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« La Justice des droits de l’homme est singulière »[1]. En effet, elle s’inscrit dans une tension palpable entre d’une part, « l’éternelle raison d’État » et l'« irréductible souveraineté »[2] et d’autre part, la sophistication normative et la mise en place de mécanismes juridictionnels de protection particulièrement complexes découlant de la volonté première des États. En ayant accepté d’accorder la fonction de juger à des institutions supranationales, les États ont ainsi contribué à la juridictionnalisation régionale des droits de la personne avec les « singularités inhérentes à la fonction judiciaire »[3].

L’ouvrage Les 3 cours régionales des droits de l’homme in context. La justice qui n’allait pas de soi a pour objet l’étude contextualisée des trois systèmes régionaux institués par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[4] (Convention européenne), la Convention américaine relative aux droits de l’homme[5] (Convention américaine) et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[6] (Charte africaine), complétée par le Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples[7]. Il s’agit d’une monographie de Laurence Burgorgue-Larsen qui est professeure de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut de recherche en droit international et européen de la Sorbonne (IREDIES). Auteure et directrice de nombreux ouvrages et contributions doctrinales portant notamment sur l’analyse des rapports entre systèmes, sur les droits européen et interaméricain des droits de l’homme, sur le droit comparé ou sur la protection des droits fondamentaux à l’échelle constitutionnelle et internationale, elle a également été juge du Tribunal constitutionnel d’Andorre (2012-2019) et y a exercé les fonctions de présidente (2014-2016).

Cet ouvrage a pour objectif de procéder à l’analyse comparative des trois systèmes régionaux de protection des droits de la personne qui sont juridiquement effectifs à travers la mise en oeuvre de la responsabilité internationale des États[8]. Il prend appui sur « le droit et ses spécifiques techniques » mais intègre aussi des « éléments historiques et de sociologie judiciaire » afin de « sortir du formalisme juridique asséchant; s’emparer des contraintes politiques, voire géopolitiques qui se développent en permanence sur les trois continents »[9]. En effet, la professeure Burgorgue-Larsen souligne que « [l]e droit est pétri par la politique; le droit international sans doute plus que tout autre »[10]. Face à ce constat, l’auteure aborde successivement trois thématiques − l’évolution institutionnelle des trois systèmes régionaux de protection, l’interprétation de leur texte de référence et les conséquences en termes d’application − guidées par une problématique centrale qui vise à déterminer « de quelle manière la Souveraineté des États s’est-elle conjuguée avec l’obligation de protéger la Majesté des Droits »[11].

Dans un chapitre préliminaire, l’auteure envisage la « singulière justice » des droits de l’homme à travers l’histoire de la création des trois systèmes régionaux de protection en montrant qu’elle résulte des interactions entre plusieurs facteurs complexes, comme le traumatisme de l’idéologie nazie et la volonté d’endiguer l’expansion du communisme en Europe; la prédominance du principe de non‑intervention face à la montée des régimes présidentiels autoritaires dans les Amériques; dans le contexte de la décolonisation, la magnification de la souveraineté par de jeunes États indépendants en Afrique. Ainsi, la géopolitique[12] et la diplomatie juridique[13] propre à chaque continent[14], ont influencé la création des systèmes régionaux en façonnant leurs spécificités. Toutefois, ces systèmes partagent « des éléments matériels et des questionnements communs indiscutables »[15], notamment au regard des mécanismes juridictionnels qui reposent sur le principe de subsidiarité, l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes ou la permanence étatique[16].

Dans le cadre du premier titre qui envisage l’évolution des systèmes, le premier chapitre est l’occasion pour l’auteure de rappeler que l’efficacité des trois systèmes régionaux est difficile, car elle est toujours influencée par « la politique juridique extérieure des États », entendue comme la poursuite par les États d’une politique, dans l’ordre international, par le droit[17]. Dans ce contexte, la professeure Burgorgue-Larsen constate que « [s]i la justice si singulière des droits de l’homme ne va pas de soi, c’est que rien n’est jamais acquis »[18]. L’engagement individuel des États n’est pas conditionné par la négociation collective d’un instrument de protection et « [r]ester hors du jeu juridique peut parfaitement être une stratégie politique »[19]. Par ailleurs, au-delà des défis qui découlent de la complexification de l’architecture institutionnelle et des mécanismes juridictionnels des systèmes de protection[20], l’« irréductible souveraineté » des États leur permet de dénoncer leurs engagements internationaux et la compétence des organes de contrôle auxquels ils ont accepté initialement de se soumettre : « [f]aire et défaire, tel est leur pouvoir souverain. Le jeu du consensualisme ne disparaît point dans l’univers humaniste »[21].

Le deuxième chapitre permet à l’auteure d’aborder la légitimité des systèmes régionaux qu’elle décide d’analyser sous l’angle des droits protégés que les États ont inclus dans les catalogues initiaux ou qu’ils ont fait le choix d’ajouter au fur et à mesure de l’évolution du système[22]. L’amplification du catalogue des droits s’inscrit dans un approfondissement normatif par l’adoption de protocoles additionnels ou de nouvelles conventions spécialisées[23] qui ont une portée variable dès lors que l’engagement des États demeure facultatif[24]. Elle rappelle la défiance traditionnelle et persistante en Europe à l’égard des droits économiques, sociaux et culturels dont la justiciabilité est contestée, ce qui témoigne d’un « conservatisme politique et juridique certain »[25], alors que les Amériques et l’Afrique sont davantage marquées par « la quête de justice sociale » et par une approche avant-gardiste à l’égard de plusieurs droits et devoirs dans les domaines économique, social et culturel[26], mais aussi en matière de protection des droits des femmes[27] avec un engagement constant de la société civile dans ce processus normatif[28]. Parallèlement, l’auteure constate que le choix des juges est également conditionné par la politique juridique extérieure et les intérêts des États[29]. En effet, elle démontre « la permanence du pouvoir discrétionnaire »[30] des États dans le cadre de processus nationaux de désignation des candidats. Ces processus sont parfois opaques et ne répondent pas toujours à l’exigence de transparence en l’absence d’un encadrement strict des procédures de sélection[31].

Dans le cadre du deuxième titre qui est relatif à l’interprétation, le premier chapitre permet à la professeure Burgorgue-Larsen de définir le décloisonnement comme « l’ouverture aux sources extérieures », indépendamment de la nature des textes mobilisés et qui intègrent la jurisprudence, que celle-ci provienne de juridictions universelles, spécialisées, régionales ou nationales[32]. Elle met en exergue que les 3 Cours se sont ainsi approprié le décloisonnement en adoptant « "l’optique cosmopolitique" […] dans le champ de l’interprétation et de l’application des droits de l’homme […] en dépit des différences techniques innervant [leurs] textes de référence »[33]. En effet, elle rappelle qu’en droit international général, le paragraphe 1 de l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités[34] définit la règle générale de l’interprétation et envisage les méthodes textuelle, systémique et téléologique comme « autant de possibilités offertes au juge, libre de les conjuguer à sa guise »[35]. L’auteure met l’accent sur les spécificités des Conventions européenne et américaine, respectivement aux articles 53 et 20, qui établissent un « principe de non régression »[36] en opérant « un double renvoi aux standards existant à l’échelle des lois internes et des conventions internationales [afin d’encourager les juges] à ne pas développer des interprétations contra persona (obligation négative) » sans toutefois qu’on puisse en déduire l’existence d’une obligation positive d’adopter des interprétations qui accorderaient la meilleure protection possible puisqu’il serait plutôt question d’une clause en vue du « traitement le plus favorable »[37]. Ainsi, dans le cadre du système européen, l’ouverture de la Cour aux sources externes et sa combinaison avec l’interprétation téléologique ont contribué à l’enrichissement substantiel de la Convention européenne envisagée comme un « instrument de droit vivant [qu’il] convient d’interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles »[38], justifiant des interprétations évolutives[39]. Dans le cadre du système interaméricain, « la clause de non-régression » fait partie intégrante de la jurisprudence de la Cour lui permettant d’une part, d’adopter des interprétations conformes au principe pro persona s’imposant au regard de la nature même des droits de l’homme[40] et d’autre part, d’ancrer systématiquement la Convention américaine non seulement dans le « "corpus juris interaméricain", mais également dans ce qu’elle nomme le "corpus juris du droit international des droits de l’homme" »[41]. À l’égard des emprunts normatifs explicitement encouragés par un texte conventionnel, l’auteure met en lumière les articles 60 et 61 de la Charte africaine qui témoignent que le système africain offre « une place de choix aux "sources venues d’ailleurs" »[42], qu’il s’agisse de normes internationales conventionnelles ou coutumières, générales ou spéciales, qui relèvent de l’Union africaine ou des Nations unies, à portée juridiquement contraignante, ou relevant du soft law comme la Déclaration universelle des droits de l'homme[43]. Parallèlement, l’auteure constate que

[l]à où les systèmes régionaux européen et interaméricain se rejoignent, c’est dans la valorisation des jurisprudences nationales, quand elles sont conformes aux standards conventionnels ou quand elles inspirent directement les jurisprudences régionales [puisque cela leur permet de maintenir un dialogue constant avec les juridictions des États parties], « juges conventionnels de droit commun »[44].

A contrario, elle observe que, dans le cadre du système africain, les décisions des juridictions nationales sont encore très largement ignorées. En effet, bien que l’ouverture des constitutions africaines aux sources externes soit très aboutie, la mobilisation du droit comparé s’opère essentiellement entre les juridictions internes et non entre ces dernières et les organes africains de protection[45].

Le deuxième chapitre permet à l’auteure de constater que le décloisonnement a entraîné notamment l’accroissement de la protection en raison de la modification des traités grâce à la pratique jurisprudentielle qui a permis, d’une part, de définir le contenu et la portée des droits existants, d’autre part, d’enrichir leur contenu[46]. Par exemple, à l'égard de la définition de la traite des personnes, la professeure Burgorgue-Larsen souligne que le décloisonnement interprétatif, qui renvoie à « l’utilisation de tout type de sources extérieures afin d’interpréter les droits garantis »[47], démontre ainsi

à quel point la cohérence jurisprudentielle est au rendez-vous entre le droit international et le droit régional et, au sein du droit régional, entre les systèmes de protection des droits. [Et comment,] [a]u-delà de la spécificité de chacun, l’universel est préservé[48].

L’auteure observe que le décloisonnement matériel, « généralisé en Afrique et circonscrit en Amérique latine à cinq conventions spécialisées […] [consiste en] l’application d’instruments exogènes spécifiques ratifiés par les États défendeurs »[49] élargissant ainsi les bases conventionnelles au regard desquelles les Cours africaine ou américaine peuvent apprécier les violations des droits[50]. Par ailleurs, elle souligne que le décloisonnement interprétatif a permis de renforcer les obligations à la charge des États, à travers notamment la mise en oeuvre du droit à la non-discrimination et du principe de vulnérabilité[51]. Néanmoins, en raison de l’élargissement du contenu des droits et du renforcement des obligations procédurales et substantielles s’imposant aux États, le décloisonnement entraîne des contestations au sein même des Cours africaine, européenne et interaméricaine. Ainsi, le désaccord des juges dissidents à l’égard des positions interprétatives extensives se reflète dans leurs opinions séparées jointes aux affaires[52] tandis que des acteurs de la société civile comme les ONG conservatrices instrumentalisent le prétoire des Cours en l’utilisant de façon stratégique afin de défendre une approche restrictive des droits et libertés[53].

Le troisième titre envisage les mécanismes qui se rattachent d'une part, à l’application des instruments adoptés dans le cadre des trois systèmes régionaux, d'autre part, à l’exécution des décisions juridictionnelles supranationales. L’auteure fait ainsi la différence entre « le respect des règles et principes tirés des conventions régionales de protection des droits de l’homme en général, et l’exécution des décisions et arrêts de condamnation en particulier »[54].

Dans le cadre du premier chapitre, la professeure Burgorgue-Larsen met en lumière que « l’ouverture des constitutions nationales au droit international des droits de l’homme » est un premier facteur incitatif[55] permettant d’aboutir à une application effective des instruments conventionnels. En effet, « l’incitation constitutionnelle » s’inscrit dans une « dialectique d’"internationalisation" des constitutions et de "constitutionnalisation" du droit international »[56]. Ainsi, l’auteure souligne que malgré la diversité des pratiques constitutionnelles nationales en fonction de la nature dualiste ou moniste du système et la valeur supra-législative, constitutionnelle ou supra-constitutionnelle[57] qui peut être accordée aux traités internationaux, il est possible d’identifier « un mouvement général en faveur d’une reconnaissance de l’importance de la fonction interprétative du droit international des droits de l’homme »[58]. Néanmoins, « le degré d’"humanisation" des constitutions nationales […] n’est pas suffisant pour expliquer le degré d’adhésion aux droits protégés par les textes régionaux de protection tels qu’interprétés par les [trois Cours] »[59]. Ainsi, le dialogue judiciaire joue un rôle fondamental dans l’incorporation des standards jurisprudentiels internationaux dans les ordres juridiques internes et se matérialise à travers le contrôle de conventionnalité[60], particulièrement abouti dans le système interaméricain de protection[61]. Par ailleurs, aux côtés de la diplomatie judiciaire et académique[62] qui s’inscrivent dans un dialogue politique, la diplomatie civique qui peut être exercée par les ONG de défense des droits de l’homme et les institutions nationales de protection de ces droits, contribue également à l’application des décisions et des arrêts des organes internationaux de protection[63].

Dans le deuxième chapitre, la professeure Burgorgue-Larsen envisage l’exécution des arrêts prononcés et la mise en oeuvre des mesures de réparation ordonnées par les 3 Cours régionales. Elle constate qu’une synergie globale est privilégiée en Europe[64] grâce aux rapports du Comité des ministres et ceux de l’Assemblée parlementaire sur l’exécution des arrêts[65] et l’implication de la Cour européenne, notamment à travers la procédure de l’« arrêt pilote »[66], dans une perspective de coopération et de complémentarité des actions réalisées par les organes politiques et l’institution judiciaire[67]. Les Amériques sont marquées par une synergie partielle en raison de la carence de l’organe politique puisque l’Assemblée générale de l’Organisation des États américains n’exerce pas une véritable fonction de contrôle[68], conduisant ainsi les organes interaméricains de protection à s’engager en la matière en exerçant une fonction de surveillance et en déployant une politique active de contrôle de la mise en oeuvre des recommandations faites par la Commission et de l’exécution des arrêts rendus par la Cour[69]. En ce qui concerne l’Afrique, l’auteure souligne l’absence d’« approches synergiques découlant d’une méfiance structurelle des États africains à l’égard des organes de protection qu’ils ont pourtant participé à créer »[70]. Ainsi, elle regrette que

le contrôle de l’exécution des recommandations de la Commission africaine et des arrêts de la Cour [soit] ignoré par les instances politiques de l’Union africaine, alors qu’il s’agit d’un élément majeur afin d’assurer à long terme la crédibilité du système de garantie[71].

Enfin, la professeure Burgorgue-Larsen souligne qu’une « volonté politique forte – basée sur le principe de la bonne foi »[72] ainsi qu’

un engagement politique effectif [afin de créer] des mécanismes particuliers – propres aux spécificités des fonctions des pouvoirs exécutifs et législatifs nationaux – [sont indispensables afin] de tirer toutes les conséquences d’un arrêt de mise en jeu de la responsabilité[73].

Parallèlement, une coordination nationale, à la fois gouvernementale[74] et législative à travers l’adoption de lois spécifiques[75] ou la mise en oeuvre d’un contrôle parlementaire[76], ainsi qu’

une vigilance des acteurs de la société civile et des institutions de protection des droits de l’homme [sont également nécessaires] afin que les ordres juridiques nationaux soient véritablement transformés par la jurisprudence des Cours régionales[77].

Dans la conclusion, la professeure Burgorgue-Larsen met en exergue le climat de méfiance, voire de défiance, auquel sont confrontés les systèmes régionaux de protection, en raison de « l’émergence, suivie de l’enracinement, du populisme et de l’autoritarisme au sein de nombreux États »[78] qui tentent de déstabiliser l’acquis jurisprudentiel et normatif développé par les 3 Cours. L’auteure met en lumière les tentatives de « déconsolidation démocratique »[79] au sein de plusieurs États, « les puissantes stratégies d’affaiblissement et/ou d’instrumentalisation »[80] ainsi que le caractère réversible du processus de juridictionnalisation du droit international, en appelant à une « indispensable vigilance » et à une « nécessaire résistance »[81]. En effet, « [e]n dépit de leur création et évolution dans des contextes historiques singuliers, la densité et la convergence de [l’]oeuvre jurisprudentielle [des systèmes régionaux] doit être relevée »[82] ainsi que l’existence d’un « contre-pouvoir civil internationalisé […] constitué d’acteurs hétérogènes, issus de la société civile libérale et agissant en réseaux transnationaux »[83], pouvant jouer un rôle central dans la préservation des acquis jurisprudentiels.

Ainsi, cette monographie remarquable, conceptuellement riche et intellectuellement stimulante, repose sur une bibliographie très dense, classée par ensembles régionaux, en fonction des thématiques abordées, qui intègre des références anglophones, francophones et hispanophones aux côtés des références jurisprudentielles relevant des juridictions nationales et internationales. La lecture de l’ouvrage permet de saisir toute la complexité et la richesse du droit international des droits de la personne dont la protection relève à la fois du système universel institué dans le cadre des Nations Unies et de plusieurs systèmes régionaux juridictionnalisés. Ces derniers sont, certes, formellement indépendants, mais, au-delà de leurs singularités, ils s’inscrivent dans une interdépendance substantielle découlant de leurs objectifs communs, notamment la garantie des droits fondamentaux et la prééminence du droit, face à un défi constant qui est celui de leur efficacité et la conquête de leur légitimité, dans leurs rapports avec les ordres juridiques nationaux et dans les limites que leur impose la souveraineté étatique.