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Après l’effondrement du mur de Berlin en 1989, le processus de modernisation politique en Afrique a pris un virage nouveau : l’institutionnalisation, à marche forcée parfois, du modèle libéral du système politico-économique, dans le cadre de la démocratie, comme horizon clos de la construction des États africains. Une réponse au-delà de laquelle aucune autre perspective ne saurait apparaître pertinente[1]. Paradigme essentiel de la promotion et la protection des droits et libertés individuels dans ce monde post-guerre froide, cette vision verra dans le concept d’État de droit le cadre juridico-institutionnel le plus à même de permettre sa concrétisation.

Cette vision de la modernisation de l’État africain postcolonial, présente aussi dans le discours de La Baule de 1990[2], est devenue la pierre sur laquelle se bâtit et doit se bâtir, désormais toute légitimité politique et institutionnelle au sein des États africains. Elle porte les « normes de civilité »[3] au nom desquelles semblent se réaliser les rapports entre ces États et les puissances occidentales. Elle porte haut cette considération, fondamentalement libérale et anti-politique (anti-État), selon laquelle le règne du droit ou plutôt « du gouvernement des juges » est la garantie principale du respect des droits et libertés fondamentaux de l’individu face à l’arbitraire de la puissance publique[4].

Mythe et/ou réalité, cette narration semble au coeur de nombreux travaux comme ceux traitant de la place de la justice constitutionnelle et administrative dans la consolidation de l’État de droit et la protection des droits fondamentaux en Afrique.

Tout en prenant au sérieux la problématique de l’éthique dans les relations internationales et la construction des États modernes africains, la présente étude se veut le lieu d’un questionnement de la vision décrite ci-dessus.

Ainsi, loin d’une démarche relativiste radicale[5], cette contribution entend interroger la formulation conceptuelle de l’État de droit (I) avant d’analyser son déploiement dans la pratique internationale des États, notamment les relations internationales entre les États africains et les États occidentaux de démocratie libérale (II). Ceci permettra de révéler les mythes et principales contradictions qui gouvernent ces deux mondes (théorique et pratique) de l’État de droit, et ainsi essayer d’éclairer sur ce qu’il (l’État de droit) mérite d’être dans une construction de l’État africain au service de son citoyen pris dans ses multiples réalités socioculturelles et politico-économiques.

I. Sociogenèse du concept d’État de droit

L’idée d’une « sociogenèse » du concept d’État de droit telle que nous souhaitons l’exposer dans ce travail s’inscrit dans le cadre de la nouvelle perspective théorique, épistémologique et méthodologique « néopragmatiste » que nous essayons d’élaborer dans le champ des études internationales africaines (droit international-relations internationales africains)[6]. Elle s’inspire, ici notamment, des travaux des éminents politistes camerounais, Luc Sindjoun[7] et André-Marie Yinda Yinda[8]. Telle que reprise et exposée par ce dernier, l’approche consistant à appréhender un objet international à partir de sa sociogenèse se présente comme une « démarche subversive » qui renverse l’ordre des connaissances établies sans nécessairement les rejeter. Elle procède en les situant dans leur ancrage sociohistorique d’émergence et s’intéresse aux dynamiques de leur mobilisation dans la pratique. À ce titre, elle est à la fois une approche critique et prospective. Mais dans la présente partie du travail, c’est surtout dans une perspective critique que le concept d’État de droit sera abordé. Il s’agira dans un premier temps de se pencher sur le processus de naissance et d’évolution sociohistorique du concept pour montrer comment il est passé d’une formulation essentiellement formaliste, applicable à toute forme d’État doté d’un système juridique propre (A), à un outil idéologiquement chargé, dont la fonction principale est de permettre l’expression et la réalisation de nombreuses croyances politico-juridiques libérales (B). Cette relecture historique devra nous conduire à un travail de « défétichisation » du concept afin de mettre en lumière certaines des « vraies fausses idées » qui culminent dans les discours sur l’État de droit (C).

A. Aux origines, un concept formel…

Considéré par Lorenz Von Stein comme une notion « particulièrement allemande »[9], traduction littérale du terme allemand « Rechtsstaat »[10], le concept d’État de droit est né en Allemagne dans la seconde moitié du XIXe siècle[11] où il sera tout d’abord un « concept purement formel, renvoyant à l’existence d’une construction juridique permettant d’encadrer, à travers une hiérarchie des normes, le pouvoir de l’État »[12]. La préoccupation des juristes et politiques allemands est alors de faire passer l’État prussien d’un État de police vers un État de droit. Cet État de droit est, selon la classification de Kaarlo Tuori[13] (et telle que présentée par Eric Millard[14]), un modèle libéral d’État caractérisé par la séparation des sphères publique et privée, notamment celle du marché. La limitation de l’État vise donc à laisser certains secteurs privés de la société s’autoréguler. Ceci implique l’élaboration de lois abstraites, générales et rationnelles et des normes sacralisées du fait d’être élaborées par le Parlement. Cette première conception formaliste de l’État de droit va s’approfondir plus avec le règne du positivisme et du normativisme juridique à la fin du XIXe siècle.

Cette dimension positiviste et normativiste kelseniennne privilégie l’idée d’un droit dit « pur » uniquement produit par l’État qui est une personne juridique. Hiérarchiquement disposées à partir de la Constitution, les lois de l’État ne reconnaissent aucune autre loi qui leur soit supérieure. Ainsi, l’État de droit est celui dans lequel les organes centraux ou déconcentrés de l’État obéissent aux lois. Cette conception radicalement formaliste exclut la conception matérielle de l’État de droit qui reconnaît des normes supérieures à celles produites par l’État (le droit positif). Dans cette perspective très formaliste, le concept d’État de droit devient valable pour toute forme de régime politique, même ceux non libéraux[15].

À cet égard, il convient de remarquer qu’en refusant de se prononcer sur les valeurs que peuvent porter les lois au sein des États, les approches positivistes et normativistes ne se limitent qu’à proposer un concept plus ou moins neutre apparaissant tout simplement comme l’un des traits fondamentaux de l’État moderne où qu’il existe. Ainsi, tout État peut, de façon souveraine et à la lumière de ses réalités socioculturelles et historiques, se doter de lois propres, en assurer la mise en oeuvre effective, et par là se définir comme un « État de droit ». C’est dans ce sens que des États comme l’Union soviétique ne manquaient de se considérer comme des États de droit[16].

Mais, c’est contre cette orientation strictement centrée sur le principe des règles d’autolimitation de l’État et détachée de considérations idéologiques que s’opère une reprise du concept d’État de droit orientée vers des finalités politiques et sociales essentiellement libérales. Ainsi, de nombreux mythes libéraux seront intégrés au concept d’État de droit.

B. Une reprise idéologique essentiellement libérale du concept

Le retour du concept d’État de droit a lieu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais elle n’entame sa diffusion véritable en dehors de la sphère occidentale qu’à la fin de la guerre froide, dans le contexte des démocratisations, une période marquée par le triomphe annoncé du libéralisme politique et économique[17]. Comme Millard le montre dans son article, ce retour du concept appelle à un nouveau modèle d’État de droit : c’est l’État de droit démocratique où le règne de la loi est assuré[18]. Carlos Miguel Herrera fait le même constat en notant :

Le soubassement de ce « retour » est fondé sur la croyance dans la valeur du droit qui, face au paradigme du social, apparaît comme l’instrument, et en même temps la garantie, du respect des droits de l’homme et d’une société démocratique[19].

Ce discours sur le retour du juridique contre le politique est porté par les nouvelles constitutions des États d’Europe de l’Ouest. Ainsi, celle de la République fédérale d’Allemagne du 23 mai 1949 fait mention de l’État de droit dans son article 28[20] ; la Constitution de l’Espagne du 27 décembre 1978 proclame dans son préambule la volonté de la nation « de consolider un État de droit qui assurera le règne de la loi »[21] ; le Portugal s’inscrit dans cette dynamique avec sa Constitution du 2 avril 1976 qui le définit dans son article 2 comme « [u]n État de droit démocratique »[22].

En Afrique, cette tendance à la consécration de la primauté du droit apparait très clairement dans la Constitution de 1990 de la République de Guinée où le peuple, par la bouche des constituants post-guerre froide, « réaffirme sa volonté de réaliser […] un État fondé sur la primauté du droit et le respect de la loi démocratiquement établie »[23]. Au Sénégal, si la première Constitution de 1963 tient compte des droits et libertés fondamentaux, il faut attendre celle du 22 janvier 2001 pour que soit proclamé « le respect et la consolidation d’un État de droit dans lequel l’État et les citoyens sont soumis aux mêmes normes juridiques sous le contrôle d’une justice indépendante et impartiale »[24]. La situation au Bénin n’est pas différente. En effet, après la Constitution de 1959 qui se contentait de consacrer les droits et libertés fondamentaux, c’est dans la Constitution de 1990 que le peuple béninois va « affirm[er] solennellement [sa] détermination […] de créer un État de droit et de démocratie pluraliste »[25].

En France (pays dont le droit constitutionnel et administratif a inspiré plusieurs constitutions des États africains francophones, par « appropriation »)[26], la nouvelle doctrine de l’État de droit fait aussi son chemin, notamment avec l’avènement de la Cinquième République. Cela se matérialisera à travers des instruments juridiques formels, de nouvelles institutions ainsi que par l’approfondissement de la signification substantielle de l’État de droit. En effet, dans le cadre formel de l’État de droit, les constituants français de 1958 vont essayer de distinguer le domaine de la loi de celui du règlement (les articles 34 et 37 de la Constitution de 1958[27]). Dans le même temps, l’article 55 intègre le droit international comme une composante de l’ordre juridique français. Finalement, la création du Conseil constitutionnel apparaît comme un couronnement de l’établissement de la Constitution au sommet de la hiérarchie des normes à l’intérieur de l’État[28]. Mais comme le signaleront de nombreux auteurs, cette acception de l’État de droit, qui n’est qu’une reprise en force de son acception matérielle[29], dépasse fortement les considérations formalistes. Il se veut un outil de défense de valeurs et principes de démocratie libérale et de droits de la personne. Il fait de l’idée libérale de la supériorité du droit sur le politique une pierre angulaire. Désormais, c’est le règne du droit capable de protéger de l’arbitraire du politique[30].

À partir de là, le concept d’État de droit s’éloigne largement de sa formulation formaliste qui se voulait neutre. Il porte cette fois-ci une charge idéologique dont il convient de soumettre à l’analyse critique.

C. La défétichisation du concept

Telle que nous l’emploierons ici, la « défétichisation » s’entend comme un concept d’épistémologie critique[31] dont le but est de dévoiler la « surcharge idéologique » que renferme le concept d’État de droit. Elle s’inspire du concept de « fétichisme », tel que développé dans les travaux de Karl Marx, notamment dans le capital[32]. Sans être l’inventeur du terme[33] ou le premier à l’introduire dans les sciences sociales[34], Marx en a fait un usage fort pertinent en parlant du « fétichisme de la marchandise ». Cet usage, qui s’inscrit dans sa critique du système capitaliste, va être révélateur d’une dimension « mystique » insoupçonnée de la société moderne. Comme le remarque Stavros Tombazos :

Le « fétichisme » dans Le Capital est à la fois une démarche iconoclaste de la pensée, une démarche dénonçant l’idolâtrie moderne, tout en réhabilitant l’« obscure » et le « mystique » comme une dimension essentielle de la compréhension des temps modernes[35].

Marx montre, en effet, comment un simple produit accède au statut de « chose sacrée, vénérée » ; la marchandise devient ainsi dans une société capitaliste une sorte de « Dieu », cette chose qui est objet de toute vénération.

Ces réflexions critiques de Marx permettent de mettre en lumière la capacité des sociétés modernes prétendument plus rationalisées à produire des éléments de types religieux en leur donnant des sens mystiques et même dogmatiques. Cette analyse valable en économie n’est pourtant pas absente dans les autres domaines de la société comme ceux du droit et de la politique. Le concept d’État de droit semble bien obéir à cette règle de « fétichisation » dont il importe de déconstruire[36].

Pour cela, il faut bien dire que le concept d’État de droit est l’un de ces nombreux « fétiches libéraux »[37] faits de mythes tant pour ses fondements (les mythes de l’état de nature et du contrat social) que pour ses visées politiques (l’avènement d’un ordre sociétal sous le règne d’un droit « neutre et sacré » qui garantit les droits et libertés de l’individu).

Le mythe de l’état de nature a servi d’hypothèse fondatrice de plusieurs discours modernes sur la société[38]. Pour la théorie libérale du droit, elle en a fait d’abord le lieu originaire des droits et libertés d’un « individu tout souverain », puis y a soustrait ce dernier pour en faire le créateur premier de la société politique ou de l’État censé garantir les privilèges de l’individu-souverain. Mais ce premier lieu mythologique qu’est la nature, continuation des considérations religieuses et donc de valeurs (essentiellement subjectives)[39], semble ne rien garantir de « neutre », de véritablement transcendant, d’où la nécessité d’un « droit neutre, car positif et placé au-dessus de tous et en dehors du politique »[40]. D’où l’avènement d’un autre mythe, celui du gouvernement de la loi (expression d’une volonté générale désincarnée[41]) ou plus loin, le gouvernement des juges. L’État de droit, conçu dans le cadre de la démocratie libérale, devient la matérialisation de cette croyance[42] diffusée en tant que lieu de clôture des possibilités humaines d’organisation politique (comme l’entendait Francis Fukuyama, reprenant un autre mythe, celui de « la fin de l’histoire »[43]). Mais, en s’intéressant au droit dans les processus sociaux de sa création et de sa mise en oeuvre, toutes ces considérations deviennent moins évidentes qu’elles paraissent.

Ainsi, de nombreuses analyses proposées par les courants critiques ou sociologiques du droit (interne ou international)[44] ont en effet montré l’ancrage de la règle juridique dans les rapports de force qui lient les acteurs sociaux. À ce titre, les travaux de l’École de Reims sont d’une grande pertinence. De Charles Chaumont et ses collaborateurs (dont les travaux étaient inscrits dans une perspective théorique marxiste[45]) à leurs continuateurs actuels comme Olivier Corten (avec sa sociologie politique du droit international), l’analyse de la règle de droit international est intimement liée à celle du contexte politique dans lequel il émerge. C’est dans ce sens qu’Anne Lagerwall a fourni en 2013 une excellente étude critique de la Résolution 1973[46] du Conseil de Sécurité des Nations Unies au nom de laquelle des États membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) sont intervenus en Libye[47]. Une analyse qui mettait alors en lumière les contradictions et les préoccupations ayant présidé à la naissance de cette résolution et dont la mise en oeuvre a entraîné de graves conséquences sécuritaires pour l’Afrique (notamment les régions du Nord, de l’Ouest et du Centre). Dans le même sillage, l’excellente étude empirique de Ma Xuechan et Guo Shuai a révélé le lien continu entre le travail des juges de la Cour internationale de justice (CIJ) et les positions internationales de leurs États d’origine[48].

Cette remise en cause sur le plan international de la neutralité du droit et de l’impartialité des juges est aussi valable sur le plan national[49]. L’annulation de la loi ougandaise sur l’homosexualité par la Cour constitutionnelle en 2014 illustrait la capacité des acteurs extérieurs (européens et américains notamment) à imposer aux États des règles juridiques à travers les juges constitutionnels[50].

Par ailleurs, l’État de droit, tel qu’il est présenté dans le discours libéral, repose sur des fondements bien fragiles. Aussi, cette analyse montre que son lien étroit avec la philosophie politique libérale remet en cause son universalité et la nécessité qu’il soit appréhendé par les peuples non européens avec un regard critique. On peut bien se demander s’il constitue une fin en soi. En quoi permet-il aux peuples non européens comme ceux d’Afrique de se doter de lois en relation avec leurs aspirations propres, leurs cultures qui, sans nécessairement être opposées aux cultures et aspirations occidentales libérales, peuvent leur être bien différentes ?

Et pourtant, l’État de droit est aujourd’hui l’une de ces nouvelles religions, dont « nous nous crevons la cervelle pour fabriquer […] [produisant ainsi de nouvelles] sectes »[51]. En représentant l’un des piliers du nouvel universalisme, il pose de sérieuses questions comme celle de l’autonomie constitutionnelle des États. Mais derrière le discours universaliste que portent les promoteurs de l’État de droit, c’est aussi le désir de projection stratégique et de défense d’intérêts propres qui est observé.

II. Le concept d’État de droit déployé dans les relations internationales : entre autonomie constitutionnelle et instrumentalisation

Fétiche dans sa formulation théorique, le concept d’État de droit est aujourd’hui l’un des outils juridico-politiques mobilisés dans les relations internationales. À ce titre, il apparaît souvent comme l’instrument et l’horizon idéal de la modernisation-moralisation des systèmes politico-juridiques des États. Cependant, au-delà de ces considérations, l’État de droit soulève des interrogations importantes lorsqu’il n’est pas source de contradictions. Ici, il importera de s’intéresser à deux des plus importantes, à savoir : l’épineuse question de l’autonomie constitutionnelle des États face au discours universaliste de l’État de droit (A) et la problématique de son instrumentalisation (B).

A. L’État de droit entre autonomie constitutionnelle et universalisme juridique

Perçu comme « l’idéal type de l’État moderne »[52] ou le nouveau « type d’État »[53], l’État de droit est l’une des notions les plus difficiles à cerner de façon très précise, car elle est porteuse d’une forme de tension liée au fait qu’elle appartiendrait aussi bien au « droit situé » qu’au « droit situationnel », pour reprendre l’expression de René-Jean Dupuy[54]. Cette tension naît aussi de la subordination d’un ordre souverain, en l’occurrence, l’ordre constitutionnel reposant sur des singularités et particularités propres à chaque État avec les exigences de l’interdépendance d’un ordre juridique et politique international présenté comme étant universel[55].

Ainsi, l’État de droit repose avant tout sur l’autonomie constitutionnelle qui n’est autre que l’expression de la souveraineté des États. Défini par Maurice Kamto comme étant « une norme de droit international public qui énonce que chaque peuple a le libre choix des règles fondamentales de son organisation politique »[56], le principe de l’autonomie constitutionnelle traduit la reconnaissance pour chaque État de définir librement ses choix politiques, et donc d’affirmer et de défendre son droit à être « autre » en tant qu’entité objective différente et à être « autre » comme réalité et système juridique et politique spécifique.

Protectrice de l’État, gage de son indépendance et de sa souveraineté, l’autonomie constitutionnelle constitue le fondement de l’expression de l’identité politique de l’État. En vertu de cette autonomie, les peuples ont la possibilité de choisir le régime politique qui leur semble bon et le droit de désigner leur gouvernement sans ingérence extérieure et sans avoir à en rendre compte à une autorité supérieure à celle de l’État. Ce principe sacro-saint des relations interétatiques est consacré et reconnu par de nombreuses dispositions du droit international[57] dont l’essentiel pourrait se résumer à la formule suivante :

[D]’après les formulations généralement acceptées, ce principe (l’autonomie constitutionnelle en l’occurrence) interdit à tout État ou groupe d’États, d’intervenir directement ou indirectement, dans les affaires intérieures ou extérieures d’un autre État. L’intervention interdite doit donc porter sur des matières à propos desquelles, le principe de souveraineté des États permet à chacun d’entre eux, de se décider librement. Il est ainsi des choix du système politique, économique, social et culturel et de la formulation des relations extérieures. L’intervention devient illicite lorsqu’à propos de ces choix qui doivent demeurer libres elle utilise des moyens de contrainte[58].

Il y a donc à travers cette affirmation l’idée selon laquelle le principe de non-ingérence assure à l’État une existence propre à côté des autres États de la société internationale en lui garantissant l’effectivité de sa souveraineté et exclut, comme l’affirme Jean Salmon, « tout principe de légitimité démocratique »[59].

C’est ainsi que le principe de non-ingérence qui conférait l’autonomie constitutionnelle et les compétences exclusives de l’État sur ses domaines réservés, qui a longtemps prévalu, tend à disparaître de nos jours au profit non seulement de l’interdépendance entre les États, à la construction progressive d’une opinion publique internationale, mais aussi et surtout de l’adhésion de l’État aux principes fondamentaux de l’ordre international régissant aussi bien la gouvernance politique que la démocratie dont l’État de droit est l’une des manifestations essentielles.

En effet, la légitimité démocratique s’est depuis peu imposée comme un élément indérogeable et structurant de l’ordre juridique international relativisant ainsi la part de liberté et d’autonomie laissée aux États dans le choix de leur régime politique respectif. Ce faisant, l’autonomie constitutionnelle et l’État de droit et tous les principes gravitant autour deviennent solubles dans la légitimité démocratique, à telle enseigne que Hubert Thierry faisait remarquer que

les mutations intervenues dans le chef des relations internationales ont profondément modifié en pratique dans la période post bipolaire la perception que se font les États des principes d’autonomie constitutionnelle et de liberté de choix du régime politique. Cette liberté n’est plus véritablement une. Elle est encadrée, voire limitée par ce droit en émergence à la gouvernance démocratique[60].

C’est ainsi que l’on assista à un abandon de cette lecture surannée et absolue de la souveraineté au profit d’une souveraineté relativisée autorisant l’ingérence. De ce fait, un État ne peut se réclamer souverain que pour autant qu’il respecte en même temps ses engagements internationaux. Ces engagements sont constitués de conventions, de règlements, de lois et de principes codifiés dans un corpus ouvert qui fixe l’idéal commun des peuples projeté dans le temps. Ainsi, il existe pour tout État engagé internationalement des lois supranationales autour desquelles s’articulent les lois nationales. Les premières ne contredisent pas les secondes, et elles ne les absorbent pas non plus — la pensée doit être précisée.

À cet effet, l’autonomie constitutionnelle devient ainsi relative et flexible dans un ordre juridique qui s’achemine de plus en plus vers l’institutionnalisation progressive d’un véritable droit « d’ingérence démocratique »[61], lequel autorise l’ingérence au nom de la restauration de la démocratie et de l’État de droit. L’histoire politique africaine reste parsemée d’exemples d’ingérence que l’on recouvre sous le concept générique de « la responsabilité de protéger ». Les interventions en Côte d’Ivoire et en Libye en sont des illustrations parfaites[62].

Désormais, l’État de droit cessait d’être ce principe reposant uniquement et stricto sensu sur l’autonomie constitutionnelle, mais semble s’apparenter aujourd’hui à un outil de légitimation et de reconnaissance de l’État dans l’ordre juridique international.

Cependant, les dynamiques politiques et juridiques en cours actuellement dans les relations internationales ont permis de se rendre compte que l’État de droit n’est pas uniquement déchiffrable par la seule finalité de la soumission de l’État au droit, comme le supposerait initialement le concept, mais donne lieu à diverses tribulations et finalités, parfois dangereuses et controversées, qui le trahissent, le transforment et le fragilisent davantage à travers les différentes utilisations qui en sont faites.

B. Les instrumentalisations de l’État de droit

Les objectifs apparents de stabilisation et modernité politique, de même que la démocratisation des ordres politiques qui accompagnent l’État de droit, ne sauraient être considérés comme une fin en soi. Tout comme ils ne sauraient être niés. Seulement, derrière ces objectifs et leurs justifications apparentes, se dissimulent la plupart du temps des incitations d’ordre stratégique qui font que le concept d’État de droit, comme tout outil de politique étrangère, est transformé en un curieux instrument au service des intérêts des acteurs censés le mettre en oeuvre. En fait, sur l’assise des différents arguments et justificatifs brandis en apparence se dissimulent, et ce souvent dans le même temps, les désirs d’expansion des intérêts stratégiques et la nécessité de préservation de l’influence.

En rappelant à juste titre que l’État de droit s’apparentait à « une ressource idéologique et arme politique pour imposer un ordre international qui apparaît comme l’enveloppe d’un rapport de domination »[63], le professeur Jacques Chevalier mettait l’accent sur l’un des objectifs inavoués motivant les États occidentaux à promouvoir en tout temps et en tout lieu le principe de l’État de droit, notamment en faveur de l’Afrique où l’État est souvent présenté à tort et à travers comme pauvre, institutionnellement faible, en dissonance avec les standards « internationaux » de définition de l’idéal étatique[64].

C’est ainsi donc que la volonté réelle des acteurs, notamment des États occidentaux, pour la promotion de ce concept, ne représente pas toujours l’expression d’une sympathie envers l’idéal de l’État de droit. Mais ils se veulent être aussi, et peut être surtout, les véhicules par lesquels transiteraient leurs intérêts. Comme telles, les pratiques et actions en faveur de l’État de droit se construiraient alors sur les priorités et les intérêts spécifiques de chaque État. Il ne serait dès lors pas étonnant de constater que les stratégies d’intervention esquissées reflètent souvent un double jeu mettant en évidence les contradictions et les ambiguïtés de la pratique de ces acteurs[65].

Dans le paysage africain, cette tendance ambivalente des exhortations occidentales pour l’État de droit sera illustrée par l’exemple ivoirien et libyen.

En Afrique, la Côte d’Ivoire apparaît comme l’un des premiers cas d’école d’une intervention sous le fallacieux prétexte de restauration de la démocratie consacrant ainsi la légitimation d’un ordre juridique pragmatiste[66]. Dans un chapitre intitulé « la Côte d’Ivoire ou l’expression controversée de la démocratie »[67], le professeur Stéphane Monney Mouandjo résumait déjà les incongruités juridiques et politiques qui entouraient l’intervention des acteurs occidentaux en tête desquelles la France pour « sauver » ou « restaurer » la démocratie.

À la suite des élections présidentielles de 2010, un contentieux électoral opposant Alassane Dramane Ouattara et Laurent Gbagbo qui s’est transformé en crise postélectorale violente a conforté l’hypothèse du triomphe des considérations utilitaristes sur les logiques juridiques. En effet, les différentes interventions ont évincé clairement le peuple, a priori seul compétent dans la désignation des dirigeants. Ainsi, prévoyant le recours à une force extérieure pour fonder la démocratie ou restaurer celle-ci à la suite d’un contentieux électoral[68], les interventions en Côte d’Ivoire ont suscité de nombreuses interrogations et doutes sur les intentions réelles de ces acteurs en ces termes : à qui appartient le droit de statuer sur les contentieux électoraux en Afrique ? Comment fonctionne le principe universel de primauté entre droit national et droit international dans un État où la Constitution n’a pas été suspendue ? L’utilisation de la force militaire par des États voisins ou étrangers pour résoudre des conflits postélectoraux dans un pays indépendant se justifie-t-elle en droit ? Si oui, quels critères démocratiques doivent remplir les pays qui y envoient des soldats ? Et comment se fait-il qu’il y ait eu si peu d’interventions armées alors même que le dévoiement des élections est devenu une pratique courante et que les contentieux postélectoraux n’ont cessé de se multiplier en Afrique au cours des vingt dernières années[69] ?

À la suite de la Côte d’Ivoire, les interventions en Libye s’inscrivent dans la même logique. Sous couvert de la responsabilité de protéger les populations, les résolutions 1970[70] et 1973[71] du Conseil de sécurité se sont très vite muées en une intervention pour et en faveur de la construction de la démocratie. Ces objectifs sortaient clairement des différentes déclarations des « entrepreneurs de l’intervention », à l’instar du président Barack Obama qui affirmait qu’il « ne s’agit pas d’évincer Kadhafi par la force. Mais il est impossible d’imaginer que la Libye ait un avenir avec Kadhafi »[72]. Ces résolutions qui portaient exclusivement sur la protection des populations ont été dénaturées en lutte contre le régime libyen qualifié de despotique et aux antipodes de la démocratie et pour lequel il fallait nécessairement instaurer un nouveau régime dit démocratique selon les standards des Occidentaux. Ce qui, par conséquent, donna lieu à la reconnaissance du Conseil national de transition (CNT), comme représentant légitime de la Libye aux yeux des instances internationales et certains États en tête dont la France, au détriment de Mouammar Kadhafi, pourtant encore chef d’État en exercice de la Libye, fût-elle en guerre[73].

Ce qui paraissait surprenant dans cette mission de restauration de la démocratie portée par les « entrepreneurs de l’intervention » était sans conteste leurs conceptions ou, tout au plus, les choix des personnes censées incarner cet idéal démocratique. En effet, ceux qu’ils ont choisi d’appeler « démocrates », ces manifestants de Benghazi contestant l’autorité du guide libyen, étaient composés de groupes hétérogènes principalement des islamistes et combattants d’Al-Qaïda[74], pour ne citer que ceux-là, qui, sous d’autres théâtres de conflits, sont décrits comme des ennemis de la démocratie.

Ce faisant, tous les discours des entrepreneurs de l’intervention au nom de la démocratie ne sont-ils pas un peu déplacés dans le contexte libyen, qui n’a jamais connu d’élections, qui ne possédait pas de partis politiques ni d’équivalent de ce que l’on pourrait appeler « société civile » ? Si tant que la démocratie demeure une construction sociale, elle ne pourrait se limiter à être un bien « exportable », mais devrait résulter, comme le faisait remarquer Léon Mbou Yembi, de la maturité politique et intellectuelle du peuple[75], laquelle maturité est fondée sur un ensemble d’éléments propres aux contextes historiques et politiques de chaque État. Cependant, dans le cas libyen, avaient-ils prévu la réunion de tous ces éléments indispensables à l’éclosion démocratique tant souhaitée ?

Autant de questions qui démontrent à suffisance que les interventions au nom de la démocratie et la restauration de l’État de droit, que ce soit en Libye ou encore en Côte d’Ivoire, répondent plus à des logiques de puissances qui se jouent des règles de droit et des principes qu’ils entendent pourtant faire respecter et appliquer. Cette situation de fait, qui donne lieu à ces incohérences et incompréhensions désormais très nombreuses, justifie les comportements réfractaires des États africains à l’égard du concept de l’État de droit.

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Véritable élément structurant de l’ordre international, l’État de droit correspond à un idéal de l’État porté par des valeurs de liberté et de démocratie accordant suffisamment de garanties aux citoyens, de sorte à les prémunir contre toute forme de despotisme et de tyrannie de la part des autorités. Vue ainsi, l’idée d’État de droit ne serait pas la particularité du modèle occidental de l’État, tel que voudrait bien le faire croire beaucoup d’auteurs européens à l’instar de Blandine Kriegel, mais un modèle universel, car retraçant un cheminement de tout régime politique. Une telle conception implique que le concept d’État de droit ne soit pas enfermé dans une cage idéologique.

En s’imposant comme la forme la mieux aboutie de l’idéal étatique dans la pensée politique moderne, l’État de droit est désormais devenu un principe indérogeable de la scène internationale, à telle enseigne que l’on constate des interventions au motif de celui-ci. Voilà l’histoire visible, celle communément admise de ce principe. Cependant, derrière ces incantations et exhortations à l’État de droit se sont toujours dissimulés des enjeux de divers ordres. Tant et si bien qu’il demeure un concept au service des politiques étrangères défensives et/ou offensives et des politiques de rayonnement idéologico-culturel. L’État de droit ne pourrait pas être considéré comme étant mu uniquement par les valeurs et discours bienveillants sur les finalités de l’État, comme voudraient le faire croire les discours enjôleurs observés ci et là. Il ne serait pas une pratique détachée des considérations politico-stratégiques. Bien au contraire, il est guidé, manipulé et instrumentalisé dans un continent comme l’Afrique, où certaines puissances continuent d’avoir des préoccupations et des visées culturelles, politiques et économiques, par des nécessités de préservation des intérêts de divers ordres.

Cette analyse aura donc eu l’occasion de mettre en évidence la difficile appréhension de deux notions que sont l’État de droit et l’autonomie constitutionnelle, car obéissants à deux exigences contradictoires. L’une fondée sur la poursuite d’un idéal de liberté sans limitation géographique particulière, l’autre encadrant ou subordonnant l’exercice de la liberté politique à l’observance des règles juridiques elles-mêmes déterminées, entre autres, par la prise en compte de l’espace géographique, juridique, culturel et symbolique. Ce faisant, la question fondamentale qui mérite d’être posée est celle de savoir comment concilier le principe de l’État de droit tout en garantissant l’autonomie constitutionnelle des États sans se subordonner aux déterminations et logiques libertaires qu’impose le nouvel ordre international.