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1. Introduction

La conversation est une activité aussi banale que complexe : banale, parce qu’elle s’exerce à répétition sur une base quotidienne; complexe, parce qu’en plus de faire intervenir toutes les composantes de la langue, elle sollicite simultanément les compétences psychosociales qui permettent aux individus de se comprendre et de s’entendre. Qu’elle soit vraie, grande, petite ou musclée, elle est fondatrice des relations sociales que les individus auront à établir au cours de leur vie. C’est en effet au cours d’activités conversationnelles qu’on apprend à parler, qu’on transmet ou qu’on acquiert des connaissances et des biens, qu’on harmonise ses rapports avec autrui, qu’on se définit socialement, qu’on reçoit ou qu’on établit un diagnostic, qu’on conclut ou qu’on fait échouer une transaction, qu’on règle des conflits ou qu’on les attise.

Dans son sens étroit, le terme «conversation» peut être compris comme «la parole qui se manifeste quand un petit nombre de participants se rassemblent et s’installent dans ce qu’ils perçoivent comme une courte période coupée des tâches matérielles; un moment de loisir ressenti comme une fin en soi [...]» (Goffman 1987 [1981] : 20). Il s’agit là d’une définition assez proche du sens commun attribué à une «vraie conversation», tel qu’il ressort d’une étude antérieure :

Une vraie conversation est une activité en soi et pour soi qui émerge dans une atmosphère de paix et de quiétude. C’est une activité privée qui rassemble un nombre limité de participants qui sont dans un état d’attention et de confiance. Une vraie conversation implique la réciprocité et une écoute attentive, en plus de sujets sérieux qui sont abordés en profondeur. Il s’agit d’un moment spécial pour l’expression des émotions et de l’intelligence.

Laforest et Vincent 1996

L’analyse conversationnelle[1] porte sur des activités nettement plus diversifiées que celles visées par cette définition étroite, puisque les règles qui ont été dégagées dans ce cadre s’appliquent dès lors que deux individus sont en présence et qu’ils entrent dans une dynamique interactive telle qu’ils produisent en alternance des tours de parole; elle englobe des conversations relevant tant des sphères publique ou privée que personnelle ou professionnelle. Il revient aux interlocuteurs d’activer les compétences nécessaires et de mettre chaque composante adéquatement en place – sans (trop de) dérapage – pour que les finalités de la rencontre soient comprises et satisfaisantes pour toutes les parties. Ainsi, les composantes de base d’une séance de commérage entre amis sont les mêmes que celles qui conduisent un médecin à poser un diagnostic à la suite d’une discussion avec un patient; les dialogues du type «passe-moi le beurre» sont aussi réglés qu’une négociation syndicale. Bref, à peu de chose près, tout passe par la conversation. On serait donc bien bête de bouder un champ de recherche aussi riche.

Pourtant, bien qu’étant constituée essentiellement de matière langagière (verbale ou non verbale), la conversation n’a pas été reconnue comme un champ noble de la recherche linguistique. C’est probablement pour cette raison – et parce qu’elle fait appel à des compétences multidisciplinaires – que, dans les années 1960, l’immense terrain laissé vacant par la linguistique, celui du «talk-in-interaction», pour reprendre l’expression de Schegloff 1988, a été défriché simultanément par des chercheurs de disciplines diverses. On assiste alors à l’émergence de l’ethnographie de la communication (Hymes 1964), de la sociolinguistique interactionnelle (Gumperz 1964), de la sociolinguistique variationniste (Labov 1963) et de la théorie des actes de langage (Searle 1963). Parallèlement, les activités quotidiennes deviennent un objet d’étude sociologique grâce aux recherches de Garfinkel 1973 [1959] et des ethnométhodologues sur le sens commun, et à celles de Goffman 1973 [1959] sur la «mise en scène de la vie quotidienne». Tous ces chercheurs ont ciblé les activités sociales sous-jacentes à l’usage du langage, suscitant par ricochet un intérêt scientifique pour les activités quotidiennes, dont fait partie la conversation.

Les recherches que j’ai personnellement entreprises en 1975 ont émergé dans ce contexte et ont depuis subi diverses influences qui donnent un caractère spécifique aux travaux du LaSIC (Laboratoire de sociopragmatique des inter-actions et de la conversation). Ces travaux portent tous sur la conversation, sont d’inspiration sociolinguistique – comme je l’ai expliqué dans Vincent 1986 – et portent de surcroît la marque de tous les collaborateurs de l’équipe. Si Goffman définit l’interaction comme «à peu près l’influence que les individus exercent les uns sur les autres lorsqu’ils sont en présence» (Goffman 1973 [1959] : 23), les travaux du LaSIC sont le fruit d’interactions continues.

L’objectif de cet article est double : attirer l’attention à la fois sur la puissance de la conversation comme activité structurée et structurante, et sur la place que peut prendre l’analyse de la conversation dans l’interprétation des relations sociales. Autrement dit, je m’intéresse à la conversation en tant qu’activité sociale dont le déroulement – toujours en direct – comporte des risques et des enjeux que l’analyse conversationnelle peut décoder, permettant une intervention éventuelle sur les pratiques des conversants. Pour ce faire, j’ai opté pour une présentation résolument inspirée des travaux de Sacks et des résultats d’études produites dans le cadre du LaSIC. J’ai sélectionné quelques règles qui sont à la base de toute conversation et qui, combinées, font boule de neige pour conduire à l’interprétation de problèmes complexes. Dans un premier temps, je présenterai les principes qui ont gouverné l’élaboration de l’analyse de la conversation[2]. Dans un deuxième temps, je présenterai certains incontournables qui dévoilent à la fois la mécanique, la machinerie et, pourquoi pas, les machinations sous-jacentes à toute conversation. J’élaborerai enfin un raisonnement interprétatif sur certains énoncés qui conduisent au mensonge, phénomène qui n’est qu’un indicateur du type de problème que peut observer l’analyse de la conversation pour la résolution de problèmes conversationnels qui émergent lorsque les relations sont inégales (par exemple entre un éducateur et un apprenant, entre un professionnel et un client, etc.).

2. La conversation comme objet d’étude

Lors de la séance inaugurale de son cours de l’automne 1967, Sacks déclare : «Alors, le travail que je fais porte sur le langage. Sur les détails du langage. Dans un sens, il porte sur le fonctionnement de la conversation»[3] (Sacks 1992 : 622). Depuis les premières Lectures de Sacks, les conversationnalistes se consacrent à tout ce qui façonne la conversation, reposant sans cesse cette question formulée par lui et reprise par Schegloff 1992a : xviii : «Se pourrait-il que la parole soit organisée à un tel niveau de détail?»

La conversation est une activité complexe qui fait intervenir simultanément une multitude de «détails» de différents types, incluant tous les niveaux constitutifs de la langue et conduisant à diverses strates d’interprétation; les dimensions propositionnelle, émotionnelle et interactionnelle se côtoient (Martel 2000b), tout comme se chevauchent l’argumentatif, le narratif et le descriptif (Vincent 1994, Vincent et Perrin 1999 et Filliettaz 2001). Dans une conversation, tout est indice : de tension, d’indifférence, de plaisir, d’harmonie, de demande de poursuite ou de volonté de tout interrompre. C’est pourquoi Sacks établit comme principe d’analyse de la conversation l’atomisation des actions, c’est-à-dire leur décomposition en petites unités, puis leur recomposition.

Ce que je vais faire maintenant, c’est prendre des petits morceaux d’une chose et les isoler, parce que les petits morceaux peuvent être identifiés et fonctionner indépendamment du plus grand morceau dont ils font partie. Et ils peuvent fonctionner dans une variété de grands morceaux, et non seulement dans celui dans lequel on les a observés. Je ne fais pas cela uniquement pour simplifier. [...] L’image que j’ai est une machinerie dans laquelle on aurait quelques gadgets de base que l’on pourrait placer ici et là dans différentes machines. [...] Alors, ces plus petits composants doivent être identifiés en premier parce qu’ils sont peut-être des composants de plusieurs autres tâches que celles où on les retrouve.

Sacks 1992 : 159 [Automne 1965, Lecture 5]

C’est ainsi que les analystes de la conversation alternent entre deux stratégies d’analyse : observer chaque détail comme un objet autonome – autosuffisant, dirait Goffman 1987 [1981] : 38 – pour en comprendre la mécanique, puis relier cette mécanique à celle d’un autre objet. D’ailleurs, les modèles d’analyses qui prévoient donner une vue d’ensemble des activités conversationnelles (voir principalement l’approche modulaire de Roulet 1992) posent l’observation de petites unités comme étant conditionnelle à la compréhension de plus grandes.

En observant les actions de la vie quotidienne et en s’interrogeant sur leur caractère récurrent ou atypique, les conversationnalistes ont pour objectif de montrer les conséquences de l’émission de minuscules faits de langue sur les interactants et sur le déroulement de l’activité, et visent «la modélisation des activités sociales dont les propriétés sont d’être à la fois observables et ordonnées» (Sacks 1984 : 24, trad. fr. dans Conein 1989 : 199). Puisque la conversation est une activité de représentation mettant en scène des acteurs qui doivent défendre la légitimité de leur rôle, nous tentons de plus de comprendre comment chaque individu se redéfinit comme un sujet du monde et s’adapte aux autres sujets chaque fois que la réalité quotidienne le requiert, dans le but de construire de façon organisée cette réalité.

3. Quelques incontournables

L’analyse de la conversation n’en est plus à ses balbutiements : les recherches des trente dernières années ont permis de montrer la complexité de l’organisation à partir de modèles théoriques et méthodologiques solides. Pour illustrer en peu de pages le fonctionnement de la conversation, j’ai fait appel à quelques composantes qui sont, selon moi, incontournables parce qu’elles sont présentes dans tous les types de conversation, qu’elles sont organisées systématiquement et qu’elles permettent de montrer efficacement que la conversation est une activité au cours de laquelle les individus s’inscrivent dans le monde.

3.1 La coconstruction des activités conversationnelles

La conversation est une activité sociale où la parole est produite en alternance par différents participants. Il s’agit d’une activité conjointe. S’avère par conséquent inadéquat tout modèle qui laisse sous-entendre une mécanique où A envoie un message à B, qui le reçoit – A ayant un rôle actif et B un rôle passif. Le rôle d’auditeur n’est pas un rôle passif, en attente de l’attribution ou de l’appropriation d’un rôle actif. L’auditeur adapte constamment son comportement en fonction du message qu’il reçoit, signalant son étonnement, son indignation, son amusement ou sa tristesse, en réponse aux attentes du locuteur ou pour les contrer. La conversation consiste donc en une activité qui implique activement tous les participants, chacun agissant en fonction de l’autre, en accord conversationnel avec les attentes de l’autre[4].

Les activités de l’auditeur au cours de l’intervention du locuteur sont nombreuses : outre les tâches liées au décodage de ce qui est dit et éventuellement à la préparation de la réplique, l’auditeur doit montrer qu’il accompagne le locuteur dans son discours[5]. Cette solidarité se manifeste dans les contextes tant euphoriques que conflictuels. L’auditeur produit des signaux d’étonnement («ah oui !», «pas vrai»; Vincent, Laforest et Nicole 1995) ou il prend une attitude indignée selon les propos du locuteur. Le locuteur qui indique par son rire la légèreté de ses propos recevra en écho un rire de l’interlocuteur (La Greca et coll. 1996). De même, deux interlocuteurs hausseront le ton à tour de rôle dans les conversations conflictuelles, montrant leur solidarité dans la dispute (Laforest et Vincent 1999a). C’est pourquoi Laforest conclut ainsi une analyse des signaux d’écoute («back-channel signals») :

Montrer que l’allocutaire écoute différemment selon que le locuteur narre ou argumente et décrit, c’est montrer à quel point les comportements des participants à la conversation sont interdépendants, à quel point l’auditeur épouse le développement progressif des interventions du locuteur en identifiant rapidement le type auquel elles appartiennent; mais c’est aussi montrer [que les signaux d’écoute] sont [...] au coeur même du développement du «texte» oral.

Laforest 1996b : 8

Prenant en compte les réactions de son interlocuteur, le locuteur atténuera des propos ou en rajoutera, calmera le jeu ou attisera la hargne; il écourtera l’histoire ou la développera, gardera le tour de parole si on ne le lui réclame pas, accélèrera le débit pour céder la parole qu’on lui réclame.

Par ailleurs, les interlocuteurs engagés dans l’action conjointe qu’est la conversation ont pour mandat de respecter les rôles de chacun, ainsi que les devoirs et les privilèges qui s’y rattachent. L’engagement dans la conversation se manifeste, par exemple, par l’application de règles dites de politesse qui amèneront chacun à utiliser le pronom d’adresse adéquat (tu ou vous) et le titre approprié (Monsieur le Juge, Madame, boss) pour que l’autre se reconnaisse dans l’image de lui qui lui est montrée. Cet engagement se manifeste aussi par les énoncés d’excuses qui sont produits lorsqu’un locuteur brise le contrat de coconstruction, prenant l’initiative d’une digression ou d’un changement de thème sans l’accord de son partenaire. Bien sûr, cela n’empêche pas la transgression, mais doit s’accompagner de stratégies de réparation de l’affront produit ou à venir.

3.2 L’enchaînement des tours de parole

La conversation est définie par une alternance de ce qu’on peut appeler simplement des tours de parole[6] qu’au moins deux interlocuteurs accaparent à tour de rôle. Ces tours sont régis par un certain nombre de règles implicites (par exemple, un seul locuteur parle à la fois; les tours s’enchaînent de façon continue, sans chevauchements ni brèches, etc.), règles que respectent (plus ou moins) les interlocuteurs tour à tour.

Ces règles ont été tant de fois décrites et avec un tel raffinement qu’on peut considérer que la mécanique est connue. C’est pourquoi je m’attarderai uniquement au principe fondamental relatif à l’organisation des tours : la règle de dépendance séquentielle («conditional relevance[7] : given the first, the second is expectable» Schegloff 1972 : 76), soit «étant donné un premier item d’un certain type, un second item doit être accompli pour former une action conforme» (Conein 1989 : 202).

Toute conversation normale repose sur le respect de cette contrainte de dépendance des tours de parole, qui veut que tout acte de langage reçoive en réaction un type d’acte spécifique : par exemple, une question reçoit une réponse, une requête reçoit une exécution[8], etc. Les participants construisent au fur et à mesure et à tour de rôle des interventions qui respectent cette attente de solidarité, sur les plans sémantique, pragmatique, émotionnel, interactionnel et social. Les maximes de Grice, énoncées en 1975 et ramenées à la règle de pertinence de Sperber et Wilson 1986, montrent à la fois l’idée de règle, de solidarité et d’attentes partagées. L’analyse de la conversation repose sur ce principe fondamental d’interprétation : c’est la teneur sémantique et pragmatique du deuxième tour qui permet d’interpréter le sens et la valeur que le locuteur du tour 2 a accordés – et avec quelle pertinence – au tour 1.

Cet extrait comporte quatre tours de parole appairés qui doivent respecter les règles de dépendance séquentielle, puisque aucun indice ne montre le contraire et qu’on sait que les interlocuteurs ont compétence pour converser. On doit donc interpréter que : 1o la réaction de la mère (no 2) signale qu’elle a interprété l’intervention de sa fille (no 1) comme une demande d’attention; 2o la question de la fille (no 3) indique qu’elle a obtenu l’attention de sa mère; 3o l’intervention de la mère (no 4) indique qu’elle a interprété l’intervention (no 3) comme une question, puisque son intervention y répond.

Les conversationnalistes analysent obligatoirement des données authentiques, la plupart du temps orales et spontanées[10], c’est-à-dire des interventions que, dans une situation donnée, deux interlocuteurs ont simultanément identifiées comme acceptables. Devant chaque échange (selon la terminologie genevoise) ou séquence (selon la terminologie américaine), et en rapport avec les échanges précédents et subséquents, l’analyste se doit de reconstituer l’interprétation la plus plausible, ne pouvant faire l’économie du décryptage des inférences sous-entendues par les interlocuteurs.

Dans l’exemple (2), les interventions de chaque locutrice sont énoncées sous forme de questions. L’interprétation séquentielle la plus plausible est que : 1o les deux énoncés respectent les règles de dépendance – aucun indice ne permet d’identifier une zone de mésinterprétation de l’intention de l’intervieweure ou, autre cas de figure possible, ne permet de conclure que les deux interlocutrices auraient formulé simultanément une question adressée à l’autre; 2o l’informatrice ne peut interpréter l’intervention de l’intervieweure que comme une question, puisque l’intervention de l’intervieweure est une question de plein droit – tant dans la formulation de l’énoncé que dans le rôle qui lui revient de poser des questions; 3o la question de l’informatrice doit être interprétée comme une réponse à la question de l’intervieweure, chaque question nécessitant une réponse.

La mécanique interactionnelle de l’alternance des rôles de locuteur et d’auditeur est, dans tous les contextes, moins pertinente à relever que la mécanique pragmatique qui consiste à chercher comment deux énoncés peuvent être dépendants l’un de l’autre, et comment deux interlocuteurs remplissent leur contrat conversationnel de produire des énoncés solidaires. Ainsi, la forme interrogative de l’intervention de l’informatrice doit être comprise comme une stratégie rhétorique utilisée pour répondre affirmativement à la question.

Dans l’exemple (3), le père – qui n’est pas le destinataire de la requête de sa fille (la mère, interpellée, ne se prononce pas) – indique, par son intervention, qu’il a bien décodé l’acte de langage; il remet cependant en cause le droit de la fille de produire cette requête, malgré la formule de politesse «s’il vous plaît». Son intervention respecte la règle conversationnelle sans cependant satisfaire l’acte énoncé.

Je laisse le soin au lecteur d’interpréter le lien de dépendance séquentielle entre les deux tours de parole de la séquence suivante, extraite d’un repas familial. Voici le contexte : exceptionnellement, c’est la fille qui a préparé le souper et elle a subi plusieurs remarques ironiques sur ses talents culinaires tout au long du repas. Sa mère pose une question à laquelle elle répond, sans conteste, de façon conventionnellement interprétable.

Cet exemple nous amène au point suivant, qui traite de l’image des interlocuteurs et de la gestion de la politesse.

3.3 La protection des faces

Tenir, en alternance, un rôle de locuteur ou d’auditeur demande d’adapter son comportement aux attentes de l’autre, tout en faisant part de ses propres attentes. Goffman 1973 [1959] a décrit la conversation comme une guerre froide où la coopération obligatoire des participants n’existe que parce que chacun a intérêt à ce que la conversation se poursuive jusqu’à un terme convenu et, conséquemment, qu’aucun participant n’a intérêt à ce qu’une guerre effective vienne l’interrompre.

La conversation est une activité reposant sur des relations fragiles entre des individus qui ont momentanément des visées convergentes. C’est pourquoi Goffman déclare que :

Interagir avec l’autre représente un double risque, celui de donner une image négative de soi et celui d’envoyer à l’autre une image négative de lui-même. Tout discours est construit en tenant compte de cette double contrainte et contient des techniques défensives (defensive practices) émises pour protéger ses propres projections et des techniques de protection (protective practices) émises pour sauvegarder la définition de la situation projetée par les autres.

Goffman 1973 [1959] : 21-22

Ne pas menacer l’autre ou ne pas l’envahir, ne pas se laisser menacer ni envahir, et ne pas se placer en position de faiblesse, bref rester «poli», sont des tâches au moins aussi accaparantes que le décodage ou la production d’énoncés syntaxiquement et sémantiquement corrects.

Dans l’exemple (2a), l’interviewée produit, en réponse à la question, un énoncé qu’on peut qualifier d’autodénigrant en s’attribuant une propriété socialement négative : «être grosse de même». Ce faisant, elle attaque directement sa propre face, ce qui rompt l’équilibre interactionnel : un interlocuteur ne peut pas laisser en plan celui qui a perdu la face. La formulation interrogative accroît le déséquilibre, puisqu’elle interpelle directement l’intervieweure dans son action d’autodénigrement. Dans ce contexte, l’intervieweure est contrainte de réparer le déséquilibre en rejetant la proposition négative, ce qu’elle fait dans l’énoncé «Bien voyons» accompagné d’un rire. Le retour à l’équilibre initial ne sera totalement réalisé que lorsque l’interviewée prononcera le «Non», signalant que tout cela n’était que boutade et qu’elle peut répondre sérieusement à la question. Bien sûr, les rires de part et d’autre montrent que cet échange était plutôt ludique, mais il aura nécessité malgré tout les réparations d’usage.

Dans cet exemple, la pratique offensive a servi une fonction ludique, la stratégie de la locutrice étant de «mettre en boîte» l’intervieweure en la piégeant sur sa question. Il est bien évident que la stratégie de dénigrement de l’autre demande un contexte particulier ou des précautions supplémentaires pour que l’intention ludique soit perçue comme telle.

Si on peut menacer sa propre face ou celle de l’autre de façon stratégique (pour faire rire ou pour agresser), il demeure néanmoins que, le plus souvent, on perd ou on fait perdre la face dans des contextes inconscients, des moments d’inattention qui peuvent prendre des proportions diverses, mais qui nécessitent réparation dès lors qu’ils deviennent conscients. Nous y reviendrons.

3.4 Les préalables, les précautions et les anticipations

Les marques explicites qui servent à signaler une intention ou à diriger (ou redresser) une interprétation jouent à la fois sur les principes de protection des faces et de coconstruction des interventions. Combien de fois, dans une conversation, on avertit l’interlocuteur de notre intention discursive, par exemple, de lui raconter une histoire – tout en la qualifiant de drôle, de tragique, d’insolite, d’horrible –, de lui donner un conseil, de lui poser une question. D’où la pertinence des questions de Sacks :

Pourquoi, s’ils veulent dire quelque chose, ne le disent-ils pas tout simplement? Pourquoi, alors qu’ils ont le plancher pour produire un énoncé, produisent-ils un énoncé pour prendre le plancher après un prochain énoncé, plutôt que de produire l’énoncé qu’ils projettent de produire?

Sacks 1992 [1967] : 682

Que fait-on lorsqu’on dit à l’interlocuteur «Je vais te poser une question.» ou «Est-ce que je peux te poser une question?» Plusieurs interprétations sont possibles, comme l’a montré Schegloff 1980 dans son étude sur les «préliminaires», mais, en contexte, une seule est juste. Cette formulation peut constituer une demande d’autorisation personnelle (les locuteurs n’ont pas tous des droits égaux à la parole et, dans certaines circonstances, cette autorisation est requise) ou une demande d’autorisation contextuelle (certaines circonstances sont peu propices à la formulation de certains actes de langage ou à la production de certains genres discursifs). Il est aussi possible que cette formulation de demande soit en fait une sorte d’avertissement, pour annoncer, par exemple, qu’on va dire quelque chose de déplaisant, de délicat ou de hors norme. L’annonce d’une activité discursive peut n’être aussi qu’une manière explicite de signaler le comportement escompté de l’interlocuteur.

Cependant, dire que ces énoncés servent à annoncer une activité discursive et à préparer l’interlocuteur s’avère réducteur. En tant qu’action sociale, cette annonce donne des indications sur les contraintes, les permissions, les droits et les privilèges des interlocuteurs, tout comme elle indique les attentes du locuteur quant à la reconnaissance de son statut et qu’elle donne simultanément à inférer des croyances et des valeurs partagées.

Des énoncés du type «c’est bête à dire», «c’est drôle à dire» sont aussi, d’une certaine façon, des marques de précautions, mais précisent, pour leur part, l’interprétation que l’auditeur devrait faire des propos du locuteur. Dans la plupart des cas, ces «énoncés métadiscursifs à fonction évaluative» (Vincent, Heisler et Bergeron 1999) introduisent dans le discours l’idée que ce qui va être dit est inhabituel, inattendu, incongru par rapport à des normes sociales implicites.

Dans l’exemple (5), la locutrice déclare que, pour elle, écouter The Price is Right, «c’est sacré, c’est comme une drogue». Elle souligne métadiscursivement que cette habitude est «bête», signifiant par le fait même qu’elle reconnaît le caractère potentiellement négatif d’un tel comportement. Elle crée alors une tension entre deux propositions contradictoires «aimer quelque chose» et «avoir un comportement bête». Elle avoue donc l’inavouable, mais l’aveu même en minimise la portée : d’une part, reconnaître ses torts et les faire partager à l’autre engendre une illusion de solidarité et entraîne la tolérance; d’autre part, l’aveu enlève des munitions à l’interlocuteur qui ne peut plus prendre en défaut le locuteur.

Formés à partir de qualificatifs aux pouvoirs évocateurs variés, par exemple drôle, niaiseux, bizarre, prétentieux, mesquin, etc., ces énoncés introduisent un risque (pourquoi suggérer à l’interlocuteur la faille dans son comportement, ses goûts, ses valeurs?) en même temps qu’ils en minimisent la portée : en anticipant l’effet non désiré et en admettant que ce qui sera dit (ou a été dit) est drôle, triste, méchant, le locuteur contrôle la valeur émotionnelle – la tonalité – à attribuer à l’énoncé et, de cette façon, évite une mésinterprétation.

Par ailleurs, les énoncés métadiscursifs évaluatifs introduisent une tension impliquant ce qui doit être dit et celui des interlocuteurs qui peut le dire. Si l’autocritique est acceptable, louable même, il en est autrement de la critique que les autres pourraient formuler. Il vaut mieux, dans ces conditions, anticiper un jugement négatif et le contrer qu’attendre que l’autre pense ou formule cette critique.

Anticiper la réaction de l’autre est une activité sous-jacente à toute conversation : si on raconte une histoire drôle, on prévoit faire rire l’interlocuteur. Mais une part importante de cette activité consiste à anticiper les jugements négatifs que l’interlocuteur pourrait porter à l’endroit du locuteur : la vantardise, l’hypocrisie, le racisme, l’indifférence passent par et dans le langage. La prolepse est un procédé rhétorique qui permet de réparer une atteinte potentielle à l’image négative que le locuteur a produite par ses propos et d’en minimiser la portée (Vincent et Heisler 1999, Heisler 2001). L’exemple (5) a cette valeur proleptique, mais l’exemple 6 répond de façon plus nette à la tradition rhétorique.

L’anticipation d’un jugement négatif (par exemple, à propos de «ne pas aimer ses enfants») est l’expression des tensions subies par tout locuteur pour construire à la fois un discours cohérent avec son univers de croyances et une relation acceptable avec son interlocuteur. Stratégie de protection de la face, elle révèle de surcroît des croyances, des valeurs ou des principes que le locuteur reconnaît comme nécessitant une rectification lorsqu’elles sont mises en jeu. Ici aussi, le recours à ces stratégies permet au locuteur de signaler son insertion dans le monde et sa reconnaissance – critique – des valeurs qui sont privilégiées par sa communauté. D’où l’idée que les mécanismes de protection des faces construits à partir de procédés rhétoriques permettent au locuteur de fonder argumentativement la réalité et son identité (Vincent 2000), ce qui fait l’objet du point suivant.

3.5 La conversation comme construction argumentative de la réalité

Les paroles qui sont émises au cours de conversations sont porteuses d’informations qui permettent à chacun de se situer et de situer l’autre dans le monde. Les propriétés par lesquelles on se définit ne sont pas des données permanentes, mais sont défendues argumentativement en fonction des interlocuteurs, de la situation, de l’ambiance, des finalités, etc. Ainsi, être une femme est un fait défini par un ensemble de paramètres biologiques, mais n’entraîne aucune représentation prédéterminée. Le discours devient identitaire lorsque la situation conduit un des interlocuteurs à se définir socialement comme une femme ou par rapport aux femmes. L’exemple apporté par Goffman 1973 [1959] sur la définition des rôles sociaux en interaction est éloquent : Nixon s’est adressé à une journaliste lors d’une conférence de presse en lui demandant pourquoi elle ne portait pas de jupe ce jour-là. Par cette intervention, le président gomma le rôle social de la journaliste pour ne faire ressortir que son identité personnelle, en l’occurrence sexuelle. Pour répondre aux règles conversationnelles et respecter le code hiérarchique des interlocuteurs, la journaliste a dû répondre à la question et respecter le thème imposé par Nixon en se prononçant sur la caractéristique féminine qui consiste à porter des jupes, avant de pouvoir reprendre son rôle de journaliste.

L’argumentation repose sur un principe qui va très bien de pair avec l’idée de la construction «hic et nunc» de la conversation : ce que l’on soutient relève de la croyance et non de la vérité, et tout individu peut être amené à défendre aujourd’hui une position qu’il rejettera demain avec le même degré de sincérité (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988 : 479). Cependant, si la rhétorique a toujours défendu l’idée que l’argumentation sert à convaincre, l’analyse conversationnelle amène à croire que l’argumentation sert aussi – et peut-être avant tout – à montrer qu’on s’inscrit dans un monde organisé de façon cohérente (Shotter 1993 : 122).

L’argumentation est un moyen discursif privilégié de structurer logiquement le réel, les relations argumentatives agissant comme autant de liens destinés à marquer la position de celui qui les établit par rapport au monde et aux autres membres de la communauté.

Martel 2000a : 18

Dans les exemples (5) et (6), la locutrice se définit par rapport à son univers de référence; l’anticipation d’un jugement négatif que pourrait porter sur elle l’interlocutrice permet de contrer ce jugement en même temps qu’il permet de signaler la reconnaissance des valeurs négatives associées à de tels jugements. Il est possible de «ne pas aimer ses enfants» ou d’«être “accro” à The Price is Right», mais il est risqué de le dire sans vergogne, sachant que la communauté condamne de telles pratiques.

4. Les risques et les enjeux

Bien que l’analyse conversationnelle s’inscrive dans la recherche du sens commun et de l’organisation méthodique du quotidien, elle a eu dès le départ pour objectif de décrire les enjeux et les risques de la conversation, que cette dernière soit sans grande finalité (conversation à bâtons rompus, «parler pour parler») ou avec une finalité prédéterminée (négocier un contrat, poser un diagnostic).

L’analyse de la conversation est à la base de toutes les recherches sur les interactions quotidiennes en milieu professionnel, courant qu’avait amorcé Sacks lors de son tout premier cours, en 1964. Sacks avait alors posé un problème conversationnel «simple», un détail qui a influencé toutes ses analyses par la suite. Le point de départ : un échange d’ouverture d’une conversation téléphonique qu’il a tenue alors qu’il faisait de l’écoute dans un centre de prévention du suicide. Cette conversation s’amorce comme suit :

Sacks (A) est aux prises avec un appelant (B) qui ne respecte pas une règle fondamentale d’ouverture de conversation, puisqu’il émet une salutation (Hello) sans formuler de requête. De ces deux échanges émergera toute la conception des règles de séquenciation qui régissent l’appariement des tours de parole. Mais le problème posé va plus loin. Sacks s’est alors demandé comment inciter l’appelant à se nommer : une des règles fondamentales de l’entraide téléphonique repose sur le fait que l’intervenant peut s’adresser à l’appelant par son nom afin de personnaliser le plus possible le contact. La stratégie utilisée par Sacks a été de se nommer lui-même afin d’inciter l’appelant à s’identifier spontanément, c’est-à-dire sans la formulation d’une demande formelle.

L’analyse conversationnelle sensibilise à un ensemble de détails qui permettent d’évaluer les risques et les enjeux de la conversation. Certains risques sont encourus «naturellement», en connaissance de cause, dès lors qu’on avoue une faute, qu’on adresse un reproche (Laforest à paraître), qu’on demande une permission, qu’on donne une directive (Bergeron 2001). D’autres, comme la gaffe et le malentendu (Laforest et Vincent 1999; Vincent, Deshaies et Martel à paraître) sont permanents, puisqu’ils sont le fait d’une inattention nettement inconsciente. Finalement, certains risques émergent de l’intention que l’on prête à celui qui pose simplement une question ou fait un commentaire.

Pour aborder l’idée de risques et d’enjeux inhérents à toute conversation, je présenterai un problème qui sollicite les notions de dépendance séquentielle, de protection des faces et de construction argumentative de la réalité, et qui peut sembler contrevenir aux règles de coopération interactionnelle. Il invoque la contrainte à la vérité que présuppose toute relation harmonieuse par son contraire, c’est-à-dire par le «devoir» de mentir explicité par Sacks 1973. L’exemple le plus clair de l’obligation de mentir est la réponse à la question rituelle «Comment ça va?» qui reçoit un «Ça va bien.» stéréotypé, sans qu’aucune des deux parties n’attribue une quelconque valeur de vérité à la réponse. Ce couple question/réponse constitue un rituel qui vise d’autres buts que la demande d’information : il s’agit d’une salutation qui vise à instaurer une reconnaissance réciproque des interactants, tout en donnant à chacun le loisir de s’engager dans une conversation ou de refuser de le faire. Une réponse qui ne va pas dans le sens du rituel et qui contraint les participants à la conversation contrevient aux lois de l’interaction, alors que le mensonge y satisfait.

Plusieurs types de questions non rituelles contraignent au mensonge, dans la mesure où le locuteur peut présumer des conséquences d’une réponse vraie que lui éviterait une réponse fausse.

C’est-à-dire que, lorsque les réponses possibles à une question sont connues, et lorsque ces réponses possibles peuvent avoir des conséquences diverses, en ce qui concerne la conversation ou d’autres événements, une manière dont on sait que les gens tentent de maîtriser ces diverses conséquences consiste à choisir des réponses en rapport avec leur choix d’une conséquence donnée. Si on pose aux enfants une question telle que la réponse puisse ou non donner lieu à une réprimande, ils apprennent apparemment […] à produire des réponses destinées à éviter la réprimande, cette production-de-réponses pouvant les entraîner à mentir.

Sacks 1973 : 200

Le mensonge est la procédure discursive requise en maintes occasions, soit parce que l’on craint la réprimande, soit parce que la vérité a des conséquences qu’on ne veut pas assumer. Dans ces deux cas, le mensonge est réactif. Cependant, selon Auchlin :

Le proverbe qui dit «Si tu ne veux pas qu’on te mente, ne pose pas de question» suggère clairement que la responsabilité causale du mensonge réside autant dans la question qui le précède, et qu’elle est en quelque sorte distribuée sur les partenaires de l’échange. […] Les mensonges réactifs relèvent moins d’une intention de tromper que de la prise en charge de l’obligation de répondre, conjointe à une impossibilité de répondre le vrai.

Auchlin 1997 : 24

Ainsi, en posant les questions «À quelle heure es-tu rentré à la maison?» ou «Comment trouves-tu ma nouvelle coiffure?», le locuteur participe au mensonge puisque : 1o une réponse est requise, selon la règle de dépendance séquentielle; 2o une réponse vraie a des conséquences conversationnelles ou factuelles importantes que n’a pas la réponse fausse.

Mentir demande une compétence conversationnelle et expériencielle très importante de la part de celui qui ment comme de la part de celui à qui on ment. Mentir quand, à qui et pourquoi sont certainement des questions que se pose le menteur, qui doit évaluer les coûts et les bénéfices du mensonge et de la vérité.

Comment alors déterminer le potentiel de mensonge d’une question? Deux cas de figure se posent. Premièrement, la vérité pourrait ne pas être recevable pour le demandeur, comme le précise Sacks :

Le système de réglementation implique non pas la détermination par un demandeur potentiel de ce qu’il peut recevoir en matière d’information mais la détermination, de la part du répondeur, de l’information particulière que peut recevoir un demandeur donné, ou ce qu’il peut recevoir maintenant.

Sacks 1973 : 199

C’est ce qui se passait, jusqu’à récemment, lorsqu’un médecin ne voulait pas donner un diagnostic de cancer à un patient, postulant que la vérité pouvait avoir des conséquences néfastes sur le patient. Mais il est aussi possible que le répondant refuse de dire la vérité parce qu’il ne veut pas prendre en charge les conséquences de son aveu. Avouer avoir fumé de la marijuana, pour un adolescent, peut signifier la perte de la confiance de ses parents, l’assignation à demeure pour des semaines, le retrait de l’allocation de dépenses ou, plus simplement, une discussion interminable à trois heures du matin. Dans tous les cas, c’est au locuteur d’évaluer le rapport «effort/effet».

Dans ce deuxième contexte, l’inférence de la réprimande sous-tend l’inférence d’un reproche potentiel dans la question, le reproche étant défini comme «An expression of dissatisfaction by an individual A to an individual B concerning behaviour on the part of B that A feels is unsatisfactory» (Laforest 2000 :1). C’est donc dans la question qui sous-tend le reproche qu’il faut trouver les bases du mensonge potentiel de la réponse.

Tout ce problème de la vérité et du mensonge, qui est lié à celui du reproche et de la réprimande, est fondamental en analyse des relations conversationnelles avec des professionnels. De par la formulation des questions qui laissent présager un reproche, on ment au médecin, au dentiste, au vétérinaire, à l’avocat, au policier, au vendeur, au réparateur, au garagiste, etc. Comment délier le couple question/réponse du couple reproche potentiel/mensonge? Prenons un exemple fictif[11] : Jean apporte sa chatte obèse chez le vétérinaire qui lui demande : «Qu’est-ce que vous lui donnez à manger?». Jean répond : «Comme c’est écrit sur la boîte : une demi-tasse par jour.» Est-ce que le vétérinaire devrait considérer que la réponse de Jean est vraie ou fausse? Pour tenter d’y répondre, considérons le raisonnement suivant :

  1. L’organisation séquentielle de la conversation fait en sorte que la question posée par le locuteur A entraîne une réponse de la part du locuteur B;

  2. Cette question fait appel à des connaissances factuelles et personnelles que seul B possède;

  3. B possède aussi des connaissances du monde relatives à des valeurs sociales, partagées par les membres de son groupe, qui lui permettent d’avoir un regard critique sur ses actions;

  4. Si B pense qu’une des réponses possibles pourrait venir à l’encontre d’une norme sociale ou comportementale, il interprètera la question de A comme un reproche potentiel;

  5. B pense que produire la réponse qui va à l’encontre de la norme aura comme conséquence la détérioration de son image personnelle et une réprimande potentielle;

  6. B se trouve dans une situation de tension entre la vérité et le mensonge où le mensonge comporte moins de coûts que la vérité;

  7. B va mentir;

  8. Ayant une expérience du monde similaire à celle de B, A devrait être en mesure de déduire que B ment, selon l’interprétation probabiliste la plus plausible suivante : étant donné que le client B n’a pas porté atteinte à son image personnelle en produisant un énoncé qui va à l’encontre d’une norme, qu’il y a incompatibilité entre deux faits – avoir un chat obèse et avoir un chat à qui on administre une diète stricte –, et que B n’a pas expliqué cette incompatibilité, B ne peut pas avoir dit la vérité (ou toute la vérité).

Dans un contexte où une question peut être interprétée comme un reproche parce qu’une des réponses possibles serait insatisfaisante et que donner cette réponse insatisfaisante détériore l’image de celui qui la formule, je postule qu’il est plus simple de poser le mensonge comme systémique.

5. Conclusion

La conversation constitue un terrain de recherche fascinant, puisque les moindres détails peuvent avoir une signification déterminante pour la compréhension des relations qui sont établies ponctuellement entre des individus. Les quelques pages qui précèdent ne contiennent qu’un bref aperçu de certains détails qui caractérisent chaque interaction et des diverses strates d’interprétation requises pour l’analyse. Mon intention n’était pas de répondre à toutes les questions, mais d’insuffler l’idée que des enjeux et des risques sont sous-jacents à toute conversation, et que ces enjeux et ces risques ne s’interprètent qu’en fonction des finalités de chaque rencontre. Chaque conversation est unique; chaque fois, on doit négocier les places et les rôles, protéger son image et celle de l’autre, anticiper les mésinterprétations, prévenir les gaffes ou les réparer, ménager les susceptibilités. Tout comme les propos, l’écoute doit être pertinente. Il faut sembler sincère, intéressé, impliqué. Si nous savons à peu près comment cela se manifeste dans les conversations entre pairs ou entre familiers, nos connaissances sont plus limitées lorsque les relations sont inégales et finalisées. Que signifient alors protéger l’image de l’autre ou anticiper les mésinterprétations, etc., dans une conversation qui a pour but l’établissement d’un diagnostic, la médiation familiale, la négociation d’un contrat d’affaires ou de divorce, ou l’explication du fonctionnement du dernier gadget électronique?

Le défi que veulent relever les chercheurs du LaSIC, dans les prochaines années, est de mettre à profit les connaissances acquises pour résoudre des problèmes relevant de la pratique de la conversation. À l’instar de Sacks, nous croyons que l’analyse conversationnelle répond à des exigences épistémologiques, méthodologiques et empiriques qui devraient conduire à l’amélioration de la pratique conversationnelle en contexte professionnel.