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1. Introduction

Le traitement médiatique du référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec a donné lieu à de nombreuses analyses politiques (Le Bulletin d’histoire politique 1996, Levasseur 2000, entre autres), mais les linguistes s’y sont peu intéressés jusqu’à présent. L’analyse de Robinson 1998 du référendum de 1980 laisse entrevoir les possibilités de l’analyse de discours dans son étude fondée sur les travaux de Goffman 1974, de Hall 1980 et de Van Dijk 1988. Son analyse porte cependant surtout sur la télévision. Notre recherche adopte la perspective de l’analyse critique du discours (ACD), où l’approche hallidayenne (Fairclough 1995, Halliday 1994, Simpson 1993), fondée sur l’étiquetage fonctionnel, permet d’analyser les quotidiens écrits canadiens sous un angle différent.

Le but général de notre recherche consiste à décrire les stratégies[1] discursives utilisées dans le discours des médias canadiens et francophones lors des conflits référendaires de 1980 et de 1995?[2]. Cet article examine plus précisément le rôle du concept de souveraineté[3] dans la construction discursive du discours de quatre médias canadiens, lors de la campagne référendaire de 1995, entre le 24 et le 31 octobre.

2. Cadre d’analyse

L’analyse critique du discours (ACD) suppose que tout discours est la manifestation d’une idéologie, définie de la manière suivante :

[…] the ways in which what we say and think interacts with society. An ideology therefore derives from the taken-for-granted assumptions, beliefs and value-systems which are shared collectively by social groups. And when an ideology is the ideology of a particularly powerful social group, it is said to be dominant.

Simpson 1993 : 5

Le lien entre les groupes sociaux, leurs idéologies et l’utilisation de la langue explique le rôle crucial du discours dans la reproduction, le développement ou la transformation des idéologies (Van Dijk, 1988: 5). Cette interaction peut être observée dans un grand nombre de productions linguistiques[4], mais les médias sont souvent privilégiés (Simpson 1993 : 5), car ils constituent une source inépuisable d’observation quotidienne des luttes et contradictions sociales. Ils jouent de plus un rôle important dans la formation de l’opinion publique et, dans les débats cruciaux comme ceux de 1995, ont une influence sur les électeurs :

Political opinion studies indicate that the media are a major – though not the major - factor influencing voters’ choices. Journalists choose the topics that create the political agenda on which the electorate bases its decisions.

Saint-Jean 1998 : 42[5]

La couverture médiatique du débat référendaire québécois de 1995 se prête donc particulièrement à ce type d’analyse, car on y représente la lutte pour la défense d’idéologies opposées concernant le vote sur la souveraineté. Il est ainsi possible de considérer ces deux points de vue comme des facteurs dominants dans la construction du discours référendaire des médias, dont la description linguistique dans le discours des quotidiens écrits canadiens reste à faire.

Robinson 1998 établit par ailleurs l’existence de différences notables dans la construction du discours télévisé francophone et anglophone québécois lors du référendum de 1980. Ces différences n’ont cependant pas encore été analysées du point de vue linguistique dans les quotidiens écrits et on ne sait par ailleurs rien des différences pouvant exister entre le discours des médias francophones québécois appuyant la souveraineté et ceux qui s’y opposent, et le discours des quotidiens anglophones selon qu’ils sont situés au Québec ou hors Québec.

La recherche en cours vise donc a) à établir le type de mécanismes syntaxiques à l’oeuvre dans la formation discursive du concept de la souveraineté dans les médias étudiés; b) à découvrir les différences discursives à l’intérieur des deux groupes linguistiques dans leur utilisation du concept, si elles existent. L’étiquetage fonctionnel et la quantification du concept de souveraineté permettront de préciser son importance discursive dans le débat référendaire de 1995.

Les stratégies à l’oeuvre dans la construction discursive du mot souveraineté sont analysées selon la méthode pratiquée en ACD, notamment par Fairclough 2001, Fowler et coll. 1979, Kress et Hodge 1979, qui s’inspire essentiellement de la grammaire fonctionnelle de Halliday 1994, dont les principes généraux sont expliqués à la section 5.

3. Corpus

L’observation du discours référendaire s’est effectuée dans quatre quotidiens canadiens. Le Devoir, quotidien francophone et québécois, appuie la souveraineté[6]. La Presse, quotidien francophone québécois, s’y oppose[7]; The Montreal Gazette, quotidien anglophone québécois, s’oppose à la souveraineté, de même que The Globe and Mail, quotidien anglophone d’Ontario, considéré comme le plus important au Canada. Il s’agit de préciser l’influence discursive des idéologies de chacun des quotidiens et des groupes linguistiques sur la construction discursive du concept de la souveraineté.

Le corpus est composé d’articles et de lettres d’opinion[8] recueillis sur une période de huit jours, du 24 au 31 octobre 1995[9], au moment où la campagne référendaire atteignait un sommet de tension, tandis que les sondages laissaient filtrer la possibilité d’une victoire souverainiste. Les articles sélectionnés sur cédérom contiennent dans leur description de sujet l’un des mots suivants : souveraineté, séparation, sécession, indépendance. Les phrases contenant le mot souveraineté[10], le mot au centre de la question référendaire de 1995, ont ensuite été analysées.

4. Le contexte d’utilisation du mot souveraineté

Le nombre d’articles contenant le mot souveraineté et le nombre d’occurrences sont présentés au tableau 1, qui illustre une variation notable selon le quotidien.

Tableau 1

Nombre d’articles et d’occurrences mentionnant la souveraineté du 24 au 31 octobre 95

Nombre d’articles et d’occurrences mentionnant la souveraineté du 24 au 31 octobre 95

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Il ne s’agit pas d’étudier ici ce type de variation, mais les écarts marqués quant au nombre d’articles et d’occurrences méritent quelques commentaires. Ainsi, Le Devoir, qui n’a que 26 articles, contient quatre-vingt-neuf occurrences du mot souveraineté, tandis que The Montreal Gazette, qui a cinquante-trois articles, ne contient que soixante-quatre occurrences du même mot. Cette variation peut être attribuée en partie à la longueur des articles du Devoir, mais aussi au fait que ce mot n’est pas utilisé avec la même fréquence dans tous les quotidiens, ainsi que l’indique le tableau 2, qui donne le nombre d’occurrences du mot souveraineté dans les quatre quotidiens étudiés relativement aux autres mots pouvant remplir un rôle semblable.

Tableau 2

Les mots utilisés dans les quotidiens pour parler de la souveraineté en 1995

Les mots utilisés dans les quotidiens pour parler de la souveraineté en 1995

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Dans trois des quatre quotidiens étudiés, le mot souveraineté représente le mot le plus fréquent, avec plus de 50 % des emplois. The Montreal Gazette, en revanche, se distingue de tous les autres quotidiens, car le mot le plus employé y est séparation, avec 41,3 % des occurrences, suivi du mot indépendance, qui représente 22,8 % des emplois, tandis que le mot souveraineté arrive en troisième place seulement, avec 21,1 % des occurrences. Cette différence quantitative dans l’emploi du mot souveraineté dans The Montreal Gazette sera examinée plus attentivement à la section 6.

5. La construction discursive du mot souveraineté

L’étiquetage fonctionnel mis au point par Halliday permet l’analyse des stratégies discursives des différents quotidiens. Dans la grammaire fonctionnelle du linguiste, les structures syntaxiques, en permettant différentes formulations de l’expérience, lui donne une valeur différente (Fowler 1991 : 77). L’analyse fonctionnelle de la proposition permet ainsi de construire :

[…] a mental picture of reality, to make sense of what goes on around them and inside them. Here again the clause plays a central role, because it embodies a general principle for modelling experience – namely, the principle that reality is made of processes. […] The transitivity system construes the world of experience into a manageable set of process types.

Halliday 1994: 106

Le système de transitivité hallidayen exprime la fonction idéelle de la langue par le biais de procès (Simpson 1993 : 88) divisés en deux catégories principales: les procès relationnels et les procès actionnels[11]. L’appartenance à l’une ou l’autre catégorie de procès permet d’établir des fonctions discursives distinctes (Halliday 1994 : 29) selon l’étiquette (en majuscules sous les exemples) attribuée à un mot ou groupe de mots.

Les procès actionnels sont accomplis grâce à des acteurs et à des buts. L’acteur (1) est le sujet logique de la phrase, le but[12] (2), ce à quoi le procès s’étend (Halliday 1994 : 110).

Quant aux fonctions discursives de ces participants, l’acteur est l’élément de la phrase que le locuteur dépeint comme celui qui fait l’acte (Halliday 1994 : 34) en relation avec le but, qui représente ce à quoi l’action s’étend. Le modèle actionnel participe donc à mettre au premier plan les agents que l’auteur veut mettre en évidence. L’utilisateur de la langue dirige ainsi la signification qu’il/elle veut véhiculer dans la position qui correspond à la représentation discursive qu’il veut lui assigner. (Oktar 2001 : 325)

Dans les procès relationnels, les participants sont des identifiés[13] (3), des identificateurs (4) ou des porteurs (5) et des attributs (6) :

Dans ce modèle, les participants identificateur/identifié permettent le classement, la catégorisation et la définition explicite (Kress et Hodge 1979 : 103) au niveau discursif. Il s’agit d’un procès représentationnel exprimant essentiellement «the articulation of the logic of an existing system» (Kress et Hodge 1979 : 103).

Les participants porteur/attribut remplissent quant à eux une fonction de commentaire et, à ce titre, représentent «the activity […] of judgement, specifying qualities of whatever it is that is being judged or commented on» (Hodge et Kress, 1993 : 103).

La circonstance des modèles relationnel (7)[14] et actionnel (8) a une valeur différente. Elle indique la subordination au procès[15], car elle ne s’y associe pas aussi étroitement que l’acteur ou le porteur. La circonstance est ainsi rejetée à l’arrière-plan discursif :

L’analyse de ces fonctions en relation avec le mot souveraineté permet de dégager certaines stratégies discursives du discours des médias.

5.1 Résultats

Les occurrences du mot souveraineté catégorisées sous les étiquettes fonctionnelles, définies par Halliday, sont présentées au tableau 3.

Tableau 3

Catégorisation du mot souveraineté selon le type de participation à la proposition

Catégorisation du mot souveraineté selon le type de participation à la proposition

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Les différences principales de distribution se retrouvent 1° dans l’utilisation plus élevée du modèle relationnel dans Le Devoir; 2° l’utilisation plus élevée du modèle actionnel dans La Presse; 3° l’utilisation deux fois plus importante de la circonstance dans les quotidiens anglophones. Les sous-sections qui suivent se penchent sur le rôle du mot souveraineté dans chacune des catégories identifiées au tableau 3.

5.1.1 Le rôle du mot souveraineté dans le modèle actionnel

Le modèle actionnel est particulièrement propice à la construction discursive des acteurs qu’on veut mettre en valeur de façon positive ou négative, car il permet de mettre au premier plan les acteurs «choisis» par les auteurs. Selon Teo :

[…] in order to probe the way language represents reality in terms of how the primary or dominant agents are constructed, what they do to whom and with what consequences, transitivity theory has much to offer.

2000 : 25

Cette représentation n’est donc pas forcément objective, elle dépend en fait largement du choix du locuteur (ou groupe sociolinguistique).

Teo 2000 démontre ainsi que le modèle transitif, dans le discours médiatique portant sur les trafiquants de drogue et leurs relations avec la police, permet de construire ces deux groupes en conflit de façon différente selon le quotidien. Dans l’un, les trafiquants sont construits comme les initiateurs de l’action, tandis que la police joue un rôle passif, alors que l’autre quotidien construit les policiers comme les acteurs (2000 : 27).

Oktar 2001 illustre quant à elle comment deux groupes politiques turcs opposés l’un à l’autre et représentés dans deux quotidiens différents s’attachent à construire une représentation négative de l’autre groupe en utilisant ce modèle :

Il s’agit donc d’un modèle puissant de construction discursive. Dans le corpus étudié, le mot souveraineté suit ce modèle dans pratiquement la moitié des cas ou plus dans tous les quotidiens, ce qui en fait quantitativement le modèle le plus important du corpus.

Tableau 4

Participants au modèle actionnel

Participants au modèle actionnel

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Ce modèle permet une construction positive ou négative du mot souveraineté en position d’acteur ou de but :

  1. La souveraineté comme acteur construisant une représentation positive :

  1. La souveraineté comme acteur construisant une représentation négative :

  1. La souveraineté comme but construisant une représentation positive :

  1. La souveraineté comme but construisant une représentation négative :

Ce modèle sert surtout à mettre en évidence l’idéologie du quotidien. La représentation positive ou négative du mot souveraineté dépend en effet largement de l’option appuyée. Le Devoir, seul quotidien en faveur de la souveraineté, est ainsi le seul quotidien où ce modèle donne lieu à une construction positive de la souveraineté. Le mot souveraineté, utilisé en conjonction avec un procès ou un vocabulaire à connotation positive, construit une souveraineté matérielle, selon les termes hallidayens, qui permet la création, le changement, l’acte (Halliday 1994 : 106) avec des verbes tels aider, favoriser, permettre, occasionner, comprendre, dépasser :

Le mot souveraineté en situation de but se comporte semblablement :

La souveraineté est ainsi construite comme un résultat concret, possible ou un événement qui va se produire, devenir réalité, grâce à des verbes ou un vocabulaire positif : assurer, acquérir, réaliser, faire, réaffirmer, proclamer, appuyer, obtenir, procéder, manifester (leur appui à), dire oui à.

Dans les trois quotidiens qui s’opposent à la souveraineté, le concept de la souveraineté constitue le point de départ d’une construction négative, d’une souveraineté lourde comme un boulet :

The Globe and Mail :

La Presse :

The Montreal Gazette :

Les verbes employés avec le mot souveraineté en position d’acteur sont négatifs ou construits avec un vocabulaire négatif : drop, liberate Canada, wrench, fade, have serious consequences, send the real-estate prices into a tailspin, prendre le relais d’un courant de pensée ancien, exiger un incroyable détour, provoquer une blessure profonde, engendrer des problèmes économiques sérieux.

Lorsque le mot souveraineté est en position de but, le processus est inversé et la proposition déconstruit, démantèle[17] sa validité du point de vue conceptuel ou de son avènement :

The Globe and Mail :

La Presse :

The Montreal Gazette :

Le modèle actionnel apparaît donc comme l’instrument quantitatif privilégié de mise en évidence de l’option défendue par chacun des quotidiens. L’emploi plus fréquent de La Presse de ce modèle (63,5 %) est examiné à la section 6.

5.1.2 Le mot souveraineté dans le modèle relationnel

Le modèle relationnel est l’autre modèle auquel les chercheurs s’intéressent dans l’analyse des constructions discursives, bien qu’il soit généralement moins fréquent (voir la cinquième colonne du tableau 5) que le modèle actionnel, car il remplit des fonctions liées de façon plus évidente à la subjectivité du commentaire, utilisé plus particulièrement dans les éditoriaux et les lettres d’opinion. Le tableau 5 donne la distribution des structures relationnelles relevées dans les différents quotidiens.

Tableau 5

Participants au modèle relationnel

Participants au modèle relationnel

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Ces étiquettes permettent d’attribuer des qualités positives (23) ou négatives (24) à la souveraineté :

Le Devoir utilise ce modèle pour porter un jugement positif sur la souveraineté en lui attribuant des qualités positives. Dans cette position, la souveraineté est ou signifie :

Un allégement du poids de l’État dans notre société, une conclusion, une nécessaire libération, la conclusion d’un pacte manqué, le début d’un retour à l’égalité, nécessaire, une injection nette de fonds de R-D, première, inaliénable, d’abord et avant tout une question de coeur, faisable et viable, un puissant levier.

Dans les quotidiens anglophones, où le modèle relationnel est proportionnellement moins utilisé, le jugement porté sur la souveraineté est négatif :

The Globe and Mail :

Unconstitutional, costly, as an emotional matter, fuzzy state of mind divorced from numbers and consequences, unabashedly emotional, sometimes veering into epic historical reviews where the Conscription crisis or the Second World War raid at Dieppe were brandished as proof, a huge setback for consumer confidence, causing holiday sales to come in well below expectations, a bluff, a knife to the throat of the rest of the country, a classic social confrontation, part of an ongoing constitutional discussion that was only peripherally related to the country’s social problems, a vague dream, nothing short of stomach-turning, problematic.

The Montreal Gazette :

Inevitable, a grave threat to the plaintiff’s rights and freedoms guaranteed under the Canadian Charter of Rights and Freedoms, A favourite target of scorn in speeches by Johnson and by other federalist leaders.

Seule La Presse se démarque des autres quotidiens. Le quotidien construit en effet une représentation mixte de la souveraineté, les représentations positives y sont même plus fréquentes : Commentaire positif :

La souveraineté n’est pas seulement des pouvoirs accrus pour le Québec, c’est aussi l’unité enfin rendue possible entre tous les pays, une étape normale, un moment nécessaire, une sorte d’impératif de salut sans lequel cette histoire serait privée de sens et déboucherait sur une impasse, nécessaire, réalité, un moyen essentiel.

Commentaire négatif :

Fragile, aucune crédibilité, un risque.

Ces jugements contradictoires de La Presse illustrent particulièrement bien l’ambiguïté de la situation du quotidien, examinée plus attentivement à la section 6.

5.1.3 La construction du mot souveraineté comme circonstance

La circonstance n’est pas un participant, elle est un évènement mineur qui se greffe au procès principal. Ce rôle mineur dans la phrase en fait un élément souvent négligé dans l’analyse des formations discursives. Pourtant, cette fonction mineure illustre quelque chose d’important en soi, surtout des différences notables sont constatées. Or, le mot souveraineté se retrouve dans cette position dans 31,25 % et 29,87 % des phrases des quotidiens anglophones (voir tableau 3), soit un pourcentage deux fois plus élevé que celui des quotidiens francophones appuyant ou non la souveraineté, où la souveraineté ne constitue une circonstance que dans 14,60 % et 16,66 % des cas seulement.

Dans cette position la souveraineté exprime un but poursuivi, quelque chose qu’on choisit (25) ou rejette (26), à quoi on pense ou réfléchit (27), ou qui prend place dans le temps (28-29).

Au contraire des participants étudiés dans les sections précédentes, la position circonstancielle ne construit pas nécessairement un discours positif ou négatif au sujet de la souveraineté. Elle provoque essentiellement une distanciation entre la souveraineté et les principaux participants aux procès, qui peut être exploitée de façon positive ou négative. Dans le corpus à l’étude, elle sert surtout à établir un détachement psychologique par rapport au débat (25), ou temporel (28-29). Dans tous les cas, la distanciation exprimée par la circonstance rejette la souveraineté au second plan discursif [19], deux fois plus souvent dans les médias anglophones.

6. Les caractéristiques discursives des quotidiens dans leur emploi du mot souveraineté : discussion

L’examen quantitatif et qualitatif du mot souveraineté dans quatre quotidiens canadiens permet de marquer une évolution importante dans le discours des quotidiens canadiens. Le discours médiatique de 1980[20] ne comportait que de très rares occurrences de ce concept. Qu’il s’agisse d’un reflet du débat politique des deux époques ou de choix éditoriaux, la modification du discours journalistique à cet égard est malgré tout notable. La souveraineté est cependant loin d’être construite de façon semblable dans tous les quotidiens. L’interprétation discursive ne peut être que partielle, et propose surtout d’établir des pistes de réflexion pour les études subséquentes sur le sujet.

6.1 The Montreal Gazette The Globe and Mail

Les deux quotidiens anglophones se rejoignent dans le pourcentage plus élevé de la représentation circonstancielle de la souveraineté, dans environ 30 % des phrases étudiées, soit deux fois plus souvent que dans les quotidiens francophones. La position circonstancielle, qui situe la souveraineté dans une position de subordination, en fait un élément moins important dans l’échelle des priorités discursives des quotidiens anglophones étudiés, ce qui semble refléter une certaine distance psychologique existant toujours entre l’idée de souveraineté, un concept développé par les francophones, et la communauté linguistique anglophone, qu’elle soit québécoise ou ontarienne. Les constructions linguistiques préférées par l’une ou l’autre langue ne semblent pas être en cause dans la prolifération des circonstances dans les quotidiens anglophones, car, dans la plupart des cas, les traductions françaises seraient également des structures circonstancielles. Mais même si les deux quotidiens s’opposent à la souveraineté, leur traitement discursif du concept est loin d’être uniforme.

The Montreal Gazette se distingue essentiellement par son refus[21] de légitimer discursivement le mot souveraineté, bien qu’il soit le concept préféré des autres quotidiens. Le quotidien montréalais y préfère les mots séparation et indépendance, qui représentent 64,1 % des occurrences, et dont l’emploi est plus propice à la construction d’une conceptualisation négative de la souveraineté, ainsi que Robinson l’a déjà noté :

A 1994 study by Maurice Pinard had demonstrated that popular support for the PQ option depended on the terminology used. Questions utilizing the term ‘sovereignty’ or a ‘sovereign Quebec’ would increase voter acceptability by seven percentage points, over questions containing the words ‘separation’ or ‘independence’.

Robinson 1998, 220

L’absence quasi totale du mot souveraineté du discours du Montreal Gazette peut être interprétée comme un silence textuel, selon la terminologie de Huckin 2002. Nous proposons que ce silence textuel est discret[22], car il découle d’une situation où un concept est culturellement sensible (Huckin 2002 : 351). Le mot souveraineté pouvait être perçu comme porteur de controverse, ou susceptible de provoquer des réactions trop fortes pour être utilisé, car :

“[a]ll namings are ‘loaded’ with the baggage of the political, social, and cultural references that they articulate in a given historical place and time, especially in a period of passionate debate such as the 1980 referendum campaign.”

Robinson 1998 : 49

Le quotidien ne critique pas la souveraineté, puisqu’elle est (quasi) absente de son discours. N’existent que séparation ou indépendance, des concepts en eux-mêmes porteurs de négativité. Cette singularité du quotidien montréalais pourrait illustrer la profondeur du fossé existant entre les représentations discursives des deux communautés linguistiques québécoises.

The Globe and Mail utilise fréquemment le mot souveraineté. Il lui donne un espace discursif, qu’il utilise toutefois pour en construire une représentation négative auprès de son lectorat, participant ainsi à la construction d’une représentation critique de la souveraineté, qui apparaît peut-être plus objective aux yeux du lectorat, car la souveraineté n’est pas rejetée a priori. Elle doit être rejetée parce que sa crédibilité est en cause (20) ou qu’elle est inconstitutionnelle (24). Le rejet semble ainsi plus rationnel.

6.2 Le Devoir La Presse

Le Devoir et La Presse se rejoignent dans leur utilisation semblable du mot souveraineté, bien que les deux quotidiens appuient des positions politiques différentes. Le quotidien non souverainiste utilise abondamment le concept pour en construire une représentation discursive négative.

Par ailleurs, son emploi plus élevé du modèle actionnel lui permet d’éviter d’une part la surabondance d’occurrences dans le modèle relationnel, qui paraît plus subjectif (la souveraineté est…), et d’autre part le recours à la position circonstancielle, qui situe la souveraineté au second plan discursif. La Presse semble ainsi exprimer le caractère central de la souveraineté dans son discours, de la même manière que le quotidien souverainiste.

Dans le modèle relationnel, La Presse utilise le concept de manière paradoxale. En effet, le quotidien opposé à la souveraineté construit, contre toute attente, un jugement mixte de la souveraineté, majoritairement positif. Le quotidien conserve néanmoins sa cohérence, car les représentations positives viennent généralement des lettres d’opinion ou des dossiers où on reproduit l’opinion du camp opposé. Cette stratégie complexe semble avoir le pouvoir de projeter une image équilibrée de la représentation des partisans et des opposants à la souveraineté, ce qui lui permet de ne pas s’aliéner la part de son lectorat favorable à la souveraineté, tout en construisant et en préservant sa position officielle. Quant au Devoir, il se distingue de tous les autres quotidiens par son emploi plus fréquent de ce modèle, ce qui s’explique principalement par le statut du quotidien, qui favorise le débat d’idées et où le commentaire représenté par le modèle relationnel, qui présente de façon plus transparente des commentaires subjectifs, est mieux accepté.

6.3 Les limites du modèle hallidayen

L’analyse syntaxique hallidayenne pourrait être raffinée afin d’intégrer les phénomènes se situant au-delà de la phrase au niveau textuel, comme l’utilisation de l’ironie. L’établissement de degrés de participation, selon la complexité de la phrase serait également utile. Les fonctions discursives gagneraient également à être mieux définies, mais ces définitions se raffineront par la multiplication des études. La linguistique hallidayenne n’a pas encore permis de surmonter toutes les difficultés liées à l’étude des textes, mais elle permet tout de même d’en aborder l’analyse sous un angle enrichissant.

Fawcett 2000 estime qu’en dépit du fait que la linguistique systémique fonctionnelle est toujours considérée comme marginale dans les milieux de la linguistique, elle demeure une théorie dont la souplesse permet de conserver un équilibre optimal entre la théorie et la pratique, ce qui explique sans doute que de nombreux analystes du discours y aient souvent recours. Dans le corpus à l’étude, ce modèle a permis d’établir des pistes de recherche prometteuses dans le domaine de l’analyse du discours des médias.

7. Conclusion

L’étude de la construction discursive du mot souveraineté a d’abord permis d’établir, du point de vue quantitatif et qualitatif, le caractère central de ce mot dans le discours de trois des quatre quotidiens étudiés dans le référendum de 1995.

Cette étude a également permis de confirmer l’importance du modèle actionnel dans la construction discursive des idéologies. Plus de 50 % des emplois du mot souveraineté apparaissent en effet dans ce modèle, qui permet principalement de construire une représentation positive ou négative de la souveraineté. La distribution des constructions positives ou négatives est essentiellement déterminée par l’option défendue par le quotidien : Le Devoir favorise une construction positive dans ce modèle, tandis que les autres quotidiens favorisent une construction négative de la souveraineté.

La fréquence moins élevée du modèle relationnel est également confirmée[23]. Les quotidiens tendent à moins utiliser ce modèle puisqu’il peut être perçu comme une activité plus transparente de jugement et de classement, tandis que la plupart des quotidiens aiment à projeter une image d’objectivité sur leur lectorat, particulièrement dans un débat où les sensibilités sont exacerbées. Le modèle relationnel se prête plus difficilement à cette projection. Il n’est cependant pas étonnant qu’on retrouve un plus grand nombre de phrases représentant ce modèle dans Le Devoir, compte tenu qu’il s’agit d’un quotidien qui favorise ouvertement les débats d’idées. Le Devoir favorise une représentation positive de la souveraineté dans ce modèle, tandis que les quotidiens anglophones favorisent une représentation négative.

Ces deux modèles se distribuent essentiellement selon la position idéologique défendue par le quotidien, sauf pour La Presse, où la distribution du modèle relationnel sert les besoins paradoxaux du quotidien en fonction d’un lectorat diversifié.

L’étiquetage fonctionnel a en outre permis d’établir des différences de traitement discursif, fondées sur l’appartenance linguistique. L’étiquette circonstancielle trace en effet une frontière marquée entre les quotidiens anglophones et francophones.

L’étude du mot souveraineté a finalement permis d’isoler le quotidien montréalais anglophone dans son utilisation discursive du concept de la souveraineté. De manière générale, l’étude quantitative du mot souveraineté et son étiquetage fonctionnel ont permis de dégager les stratégies discursives particulières à chacun des quotidiens, selon la position idéologique défendue par le quotidien, mais aussi selon le groupe linguistique, le lectorat et l’image que veut projeter le quotidien. La multiplication des études est cependant souhaitable afin de permettre de confirmer ou de nuancer ces résultats.