobre 2020, plus d'une dizaine de personnes ont péri au large du Sénégal suite à l'explosion de leur pirogue dans leur tentative de rejoindre les iles Canaries. Depuis le début de l'automne 2020, le nombre enregistré dans cette zone ne cesse de s'accroitre et se chiffre à plus de 500 personnes selon l'OIM[55]. Cela serait l’effet pervers des accords européens avec la Turquie et la Libye pour contrôler les frontières en Méditerranée de l’Est et du Centre[56]. Au lieu d’arrêter les mouvements migratoires, ces accords ne feraient que les dévier. La Commission espagnole d'aide aux réfugiés (CEAR) note la vulnérabilité des migrants :

Les zodiacs sont utilisés par les jeunes et les adolescents marocains et sahraouis, généralement des hommes, qui passent entre 2 et 4 jours en voyage. Les points de départ sont généralement la côte sud du Maroc et les côtes du Sahara Occidental. Le plus étrange est que les bateaux partent d'endroits plus au sud, bien qu'il y ait également eu des cas de bateaux qui avaient quitté la Mauritanie, le Sénégal ou la Gambie. Les personnes qui montent à bord de ces bateaux arrivent généralement dans un état de santé plus compliqué, après 7 ou 10 jours en mer[57] [Notre traduction].

Le principe de non-refoulement, qui est la pierre d’assise du droit international des réfugiés[58] est un autre droit fondamental remis en question lors des opérations coordonnées par l’Agence Frontex, car les personnes appréhendées sont souvent retournées de force vers les pays de départ qu’elles avaient fuis. L’article 33 de la Convention relative au statut des réfugiés (Convention de Genève)[59] consacre cette prohibition absolue en droit international de retourner une personne vers un pays où elle sera exposée à un risque réel pour sa vie ou elle risquera la torture ou un traitement inhumain ou dégradant. Selon la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH), le renvoi forcé peut soulever un problème au regard de l’article 3 de la CEDH interdisant la torture ou les peines ou traitements inhumains ou dégradants, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[60] (CEDH), lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’envoie vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à cette disposition.

Dans l’arrêt Hirsi Jamaa et autres du 23 février 2012[61], la Cour EDH a jugé que l'Italie a exposé les candidats à un risque de mauvais traitements en Libye et de rapatriement en Somalie ou en Érythrée[62]. L’affaire concernait des migrants irréguliers somaliens et érythréens qui avaient été interceptés en mer par les autorités italiennes, transférés dans des bateaux italiens et reconduits en Libye, conformément à un accord bilatéral de réadmission entre ces deux pays. Selon la Cour, le fait que les requérants n’avaient pas demandé l’asile ni décrit les risques qu’ils encouraient en raison de l’absence de système d’asile en Libye n’exemptait pas l’Italie de l’obligation de respecter ses obligations découlant de l’article 3 de la CEDH, et que les autorités italiennes auraient dû vérifier comment les autorités libyennes honoraient leurs obligations internationales relatives à la protection des réfugiés. Elle a conclu que le transfert des requérants vers la Libye violait l’article 3 de la CEDH parce qu’il exposait les requérants au risque de refoulement :

l’Italie ne saurait se dégager de sa propre responsabilité en invoquant ses obligations découlant des accords bilatéraux avec la Libye. En effet, à supposer même que lesdits accords prévoyaient expressément le refoulement en Libye des migrants interceptés en haute mer, les États membres demeurent responsables même lorsque, postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention et de ses Protocoles à leur égard, ils ont assumé des engagements découlant de traités[63].

Ces principes ont été réitérés par la Cour EDH dans l’affaire Sharifi et autres[64] concernant trente-deux ressortissants afghans, deux ressortissants soudanais et un ressortissant érythréen qui alléguaient être arrivés clandestinement en Italie en provenance de Grèce et avoir été refoulés vers ce dernier pays sur-le-champ. Les requérants craignaient subir un refoulement ultérieur vers leurs pays d’origine respectifs, dans lesquels ils risqueraient la mort, la torture ou des traitements inhumains et dégradants[65]. Dans les deux affaires en question, la Cour a également estimé que les migrants ont fait l'objet d'une expulsion collective – car ils ont été renvoyés sans aucun examen de chaque situation individuelle.

En attendant de voir si les juges de Strasbourg confirmeront leur position dans l’affaire S.S et autres contre l’Italie[66], il est pertinent d’analyser rapidement cette affaire qui met en cause les autorités italiennes lors d’une interception de migrants au large de l’Italie. Les requérants sont seize ressortissants nigériens et un ressortissant ghanéen qui font partie d’un groupe d’environ cent-cinquante personnes qui, dans la nuit entre le 5 et le 6 novembre 2017, quittèrent la Libye à bord d’un canot pneumatique. À six heures du matin du 6 novembre 2017, le centre de coordination et de sauvetage maritime de Rome reçut un message de détresse provenant de l’embarcation des requérants. Celui-ci demanda à tous les navires se trouvant à proximité d’intervenir pour prêter secours au canot, qui était en train de couler. Trois navires dont un libyen, le Ras Jadir, ont participé au sauvetage mais les requérants qui sont pris en charge par le navire libyen sont renvoyés vers la Libye et déclarent avoir été victimes de traitements inhumains et dégradants. Ils affirment que les autorités italiennes auraient failli à leurs obligations positives dérivantes des articles 2 et 3 de protéger leurs vies et leur intégrité physique vis-à-vis des agissements de l’équipage du Ras Jadir dans la mesure où elles ne pouvaient ne pas être au courant de ce que les pratiques de refoulement libyennes sont contraires aux standards de la Convention[67].

Comme ces affaires le montrent, les opérations conjointes de sauvetage en mer, comme celles coordonnées par Frontex aux frontières extérieures, souvent permettent aux États et à Frontex d’intercepter et de renvoyer immédiatement les migrants sans les autoriser à mettre pied sur le sol européen. Pendant ces opérations, le droit à un recours effectif des migrants est restreint, sinon absent. Le recours effectif est essentiel tant pour l’accès à l’asile que pour contester, par exemple la privation de liberté ou le renvoi forcé ou autres atteintes aux libertés fondamentales. Il a pour corollaire le droit à l'information, un avocat, un interprète, l'aide juridique et le droit à un recours suspensif de la décision de renvoi forcé[68]. Toutes ces garanties procédurales peuvent difficilement être respectées dans des conditions précisées plus haut.

Les affaires devant la Cour européenne des droits de l’homme confirment qu’une large marge d’appréciation est laissée aux autorités impliquées dans des opérations d’interception quant à la décision à prendre relativement au sort -y compris le lieu de débarquement- des personnes interceptées, notamment celles qui auront besoin d’une protection internationale.

L’interception des migrants porte préjudice aussi au droit d’asile lorsque celle-ci se passe dans des conditions, telles que l’absence d’un recours effectif, qui ne leur permettent pas de demander une protection internationale. Or, l’accès à l’asile des personnes interceptées aux frontières de l’Union demeure limité[69]. En 2012, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme des migrants, lors de sa visite en Grèce du 25 novembre au 3 décembre 2012, a noté que tandis que Frontex contrôlait les migrants à la frontière pour établir leur nationalité et ainsi faciliter leur expulsion, le Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAA) n’était pas présent, et l’UE n’aide pas les États membres à contrôler les migrants à la frontière afin de recenser les besoins en matière de protection[70]. De même, en Italie, les agents de Frontex ont été autorisés à s’entretenir avec des migrants placés en centre de détention, sans aucune supervision[71].

De graves atteintes aux droits fondamentaux des migrants sont constatées non seulement pendant les interceptions, mais aussi lors des opérations de retour coordonnées ou organisées par Frontex. À titre d’exemple, concernant une opération de retour de ressortissants afghans organisée depuis Munich (Allemagne) jusqu’à Kaboul (Afghanistan) sous l’autorité de Frontex et de la police fédérale allemande, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du Conseil de l’Europe a constaté en 2018 que « les mauvais traitements auraient été infligés à bord de l’avion à une personne éloignée car elle a violemment résisté à son éloignement. Le CPT recommande que les techniques qui empêchent une personne de respirer et/ou qui lui infligent de violentes douleurs en vue de l’obliger à obéir (par exemple, l’écrasement des parties génitales) ne doivent pas être appliquées par les personnels d’escorte de la police »[72].

Frontex collecte et partage des données à caractère personnel des migrants dans le cadre de leur retour dans les pays d’origine ou de transit. Cela suscite, à juste titre, des craintes quant à l’utilisation de ces données par Frontex et les autorités des pays tiers. Des auteurs s’intéressant au traitement des demandeurs d’asile déboutés suite à leur renvoi, font référence à des différentes violations de leurs droits fondamentaux dans certains pays notamment le Congo, le Sri Lanka et l’Érythrée[73]. Ainsi, certaines personnes renvoyées à la suite d’une décision de non-admission ou d’une obligation de quitter le territoire français seraient soumises à des risques d’extorsions monétaires, de persécutions et d’emprisonnement dès leur arrivée à l’aéroport dans leur pays d’origine et leur premier contact avec les autorités[74].

À cela s’ajoutent les critiques relatives à la responsabilité de Frontex faisant état de l’impossibilité de poursuivre cette Agence devant les juridictions en cas d’atteinte aux droits fondamentaux des migrants.

A. Des règles floues d’imputation de responsabilité et un mécanisme faible de surveillance des activités de Frontex

Les observateurs ont critiqué l’absence de système de surveillance indépendante des activités Frontex assurant la responsabilisation publique, ainsi qu'un mécanisme de plaintes efficace et accessible à tous les migrants[75]. Les autorités répressives exerçant des prérogatives de puissance publique, telle que Frontex, doivent normalement être soumises à des exigences rigoureuses pour exercer leurs fonctions. Celles-ci comprennent une formation professionnelle adéquate et continue, y compris aux normes de protection des droits humains. Aussi, les membres de la police sont tenus de rendre des comptes de différentes façons de leurs performances et de leurs activités au regard des buts et objectifs fixés par leur mandat. Le comportement de la police doit être supervisé tout comme la façon dont ses membres exercent les pouvoirs qui leur sont confiés. À cette fin, des mécanismes de supervision, de plaintes et de suivi doivent être mis en place. Pour être efficaces, ceux-ci doivent être indépendants, le processus devant être à l'abri des ingérences politiques et des pressions injustifiées[76]. Or comme nous l’examinons ci-dessous, ces exigences ne sont pas pleinement remplies dans le cas de Frontex. Une première question qui se pose est le flou entourant la responsabilité de l’Agence dans les opérations conjointes avec les États membres.

Les opérations extraterritoriales impliquent la responsabilité des États qui y prennent part. L'engagement de protection pris par les États à l'égard de toute personne relevant de leur juridiction s'étend à l'obligation de ne pas exposer cette personne à une situation irrémédiable de danger objectif même en dehors de sa juridiction. En vertu du droit international, notamment le projet d'article sur la responsabilité de l'État pour faire internationalement illicite, le comportement d'une personne ou d'une entité qui n'est pas un organe de l'État, mais qui est habilitée par le droit de cet État à exercer des prérogatives de puissance publique, est considéré comme un fait de l'État d'après le droit international[77]. Les États ne sauraient imputer la responsabilité de cette situation à l'Union ou à ses agences comme Frontex, et sont, en principe, tenus de respecter leurs obligations découlant de la Convention de Genève et de la CEDH. Les États ne peuvent échapper à leurs obligations sous le droit international des réfugiés et des droits de l'homme en alléguant que les interceptions et les renvois forcés se déroulent en dehors de leur juridiction territoriale. De même, ils ne peuvent renier leur responsabilité dans les atteintes aux droits au motif que celles-ci se déroulent au cours des opérations conjointes menées avec d'autres pays ou agences européennes.

La Cour européenne des droits de l’Homme, dans son jugement emblématique Hirsi Jamaa et autres a affirmé qu’un État peut être tenu pour responsable des violations des droits humains, même si les mesures incriminées ont eu lieu en dehors de son territoire national, en haute mer[78]. La Cour a remarqué que les faits se sont entièrement déroulés à bord de navires des forces armées italiennes, dont l’équipage était composé exclusivement de militaires nationaux. De l’avis de la Cour, à partir du moment où ils sont montés à bord des navires des forces armées italiennes et jusqu’à leur remise aux autorités libyennes, les requérants se sont trouvés sous le contrôle continu et exclusif, tant de jure que de facto, des autorités italiennes[79]. Alors que la responsabilité extraterritoriale des États a été établie par l’arrêt Hirsi Jamaa et les décisions subséquentes de la Cour EDH, celle de Frontex est toujours sujette à discussion.

Dans le cadre des opérations conjointes, Frontex et les États membres ont des responsabilités partagées, mais distinctes concernant les actions des agents déployés dans les opérations et les projets pilotes de l'Agence. Melanie Fink estime que depuis la création de Frontex, la question de sa responsabilité en matière de droits de l’homme a été une source de discorde et d’incertitude. Selon Fink, Frontex lui-même évite généralement la question de sa responsabilité. Soulignant essentiellement son rôle de coordination et le manque de personnel doté de pouvoirs exécutifs sur le terrain, il attribue aux États membres la responsabilité en matière de droits fondamentaux[80]. D’autres observateurs conviennent que :

Since the establishment of Frontex and its arrival on the border surveillance scene, it has not been easy to pinpoint the powers of the various actors who control the external borders, still less to establish accountability for the treatment of persons attempting to enter the territory of the European Union[81].

Comme l’a noté le Parlement européen, il est impossible, dans la pratique, de dissocier l'activité de coordination de Frontex de l'activité déployée par les États membres sous sa coordination, de sorte que Frontex (et donc l'Union européenne, par son intermédiaire) pourrait également avoir un impact direct ou indirect sur les droits des personnes, ce qui déclencherait, au strict minimum, la responsabilité extracontractuelle de l'Union européenne[82]. D’après Jean Matringe, « there is no clear rule for attributing actions liable to cause damage. Consequently, it is difficult to determine which entity should be held accountable for them, which leads to a legally and politically untenable vacuum »[83].

Plus inquiétant encore, Frontex se dessine aujourd’hui comme un « monstre juridique » qui ne présente pas de règles claires d’imputation de responsabilité. Si un certain cadre de contrôle des actes légaux de l’agence est en place via la Cour de Justice de l’Union européenne, nul ne sait actuellement qui doit répondre des infractions commises pendant les opérations. Qui des États membres ou de l’agence (qui a une personnalité juridique distincte) est lié par les actes des agents? Ces derniers sont en effet détachés par les États auprès de l’agence[84].

Frontex a été critiqué pour avoir ignoré les vulnérabilités de groupes particuliers (tels que les femmes et les enfants) et n'a donc pas réussi à protéger adéquatement les migrants ayant besoin de protection[85]. Au cours de la dernière décennie, ces critiques se sont intensifiées dans un contexte où le nombre de migrants qui ont perdu la vie aux frontières externes de l’UE n’a cessé d’augmenter et d’autres atteintes graves aux droits humains, comme la détention arbitraire ou le traitement inhumain des mineurs, ont gagné une visibilité accrue. L’UE a déployé des efforts pour remédier à la situation.

B. Des solutions pour une meilleure protection par Frontex des droits fondamentaux des migrants

En réponse à ces critiques et jugements et face à la situation humanitaire désastreuse aux frontières extérieures, des clauses visant à assurer un meilleur respect des droits humains et à améliorer les règles d’imputation de responsabilité de Frontex ont progressivement été incorporées dans le mandat de l’Agence. En 2011, le Règlement 1168/2011[86] a prévu la mise en place d’une Stratégie des droits fondamentaux[87]. En vertu de l’article 26 bis 2 du Règlement, un forum consultatif est créé par l'Agence pour assister le directeur exécutif et le conseil d'administration dans les matières concernant les droits fondamentaux et avec la participation du Bureau européen d'appui en matière d'asile, l'Agence des droits fondamentaux de l’UE, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Le forum est consulté sur l'élaboration et la mise en oeuvre de la stratégie en matière de droits fondamentaux, du code de conduite et des programmes communs. En outre, un officier aux droits fondamentaux (ODF) est désigné afin de contribuer au mécanisme de surveillance des droits fondamentaux. Celui-ci est indépendant dans l'accomplissement de ses missions et rend directement compte au conseil d'administration et au forum consultatif. Des mesures supplémentaires sont prises afin de renforcer le cadre de responsabilité pour les activités de Frontex avec une évaluation et une obligation de notification des incidents, convenu avant le début des opérations conjointes entre l'Agence et l'État membre hôte. Le Règlement de 2011 permet également aux États membres ou au directeur exécutif de Frontex de suspendre les opérations conjointes ou y mettre un terme en cas de violations de droits fondamentaux ou des obligations en matière de protection internationale survenues au cours de l’opération (Article 3).

En 2013, le Médiateur européen a noté les lacunes importantes dans ce système dont l’absence d’un mécanisme de traitement des plaintes individuelles et les ressources limitées de l'officier aux droits fondamentaux pour traiter les plaintes reçues[88]. Un tel mécanisme de plainte a été institué dans la révision de 2016. Ce recours s’applique à toute personne directement touchée par les actions ou l’inaction du personnel participant à une opération conjointe, à un projet pilote, à une intervention rapide aux frontières, au déploiement d’une équipe d’appui à la gestion des mouvements migratoires, à une opération de retour, à une intervention en matière de retour ou à une activité opérationnelle de l’Agence dans un pays tiers, et qui estime que ces actions ou cette inaction ont porté atteinte à ses droits fondamentaux, ou toute partie représentant une telle personne, peut adresser une plainte, par écrit, à l’Agence. Et c’est à l’officier aux droits fondamentaux[89] qu’il incombe de recevoir et d’examiner les plaintes. Le nombre de plaintes déposées demeure limité à ce jour. En 2018, l’ODF a reçu un total de 10 plaintes et en a déclaré trois recevables.

L’effectivité de ce recours est mise en doute. Comme le soutiennent Roberta Metsola et Ska Keller, rapporteures pour le Parlement européen, l’accès à ce mécanisme de plainte peut être limité du fait de l'utilisation de différents uniformes conjointement avec l'insigne de Frontex pendant les opérations de l'Agence, il est difficile pour des particuliers d'identifier l'autorité dont relève un agent et, en dernier ressort, de savoir où introduire une plainte – auprès de Frontex ou, directement, auprès de l'État membre concerné[90]. De plus, ce recours qui est de nature administrative et interne à Frontex ne saurait être qualifié d’effectif au sens de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Statewatch, un organisme de la société civile note à cet égard le manque du droit d’appel des décisions rendues par l’ODF ainsi que l’absence de délais précis dans l’examen des plaintes reçues[91]. Un mécanisme de supervision indépendante, réellement accessible doté d’une capacité adéquate de mener des enquêtes et ordonner des mesures suspensives dans le contexte des renvois conjoints sont, d’après Statewatch, essentiels pour rendre le recours effectif[92].

Comme souligné plus haut, l’Agence peut désormais intervenir pour soutenir les actions de recherche et de sauvetage de migrants. Dans son rapport annuel de 2019, Frontex fait état de 28 000 migrants secourus dans les zones opérationnelles grâce aux actifs qu’elle co-finance. Elle fournit également des observateurs à bord des vols de renvoi afin de veiller à ce que les personnes renvoyées soient traitées avec dignité. Frontex a aussi mis en place une procédure pour orienter les personnes qui ont besoin d'une protection internationale ou qui souhaitent présenter une demande en ce sens, permettant de leur fournir une première information, en coopération avec le Bureau européen d'appui en matière d'asile et les autorités nationales[93].

C’est un début de réponse quant aux garanties de recours effectif pour les migrants dans le cadre des actions ou de l’inaction de Frontex. Cependant, force est d’admettre que le chemin à parcourir pour assurer une meilleure protection des droits fondamentaux des migrants est encore long. En plus des problèmes mentionnés plus haut, il n’existe toujours pas de mécanisme de plainte effectif pour dénoncer les violations des droits commises par l'agence Frontex elle-même dans les pays où, elle opère car le dispositif actuel ne permet pas d’engager sa responsabilité devant une juridiction indépendante[94].

Nonobstant l’établissement de ce mécanisme et la fixation des règles et procédures, des questions subsistent sur la volonté de Frontex de protéger les droits fondamentaux des migrants. Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme des migrants, a regretté qu’aucune procédure, ligne directrice, ni système visant à garantir que le sauvetage en mer ne soit mis en oeuvre efficacement comme un objectif primordial[95]. Il a exprimé la crainte qu’Eurosur « ne soit voué à devenir juste un outil supplémentaire à la disposition des États membres pour sécuriser les frontières et empêcher les arrivées, plutôt qu’un véritable outil de sauvetage »[96]. Le fossé qui existe entre la politique et la pratique est souligné par plusieurs observateurs qui ont constaté que l’approche fondée sur les droits reste en grande partie inappliquée[97] :

Some researchers stress that Frontex’ humanitarian rhetoric and its border activities show considerable discrepancies, because state security ultimately takes precedence. This is clearly visible in the fact that interception is a stronger driving force for maritime interventions than rescue. The discrepancy between humanitarian rhetoric and the operational focus shows a decoupling of words and behaviour, which enables Frontex to meet inconsistent demands. Yet, this « organized hypocrisy » produces adverse effects as well, since it challenges Frontex’ credibility, problematizes proper reviews of its practices, and may attract more migrants while being able to save fewer of them[98].

En l’absence de critères plus précis devant guider la prise de décision, il y a tout lieu de craindre que le mandat de Frontex donne lieu à des décisions discriminatoires ou fluctuant au gré des priorités politiques ou électoralistes des États membres impliqués dans des opérations[99]. La question d’un contrôle externe, efficace et indépendant des activités de l’agence Frontex se pose avec urgence.

***

Le Nouveau Pacte sur la Migration et l'Asile dévoilé par la Commission européenne le 23 septembre 2020, tout comme les programmes et plans d'action qui l'ont précédé, appelle à un rôle renforcé pour Frontex dans le renvoi des migrants indésirés et à une capacité accrue d'intervention maritime et aérienne dans la gestion intégrée des frontières extérieures. En effet, la gestion robuste et équitable des frontières extérieures, y compris des contrôles d'identité, de santé et de sécurité se trouve au premier rang des neuf mesures que ce Pacte met de l'avant. D'après la Commission, « the external border is where the EU needs to close the gaps between external border controls and asylum and return procedures »[100] .

Ce nouveau Pacte offre une nouvelle illustration du fait que les mouvements migratoires irréguliers, y compris par des demandeurs d’asile vers l’Europe soient conceptualisés comme un problème de sécurité dans le cadre de la politique européenne d’immigration et d’asile. La surveillance des frontières demeure une priorité politique[101], malgré le fait que ceux qui traversent les frontières extérieures de l’Union irrégulièrement ne constituent qu'un faible pourcentage de personnes qui résident illégalement dans l'UE[102]. Une attention disproportionnée est portée, à la fois par l'UE et les États membres, à la surveillance des frontières. Il n’est donc pas surprenant que le mandat de Frontex n’ait cessé de s’élargir et ses activités de se diversifier depuis sa fondation. Dans cet article, nous avons étudié ce phénomène qui a donné lieu à l’émergence d’une police aux frontières toute puissante et active non seulement aux frontières extérieures des États membres mais aussi de plus en plus dans les États tiers. La création d’un contingent permanent du corps européen de garde-frontières et de garde-côtes doté de pouvoirs d’exécution en est une illustration récente. Ce contingent devrait à terme atteindre une capacité de 10 000 membres de personnel opérationnel. À cela s'ajoutent les possibilités de Frontex de procéder à des opérations de débarquement des migrants interceptés dans les pays tiers. Ainsi, « Although foreseen in the Operational Plan, disembarkation in Third Countries was not carried out during the implementation period of the joint operation Hera 2018 »[103].

Or, depuis sa fondation, l’Agence Frontex a fait l’objet de critiques acerbes pour son rôle joué dans l’interception de migrants irréguliers, y compris des demandeurs d’asile en route vers l’Europe, et des atteintes aux droits humains causées par des opérations opérationnelles et durant les renvois forcés de migrants. Le manque de transparence de ses activités et surtout l’absence de règles claires d’imputation de responsabilité en cas d’atteintes aux droits humains de migrants demeurent problématiques. D’autant plus que Frontex manque d’un cadre indépendant de supervision et de suivi de la façon dont ses membres exercent les pouvoirs qui leur sont confiés. Le mécanisme de plainte qui a été instauré est un pas louable. Cependant il ne saurait être qualifié de recours effectif au sens du droit européen des droits de l’homme. D’autres améliorations ont été apportées dans le mandat de Frontex pour assurer une meilleure protection des droits et un discours humanitaire l'a lentement imprégné. Toujours est-il que ces développements n’ont jusqu’à présent eu que peu d’effet concret dans la pratique. La situation humanitaire aux frontières extérieures de l’UE demeure préoccupante

La sécurisation des frontières est coûteuse et inefficace, comme le montrent les révisions successives du mandat de Frontex. Elle est aussi contre-productive : elle augmente considérablement la vulnérabilité des migrants et cause des atteintes graves à leurs droits fondamentaux. Dans ce contexte, il est impératif pour l'UE de veiller à ce que les principes de transparence, de responsabilité et de supervision indépendante soient effectivement appliqués à Frontex afin de s’assurer que les migrants soient en mesure d'accéder à la protection et à la justice conformément aux principes découlant du droit européen et international des réfugiés et des droits de l’homme.