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1. Introduction

Selon Keer 1999 : 23, «[…] no phonological process can create a pair geminate on the surface.» Cependant, en biélorusse, en ukrainien et dans quelques dialectes russes (les trois langues forment le groupe oriental des langues slaves), il y a un contexte particulier où un groupe de consonnes, notamment une consonne palatalisée[1] suivie d’un yod, peut produire en surface une consonne palatalisée géminée[2].

La palatalisation attire l’intérêt de plusieurs chercheurs qui se donnent comme but de rendre compte du processus lui-même et de représenter les consonnes palatalisées (Ćavar 2001, Jetchev 2001, Kočetov 1998). En adoptant des approches différentes – géométrie des traits, phonologie articulatoire, théorie de l’optimalité (TO) –ils essayent de rendre compte des multiples facettes de la palatalisation.

Pour ce qui est de la gémination en phonologie générative, c’est l’étude des géminées sous-jacentes qui prévaut (Keer 1999, Kirchner 2000, entre autres). Étant donné que la gémination de surface dans le contexte C’+j n’est propre qu’aux trois langues mentionnées plus haut, elle reste peu étudiée, exception faite des travaux dialectologiques descriptifs de ce phénomène (p. ex. Stroganova 1970).

Ici, nous nous intéressons aux géminées de surface pour savoir quel processus (phonologique ou autre) la déclenche, et quel est le lien entre la gémination et la palatalisation. Nous nous penchons aussi sur la variation des formes de C’+j. Nous démontrons que la palatalisation de surface dans le contexte en question est due aux effets du principe du contour obligatoire (PCO), d’un côté, et de l’autre côté, au principe articulatoire du moindre effort. La variation des formes de C’+j et de leurs cooccurrences est expliquée dans le cadre TO, où la notion de la contrainte flottante devient cruciale, et qui permet de distinguer les grammaires des deux langues et de faire des prédictions quant aux (non-) cooccurrences des variantes de C’+j.

2. Objet d’étude et problématique

Dans cet article, nous présentons l’étude des formes du groupe protoslave C+j+V[3] en finale des substantifs dans certains parlers biélorusses et russes. Le continuum linguistique sur lequel nous nous concentrons comprend une série de dialectes qui vont du sud-ouest (Brest, Biélorussie, ou Bélarus) au nord-est (Moscou, Russie). Ici, cette suite étymologique apparaît comme suit : consonne palatalisée plus yod, plus voyelle (1a); consonne palatalisée géminée plus voyelle (1b); et consonne palatalisée simple plus voyelle (1c).

Ces formes peuvent coexister dans un même dialecte. Nous avons noté la cooccurrence des trois formes ou de deux d’entre elles, notamment de C’+j et C’ ou bien de C’+j et C’C’. Dans notre corpus (section 4), nous n’avons pas observé la coexistence des formes C’C’ et C’ en isolation[5]. La distribution des formes à travers les douze régions administratives[6] qui forment le continuum est présentée dans le Tableau 1.

Tableau 1

Formes de C + j + V dans le continuum Brest-Moscou

Formes de C + j + V dans le continuum Brest-Moscou

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La particularité importante de la transformation de C+j+V est que la gémination n’a touché que les consonnes coronales[7]. C’est pourquoi nous tenons ici à étudier les formes avec ces consonnes. Les questions que nous posons sont :1º Comment représenter les consonnes coronales palatalisées? 2º Comment représenter la gémination? 3º Quelle est la relation entre la palatalisation et la gémination? 4º Pourquoi a lieu la variation de formes de C+j+V? 5º Pourquoi les formes peuvent-elles coexister en se combinant seulement d’une certaine façon?

Pour l’analyse, nous adoptons l’approche traditionnelle de la palatalisation, selon laquelle elle est considérée comme un trait d’une consonne (Karski 1955 [1903], Jakobson 1968 [1929], Avanesov 1956, Bernštejn 1961, De Bray 1980, Kryvicki et Padlužny 1984, Grzybowski 1993, 2001; Bethin 1998). Pour les représentations de la structure interne des consonnes palatalisées, nous employons le cadre théorique de la géométrie des traits (Clements 1985, Rice et Avery 1993). Nous adoptons l’approche autosegmentale (Goldsmith 1990) et celle de la phonologie articulatoire (Browman et Goldstein 1992) pour représenter la gémination. Enfin, pour l’analyse de la variation des formes de C+j+V, nous utilisons les méthodes de la TO (Keer 1999, Kirchner 2000).

Cet article est organisé de la façon suivante. Dans la section 3, nous parlons brièvement des contextes lexicomorphologiques de l’occurrence de C+j+V. Dans la section 4, nous présentons la méthodologie et les données. La section 5 décrit les systèmes consonantiques du biélorusse et du russe standard ainsi que des variétés dont il est question. Dans la section 6, nous proposons une représentation de la palatalisation et des consonnes coronales palatalisées du continuum. Les sections 7 et 8 donnent des représentations de la gémination. L’analyse des données dans le cadre de la théorie de l’optimalité est présentée dans la section 9. Finalement, la section 10 conclut le travail.

3. Contextes lexicomorphologiques de C+j+V

Les contextes lexicomorphologiques de C+j+V dans les langues en question sont très similaires vu leur origine commune et l’appartenance au même groupe de langues. Les divergences concernent surtout les cas où la morphologie des langues ne permet pas d’avoir le même genre de dérivation (2b-b′). Si les mots ont des origines différentes, il est plus probable d’avoir la forme en C+j+V en biélorusse (3).

Ainsi, cette combinaison se rencontre dans des verbes, des substantifs, des adjectifs possessifs et dans certains nombres ordinaux (Avanesov 1971 : 15-16, Jankowski 1989, Kryvicki et Padlužny 1984, Padlužny 1969). Le yod dans ce contexte phonotactique peut appartenir à la racine, au suffixe ou bien à la terminaison (Avanesov 1971 : 15-16, Cubberley 2002 : 276-297, Wexler 1977 : 149). Cependant, la gémination est aveugle au type de morphème et à la place du /j/ (début, milieu, fin du morphème)[8]. Pour cette raison, nous ne présentons pas de division ni de traduction morphologique des mots.

Ici, nous considérons les suites C+j+V seulement en finale des substantifs, largement représentés dans le corpus.

Dans les dialectes russes, les consonnes régulièrement géminables sont les coronales /t’, d’, l’, n’, s’, z’, tʃ’/ (Stroganova 1970 : 45). Dans certains dialectes biélorusses, leur nombre monte jusqu’à quatorze : /ts’, dz’, s’, z’, l’, n’, ʃ, Ʒ, tʃ/, /r/ ou /r’/ selon l’inventaire, les labiales /p’, b’/ et labio-dentales /f’, v’/ (Blinava et Mjacel’skaja 1980). Les dialectes auxquels nous limitons notre étude n’ont pas de labiales ni de labiodentales géminées. Donc, nous n’allons considérer que les géminées coronales.

La gémination de surface et la palatalisation sont reliées. On observe l’irrégularité ou l’absence du redoublement dans les consonnes qui ont des particularités de l’opposition C ~ C’. Par exemple, dans plusieurs dialectes des deux langues, la position de la fin du mot est une position de neutralisation pour les labiales à l’égard de la palatalisation. Et comme nous avons déjà dit, dans ces dialectes, les labiales ne sont pas géminables. Ou encore, en russe /ʃ/ est toujours dur et non géminable.

En biélorusse, six consonnes sujettes à la gémination sont palatalisées de nos jours (/ts’, dz’, s’, z’, l’, n’/), et les trois autres (/ʃ, Ʒ, tʃ/) l’ont été à l’époque où la gémination est devenue productive (approximativement au XIIe s., selon Bernštejn 1961, Bethin 1998, Jankowski 1989, Wexler 1977); leur dépalatalisation s’est produite après la gémination. Ceci n’est pas le cas pour /r/, qui a perdu sa paire palatalisée avant que la gémination ait commencé[10] (Wexler 1977 : 152-157). Seules les consonnes coronales mouillées en position intervocalique étaient sujettes à la gémination.

4. Données et méthodologie

Les données sur lesquelles cette étude est basée sont extraites de 82 entrevues publiées dans Durnovo et Ušakov 1970 [1910], Jerëmin et Falëv 1928, Grinkova et Čagiševa 1957, et Blinava et Mjacel’skaja 1980. Comme la gémination est un phénomène stable (Stroganova 1970), de même que les inventaires des consonnes géminables, nous nous fions à ces données, malgré qu’elles datent parfois de presque un siècle. Les textes des entrevues représentent des récits, des contes, et des chansons racontés par des villageois (l’âge des locuteurs varie entre 45 et 80 ans). La longueur moyenne des textes est de 100 à 150 mots.

Nous n’avons pas eu de problème à dégager les formes qui sont au centre de cette étude grâce aux particularités morphologiques des mots en C+j+V. La possibilité d’erreur est très basse, car dans les textes, la palatalisation a été marquée comme une consonne avec apostrophe (C’), et le yod a été translittéré comme «j» (dans la notation romaine) ou «й» (dans la notation cyrillique). Il était impossible de confondre /j/ avec la marque de palatalisation, parce qu’ils pouvaient cooccurrer («C’j» ou «C’й») et parce qu’il y avait d’autres mots avec /j/ (p. ex. `jolka ou `йолка ‘pin’). Les catégories grammaticales des mots étaient évidentes en contexte.

Le continuum étudié comprend les villages des régions de Brest, Grodno, Sluck, Minsk, Vitebsk, Moghilev en Biélorussie et de Smolensk, Briansk, Žizdra, Kaluga, Možaisk, Moscou en Russie. La sélection des textes a été faite en fonction de l’appartenance des villages à des régions administratives qui forment le continuum. Le Tableau 2 (transcription phonétique), contient des exemples de mots en C+j+V avec une consonne coronale trouvés dans les textes (107 mots au total). Les données sont présentées selon la succession géographique des régions du sud-ouest au nord-est.

Tableau 2

Formes de la suite protoslave C + j + V dans Durnovo et Ušakov 1970 [1910], Jerëmin et Falëv 1928, Grinkova et Čagiševa 1957, et Blinava et Mjacel’skaja 1980

Formes de la suite protoslave C + j + V dans Durnovo et Ušakov 1970 [1910], Jerëmin et Falëv 1928, Grinkova et Čagiševa 1957, et Blinava et Mjacel’skaja 1980

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Les occurrences de C’+j dans les entrevues confirment les observations des dialectologues slaves contemporains (Kryvicki et Padlužny 1984) quant à la distribution de C+j+V, à l’exception de la cooccurrence dans les dialectes russes des formes C’C’ et C’ dont parle Stroganova 1970. Ainsi, le groupe C’+j apparaît comme C’+j, C’C’ ou C’. La première forme est attestée dans les régions de Moscou, de Možaisk et de Kaluga (Russie), la deuxième dans les régions de Vitebsk et de Moghilev (Biélorussie). Dans les régions de Sluck et de Minsk (Biélorussie), les trois formes coexistent. Dans les régions de Brest (Biélorussie), de Smolensk, de Briansk et de Žizdra (Russie), les formes C’+j et C’C’ sont attestées en parallèle. Dans la région de Grodno (Biélorussie), on trouve aussi deux formes : C’+j et C’ (Tableau 1).

Pour savoir quel est le rapport entre la palatalisation et la gémination, il est nécessaire de comprendre en quoi consiste chaque processus. À cette fin, nous avons besoin de regarder d’abord à l’intérieur des consonnes palatalisées et de voir les inventaires consonantiques des parlers qui sont au centre de l’étude.

5. Inventaires consonantiques

5.1 Langues standard

Les systèmes phonologiques du russe et du biélorusse diffèrent dans leurs inventaires consonantiques. Les inventaires vocaliques de ces deux langues sont les mêmes : /i, (ɨ)[12], u, e, o, a/, mais ils fonctionnent différemment[13] et ont des particularités d’interaction avec les systèmes des consonnes. Comme l’étude du vocalisme dépasse les limites de ce travail et ne joue pas de rôle pour notre analyse, nous ne parlerons dans cette section que des consonnes.

Dans les deux langues les consonnes s’opposent en sonorité et en palatalisation. Le système des consonnes du russe est donné dans le Tableau 3, où les éléments dont le statut phonémique est discutable apparaissent entre parenthèses[14].

Tableau 3

Système consonantique du russe (adapté de Cubberley 2002 : 63)

Système consonantique du russe (adapté de Cubberley 2002 : 63)

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On peut voir que le russe compte minimalement 32 consonnes et maximalement 37 consonnes : 12 (ou 15) paires de palatalisée : non palatalisée, six (ou trois) consonnes dures, deux consonnes toujours palatalisées (/j/ et /tʃ’/) et potentiellement deux palatalisées longues (nous en parlerons dans la section 5.2).

Le système consonantique du biélorusse figure dans le Tableau 4. Il comprend au minimum 34 segments, et au maximum 38; notamment, 11 (ou 15) paires palatalisée : non palatalisée, 11 (ou sept) consonnes non palatalisées, et une semi-consonne palatalisée. Il est à noter que les [ts’] et [dz’] s’opposent à /t/ et /d/ respectivement, et non pas à /ts/ et /dz/, qui sont toujours dures en biélorusse.

Tableau 4

Système consonantique du biélorusse (d’après Blinava et Mjacel’skaja 1980, Kolomijec 1986, Karski 1955 [1903], Kryvicki et Padlužny 1984)

Système consonantique du biélorusse (d’après Blinava et Mjacel’skaja 1980, Kolomijec 1986, Karski 1955 [1903], Kryvicki et Padlužny 1984)

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L’affrication de /t’/ et /d’/ palatalisés, la présence de /Ɣ/ et /dƷ/, l’absence de la palatalisation sur /tʃ/ et /r/ sont des caractéristiques essentielles du système consonantique du biélorusse. Cependant, le consonantisme n’est pas identique sur toute l’étendue du territoire ni non plus en Russie. Dans les Tableaux 5 et 6, nous présentons les inventaires consonantiques des variétés qui forment le continuum dialectal Brest-Moscou.

Tableau 5

Inventaires consonantiques des parlers biélorusses (d’après Carova 1968, Blinava et Mjacel’skaja 1980, Kryvicki et Padlužny 1984)

Inventaires consonantiques des parlers biélorusses (d’après Carova 1968, Blinava et Mjacel’skaja 1980, Kryvicki et Padlužny 1984)

A. paires corrélatives;

B. phonèmes toujours palatalisés;

C. phonèmes toujours non palatalisés

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Tableau 6

Inventaires consonantiques des parlers russes (d’après Avanesov 1949, 1956; Avanesov et Orlova 1965)

Inventaires consonantiques des parlers russes (d’après Avanesov 1949, 1956; Avanesov et Orlova 1965)

A. paires corrélatives;

B. phonèmes toujours palatalisés;

C. phonèmes toujours non palatalisés;

D. palatalisés longs

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5.2 Les consonnes géminées et les consonnes longues

Dans les inventaires consonantiques du biélorusse et du russe (Tableaux 3 et 4 respectivement), les consonnes ne s’opposent pas en longueur. À l’exception des mots empruntés (p. ex. кassa ‘caisse’), les consonnes géminées (CC) n’apparaissent que dans le contexte du contact des morphèmes (4a) ou des mots (4b). Elles ne sont donc pas des phonèmes autonomes, mais des suites de deux phonèmes (Avanesov et Sidorov 1970 : 273, Avanesov 1970c : 328).

Par contre, les palatales longues /ʃ’:/ et /Ʒ’:/ peuvent se trouver à l’intérieur d’un morphème. Elles ne s’opposent pas à /ʃ/ et /Ʒ/, parce que la distinction entre ces segments se base sur deux traits : la palatalisation et la longueur (Avanesov 1970c : 329). Le statut phonologique de /ʃ’:/ et /Ʒ’:/ est questionné parce qu’on peut les rencontrer aux frontières morphologiques, parce qu’ils proviennent historiquement d’un groupe de consonnes et aussi parce qu’on les entend de moins en moins dans la parole des locuteurs. Ainsi, [Ʒ’:] a presque totalement disparu de la prononciation des Russes et a été remplacé par [Ʒ:] ou tout carrément par [Ʒ]. À la place de [ʃ’:], on entend souvent [ʃtʃ’] ou [ʃ ʃ]. De cette façon, les consonnes longues se transforment en groupe de consonnes, dont chacune existe déjà dans le système : /ʃ/, /Ʒ/, /tʃ’/. Pour une étude détaillée de /ʃ’:/ et /Ʒ’:/, voir Avanesov 1970c et Barinova 1966 parmi autres.

En biélorusse, les consonnes géminées dans les limites d’un morphème sont plus fréquentes. Notamment, ce sont les mots en C+j+V qui soulèvent la question du phonémisme des géminées dans la langue. Mais comme les géminées sont «dérivées», elles sont considérées comme des groupes de consonnes (Kryvicki et Padlužny 1986, Padlužny 1969).

Maintenant, après avoir présenté les systèmes consonantiques des deux langues et de leurs dialectes, nous passons à la représentation phonologique des consonnes palatalisées coronales du continuum.

6. Représentation phonologique de la palatalisation

6.1 De la nature du trait de palatalisation

Les consonnes palatalisées ont une articulation complexe. La palatalisation est une articulation secondaire qui consiste à avancer et à monter le dos de la langue vers le palais dur (Bulanin 1970 , Halle 1971 : 149) :

Palatalization means the pronunciation of a sound with the addition of palatal resonance, obtained by approaching the end of the tongue to the front of the roof of the mouth or palate. This narrows the passage used for articulation and gives that peculiar “soft” or high-pitched quality.

De Bray 1980 : 40

Pour les dentales palatalisées, les articulations primaire et secondaire fusionnent (Avanesov 1956)[16]. Cependant, la détente des palatalisées /t’/ et /d’/ n’est pas souvent momentanée, mais graduelle. Comme résultat, les [t’] et [d’] peuvent devenir proches de [ts’] et [dz’]. En russe, ces sons ne sont pas des phonèmes autonomes, mais des variantes de /t’/ et /d’/. «Les vrais phonèmes affriqués /ts’/ et /dz’/ qui correspondent à /t’/ et /d’/ russes sont présents en biélorusse» (Bulanin 1970 : 62, notre traduction; mais voir note 14) :

Les labiales palatalisées se forment elles aussi par l’élévation du dos de la langue vers le palais dur et par l’avancement de la langue. Dans les vélaires palatalisées, le focus articulatoire se déplace en avant (Bulanin 1970 : 58, 60). Ainsi du point de vue articulatoire, le trait commun pour tous les types de segments palatalisés est l’antériorité.

Si on prend aussi en considération que la palatalisation en slave a été causée par les voyelles antérieures /i/, /e/, /ε/ et la voyelle brève proche de /e̯/, et /j/ (/i/ non-syllabique) (Bernštejn 1961, Cubberley 2002, Wexler 1977), on peut dire alors que la nature du trait de palatalisation est [-postérieur]. Dans le cadre de la géométrie des traits (Clements 1985, Rice et Avery 1993), bien adaptée à l’étude de la palatalisation (Jetchev 2001, Szpyra-Kozłowska 2001), elle serait exprimée par l’ajout du trait vocalique lieu v à la représentation phonologique de la consonne non palatalisée.

6.2 Représentation phonologique de la palatalisation

Dans la théorie de la géométrie des traits, un segment est construit autour des noeuds organisateurs qui font référence à l’état des cordes vocales, à l’aperture du voile et au type de constriction des organes articulatoires. Ainsi, Clements et Hume 1995 représentent les consonnes et les voyelles comme en (6):

Rice et Avery 1993 et Rice 1999 modifient une telle géométrie en admettant que «[…] all features are monovalent, and it is only presence vs. absence that gives the appearance of binarity» (Avery et Rice 1989 : 181). La géométrie ajustée selon ce principe est présentée en (7) et (8).

La structure interne des noeuds en (7) est illustrée en (8) qui donne la structure des consonnes et des voyelles :

(8) représente l’ensemble de traits pour la représentation phonologique des consonnes et des voyelles. Les valeurs par défaut des noeuds sont données entre parenthèses, elles sont absentes dans les représentations (la sous-spécification) : «The bare Place node is […] a prototypical representation for a coronal consonant; […] and a prototypical labial [consists] of just a Peripheral node dominated by a Place node.» (Rice et Avery 1993 : 11)

Cependant, quand dans une langue les traits secondaires sont distinctifs, les traits sous-spécifiés doivent figurer dans la représentation phonologique d’un segment (9b) où l’articulation secondaire est en italique. «[…] a segment with a distinctive secondary node requires the presence of the dominating primary node […] In addition, any segments that are distinguished from this segment only by the secondary content node must also have the primary content node present underlyingly» (Avery et Rice 1989, Rice et Avery 1993). Les auteurs appellent cela la Condition de l’Activation d’un Noeud (CAN) (Avery et Rice 1989 : 183).

Pour représenter les consonnes dentales palatalisées en russe et en biélorusse, rappelons-nous que la palatalisation est une articulation secondaire qui, pour les consonnes, est égale à l’ajout du trait secondaire d’antériorité à son articulation primaire. Clements 1985 et Rice et Avery 1993 attribuent l’articulation secondaire aux traits vocaliques. D’après la représentation en (8), le trait vocalique qui marque l’antériorité est lieu. Donc, la palatalisation des consonnes coronales est exprimée par l’ajout de lieu v (le «V» signifie que c’est un trait vocalique) aux traits primaires de la consonne (10). (10a) donne une représentation de l’obstruante /t/ : racine est le noeud organisateur majeur; larynx est absent puisque la consonne est sourde. débit est absent parce que c’est une occlusive. vs n’est pas présent parce que /t/ n’est pas nasalisé. coronal est présent à cause de la CAN. Le trait secondaire de la palatalisation dépendant du lieu de l’articulation primaire est en italiques.

Les représentations phonologiques des autres consonnes coronales palatalisées faisant partie des inventaires des dialectes étudiés figurent dans la section suivante.

6.3 Représentations phonologiques des consonnes coronales palatalisées du continuum

En (12), nous donnons les représentations phonologiques des consonnes coronales palatalisées du continuum et de /j/. Nous supposons que les mêmes représentations phonologiques sont applicables pour tous les dialectes étudiés. Les consonnes voisées diffèrent de leurs homologues non voisées seulement par le noeud larynx (11), pour cette raison, nous ne donnons en (12) que les représentations des consonnes non voisées.

Les représentations en (12) se basent sur les oppositions existant dans chaque dialecte en particulier et en même temps dans l’ensemble de dialectes. Ainsi, nous observons que dans un nombre de dialectes, /t/ et /d/ s’opposent aux affriquées [ts’] et [dz’], qui ne sont que les formes phonétiques de surface des occlusives /t’/ et /d’/. Comme le note Ćavar 2001, «Feature Geometry does not account for [phonetic] affrication». Alors, [ts’] et [dz’] des dialectes des régions de Sluck, Minsk, Vitebsk, Moghilev, Smolensk et Briansk (Tableaux 3, 4) auront les représentations phonologiques de /t’/ et /d’/ (voir (12a)). L’affrication est traitée dans la section 8.2.

Par contre, dans la région de Brest, /ts’/ et /dz’/ ne s’opposent pas à /t/ et /d/, mais à /ts/ et /dz/. Leur représentation sera donc différente, comme celle en (12b). En (12d) et en (12f-i) nous donnons la structure interne de /s’/, /n’/, /l’/, /r’/ et /j/ respectivement (ce dernier représenté comme /i/, dont la syllabicité dépend du contexte prosodique). En (12c) et (12e), il y a les représentations de /tʃ’/ et /ʃ’/ dans les dialectes de Brest. Ces consonnes «[…] have a secondary node that we will call [posterior], a Coronal [Place] dependent» (Avery et Rice 1989 : 192). Encore une fois, les segments voisés correspondants auraient le noeud larynx adjacent au noeud racine.

Comme on le voit en (12c) et (12e), /tʃ’/ et /ʃ’/ ont deux noeuds secondaires : [postérieur] ([post]) et lieu v. Une telle complexité structurale des alvéopalatales n’est pas justifiée par les données de la plupart des dialectes (Tableaux 5, 6). Pour cette raison, le trait secondaire de la palatalisation lieu v, qui est un trait vocalique et non pas consonantique, disparaît. En conséquence, tous les dialectes sauf les dialectes du groupe Brest ont un /ʃ/ dur, et la majorité d’entre eux ont un /tʃ/ dur. Il est possible de rendre compte de ce fait à l’aide de la Contrainte sur la Complexité Structurale :

D’après (13), /n’/ a le noeud VS non spécifié et il est présent dans tous les dialectes, tandis que /r’/ a le VS spécifié pour Oral et Voc, et il n’est observé que dans certains dialectes.

Maintenant que nous connaissons la nature de la palatalisation, examinons quel rapport elle a avec la gémination. Dans le contexte C+j+V, la gémination est décrite comme une assimilation progressive par la propagation des traits (Bethin 1998). Nous faisons appel à la phonologie autosegmentale afin de représenter ce processus.

7. Gémination

La gémination suit selon Karski des principes articulatoires : «Après la chute de l’ancien yer antérieur dans le groupe C+ь+j+V, la consonne précédente qui était palatalisée devenait encore plus palatalisée et s’approchait de /j/. Celui-ci s’assimilait progressivement à la consonne précédente d’après le lieu d’articulation.» 1955 [1903] : 291, notre traduction) Pour Bethin 1998 : 203, la gémination a des origines phonologiques et «[…] may be interpreted as the complete assimilation of the glide to the consonant, in other words, the dissociation of the glide features and the spread of the consonant features» (contra Keer 1999, voir l’introduction). Nous explorons d’abord la possibilité d’expliquer la gémination de surface du point de vue de la phonologie.

En tenant compte de ces observations des linguistes et de l’évolution de C+j+V[18], nous voyons la forme avec une consonne géminée comme dérivée de la forme C’+j+V. En adoptant l’approche autosegmentale (Goldsmith 1990), nous obtenons la représentation (14) :

On peut voir dans cette représentation que /i/ non syllabique et la consonne palatalisée ont un trait commun : lieu v. L’adjacence de deux ensembles de traits identiques produit l’assimilation du yod à la consonne précédente en déclenchant ainsi l’apparition d’une géminée (étant donné le PCO, Goldsmith 1976). De cette façon, nous rendons explicite la relation entre la palatalisation et la gémination. Cependant, cela n’explique pas pourquoi d’autres segments suivis de /j/, les labiales palatalisées, entre autres, éviteraient la gémination, vu que lieu v y est aussi présent comme trait secondaire (voir la section 8.3 pour une explication possible).

On peut poursuivre l’analyse de la façon suivante. Une consonne géminée est une suite de deux segments identiques (C’+C’). Le PCO peut y jouer aussi son rôle pour faire disparaître une des C’. D’après la représentation en (14), la dérivation de C’ à partir de C’+j peut être représentée comme l’application des étapes i et ii seulement; l’unité temporelle de /i/ se perd car elle n’a pas de contenu segmental correspondant à la surface. Il est possible de rendre compte de la coexistence des formes C’+j et C’C’ par l’application facultative de toutes les étapes i-iv en (14); et de la coexistence des formes C’+j et C’, par l’application facultative des étapes i et ii.

Le problème avec l’analyse proposée ci-dessus consiste en ce que l’application des étapes i-iv n’est pas contrainte dans le sens qu’on ne sait pas quand et pourquoi celle-ci a lieu. Cette approche n’explique pas ce qui permettrait la sortie variable ou le choix de la forme ou de la combinaison des formes. La théorie de l’optimalité (Prince et Smolenski 1993, Archangeli et Langedoen 1997), qui se veut très efficace pour modéliser la variation, pourrait fournir une réponse probable. Dans la section 9, nous explorons une analyse dans ce sens, mais avant cela, nous faisons un détour par la phonologie articulatoire (vu la nature articulatoire complexe des consonnes palatalisées) pour motiver certaines contraintes de notre analyse par la TO.

8. Phonologie articulatoire et gémination

8.1 Phonologie articulatoire[19]

Le modèle de la phonologie articulatoire (Browman et Goldstein 1992) se donne comme tache de réunir des descriptions phonétiques et phonologiques dans une même théorie. Ses unités de base sont des gestes articulatoires caractérisés par deux traits : le degré de constriction (fermé, critique, étroit, moyen, large) et le lieu de constriction (protru, labial, dental, alvéolaire, postalvéolaire, palatal, vélaire, uvulaire, pharyngal), la durée des gestes étant intrinsèque. Les gestes se distinguent aussi selon l’articulateur mobile (lèvres, pointe de la langue, dos de la langue) et dans la dynamique du geste.

Tableau 7

Les variables articulatoires («tract variables») (adapté de Fougeron 2003)

Les variables articulatoires («tract variables») (adapté de Fougeron 2003)

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Les gestes sont coordonnés et organisés dans des structures plus larges qui s’appellent des constellations de gestes, où la coordination des gestes et les intervalles entre eux sont spécifiés (figures 1 et 2). Les gestes peuvent se chevaucher. Trois degrés de chevauchement sont distingués : minimal, partiel et complet.

La présence ou l’absence des gestes dans la constellation, l’assemblage différent des gestes, la variation dans leur dynamique et différentes organisations temporelles permettent de distinguer les éléments lexicaux. Pour rendre compte des effets tels que l’effacement, l’insertion, l’assimilation ou la lénition, le modèle fait varier la magnitude et le type de chevauchement entre les gestes. Ainsi, le masquage des gestes (figure 1) explique l’effacement des segments et certains types d’assimilation (les gestes sont des variables articulatoires différentes, p. ex. TT : TB). La fusion («blending») des gestes amène à l’assimilation. Les gestes sont des variables articulatoires du même type; le résultat de la fusion est le geste qui n’est «ni l’un ni l’autre» par rapport aux gestes de départ (Fougeron 2003; figure 2). La variation dans l’organisation temporelle peut expliquer l’épenthèse (figure 3).

Fig. 1

«Perfect memory» :

«Perfect memory» :

a) prononciation soignée;

b) masquage du geste TT[alvéolaire] par les gestes de constriction labiale et TB[vélaire]; le geste existe, mais est inaudible > chute de [t] (adapté de Fougeron 2003)

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Fig. 2

«Ten themes» :

«Ten themes» :

a) prononciation soignée;

b) la fusion des gestes : assimilation de lieu ([alv] > [dent]). Les autres variables (VEL et GLO) sont omises ici (adapté de Fougeron 2003)

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Fig. 3

Changement du synchronisme des gestes :

Changement du synchronisme des gestes :

[t] épenthétique dans «prince» > «prin[t]ce» (adapté de Fougeron 2003)

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8.2 Affrication de /t’/ et /d’/ en biélorusse

Les consonnes coronales palatalisées se caractérisent par la fusion des articulations primaire (dentalité) et secondaire (palatalisation). Dans ce cadre particulier, cela se traduit par l’alignement parfait des gestes de TT et TB, ce que nous illustrons dans la figure 4 à l’aide de /t’/, /d’/ et /s’/.

Fig. 4

/t’/, /d’/, /s’/

/t’/, /d’/, /s’/

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D’où vient l’affrication de /t’/ et /d’/ en biélorusse? Nous ne pouvons pas simplement ajouter TT [alv. constrict] à la représentation phonologique de /t’/, parce que cela donnera un phonème affriqué /ts’/ (/ts/ = /t/+/s/). Nous supposons que le trait responsable du phénomène vient de la voyelle antérieure[20], notamment du trait TT de cette dernière. En fait, le trait TT des voyelles est régulièrement omis dans les représentations en phonologie articulatoire (Fougeron 2003). Il est difficile de dire si c’est pour des raisons d’économie ou de sous-spécification. Ici, nous voyons la nécessité de la spécification du trait TT pour les voyelles (figures 5 et 6).

Fig. 5

Voyelles antérieures palatalisantes en slave

Voyelles antérieures palatalisantes en slave

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Fig. 6

Affrication de /t’/ devant /i/

Affrication de /t’/ devant /i/

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Du point de vue articulatoire, la consonne devient affriquée à cause de la détente graduelle (Bulanin 1970). Nous représentons cela par le changement de synchronisme de la détente de /t’/ qui s’étend sur le «territoire» de la voyelle, ce qui crée un chevauchement partiel et la fusion des gestes. TT [alv. fermé] se transforme en un geste plus ouvert, créant ainsi une friction et causant l’émergence d’une affriquée de surface. Passons maintenant à la gémination.

8.3 Gémination

Karski 1955 [1903] explique la gémination comme étant le rapprochement articulatoire de deux consonne adjacentes C’ et /j/. On ne peut pas nier qu’il y a quelque chose de commun entre la coronale palatalisée et /j/. Nous croyons qu’il s’agit de la ressemblance de certains gestes articulatoires des deux segments. Le changement temporel des gestes produit en surface une géminée (figure 7). À la différence de l’affrication, il n’y a pas de chevauchement des gestes, mais le changement du timing : le geste TT de la C’ est rallongé au détriment de /j/. Ainsi, au lieu d’avoir deux segments articulatoirement très proches (toutes les coronales sont soit TT [alv. fermé], soit TT [alv. critique], soit TT [postalv. critique], et /i/ non syllabique et TT [alv. étroit]), nous obtenons un seul son qui augmente dans sa durée :

Fig. 7

Gémination :

Gémination :

/s’/ + /i/ non syllabique > [s’s’]

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La spécification du trait TT des voyelles (ici, /i/ non syllabique) montre pourquoi les labiales ne sont pas géminables aussi facilement : elles n’ont qu’un seul geste commun avec /j/ :

Fig. 8

Une labiale suivie d’un /j/

Une labiale suivie d’un /j/

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Pour ce qui est de la forme C’, nous supposons que l’aménagement temporel se passe dans l’autre direction : la coupure d’un geste. 

De cette façon, outre le PCO, la gémination de surface trouve son explication dans un autre principe phonologique, celui de la minimisation de l’effort : «The less complex movement, the closer distance of movement, etc., the better.» (Ćavar 2001) Un autre principe fonctionnel en phonologie, celui de la minimisation de la confusion[21], qui crée les dissimilations, ne semble pas jouer de rôle pour C’+j intervocalique, parce que c’est le seul contexte où on peut rencontrer une consonne palatalisée suivie d’un yod (et potentiellement la gémination). Puisqu’il n’y a pas de confusion au niveau communicatif, nous sommes en présence de segments adjacents similaires (C’C’), ou de la perte d’un segment, parce qu’il n’a pas de rôle contrastif ici[22].

En conclusion, la gémination est motivée par la ressemblance des traits des gestes articulatoires, notamment le lieu et le degré de constriction des coronales et de /j/. La réduction des efforts articulatoires (au lieu de deux gestes, il n’y en a qu’un) peut être représentée comme un changement de synchronisme : l’allongement de certains gestes cause leur chevauchement partiel et produit une consonne géminée. Alors que la réduction de la durée des gestes donnerait une consonne palatalisée simple.

Cependant, la motivation de la variation de C+j+V n’est pas toujours claire. De nouveau, il y a des questions qui restent. Si le principe du moindre effort est actif, pourquoi est-ce que C’+j ne se transforme pas en C’C’ partout? Et si le contraste entre les trois formes n’est pas pertinent, pourquoi est-ce que la forme C’+V n’est pas dominante? Et d’une manière encore plus générale, d’où vient la variation? Nous croyons qu’il est possible de répondre à ces questions à l’aide de la TO, où l’assimilation est considérée comme «effort-based lenition», et qu’il est possible d’en rendre compte à l’aide de la contrainte lazy (Kirchner 2000).

9. Analyse des formes de C+j+V dans le cadre TO

9.1 La variation et la TO

La TO offre des outils pour l’analyse de la variation. Elle rend compte des cooccurrences des formes par la hiérarchisation fixe ou variable des contraintes utilisées par la théorie. Dans le cas des grammaires variables, elle permet aussi de faire des prédictions quantitatives, c’est-à-dire d’indiquer quelles formes seront préférées (Anttila 1997, Auger 2001, Cardoso 2001) :

OT has been viewed as particularly well suited for developing linguistic analyses that account for both categorical and variable outputs. Indeed, in this new theory, crosslinguistic variation plays a central role, as phonological analysis involves the evaluation of different candidate outputs, a set of universal constraints, and language-specific contraint rankings that account for distinct phonological patterns across different languages. To variationists, competing outputs and constraint ranking show great promise for handling not only crosslinguistic variation, but also language-internal variation.

Auger 2001 : 254-255

Examinons maintenant les contraintes pertinentes à cette analyse ainsi que leurs hiérarchisations.

9.2 Contraintes

Nous avons déjà déterminé que la raison de la gémination dans le contexte C+j+V est l’assimilation progressive, conditionnée par le principe phonologique de la minimisation de l’effort articulatoire : au lieu de prononcer deux segments qui se rapprochent articulatoirement, le locuteur rallonge celui qui a la spécification gestuelle la plus riche, mais en même temps il économise les efforts.

La réduction des efforts articulatoires est un cas de lénition[23]. Kirchner 2000 rend compte du phénomène à l’aide de la contrainte scalaire lazy (paresse) qui favorise la réduction des gestes articulatoires. Elle peut être accompagnée d’une «temporal extension of the gesture [of a segment]» (Kirchner 2000 : 533), comme nous avons pu l’observer dans la section précédente. L’effet de la contrainte lazy peut être bloqué par les contraintes de conformité («faithfulness») du type ident spécifiées pour un trait ou un segment, qui peuvent être sensibles à certains contextes, par exemple prosodiques.

Dans C+j+V, la gémination de surface est motivée par l’adjacence de la consonne palatalisée à /j/, combinaison difficile à articuler. Nous postulons la contrainte lazy C’+j, qui demande la réduction de l’effort articulatoire dans ce groupe. La forme C’+j la transgresse, ce qui n’est pas le cas avec les deux autres formes (C’C’ et C’).

La gémination de surface implique la resyllabation : C’+j intervocalique forme une attaque, mais la géminée appartient à l’attaque de la syllabe suivante et à la coda de la syllabe précédente (Cardoso 2001). Donc, la violation de la contrainte universelle *coda (Prince et Smolensky 1993) s’applique.

L’application de lazy C’+j serait bloquée, à notre avis, par cette contrainte sur la marque et non pas par une contrainte de conformité. Le contexte C’+j est assez unique, et le maintien du contraste articulatoire n’est pas important au point qu’on peut facilement perdre /j/. En plus, les langues en question omettent régulièrement un segment dans un groupe de consonnes (16), si le résultat de cette omission est une syllabe plus harmonique. Rangée plus haut que lazy C’+j, *coda va bloquer son application; rangée plus bas, elle va la permettre.

Nous supposons que la variation des formes de C+j+V est générée par la combinaison des contraintes sur la structure syllabique (*Coda) et la complexité articulatoire Lazy C’+j, qui interagissent avec la contrainte de conformité Max IO (MacCarthy et Prince 1995), qui préserve des segments de l’effacement.

Il est évident que la forme C’ transgresse cette contrainte. Par contre, la forme avec la consonne géminée ne le fait pas, parce que dans C’C’, le /j/ de l’input n’est pas perdu, mais assimilé à la consonne précédente. Alors, C’C’ respecte max IO ainsi relativisée.

9.3 Analyse des formes

Pour notre analyse, nous adoptons l’approche de Nagy 1996 et de Nagy et Reynolds 1997, qui postulent l’existence des contraintes flottantes dans les grammaires[24]. La hiérarchisation différente des deux contraintes sur la marque de *coda et lazy C’+j, et de celle de conformité max IO permet de rendre compte de la variation des formes de C+j+V et de leurs combinaisons.

Les dialectes russes ayant la seule forme C’+j évitent les géminées. Pour leurs grammaires, ce fait est aussi important que la nécessité de garder dans l’output tout ce qui est dans l’input et d’éviter des syllabes fermées[25], d’où la non-hiérarchisation de max IO par rapport à *coda (19). Ainsi, l’ordre des contraintes en (19) donne dans l’output la forme C’+j qui est propre aux dialectes russes des régions de Moscou, de Možaisk et de Kaluga : [26]

Dans les dialectes biélorusses avec la seule forme C’C’, la contrainte max IO doit être respectée. Cependant, lazy C’+j exige que C’+j n’apparaisse pas dans l’output. Ce conflit amène à l’assimilation de /j/ à la consonne et à l’output d’une consonne géminée. L’ordre des contraintes en (20) nous donne la forme C’C’ attestée dans les dialectes biélorusses des régions de Vitebsk et de Moghilev :

La hiérarchisation des contraintes en (21) donne C’ qui caractérise des villages individuels dans les régions de Grodno, de Sluck et de Minsk (Biélorussie). Ces parlers préfèrent les formes moins marquées en plaçant les contraintes *coda, lazy C’+j plus haut que max IO. De nouveau, les deux premières contraintes ne sont pas hiérarchisées.

La non-hiérarchisation des trois contraintes produit l’output de trois formes, comme dans les dialectes biélorusses des régions de Sluck et de Minsk (22).

La combinaison des formes C’+j et C’ (région de Grodno, Biélorussie) est obtenue par la non-hiérarchisation des contraintes lazy C’+j et max IO:

La cooccurrence des formes C’+j et C’C’ est propre aux dialectes biélorusses de la région de Brest et aux dialectes russes des régions de Smolensk, de Briansk et de Žizdra. Il est possible d’en rendre compte en mettant les contraintes dans l’ordre Max IO > Lazy C’+j, *Coda :

Finalement, la hiérarchisation des contraintes comme en (25) prédit l’output non attesté dans le corpus : la coexistence des formes C’C’ et C’.

Comment rendre compte de la non-cooccurrence de deux formes dérivées d’une même forme sous-jacente? Essayons de considérer séparément les données pour les parlers biélorusses (régions de Brest – Moghilev) et russes (régions de Smolensk – Moscou). Les formes et les combinaisons propres aux dialectes biélorusses sont : C’C’, C’, C’+j/C’C’, C’+j/C’, et C’+j/C’C’/C’. En comparant les tableaux (20-24), on remarque que dans chaque tableau, une des contraintes non hiérarchisées est toujours lazy C’+j. Nous supposons ainsi qu’il s’agit d’une contrainte flottante (Nagy 1996, Nagy et Reynolds 1997) dans la grammaire biélorusse. Ce qui varie selon les dialectes, c’est le domaine de cette contrainte flottante : max IO ou *coda. Puisque les dialectes diffèrent aussi selon l’ordre de ces deux contraintes, il se trouve que lazy C’+j peut flotter par rapport à la première ou à la deuxième contrainte. Dans le premier cas, l’output donne une seule forme (26a-b), tandis que dans le deuxième cas, il en donne deux (26c-d) :

Nous supposons que dans les dialectes avec trois formes (tableau (22)), le domaine de lazy C’+j inclut deux contraintes qui ne sont pas hiérarchisées entre elles : {lazy C’+j , {max IO, *coda}}[28].

Les formes observées dans les dialectes russes sont : C’+j et C’+j/C’C’. Les tableaux qui proposent ces outputs sont en (19) et en (24). Ici, une des contrainte non hiérarchisées est *coda. Elle peut être considérée comme flottante dans la grammaire du russe. Ses domaines sont max IO ou lazy C’+j, selon les dialectes. Ce qui est intéressant pour les dialectes russes, c’est que la hiérarchisation des contraintes ancrées est toujours max IO > lazy C’+j. Lorsque le domaine de la contrainte flottante *coda est max IO, dans l’output nous avons une seule forme C’+j. Lorsque son domaine est lazy C’+j, deux formes apparaissent à la surface :

Le produit du tableau (23) caractérise les dialectes russes (régions de Smolensk, Briansk et Žizdra) et biélorusses (région de Brest). Dans ce tableau, lazy C’+j et *coda sont non hiérarchisées l’une par rapport à l’autre, ce qui permet de voir soit lazy C’+j comme une contrainte fixe et *coda comme une contrainte flottante, soit le contraire, selon la langue. Étant donné que les dialectes russes en question sont des dialectes intermédiaires en termes de Chambers et Trudgill 1998 (Kaminskaïa 2001), on peut supposer que leurs grammaires «hésitent» dans le choix de la contrainte flottante. Les parlers de la région de Brest sont intermédiaires également entre les dialectes biélorusses, d’un côté, et les dialectes polonais et ukrainiens, de l’autre. Une étude de ces dialectes complèterait sûrement notre analyse.

En (25), la hiérarchisation des contraintes lazy C’+j > *coda, max IO prédit l’output non attesté C’C’ combiné avec C’. Ce produit ne pourrait pas caractériser un dialecte biélorusse, parce que dans le tableau (25), la contrainte flottante est *coda; or, nous avons vu qu’en biélorusse ce statut appartient à lazy C’+j. Tout de même, cet output serait possible en russe (ce que constate Stroganova 1970), à cause du statut flottant de la contrainte *coda dans sa grammaire.

La notion de contrainte flottante nous a permis : 1° d’établir la différence entre la grammaire du russe et celle du biélorusse; 2° de rendre compte des données attestées et non attestées, et 3° de prédire les données qui ont été observées dans d’autres études.

10. Conclusions

Cet article avait pour but de présenter une étude de la combinaison protoslave C+j+V contenant une consonne coronale, qui se rencontre en finale des substantifs dans certains dialectes biélorusses et russes. Il existe trois variantes de la prononciation de cette suite, dont l’une comprend une consonne palatalisée géminée. Les variantes peuvent se combiner.

Les problèmes soulevés par les données concernent tout d’abord les origines de la gémination de surface, étant donné que, selon Keer 1999, elle n’aurait pas une source phonologique. Le rapport entre la palatalisation et la gémination de surface, aussi bien que la représentation phonologique des coronales palatalisées et les raisons de la variation des formes de C+j+V sont aussi problématiques.

Deux principes phonologiques, le PCO et le principe du moindre effort, permettent de mieux comprendre la gémination de surface. Trois cadres théoriques – la géométrie des traits, la phonologie autosegmentale et la phonologie articulatoire – aident à voir le lien entre la gémination et la palatalisation, et à motiver la gémination sur la base de la nature des traits des segments et des gestes articulatoires. Mais dans toutes ces théories, la motivation pour la variation de C+j+V n’est pas évidente. C’est l’analyse des données dans le cadre de la TO qui nous permet d’en rendre compte. La notion de contrainte flottante nous aide non seulement à distinguer les grammaires des deux langues et à démontrer comment elles génèrent la variation dialectale, mais aussi à prédire les produits attestés dans des études précédentes. La combinaison des outils théoriques de différents cadres permet une analyse plus complète de ces faits variables.