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[...] vocabulaire à transmettre,

amélioré si possible

à nos successeurs.

Beaulig 1956:VIII

1. Introduction

Le langage est une matrice des travaux des géographes. Tous énoncent et écrivent alors que seulement certains étudient le vocabulaire utilisé. L’exemple vient de haut. Des compilations mondiales se rapportent d’abord aux termes sectoriels de la discipline. Y trônent le Glossaire de géomorphologie de Baulig, le Glossary of Geology publié à Washington, le Dictionnaire des sols de Plaisance et Cailleux ou, en géographie humaine, le Dictionary of Human Geography, édité par Johnston. Depuis la décennie 1930, des Commissions de l’Union géographique internationale, notamment celles consacrées à l’habitat rural et aux côtes, produisent des lexiques plurilingues. En 1979, des chercheurs russes lancent un projet d’un dictionnaire de géographie physique en anglais, en allemand, en francais et en russe. Existent aussi des répertoires considérant l’ensemble du vocabulaire géographique, tels le Glossary of terms de Stamp à Londres et le Dictionnaire de George à Paris.

Les grands dictionnaires de langue eux-mêmes incorporent de nombreux termes géographiques; un exemple est fourni par la présence de périglaciaire et sa marque «géogr.» dans le Robert et dans le Larousse. Cette pratique montre l’existence de rapports étroits entre la géographie, la langue courante et les noms de lieux.

2. La terminologie

En suivant la tradition, le vocabulaire géographique pourrait être saisi par trois disciplines : la lexicologie, qui s’intéresse aux mots de la langue commune (plaine); la terminologie, qui étudie les termes des langues de spécialité (glaciellisation, effets des glaces flottantes) et l’onomastique, qui comprend la toponymie et l’anthroponymie (rue Blanchard à Sherbrooke en référence à Raoul Blanchard, géographe à l’Université de Grenoble, France). Par comparaison, la dernière science trouve son vis-à-vis dans la géographie régionale et les deux autres, dans la géographie générale. Même si l’étude des formants de langue commune présente de l’intérêt, l’objet du présent texte concerne strictement la terminologie. Les recueils des termes sont en français, mais ils peuvent comprendre des entités issues d’autres langues dont celles des autochtones.

On ne comprend bien l’énoncé d’une phrase qu’après en avoir décortiqué ses composants et c’est une étude linguistique qui y conduit. Deux pôles sont réunis : une notion et un terme. Une notion correspond à une essence cognitive, départicularisée de son objet, mais renvoyant nécessairement à celui-ci. Un terme constitue le désignant qui tente de rendre cette notion; en tant que son, concept et véhicule discursif, il représente une flèche qui part de l’archer vers l’objet visé. Comme le projectile n’atteint pas nécessairement la cible, des écarts de désignation ainsi que des confusions peuvent s’installer.

Un système analytique comportant sept centres d’intérêt favorise l’entendement de tout type de nymes[1]. Si l’outil a été inventé afin d’aider le néologue, il peut être utile à d’autres artisans du langage. Le polygone désignatif comprend a) un désignateur, cet innovateur de forme et surtout de sens; b) un désignataire ou un destinataire, c’est-à-dire un usager ou consommateur du produit vocabulairique; c) un désignandum pour identifier tout ce qui est à nommer (le nommable); d) une désignance à partir de référents, composants pertinents devant être considérés; e) le désignant, c’est-à-dire le signe, le mot, le terme, le toponyme, bref, le nyme; f) un désigné pour ce qui est rendu, soit le sens de l’entité; g) enfin, un différentiel de désignation qui tente d’identifier la non-correspondance entre le désignandum et le désigné; par exemple, tout le Québec n’est pas exprimé par l’appellation historique de Québec au sens de Québec méridional seulement. Dans un dictionnaire, le lecteur ne voit habituellement que l’entrée et sa rubrique, les autres sites demeurant de l’intérêt en amont du terminographe ou en aval du terminologue.

L’aventure linguistique des géographes du Québec pose quelques interrogations. Se rendent-ils au-delà de la simple cueillette des entités? S’intéressent-ils à la précision du vocabulaire? Se demandent-ils si les termes employés ont la capacité de rendre ce qu’ils leur demandent? Quand ils utilisent des mots de la langue commune, ont-ils conscience de véhiculer un vocabulaire qui n’avait pas été créé pour répondre à leurs besoins spécifiques? Quand ils décrivent une région ou un phénomène, incluent-ils des considérations nécessaires sur les termes-clés? Se préoccupent-ils des liens que les entités utilisées entretiennent avec celles du français comme langue de référence? Bref, les gens de la profession s’engagent-ils suffisamment dans la terminologie proprement dite?

3. Regards sur les dictionnaires de géographie

Le premier constat est que, dans le monde, la plupart des dictionnaires de géographie d’un intérêt certain ne rassemblent qu’environ 5000 entrées. Or, un répertoire complet devrait en avoir plus de 20 000, et chacune de ces entrées devrait comprendre des subdivisions.

On constate ensuite que certains ouvrages sont surtitrés : une partie de la matière est annoncée pour le tout. Ainsi, malgré son titre, le Dictionary of Geography de Moore (1950) est un recueil de termes de géographie physique seulement.

Toutes ces entreprises, pourtant méritoires, portent le grand inconvénient de ne pas avoir procédé à partir d’une réflexion épistémologique. Dans un dictionnaire de géographie, faute d’une vision définitoire, des articles sont disparates ou émulsifs, des matières ne sont pas traitées, la dimension globale est insuffisamment exprimée. Mais, par quoi reconnaîtrait-on la géographicité d’une terminologie? Sur le plan du contenu, elle toucherait à bien des domaines, parmi lesquels on peut citer les cadres naturels, les éléments du paysage et les régions. Un exemple serait fourni par le thème fondamental d’écoumène dont les référents concernent la localisation, l’extension et les limites du peuplement, l’habitabilité des terres pour chaque culture et chaque niveau technique, les rapports entre les milieux naturels et la vie en société, l’évaluation du fait local dans l’horizon universel ainsi que la variabilité des situations suivant les périodes. L’identification des traits distinctifs d’un mot fait découvrir toute son amplitude.

Autre constat, le vocabulaire professionnel est peu systématique et peu cohérent. En effet, il est issu d’un assemblage d’entités provenant de sources diverses et de langues différentes. Même au sein d’une série, la plupart des mots et des termes sont mal emboîtables, d’où des flottements sémantiques entre des entités voisines, comme dans golfe, baie et estuaire. Ainsi, sous l’angle de sa forme et de son site, la baie d’Hudson serait plutôt un golfe et, de par sa salinité, une mer. La géographie est loin d’avoir le parler rigoureux que l’on retrouve en botanique ou en pharmacie. Dans la branche la plus avancée de la géographie, à savoir la géomorphologie, «la plupart des formes de relief sont mal définies» (Baulig 1956:I).

Par ailleurs, les entités du langage géographique liées à celles de la langue courante souffrent d’imprécision. C’est le cas du terme verrou utilisé en géomorphologie glaciaire. Les mots polysémiques se logent mal dans la sphère scientifique. Comme les biologistes du Nord l’ont montré, les terres stériles ne le sont pas au sens propre du terme, vu notamment la présence dans ces contrées qualifiées de stériles de centaines de milliers de caribous, de même que de poissons, de moustiques et de fleurs. Plus grave est l’écart qui s’installe entre l’universalité notionnelle et la caractérisation locative d’un nyme. Les formes pures sont rares; aucune vallée n’affiche strictement le modèle vallée. Peut-on généraliser sans trahir la concrétude de chaque lieu? La thématisation englobante fait assaut à la matérialité et à la culturalité circonscrites dans chaque fait localisé. Le réductionnisme obligatoire du mot général joue contre la régionalité qui, précisément, caractérise chaque milieu naturel et chaque communauté géographique. Ce défi génétique des rendus semble correspondre à la plus grande difficulté des rédacteurs de dictionnaires.

À l’imprécision s’ajoute la synonymie, qui est élevée. Le fait qu’il y ait plus d’un seul mot par sens est toujours défavorable à la compréhension univoque souhaitée. Mais le trait synonymique n’est pas présent de manière égale dans les sections du géographique; l’inflation du nombre de signifiants par rapport à la rigueur attendue des signifiés varie suivant l’ancienneté du vocabulaire, la composition polynationale des lexiques, la proportion des emprunts et la rigueur langagière des utilisateurs[2]. Dans le domaine de la synonymie comme ailleurs, il faut avancer avec précaution car, en plus des apparences d’équivalence (Innu et Inuit), d’autres mots ou termes peuvent être synonymes dans un contexte, sans l’être dans un autre, même très voisin.

Existent aussi des problèmes de standardisation planétaire. Les termes nationaux auxquels les pays tiennent tant défavorisent l’établissement d’un vrai vocabulaire international. Malgré la production de longues listes de termes plus ou moins correspondants, on est loin d’une véritable synonymie qui favoriserait un dialogue fonctionnel entre les géographies protégées des grandes nations.

Le vocabularium géographique mondial montre des difficultés reconnues. «La consultation des dictionnaires de géographie donne un sentiment d’insatifaction»[3]. Dans la construction de ce genre d’oeuvres, il ne semble donc pas exister une tradition d’une exceptionnelle qualité; si les auteurs ont corrigé quelques inconvénients inhérents au vocabulaire, ils n’ont pas suffisamment utilisé les méthodes rigoureuses de la lexicologie et de la terminologie.

4. Phases d’évolution du géovocabulaire au Québec

4.1 Avant 1945

La première période correspond aux travaux faits avant l’arrivée des géographes professionnels. Les pionniers ont été influencés par les institutions ou événements qui ont marqué à la fois la société et la science du temps; aussi, les sources sont-elles très dispersées. Voici seulement des indications sur les occasions les plus favorables à la découverte du minerai géoterminologique d’ici.

Une première mention se rapporte à un fait antérieur à la période considérée. C’est en historien et peut-être davantage en poète que François-Xavier Garneau lance Laurentides, un régionyme qui fait très géographique. En 160 ans, les locuteurs, notamment les géographes, provignent le terme au point de construire un répertoire de 500 canadianismes ou québécismes[4], composant l’un des plus authentiques vocabulaires laurentiens.

D’autres notions ou termes apparaissent dans le Bulletin de la vénérable Société de Géographie de Québec qui, à partir de 1877, définit des noms communs ou propres comme baie d’Hudson, chemin de fer du Nord, développement, exploration, géographie,Mistassini. Depuis 1906, la préparation des Atlas du Canada nécessite des travaux non seulement en toponymie mais en langue commune. On s’intéresse à trois principales nymies, soit hydrographique dans chute, débâcle, détroit, embâcle, lac, rapide, soit orographique, montagne, plateau, rebord, terrasse, val, soit administrative, village, municipalité, ville.

D’autres situations géographiques sont décrites dans de grandes séries de publications officielles, telles les Rapports des Terres de la Couronne, de la Commission de géographie, de la Commission des Eaux courantes, du Service de l’Arpentage et de la forêt. Entre autres, on y trouve des recueils d’hydronymes (nom de cours d’eau et d’odonymes (appellations de chemins de rang et de rues). Malheureusement, il ne semble pas exister d’index complets de ces trésors documentaires gouvernementaux. Ces sources seraient utiles pour l’histoire sémantique de milliers de nymes québécois.

Dès le XIXe siècle, des définitions sont rédigées d’abord par les précurseurs de la géographie universitaire, ensuite par des collaborateurs des géographes professionnels. À partir de la décennie 1930, quelques savants provenant d’autres sciences contribuent également à la terminologie géographique; il en est ainsi des articles du Belge Henri Prat sur les battures de l’estuaire (Le Naturaliste canadien, 1933), de Marie-Victorin en botanique laurentienne (1935) et de Pierre Dansereau en Biogeography (1957). De nouvelles connaissances, concernant les types de sols au Québec (par exemple, Sainte-Rosalie), sont aussi fournies par les pédologues du Québec et du Canada.

4.2 De la fin de la décennie 1940 jusqu’à la décennie 1990

Les apports des géographes professionnels se rattachent à trois catégories: des oeuvres dites de première génération empruntent très peu aux sciences du langage; celles de la deuxième génération le font davantage; celles de la troisième génération témoigneraient d’une interdisciplinarité optimale entre géographie et linguistique. Les deux premières catégories englobent des classes intermédiaires. La troisième, demeure pratiquement virtuelle.

L’Acfas ou AFS accueille une communication de géographie dès son premier congrès en 1933 et ouvre une section autonome de géographie 24 ans plus tard. Année après année, les participants y définissent un certain nombre d’entités vocabulairiques.

À l’Université Laval, l’Institut de géographie (autonome en 1955, à partir d’un Institut d’Histoire et de Géographie fondé en 1946) s’engage dans le développement du langage géographique. Vers 1955, Fernand Grenier adapte une classification cartographique mondiale et entreprend des inventaires toponymiques. Deux ans plus tard, Michel Gaumond et coll. font un relevé de 500 exemples géomorphologiques dans l’oeuvre québécoise de Raoul Blanchard. Entre 1945 et 1970, Jacques Rousseau, alors de Montréal, apporte une contribution d’inspiration américaniste en définissant des dizaines d’entités géoculturelles, tels babiche, bleuet, canot, cèdre, muskeg, toboggan et scorbut. Au cours des décennies 1950 et 1960, Louis-Edmond Hamelin étudie le vocabulaire des domaines peu connus du glaciel (glaces flottantes) et du périglaciaire.

Petit à petit, les géographes s’intéressent à une terminologie de deuxième génération, celle qui se laisse influencer par les sciences du langage. Au Centre d’études nordiques, Jacques Rousseau favorise la publication des dictionnaires du missionnaire français Lucien Schneider consacrés à l’inuktitut de l’Ungava (1966). Dans cette oeuvre pionnière, beaucoup d’auteurs découvrent que, pour désigner les phénomènes de neige, la langue des Inuits du Grand Nord possède plus de nymes que le français lexicalisé.

Après des communications à l’ACFAS et à l’Office de la langue française, Henri Dorion publie en 1966 un numéro spécial des Cahiers de géographie de Québec consacré à la toponymie, mais où la terminologie n’est pas absente. En collaboration, il met sur pied un organisme, le Gécet (Groupe d’études de choronymie et de terminologie) où, durant environ quinze ans, apparaissent notions, cours, inventaires, classifications, thèses et publications. Ainsi, aux PUL, la collection CHORONOMA comprend sept ouvrages dont, en 1974, l’imposant Dictionnaire de climatologie de G.-Oscar Villeneuve (ancien chargé de cours en géographie), de même que le Langage de Cartier et de Champlain par Christian Morissonneau. Y a-t-il eu un autre département de géographie au Québec, et même au Canada, qui en a fait autant en ce domaine? En dehors des cadres universitaires de Montréal et de Québec sont produites d’importantes oeuvres du langage géographique dont Le parler canadien de Jacques Rousseau en 1971 puis, le Vocabulaire du glaciel de Jean-Claude Dionne. En 1978, Louis-Edmond Hamelin publie à l’Office de la langue française Le mot Nord et son langage, ouvrage en deux cahiers préfacé par le linguiste Jean-Claude Boulanger. À Montréal sort le Dictionnaire de géomorphologie de Jean-P. Michel et Michel Brochu. On note aussi le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office où se trouvent de nombreuses entités d’intérêt géographique; en 2003, on y mentionne 49 sortes de neige. Pour sa part, la Commission de Toponymie du Québec produit un immense Répertoire des noms de lieux (1987) qui utilise un nombre considérable de termes géographiques comme cap, chemin, esker, lac et réserve.

4.3 Quatre ouvrages

La production géoterminologique récente du Québec, tout en demeurant fille de l’Europe occidentale, démontre de l’originalité et pratique une certaine autonomie.

Au cours des années 2000-2003, environ 17 000 termes ont été définis à l’intérieur de plus de 2500 pages —sans compter les ouvrages de toponymie dont ceux de la Commission de Toponymie et ceux des noms de rue de Sherbrooke. En l’an 2000, paraissent Le Dictionnaire de géomorphologie de Claude Genest à Trois-Rivières de même que le premier tome de Le Québec par des mots, de Louis-Edmond Hamelin à Québec. L’année suivante, à Québec, paraît Le Russionnaire par H.Dorion et A. Tcherkassov. En 2002, le Dictionnaire des termes géographiques par Étongué Mayer et coll. est publié à Montréal. Les deuxième et troisième tomes de Le Québec par des mots paraissent à Sherbrooke, respectivement en 2002 et en 2003. Ces ouvrages se caractérisent par l’utilisation de l’informatique de même que par leur rattachement soit à la géographie générale (présente dans chaque oeuvre), soit à des géographies sectorielles (comme la géomorphologie, le rang, l’hiver, l’autochtonie, l’érablerie), soit à des aspects régionaux (la zone nordique, la Russie, les Laurentides, le Québec considéré comme un tout).

Les activités lexicales des géographes sont imposantes. Depuis les quarante dernières années, environ 30 000 mots ou termes (sans les toponymes) ont fait l’objet d’articles. En ce qui a trait aux sections de la discipline, la géographie physique, jadis désignée par le terme de physiographie, pourrait toucher plus que 40 % de ces 30 000 mots. Plus particulièrement, dans deux des oeuvres de géographie générale —le Géo-lexique par D. Quirion(1997) de même que le Dictionnaire des termes géographiques par E. Mayer et coll.(2002)—, la grande majorité des nymes se rapportent à la géographie physique. Dans l’ensemble des oeuvres québécoises considérées, la géomorphologie, quant à elle, est concernée par 22 % des 30 000 termes, pourcentage de l’ordre de celui de l’Europe occidentale, fixé à 25 %.

L’histoire étant ce qu’elle est, la géoterminologie francophone du Québec ne demeure pas sans relations, voulues ou indirectes, avec la langue anglaise. Cette situation pousse des auteurs comme Raoul Étongué Mayer et coll. à ajouter une liste des termes anglais dans leurs oeuvres en français. Un tel bilinguisme, utile, peut toucher les notions, les mots courants, les termes spécialisés et même les toponymes. Les entités qui sont à peu près les mêmes dans les deux langues posent des problèmes d’exactitude formelle et sémantique. a- De petites différences d’écriture sont souvent oubliées dans aboiteau-aboideau, coton-cotton, défense-defence, gaz-gas, solifluxion-solifluction, terrasse-terrace. b- Beaucoup plus graves sont les distorsions de signification. Les faciès apparentés composent presque autant de pièges de compréhension. Dans ce cas, le risque est grand que des signes semblables viennent à véhiculer des réalités équivalentes. Un exemple en serait donné par nation, d’une part, chez les autochtones et, d’autre part, chez les non-autochtones. Périglaciaire est adjectif et substantif, alors que son vis-à-vis anglais, periglacial, est seulement adjectif; il en est de même pour autochtone. En géographie, le qualificatif féminin générale n’est signifiant qu’en français. c- Des anglicismes ou des mots d’autres provenances arrivent, tel arboreal (qui a rapport aux arbres) et riprap (digue de gros cailloux non cimentés); plus rarement, des québécismes peuvent devenir des «canadianisms», ainsi Laurentides (Laurentide, Laurentians) et nordicité (nordicity). Bref, francophones et anglophones, même dans leurs productions unilingues, devraient avoir une meilleure connaissance de la langue seconde. On est loin du compte.

5. Classification des travaux

Dans la perspective d’une nymie totale, il faut préciser la double limite des relevés de base. D’abord, des milliers de textes auraient dû avoir été dépouillés dans le but de découvrir s’ils contiennent une définition ou un néologisme isolé. On n’a pas cherché non plus à identifier l’auteur ou l’auteure qui, en premier lieu, aurait défini village (dans la structure agraire d’ici) ou québécité. On en est donc réduit à des estimations sur le nombre total de collègues qui ont oeuvré en géoterminologie. Mais ne peut-on pas utiliser les évaluations mêmes des géographes? En réponse aux questionnaires de 1971 et de 1996, une moyenne de 4 % seulement d’entre eux déclaraient un intérêt pour les recherches en langue. Ce faible pourcentage n’identifierait que ceux appartenant à la deuxième génération; cette façon d’interpréter laisserait entendre que tous les autres ont conscience de ne faire aucune terminologie ou de n’en faire qu’au premier niveau seulement. En fait, peut-être que deux cents collègues, faisant usage plus ou moins adroitement des manières de faire classiques, expliquent les principaux nymes utilisés dans leurs travaux. Cette estimation du nombre maximal de rédacteurs occasionnels de définitions se fait dans l’hypothèse de 1000 géographes actifs au Québec.

Les vocabulaires géographiques produits au Québec se rangent en sept catégories quant aux types d’entités.

  1. De nombreux apports isolés sont enfouis dans un grand nombre d’articles dont le but premier n’était pas le langage[5].

  2. Des glossaires ou des classifications de nymes se limitent à des champs particuliers de connaissances, tels l’environnement, le glaciel (glaces flottantes), l’habitat rural, la glaciation ou le tourisme.

  3. Des contributions se rattachent à des étiquettes scientifiques : biogéographie, cartologie, choronymie, climatologie, géographie générale, géomorphologie, limologie et télédétection.

  4. Des régionymes (noms d’espaces plus étendus que ceux des lieux ponctuels) sont ceux de Beauce, Cent-Iles, Côte-Nord, hémiarctique, Lanaudière, Laurentides, Montréalie (aire urbaine et plaine périphérique), Moyen Nord, Radissonie, Sagamie.

  5. Des néologismes rassemblent atocatière, géographique (comme substantif), gélivent (refroidissement éolien), glace blanche, glissité, monroe, rangien (gens des rangs d’habitat), sleb (Saint-Laurent-en-bas, Montréal).

  6. Les travaux théoriques sur la nature et les méthodes de la géoterminologie demeurent rares; existent ceux traitant de choronymie (étude totale de tous les types d’appellations spatiales), géographicité, polygone désignatif, degrés d’intervention en néologie, classification, termes utiles à la toponymie.

  7. Des nymes pertinents désignent des situations extérieures au territoire du Québec : Hexagone, Louisiane, Lac-Meech, Obiou (en France; décès de pèlerins canadiens, 1950), pain de sucre (relief), plages de Normandie, polynia, talik, township de l’Ouest.

6. Conclusion

Au Québec, si l’on s’en tient au volume, la terminologie géographique ne correspond plus à un petit sujet. Depuis la décennie 1950, environ 30 000 définitions de mots ou termes ont été rédigées.

À ces 30 000 entités s’ajoutent 20 000 autres qui correspondent aux traductions anglaises ou russes des entrées, aux variantes ou aux mots associés. Ces ajouts sont en quelque sorte complémentaires aux articles de base; ainsi, dans un ouvrage ou l’autre, la quantité de nymes seulement nommés peut représenter le tiers, voire la moitié de tous ceux qui sont étudiés avec attention. C’est donc un total de 50 000 nymes qui ont été au moins mentionnés. De ce point de vue, l’indice de productivité vocabulairique des géographes nationaux apparaît élevé.

Mais cette masse est fort trompeuse. D’une part, il ne faut s’arrêter qu’aux seules 30 000 entités définies. D’autre part, ce chiffre comprend beaucoup de répétitions d’un ouvrage à l’autre, des dizaines d’auteurs ayant essayé de définir le même mot. C’est le cas de région ou de neige, qui se retrouve dans le Grand dictionnaire terminologique, puis dans les ouvrages de Quirion, de Villeneuve, de Hamelin et d’autres encore. Ainsi, l’érosion des doubles laisserait environ 20 000 entités définies.

En nymie géographique, quels sont les rapports entre le lexique géographique du Québec et la langue européenne de référence? Voir d’abord ce qu’en dit une géographe parisienne[6]. L’usage veut que la langue de référence se fixe en France et non ailleurs en francophonie; or, cet état dépend notamment du volume des utilisateurs. On ne peut s’attendre à ce que les Québécois deviennent plus nombreux que les 63 millions de Français; il en va de même pour les géographes. Cependant, les choses évoluent un peu, la pratique est moins sévère que ne le veut la théorie. Aussi, des termes venant du Québec ne sont-ils pas privés de carrière en France : des chercheurs français ont adopté le mot glaciel (glaces flottantes); le Petit Larousse et le Grand Robert lui ont même réservé une entrée. Dans son édition de 1996, le Dictionnaire de Pierre George rassemble quelques douzaines de termes géographiques venus du Québec; et le géologue français André Cailleux faisait de même dans ses publications.

À l’intérieur de la francophonie, le différentiel de désignation est chose à considérer, surtout dans le domaine des milieux froids. Le Québec n’est-il pas le pays francophone qui affiche la nordicité la plus élevée? N’apparaîtrait-il pas alors logique qu’en ce qui concerne des thèmes comme la neige, les glaces flottantes, le gélisol, l’hiver (transport, adaptation de l’habitation, nutrition, soins médicaux, Nunavik, sports), bref en matière de pays froids, on reconnaisse au Québec une participation plus importante que celle correspondant à son volume démographique? Évidemment, chaque québécisme, de forme ou de sens, ancien ou contemporain, aurait à être jugé apte à entrer dans le vocabulaire international. Une plus forte présence de la terminologie géographique du Québec pourrait venir d’une politique d’aménagement, conjointement menée par l’Hexagone et l’aire laurentienne.

Enfin, peut-on rappeler aux géographes québécois que l’analyse des mots, termes et toponymes ne s’improvise pas; seules des recherches approfondies reflètent et assurent la qualité de la langue géographique. Même s’ils ne retenaient que quatre objectifs –étude systématique de notions, établissement rigoureux d’une définition, rédaction d’un article substantiel pour chaque entrée, élaboration de familles de termes–, ils ne feraient qu’accroître leur formation dans les sciences du langage. L’hypothèse peut être faite que des oeuvres géo-vocabulairiques de troisième génération favoriseraient leur reconnaissance hors Québec.