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Le succès d’un système régional de protection des droits de l’homme s’apprécie par rapport à son efficacité interne, son ancrage dans les dispositifs nationaux, la diffusion fluide des valeurs et normes qui le structurent. Il s’apprécie aussi au regard de son rayonnement externe, c’est-à-dire son dynamisme à influencer l’évolution du droit au-delà de son périmètre naturel. Sur ce dernier point, force est de constater que l’exportation de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, « Cour européenne » ou « Cour de Strasbourg ») se fait au regard du système universel et interaméricain, mais aussi de l’autre côté de la méditerranée. En effet, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après, « Cour africaine » ou « Cour d’Arusha ») ainsi que la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après, « Commission africaine ou Commission de Banjul ») ne sauraient rester insensibles à l’oeuvre jurisprudentielle accomplie jusque-là par la Cour de Strasbourg. Pour autant, le système africain présente une certaine particularité, ce qui donne tout son intérêt à la question de l’influence de la jurisprudence européenne.

En effet, dans quelle mesure un système qui se veut particulier peut-il greffer une philosophie et des solutions venues d’un autre contexte ? En effet, le doyen Jean Rivero a souligné que, pour qu'une « greffe » prenne, il faut que l'organisme qui la reçoive soit compatible et présente le même patrimoine génétique[1]. Au regard du mouvement d’universalisation des droits de l’homme, le particularisme du système africain, quelle que soit sa profondeur, ne peut justifier un refus d’ouverture. Si l’on soutient, à la suite de Mireille Delmas Marty que

l’universalisation ne signifie pas la diffusion d’un modèle unique à partir d’un point unique, mais plutôt à l’émergence en divers points d’une volonté commune de reconnaitre des droits communs à tous les humains afin de préserver leur dignité ; en ce sens, l’universalité implique un partage du sens et même un enrichissement du sens par l’échange entre les cultures[2].

La circulation des modèles juridiques[3] devient, dès lors, une exigence systémique du droit international des droits de l’homme[4]. On pourrait d’ailleurs, légitimement, s’intéresser à ce que le système africain a apporté à ce « rendez-vous du donner et du recevoir », mais la présente étude se concentrera sur l’influence de la jurisprudence européenne sur le système africain de protection des droits de l’homme.

Il convient, dès lors, de se poser la question suivante : la jurisprudence européenne constitue-t-elle une source d’influence pour les organes de protection des droits de l’homme en Afrique ?

Répondre à cette question suppose de mesurer cette influence, de la qualifier, d’en apprécier la portée. Ainsi, seule une analyse minutieuse de la jurisprudence africaine en matière de droits de l’homme nous permet d’y voir clair. Et à ce niveau des obstacles persistent. Tout d’abord, la multiplicité des acteurs pose un premier problème sur l’échantillon le plus fiable pour mesurer l’influence européenne. À ce niveau, la Commission africaine parait ainsi être une source incontournable pour notre étude. Opérationnelle depuis 1987, elle a rendu une série importante de communications, à la fois quantitativement et qualitativement signifiantes. Mais là aussi, l’obstacle majeur réside dans le fait que la plupart des décisions de la Commission, du moins, jusqu’à une époque récente, sont courtes et insuffisamment motivées. C’est, surtout, à partir des années 2000 que la Commission motive clairement ses décisions en faisant appel à des sources externes, notamment de la Cour européenne. Mais, s’arrêter là, ce serait méconnaitre le développement progressif de la jurisprudence de la Cour d’Arusha, d’autant plus que la plupart des études portant sur les rapports entre les systèmes européen et africain, se sont limités à la jurisprudence de la Commission[5]. Ainsi, la jurisprudence de la Cour africaine servira également de source dans l’analyse de l’influence de la jurisprudence européenne en Afrique. Inaugurée en 2009[6], cette jurisprudence s’est dans un premier temps focalisé sur des questions de compétence et de recevabilité, avant de connaitre un décollage à partir de 2013 avec des analyses de fond[7], parfois audacieuses. Aujourd’hui, d’ailleurs, l’avenir de la Cour reste sur toutes les lèvres, au regard de la véhémence avec laquelle, certains Etats ont accueilli les arrêts de condamnation[8]. Et, à titre complémentaire, on pourrait aussi s’intéresser à la jurisprudence des Cours de Communautés économiques régionales (CER)[9] en matière de droits de l’homme en Afrique. Mais, n’étant pas des juridictions spécialement chargées de la protection des droits de l’homme, le recours à leurs sources ne sera que subsidiaire.

À la lecture, ainsi, de la jurisprudence de la Commission et de la Cour africaine, on ne peut nier la réalité de l’influence strasbourgeoise sur le système africain (I). Cependant, la portée de cette influence reste limitée, au regard de l’évolution de la jurisprudence de Banjul et d’Arusha (II).

I. Une influence réelle

C’est, aujourd’hui, un truisme d’affirmer que l’Europe est bien présente à Banjul et à Arusha. Cette présence de la jurisprudence européenne dans l’argumentation des organes africains se justifie (A) et se confirme à la lumière d’un certain nombre de décisions de part et d’autre (B).

A. Facteurs explicatifs

La contribution positive de la jurisprudence européenne dans la construction d’un répertoire jurisprudentiel africain en matière de protection régionale des droits de l’homme peut s’expliquer essentiellement par deux facteurs. Le premier est intrinsèque au système africain, en ce qu’il est bâti sur le fondement d’une ouverture qui rend possible la réception de l’influence étrangère (1). Le second est lié même au rayonnement de l’organe susceptible de porter cette influence (2).

1. L’ouverture du système africain

D’un point de vue historique, la Convention européenne des droits de l’homme[10] (ci-après, « Convention ») pouvait s’appliquer sur le continent africain. En effet, dans la période coloniale, les grandes puissances européennes avaient la possibilité d’étendre l’application de la Convention aux territoires coloniaux sur la base d’une déclaration spéciale[11]. Mais cette extension était, en réalité, plus symbolique que bénéfique. Par exemple, les britanniques n’ont reconnu la compétence de la Cour qu’en 1966, ce qui signifie que l’accès au juge des droits de l’homme n’était pas possible durant la période coloniale[12]. La France, quant à elle, n’a ratifié la Convention qu’en 1974. Ce premier contact symbolique entre la Convention et l’Afrique va très tôt prendre une autre tournure, dès l’adoption de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. En effet, les rédacteurs de la Charte, partagés, entre tradition et modernité[13], feront de l’ouverture du système africain, une exigence conventionnelle. Contrairement à ce que l’on voit dans le système européen ou interaméricain, la réception de l’influence étrangère trouve une base légale dans le système africain. En effet, les articles 60 et 61 de la Charte permettent à la Commission de se référer aux solutions dégagées dans les autres systèmes régionaux. La Commission a fait sienne cette démarche, en évoquant assez clairement lors d’un séminaire en octobre 1992 que « la Charte africaine doit être interprétée à la lumière du nombre impressionnant de décisions jurisprudentielles qui ont été dégagées des dispositions similaires au sein d’instruments régionaux (…), elles pourraient être d’un intérêt pratique et d’une grande valeur pour les juges et avocats et l’on devrait y recourir le plus souvent possible »[14]. C'est pourquoi elle évoque, assez souvent, les articles 60 et 61 comme justification lorsqu’elle puise dans la jurisprudence extérieure pour motiver ses décisions[15].

Concernant la Cour africaine, en plus des dispositions de la Charte (articles 60 et 61)[16], les articles 3 et 7 du Protocole de Ouagadougou fondent l’ouverture aux autres systèmes de protection des droits de l’homme.  L’article 3 du Protocole de Ouagadougou énonce que

la Cour a compétence pour connaitre de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme.

Le caractère libéral de cette disposition est confirmé par l’article 7, qui prévoit que la Cour africaine « applique les dispositions de la Charte ainsi que tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par l’État concerné ». Une telle disposition n’existe pas dans le système interaméricain ou européen. Dans ces deux ordres juridiques, les cours se limitent l’interprétation de leurs conventions régionales respectives. Ainsi, hormis la Cour de Justice de la CEDEAO, la Cour africaine est la seule juridiction régionale dont le champ de compétence matérielle est aussi large. On peut, en effet, soutenir à la suite de Horace Adjolohum qu’elle est pourvue « d’une compétence matérielle universelle »[17].

L’ouverture et la perméabilité par rapport aux autres systèmes a donc, d’abord, un fondement textuel. La Commission et la Cour africaine sont seules juges de la modulation de la réception de ces sources externes, en fonction des besoins concrets de protection efficace des droits de l’homme. Les éléments extérieurs sont, en principe du moins, non pas applicables en tant que tels par les instances africaines, mais seulement mobilisables, selon des modalités idoines, le moment opportun et la nature des problèmes à résoudre[18]. Le système africain est donc un système ouvert, qui tient compte de l’existence d’une pratique antérieure de normativité en droit international des droits de l’homme, dans laquelle le système africain est appelé à puiser un certain nombre de sources d’inspiration pour l’interprétation et l’application de la Charte. La réception de l’influence de la Cour européenne est donc permise par le droit positif africain, mais aussi facilitée par le rayonnement international de ladite Cour.

2. Le rayonnement international de la jurisprudence européenne

Le rayonnement international de la Cour européenne est une réalité[19]. On ne peut, en effet, qu’être frappé par la fréquence de l’évocation du droit de Strasbourg devant d’autres instances internationales de par le monde. L’antériorité de la Cour européenne y est certainement pour quelque chose. Mais, c’est encore plus, sa méthodologie d’interprétation, reposant sur une conception dynamique des droits garantis et sur l’affirmation de l’autonomie du droit international des droits de l’homme au sein du droit international. Sa force argumentative et de persuasion en a séduit plus d’un. Non seulement, les juridictions internationales spécialisées dans la protection des droits de l’homme, mais aussi, celles qui ne le sont pas, ont recours à la jurisprudence de la Cour européenne. Il est ainsi certain que

le prestige ou l’ancienneté d’une institution influe sur la formalisation des emprunts, cette formalisation attestant qu’il ne s’agit pas seulement d’emprunter de la substance, mais aussi de l’autorité ou de la légitimité[20].

Dans le sillage de ce rayonnement international, la Commission et la Cour africaine ne peuvent échapper à cette influence. Et en plus, des liens institutionnels, relativement, informels ont été tissés entre la Cour européenne et les instances africaines de protection des droits de l’homme. Nul doute que cela constitue un « vecteur d’influence »[21]. Concernant la Commission, des ateliers ont eu lieu avec la Cour européenne, afin d’échanger sur la coopération entre les différents acteurs régionaux de protection des droits de l’homme. À l’instigation du Centre Nord-Sud du Conseil de l’Europe, un atelier a été organisé à Lisbonne en mai 1995 sur le thème général de « L’amélioration des systèmes régionaux de protection des droits de la personne ». Un deuxième du même intitulé a eu, également, lieu dans la même ville en 1997[22]. Des ateliers du même genre ont eu lieu avec la Cour africaine. Un colloque a été organisé à l’instigation de GIZ, du 1er au 8 août 2009 à Berlin. Le colloque regroupait la Cour africaine, la Cour européenne et la Cour interaméricaine avec comme thème : « Current and emerging issues relating to the protection of human rights ». L’objectif de ces rencontres est, surtout, de favoriser les échanges entre les membres des différents organes appelés à partager leurs expériences au service de la fonction qu’ils assument, afin d’améliorer leur propre système, d’assurer la transmission de la jurisprudence des organes entre eux[23]. Aujourd’hui, de telles initiatives sont formalisées avec la tenue, à San José, le 17 juillet 2018 de la première édition du dialogue entre la Cour européenne, la Cour interaméricaine et la Cour africaine[24]. De telles rencontres constituent des éléments renforçant une certaine influence de la jurisprudence européenne sur le système africain de protection des droits de l’homme et des peuples. Toutefois, seule une étude empirique de la jurisprudence africaine en la matière peut nous permettre de confirmer cette influence et d’en vérifier sa profondeur.

B. Facteurs confirmatifs

La réalité de l’influence de la jurisprudence européenne sur le système africain de protection des droits de l’homme se confirme sur la base d’une étude empirique de la jurisprudence africaine en la matière. Dans la jurisprudence de la Commission comme celle de la Cour, il est aisé de repérer les décisions dans lesquelles, mention expresse de la jurisprudence européenne, est opérée. En effet, du point de vue purement rédactionnel, on retrouve la référence du juge européen, soit dans le corps du texte, soit en note de bas de page[25]. Mais il peut arriver que la référence à la jurisprudence européenne soit implicite ou silencieuse[26]. La filiation avec la jurisprudence européenne est ici manifeste[27]. Quoi qu’il en soit, référence expresse ou tacite, la Commission et la Cour africaine utilisent la jurisprudence de la Cour européenne, soit comme facteur de légitimation (1), soit comme source d’interprétation (2).

1. Le recours à la jurisprudence européenne comme facteur de légitimation

La recherche de légitimation constitue une démarche naturelle pour une jeune juridiction. Pour asseoir une jurisprudence dans le concert de l’universalité, quoi de plus normal que s’appuyer sur ses ainées. Dans cette hypothèse, la référence aux normes européennes a un effet purement confortatif, ce qui signifie que la Cour ou la Commission serait parvenue à la même solution indépendamment de ces références. L’objectif est plus la recherche de légitimité que d’un véritable besoin argumentatif. C’est le cas lorsque la Commission dans l’affaire Civil Liberties Organisation et autres c. Nigéria, évoque la Commission européenne lorsqu’elle avançait dans l’affaire Krause c. Suisse[28] que « la présomption d’innocence constitue un principe fondamental […] »[29]. Ces références ne sont pas fondamentales dans le cas d’espèce puisque la Commission va considérer à la fin que le droit à la présomption d’innocence n’a pas été enfreint. C’est, aussi, le cas dans l’affaire Law Office of Ghazi Suleiman c. Soudan[30], lorsque la Commission énonce au paragraphe 48 que « la Cour européenne reconnait que la liberté de débat politique est au coeur même du concept d’une société démocratique »[31], sans pour autant que cela ne soit très déterminant pour le dénouement de l’affaire.

La Cour africaine recourt aussi à la jurisprudence de Strasbourg pour légitimer parfois son analyse sur la recevabilité des recours, notamment l’appréciation de l’efficacité des recours internes. Dans l’affaire Norbert Zongo, il était question d’apprécier l’efficacité d’un recours devant la Cour de cassation burkinabé. Selon le juge africain

comme l’a relevé la Cour européenne des droits de l’homme dans une affaire impliquant la France qui appartient à la même famille juridique que le Burkina Faso, le pourvoi en cassation figure parmi les voies de recours à épuiser en principe pour se conformer à l’article 35 de la Convention[32].

Cette référence à la Cour européenne a permis de rejeter la prétention des requérants quant à l’inefficacité d’un recours en cassation. Néanmoins, la Cour finit par déclarer la requête recevable, car même si les voies de recours n’ont pas été épuisées, la procédure a été anormalement longue[33]. Le même emprunt sera reproduit dans l’affaire Sébastien Ajavon[34]. Dans l’affaire APDH c. Côte d’Ivoire[35], la Cour se fonde, entre autres, sur la jurisprudence de la Cour européenne pour légitimer son interprétation extensive de sa compétence ratione materiae. En effet, saisie pour la première fois sur le périmètre de l’article 3 du Protocole de Ouagadougou, la Cour devait déterminer si la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance est invocable en tant qu’instrument pertinent de protection des droits de l’homme. À cet égard, en cherchant à établir le lien entre l’indépendance et l’impartialité d’une Commission électorale indépendante et le droit subjectif de participation aux affaires politiques, la Cour prend appui sur la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Elle note au paragraphe 64 de son arrêt que

la Cour européenne des droits de l’homme est parvenue à une conclusion similaire lorsqu’elle a été amenée à statuer, pour la première fois, sur des griefs relatifs à la violation de l’article 3 du Protocole 1 à la Convention européenne des droits de l’homme relatif au droit à des élections libres.

En effet, dans l’affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, la Cour européenne, après avoir reconnu la singularité de l’article 3 du Protocole 1, a quand même retenu qu’une telle disposition garantit des droits subjectifs, notamment le droit de vote et le droit de se porter candidat à des élections[36].

On voit ainsi qu’il y a un recours à la jurisprudence traditionnelle de la Cour européenne pour conforter les décisions, aussi bien pour la Commission de Banjul que pour la Cour d’Arusha. Cette posture du juge africain repose incontestablement sur la reconnaissance du rayonnement et de la légitimité de la Cour européenne dans le concert de l’universalité des droits de l’homme. C’est cette même perception des choses qui pousse par ailleurs les organes africains de recourir à la jurisprudence européenne comme source d’interprétation dans le système africain.

2. Le recours à la jurisprudence européenne comme source d’interprétation

L’influence de la jurisprudence de la Cour européenne est plus significative, lorsqu’elle sert de guide d’interprétation de la Charte africaine, notamment pour combler un vide juridique ou pour circonscrire une disposition aux contours obscurs.

Dans son premier arrêt de fond, la Cour africaine a fortement été influencée par l’interprétation du droit de participer aux affaires publiques par la Cour de Strasbourg. Dans cette affaire il était question de savoir si l’interdiction des candidatures indépendantes aux élections présidentielles constitue une violation du droit de participer aux affaires publiques. La Tanzanie, l’État défendeur, fondait cette restriction sur des nécessités sociales et un contexte politique approprié afin de ne pas permettre la montée en puissance de mouvement identitaire (notamment les musulmans de Zanzibar) et, en tant que tel, se fondait sur l’arrêt de la Cour interaméricaine Castaneda Gutman c. Mexique[37] où la Cour a refusé les candidatures indépendantes au regard du contexte politique particulier au Mexique. Les requérants se fondaient eux sur l’interprétation de la Cour européenne des droits de l’homme, disant que l’État restreignant un droit doit apporter la preuve de la nécessité sociale et que la restriction doit être proportionnelle et légitime dans une société démocratique, en invoquant l’affaire Handyside c. Royaume-Uni. Ainsi, la Cour devait trancher en suivant la ligne de la Cour interaméricaine ou la ligne de la Cour européenne. Finalement, la Cour suivra le juge de Strasbourg en faisant le test de proportionnalité de la restriction au droit de participer aux affaires publiques et en faisant la conclusion que l’État défendeur n’a pas apporté la preuve d’une telle nécessité ou proportionnalité dans une société démocratique. Là, on note une influence du juge européen dans la démarche du juge africain de déterminer la proportionnalité d’une mesure restreignant une liberté inscrite dans la Charte africaine. C’est également la même logique qui a conduit le juge d’Arusha à se référer à la position du juge européen pour apprécier la proportionnalité de la limitation de la liberté d’expression par la loi nationale[38]. La Cour a aussi fait appel à l’interprétation du principe non bis in idem par la Cour européenne, principe qu’on ne retrouve pas dans la Charte africaine. Dans l’affaire Sébastien Ajavon, le requérant, après avoir été acquitté en première instance, a vu son affaire, deux ans après, portée devant une juridiction spéciale créée pour lutter contre le trafic de drogue et le terrorisme. Pour déterminer s’il y a violation en l’espèce du principe non bis in idem, la Cour s’inspire de la démarche de la Cour européenne dans l’affaire Grande Steven et autres c. Italie[39]. À cet égard, la Cour fera sienne la démarche de la Cour de Strasbourg en procédant à une analyse factuelle et juridique des griefs[40], ce qui lui permettra de conclure à la violation du principe. Dans le même sillage, la Cour s’inspire de la théorie des apparences telle que développée par la Cour européenne[41] pour légitimer sa conclusion quant à l’impartialité et l’indépendance de la Commission Électorale Indépendante ivoirienne[42].

Concernant la Commission, le recours à la jurisprudence européenne comme source d’inspiration est plus soutenu. Par exemple, pour apprécier le degré de gravité exigé pour qualifier un fait de traitement inhumain et dégradant, la Commission fait appel à la méthode dégagée par le juge européen. C’est ainsi que dans l’affaire Huris Law c. Nigeria, la Commission énonce que si l’interdiction posée par l’article 5 est absolue, son appréciation est relative, conformément à la position adoptée par la Cour européenne :

[…] comme cela a été observé par la Cour européenne des droits de l’homme dans le procès Irlande c. Royaume-Uni lorsqu’elle devait statuer sur des dispositions similaires de la Convention européenne des droits de l’homme […] le traitement interdit aux termes de l’article 3 de la Convention européenne est celui qui atteint un niveau minimal de sévérité et l’évaluation de ce niveau minimal est dans la nature des choses, relative. Il dépend de toutes les conditions qui entourent le cas, tel que la durée du traitement, ses effets physiques et mentaux et, dans certains cas du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime, etc[43].

L’influence méthodologique est, ici, flagrante. Et c’est sur le fondement de cette analyse que la Commission conclut à une violation de l’article 5 de la Charte africaine. Dans une autre affaire, en se fondant sur la similarité des faits, la Commission emprunte encore la même interprétation de la Cour de Strasbourg pour déterminer l’existence d’un traitement inhumain et dégradant. Pour déterminer si la flagellation d’étudiants constitue un traitement cruel au sens de la Charte africaine, la Commission se fonde sur l’analyse qu’avait faite la Cour européenne, lorsqu’elle était confrontée à des faits pareils dans l’affaire Tyrer c. Royaume-Uni[44]. Ainsi, on voit qu’au-delà du contenu matériel du traitement inhumain, cruel et dégradant, la Commission reçoit, également, la qualification de l’acte de flagellation comme traitement dégradant.

La Commission fait appel à la jurisprudence européenne comme source d’interprétation pour combler un vide juridique dans la Charte africaine. Il en est ainsi, lorsqu’il s’agit d’apprécier le droit à un procès équitable, étant donné que la Charte africaine est silencieuse à ce niveau. Dans l’affaire Civil Liberties Organisation, Legal Defence Centre, Legal Defence and Assistance Project c. Nigéria, la Commission africaine s’est référée à la décision de la Commission européenne Le Compte Van Leuven et De Meyere c. Belgique[45], après avoir constaté elle-même que le principe de publicité de la procédure, important pour le droit à un procès équitable, ne figure pas dans l’article 7 de la Charte. La Commission européenne avait relevé qu’en cas de procès à huis clos « les travaux doivent rester justes et dans l’intérêt des parties »[46]. La Commission africaine conclut, à cet égard, que « l’État n’a pas indiqué que le déroulement des travaux à huis clos entrait dans le cadre des circonstances exceptionnelles envisagées ci-dessus », et que, donc, il y’a violation de l’article 7 de la Charte. Dans le même sillage, pour combler ce vide normatif, la Cour de Justice de la CEDEAO a, aussi, fait appel à la jurisprudence de la Cour européenne pour déterminer le régime juridique des dérogations. On ne trouve pas dans la Charte africaine l’équivalent de l’article 4 du PIDCP ou de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme. Ainsi, pour apprécier la situation d’urgence invoquée par l’État défendeur, dans l’affaire Michel et Simone Gbagbo c. Côte d’Ivoire[47], en se fondant sur l’affaire Lawless[48] , la Cour communautaire procède à l’image de la Cour européenne au contrôle de légitimité et de proportionnalité des mesures dérogatoires.

Tous ces exemples, tirés de la jurisprudence de la Commission, de la Cour africaine et de la Cour de Justice de la CEDEAO, montrent à suffisance la réalité de l’influence de la jurisprudence européenne sur le système africain de protection des droits de l’homme. Mais la question de la portée de cette influence reste, par ailleurs, entière.

II. Une influence limitée

Quoique réelle, l’influence de la jurisprudence européenne sur le système africain de protection des droits de l’homme n’est quand même pas systématique et démesurée. Elle reste limitée par un certain nombre de facteurs (A). C’est ainsi qu’un certain mouvement jurisprudentiel va dans le sens de limiter la portée de l’influence européenne (B).

A. Facteurs explicatifs

La portée relative de l’influence européenne sur le système africain de protection des droits de l’homme va de soi. Même si les mêmes objectifs sont visés, à savoir la mise en place de sociétés ouvertes et démocratiques dans lesquelles les droits de l’homme sont respectés, les « patrimoines génétiques » des deux systèmes ne sont pas identiques. En effet, il y a un certain particularisme du système africain, mis en exergue par le juge Rafaa Ben Achour dans le présent numéro. Par ailleurs, même si le système européen s’impose comme source de référence en raison de son ancienneté et don dynamisme, cela n’empêche pas aux organes africains de « voir ailleurs » afin de diversifier les sources de référence jurisprudentielle (1) et de recourir assez fréquemment à la règle du précèdent (2).

1. La diversification des sources d’influence

L’influence européenne est bien présente dans le système africain. Mais elle reste de plus en plus limitée. La jurisprudence de la Cour européenne n’est pas, forcément, la plus pertinente et la plus appropriée pour le système africain. L’une des premières raisons qu’on peut évoquer à ce niveau, c’est la relative pauvreté du texte européen quant à ce qui a trait aux droits économiques, sociaux et culturels comparé au texte africain. Sur ce plan, la Cour et la Commission ne se réfèrent point au système européen, mais plutôt sur leur propre jurisprudence et aux textes et organes onusiens[49]. C’est ce que rappelle le juge Fatsah Ouguergouz, en ces termes :

le fait que la Convention européenne des droits de l’homme, principal instrument européen en la matière, n’ait pas consacré le concept de devoir individuel et n’ait pas fait ne serait-ce qu’une allusion aux droits économiques, sociaux et culturels, témoigne d’une conception des droits de l’homme plus éloignée de la conception africaine que ne l’est celle des États américains[50].

Il a, certainement, raison d’évoquer que la conception interaméricaine des droits de l’homme cadre le mieux avec la conception africaine. En effet, la situation économique, sociale et politique des pays africains est plus proche de celle des États américains que des États européens, et ceci constitue un facteur important de limitation du rayonnement européen dans le cadre africain, au profit du modèle interaméricain[51]. La préférence onusienne s’explique, aussi, par le fait que la plupart des États africains sont signataires des textes onusiens et font partie du système, ce qui donne plus de légitimité à cette référence. Qui plus est, la Charte elle-même se réfère à la Charte des Nations Unies et la Déclaration universelle des droits de l’homme. Et la Commission s’inspire plus des deux pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques et relatifs aux droits économiques et culturels et sociaux que de la Convention européenne des droits de l’homme. La Commission cite aussi assez souvent, des textes de soft law tels que des résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies[52].

2. Le recours fréquent à la technique du précèdent

Un autre élément essentiel limitant l’influence européenne constitue le recours assez fréquent à la technique du précédent par la Commission et le recours plus fréquent de la Cour africaine à la jurisprudence de la Commission. C’est la tendance constatée récemment au niveau de la Commission et cela se comprend. À ses débuts, son répertoire jurisprudentiel n’était pas assez riche pour en puiser suffisamment. Mais maintenant qu’elle a assises les bases d’une jurisprudence solide, quoiqu’en ayant pris comme référence les jurisprudences européennes et interaméricaines, elle a de plus en plus recours à ses précédents dans ses communications. C’est ce qu’affirme, clairement, la Commission lorsqu’elle avance qu’: « en interprétant et en appliquant la Charte africaine, la Commission se fonde sur les précédents juridiques de plus en plus nombreux créés par ses décisions prises sur presque 15 ans environ »[53]. De même la Cour africaine, a instinctivement une nette préférence à recourir tout d’abord à la jurisprudence de la Commission africaine, avant de voir ailleurs, pour la résolution d’un cas. Cela parait dans ses deux arrêts rendus au fond. La référence à la Commission africaine y est, quantitativement, plus importante que celle de ses consoeurs. Cela se comprend aisément, la référence à la Commission est plus pertinente que n’importe quelle autre instance de protection des droits de l’homme, vu qu’elle partage avec ladite Commission le même système et sont toutes les deux des institutions qui se renforcent et se complètent, selon le Protocole de Ouagadougou[54]. Tout ceci réduit de plus en plus, considérablement, l’impact de la jurisprudence européenne sur le système africain de protection des droits de l’homme.

B. Facteurs confirmatifs

Une analyse empirique de la jurisprudence de la Cour et de la Commission nous permet de confirmer la portée limitée de l’influence de la jurisprudence européenne. Les raisons évoquées plus haut, à savoir le particularisme du système doublé d’un besoin de contextualisation et la diversification des sources d’influence poussent les organes africains de protection des droits de l’homme à construire une jurisprudence qui parfois s’éloigne des approches européennes. Il serait ainsi utile d’analyser cette relativité de l’influence européenne au regard de l’analyse de certaines règles de forme et de fond.

1. Une influence limitée dans l’analyse des conditions de recevabilité des recours

L’analyse de la jurisprudence de la Cour permet de confirmer que nonobstant la réalité de l’influence de la jurisprudence européenne, celle-ci reste tout de même limitée. Une telle limite est perceptible à travers certains points dans le cadre de l’analyse des conditions de recevabilité des recours, notamment l’appréciation de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, et de la règle du délai raisonnable.

La Cour et la Commission africaine, tout comme la Cour européenne et contrairement à la Cour de Justice de la CEDEAO, ne peuvent recevoir les requêtes qu’à la condition que les voies de recours internes soient épuisées[55]. Certes, du point de vue de l’analyse structurelle de la règle, les interprétations européennes et africaines convergent[56]. La règle est avant tout la traduction du principe de subsidiarité[57], mieux une marque de la souveraineté de l’État dans le contentieux international et régional des droits de l’homme[58]. Mais, dans l’application effective de la règle au contexte africain, la Cour d’Arusha et la Commission de Banjul s’écartent sur certains points de l’interprétation strasbourgeoise. Il en est ainsi lorsque la Cour africaine fait de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, une règle d’ordre public. En effet, à chaque fois que la Cour procède à l’examen de la recevabilité, la règle de l’épuisement des voies de recours interne est analysée, que l’exception soit ou non soulevée par le défendeur, ce qui contraste avec la solution retenue par la Cour européenne. Selon cette dernière, il est nécessaire que le gouvernement formule une exception préliminaire pour qu’elle soit en mesure de constater l’irrecevabilité d’une requête à cause du non-épuisement des voies de recours internes. Par conséquent, si l’État défendeur y renonce, le juge de Strasbourg ne peut soulever l’exception d’office[59]. La Cour africaine n’a pas retenu cette démarche, ce qui la singularise même par rapport à la Commission africaine. En effet, la Cour africaine a retenu la possibilité d’analyser la question, proprio motu[60]. Cela trouve une base légale dans l’article 39 du Règlement de la Cour et vient conforter ce que disait la Cour dans l’affaire Peter Joseph Chacha : « la règle de l’épuisement des voies de recours internes est une exigence du droit international et non une question de choix »[61]. Dans l’affaire Urban Mkandawire c. Malawi[62], la Cour est allée même plus loin. Dans cette affaire, ce qui est intéressant est que le requérant avait d’abord saisi la Commission avant de saisir la Cour. Devant la Commission, l’État défendeur avait déclaré qu’« il n’y avait pas à discuter sur le fait que le requérant a épuisé toutes les voies de recours du Malawi »[63]. En se fondant sur le fait que l’État reconnait l’épuisement des voies de recours internes, la Commission a conclu à la recevabilité de la requête[64]. Mais avant que la Commission ne puisse se prononcer sur le fond, le requérant avait retiré sa plainte et a saisi la Cour[65]. Devant la Cour, l’État défendeur n’a pas soulevé d’exception de non-épuisement des recours internes. La Cour a cependant considéré qu’il est de son devoir de faire respecter les dispositions du Protocole et de la Charte. La Cour a ainsi décidé de procéder proprio motu à l’examen de la recevabilité de la requête au regard de la règle de l’épuisement des voies de recours internes et a conclu au non-respect de cette exigence conduisant au rejet de la requête. La Cour ne mentionne nullement la position de l’État défendeur devant la Commission qui reconnaissait que les voies de recours internes sont épuisées. Ainsi, deux lectures peuvent être faites. Soit, la Cour considère qu’elle n’a pas à prendre en compte cet aspect dans sa procédure interne. Soit elle considère que peu importe la position de l’Etat défendeur, elle a le devoir de se prononcer sur la règle de l’épuisement des voies de recours internes. Cette deuxième version semble l’emporter au regard de l’opinion dissidente conjointe des juges Gérard Nyugeko et El hadji Guissé[66]. Au final, la Cour se met dans une posture hautement protectrice des États en faisant passer le message selon lequel, la règle de l’épuisement des voies de recours internes couvre l’État même si ce dernier ne la soulève pas ou n’y émet aucune objection, voire y renonce, ce qui contraste avec la solution retenue par la Cour européenne.

Également, concernant la nature des voies de recours à épuiser, la Cour s’éloigne de l’approche développée par la Cour européenne. Alors que la Cour européenne développe une vision fonctionnelle et utilitariste des voies de recours à épuiser[67], la Cour africaine se contente d’une approche restrictive et absolutiste. C’est du moins ce qu’a laissé entendre la Cour africaine dans l’affaire Lucien Ikili Rashidi[68], dans laquelle l’État défendeur exigeait du requérant, se trouvant hors du territoire, d’adresser une demande de levée d’interdiction au ministère de l’intérieur avant de pouvoir saisir les juridictions. Ne l’ayant pas fait, l’État défendeur considère que les voies de recours ne sont pas épuisées. En effet, on se retrouve ici dans une hypothèse de recours administratif préalable obligatoire avant de pouvoir saisir les juridictions compétentes. Mais la Cour refuse de considérer « une demande adressée à une autorité administrative » comme un recours au sens de l’article 56 (5) de la Charte. Selon la Cour, « la demande adressée au ministère de l’Intérieur n’est pas un recours judiciaire »[69]. Toutefois, il convient de noter à ce niveau, que la Commission a abandonné une telle vision absolutiste dont la Cour fait sienne, au profit d’une vision utilitariste ou fonctionnelle[70]. La Cour, quant à elle, reste encore dans la vision absolutiste et restrictive[71], ne reconnaissant que les recours de nature judiciaire.

Dans l’analyse de la règle du délai raisonnable pour l’introduction d’une requête, la Cour européenne retient la durée de 6 mois à partir de la communication de la décision interne définitive[72] alors que la Cour africaine milite, à l’image de la Cour interaméricaine en faveur d’une démarche in concreto et contextuel. Comme l’affirme la Cour dans l’affaire IHRDA et APDF c Mali, « le caractère raisonnable du délai de saisine dépend des circonstances particulières de chaque affaire et doit être apprécié au cas par cas »[73]. Cette approche est certainement guidée par la prise en compte du contexte dans les Etats africains avec des pratiques qui ne rendent pas faciles le respect d’un délai fixé à l’avance par la Cour.

2. Une influence limitée dans l’analyse des droits garantis

Le particularisme normatif et contextuel du système africain milite en faveur de la construction d’une jurisprudence qui ne trouverait pas un terreau fertile dans le patrimoine prétorien européen. Il se peut que du point de vue contextuel que le recours à la jurisprudence européenne ne soit pas pertinent (impertinence contextuelle) ou qu’il ne le soit pas du point de vue matériel (impertinence matérielle)

C’est le cas, par exemple, lorsque la règle à interpréter existe dans le cadre européen, mais la Cour ou la Commission préfère l’analyser sous l’angle culturel ou contextuel africain. En effet, la jurisprudence africaine n’est pas totalement en porta faux avec l’interprétation « culturelle » de la Charte, limitant ainsi l’impact de la jurisprudence européenne. Il serait, en effet, excessif de penser que le système africain de protection des droits de l’homme reçoit, servilement, tout ce qui est expérimenté par le système européen. Il y a des cas où la Commission a privilégié une lecture contextuelle de ses décisions, en privilégiant la spécificité africaine. C’est le cas dans une décision de 1999, lorsqu’elle énonce que : « la Charte africaine devrait être interprétée dans le sens culturel, en tenant, dûment, compte de la particularité des traditions légales de l’Afrique que l’on retrouve dans la législation de chaque pays »[74]. La Commission était confrontée à la question de savoir si le droit à l’habeas corpus était inclus dans l’article 6 de la Charte. Elle va, pourtant, se fonder surtout sur l’histoire juridique du Nigéria :

Étant donné l’historique de l’habeas corpus dans le droit commun auquel souscrit le Nigéria, et sa pertinence dans la société nigériane moderne, le décret amendé qui suspend ce droit doit être considéré comme une autre violation des articles 6 et 7 de la Charte[75].

Cette prise de position renvoie au principe d’interprétation contextuelle des traités admis à l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, et au préambule de la Charte africaine elle-même. La question est, maintenant, de savoir entre la clause d’ouverture et l’exigence d’interprétation en tenant compte des réalités africaines, entre l’universalité et l’africanité, qu'est-ce qui joue comme principe directeur et qu'est-ce qui joue comme principe correcteur ? L’attitude de la commission ne nous éclaire pas sur une possible hiérarchisation, afin de voir quel est le principe et quelle est l’exception. Mais parlant spécifiquement de l’ouverture à la jurisprudence européenne, on a des raisons de penser, aujourd’hui, qu’elle a un impact de plus en plus limité.

C’est aussi le cas, lorsque la règle à interpréter ne trouve pas une source formelle dans les textes et la jurisprudence européenne. C’est le cas par exemple lorsque la Cour ou la Commission interprète le droit des peuples, un tel droit n’étant pas dans le patrimoine génétique du système de la Convention européenne. C’est ce qui explique que dans l’affaire des Ogiek[76], la Cour a bâti son argumentation en faisant référence principalement à la jurisprudence de la Commission, de la Cour interaméricaine et des organes onusiens, et nullement à la Cour européenne. Cela se comprend aisément au regard du droit invoqué et du contexte d’exercice de ce droit qui se rapproche davantage des réalités de l’Amérique latine que de l’Europe occidentale. Ainsi, dans la cadre de l’analyse du concept de peuple autochtone, la Cour se fonde essentiellement sur les travaux de la Commission africaine et du Rapporteur spécial des Nations unies sur les minorités. Quand il s’agit d’interpréter le droit des peuples à l’autodétermination interne et à l’accès aux ressources naturelles, la Cour se tourne vers la jurisprudence de la Cour interaméricaine. Et même là. La Cour a fait oeuvre de construction prétorienne autonome, en liant droit à l’alimentation et droit d’accès aux ressources naturelles. Le rapprochement avec le système interaméricain est aussi ce qui explique l’influence de l’interprétation du retrait de déclaration de compétence devant la Cour interaméricaine dans l’affaire Ingabire c. Rwanda[77]. Au final, la lecture contextuelle des droits garantis contribue à une influence plus grande des organes de contrôle de San Jose que la Cour européenne. Mais quoi qu’il en soit, l’analyse de la jurisprudence de la Cour et de la Commission africaine fait ressortir cette richesse des sources d’inspiration du juge et tout le mérite de l’universalité des droits de l’homme.

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La jurisprudence européenne a, ainsi, permis à la Commission et à la Cour africaine, tantôt de conforter ses positions, tantôt d’interpréter la Charte, ou d’en combler les lacunes. On peut, ainsi, affirmer que la Cour de Strasbourg a exercé une réelle influence et a fortement contribué à la mise en place d’un système africain de protection des droits de l’homme. Toutefois, l’impact de l’influence européenne est aujourd’hui de plus en plus limité. N’empêche que le constat, largement, partagé est que la jurisprudence de la Cour de Strasbourg s’exporte bien et que son rayonnement ne fait aucun doute. Comme il est bien ancré dans la culture africaine, que « les enfants suivent toujours leurs ainés », la Cour européenne a bien assumé son rôle d’ainée dans la famille universelle de protection des droits de l’homme. La voie est tracée, reste que l’Afrique présente un certain nombre de particularités et de défis qui lui sont propres. Il faut, en effet, prendre conscience qu’un système de protection des droits de l’homme n’est pas une voiture d’occasion ou un gadget technologique. C’est une architecture de valeurs, où le dit et le non-dit, voire l’inconscient, se mêlent et se chevauchent. Un système des droits de l’homme est, avant tout, un élément identitaire. Voilà ce qu’il faut davantage prendre en compte, afin de mieux répondre aux besoins africains, en matière de protection des droits de l’homme en Afrique.