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La question du sexuel féminin en psychiatrie soulève éminemment un certain nombre de questions, et ce, d’autant plus lorsque sexualité et agressivité sont couplées ensemble. Dès lors, quelle fonction la sexualité incarne-t-elle pour des patientes présentant des pathologies mentales « aux confins de l’identité » pour reprendre la formulation de M. de M’Uzan? Quel lien peut-on faire entre agressivité et sexualité dans la clinique du féminin en Unité pour Malades Difficiles?

Nous présenterons les spécificités de ce service psychiatrique fermé et sécurisé. Puis, à partir de l’histoire de Madame S, nous tenterons d’interroger l’organisation de la sexualité et les manifestations comportementales violentes associées comme une tentative de suture délirante face à une perte traumatique insupportable pour la psyché. Enfin, nous aborderons le dispositif en double écoute comme restauration narcissique et levier thérapeutique.

En d’autres termes, notre approche ne vise pas tant de dégager une catégorie spécifique de la psychopathologie, mais d’appréhender comment le passage à l’acte féminin, dans ses formes plurielles, rend compte d’un processus de suture traumatique singulier (Ravit, 2004).

FONCTIONNEMENT ET ARCHITECTURE INSTITUTIONNELLE

Les Unités pour Malades Difficiles (UMD) correspondent à des services hospitaliers psychiatriques ayant une compétence particulière pour l’accueil et la prise en charge de patients présentant un état de dangerosité pour autrui majeur, certain ou imminent du fait de leur pathologie mentale ou de troubles du comportement dépassant les capacités d’accueil des unités d’hospitalisation conventionnelles. Les UMD accueillent une population hétérogène de patients âgés de plus de seize ans, hommes ou femmes, sous le régime des soins sans consentement et plus spécifiquement des Soins Psychiatriques, à la Demande du Représentant de l’État (SPDRE). On dénombre trois populations particulières de patients au sein de ces unités : ceux adressés par des unités d’hospitalisation classiques pour la réalisation d’un séjour dit de rupture, des patients en cours d’incarcération (donc sous le régime de la détention) dont les troubles psychiatriques présentés ne peuvent être pris en charge au sein des structures de soins pénitentiaires, et enfin, des patients en attente de jugement ou reconnus irresponsables pénalement pour des crimes ou délits commis, du fait de troubles psychiques ou neuropsychiques, et relevant d’une obligation de soins.

Les UMD ont comme tâche primaire d’accueillir et prendre en charge les formes les plus extrêmes de la folie qui empruntent parfois un frayage violent. À l’origine créées pour l’accueil d’une population strictement masculine, certaines de ces unités sont désormais mixtes. Ces unités d’hospitalisation ont initialement été pensées pour la prise en charge et la gestion d’une violence masculine et correspondent donc à des unités de soins fermées. Les bâtiments sont entourés d’une enceinte dont l’accès est limité et contrôlé. Les patients hospitalisés sont soumis à un cadre de vie et de soins précis, et régis par des protocoles. Les horaires d’accès à leurs chambres, les objets personnels accessibles, les horaires des repas, la distribution des traitements, les « temps-cigarettes »[2], les activités thérapeutiques, les visites, les appels téléphoniques… tout est prédéterminé, dans un but de formalisation de la « contenance ».

La fonction contenante, ou « fonction à contenir », comme définie par Mellier (2005), apparaît particulièrement utile pour envisager les enjeux de la pratique clinique face à des situations où la cohérence psychique ne peut se déployer et pour lesquelles l’insupportable écart entre réalité interne et réalité externe ne peut s’actualiser que sous une forme de violence agie. Ces services de psychiatrie sont pensés comme ayant une organisation institutionnelle soignante en réponse à la désorganisation psychique et comportementale, et qui revêt pour les équipes une tentation soignante de « maîtrise de l'immaîtrisable ». Ils ont pour vocation d’apporter une contenance physique comme parage au manque de contenance psychique des patients. Dans ces structures, les patients bénéficient de prises en charge pluridisciplinaires impliquant des partenaires d’horizons multiples : psychiatres, psychologues, infirmiers, aides-soignants, psychomotricien, ergothérapeute, éducateur sportif…

PLACE DU CORPS ET REPRÉSENTATION DU FÉMININ

L’UMD de Bron est l’une des deux seules UMD de France à proposer un accueil indifférencié homme - femme. L’idée sous-jacente serait qu’il n’y aurait pas de différence dans les aménagements identitaires et narcissiques en souffrance chez ces patients. Cela dit, les femmes y restent minoritaires aussi bien parmi les soignants que les patients (seule une dizaine de femmes par an y sont prises en charge). Dans cet univers, pensé au masculin, l’hospitalisation d’une femme nécessite de déjouer les stigmates sociétaux et d’aller au-delà de l’excitation générée, afin de ne pas sombrer dans une vision dichotomique et réductrice qui opposerait femme séductrice et femme victime.

De plus, dans un environnement pensé sur le modèle panoptique de Bentham[3] sans en épouser toutefois les contours, la place du corps dans un lieu aussi exigu devient un enjeu majeur de prévention de la violence d’une part, d’objet thérapeutique du soin d’autre part, de monnaie d’échange sur la base du troc et de manifestations psychopathologiques du registre de l’archaïque enfin. L’accès à la sexualité dans les lieux de soins et d’enfermement est hautement problématique. Le délire organisé autour d’une thématique sexuelle l’est tout autant. De ce fait, le corps de la femme est ainsi « exposé » et fait l’objet d’une attention particulière. C’est cette collusion psyché-soma que la situation d’hospitalisation ébranle allant jusqu’à annuler parfois tout signe manifeste de féminité. En abrasant la différence des sexes, on réduirait d’autant toute excitation pulsionnelle source potentielle de débordement. Les patientes hospitalisées se présentent le plus souvent soit sous une allure très masculine soit dans une hypersexualisation de leur féminité.

Selon quel abord la clinique du féminin est-elle alors considérée dans ces services? Comment s’exprime la violence au/du féminin propre dans ces milieux fermés? L’interaction féminin-masculin agit comme catalyseur de la question du sexuel en milieu hospitalier. Se pose, par conséquent, la question de la sexualité dans les lieux de soins, mais également celle de la sexualité au coeur du conflit psychique. Qu'en est-il de la position du délire comme rempart contre l’effondrement narcissique, et de la construction d’un narcissisme phallique? Quelle est la place du traitement du délire comme traitement d’un traumatisme sexuel? Comment soigner lorsque toutes les stratégies thérapeutiques habituelles s’avèrent inefficaces? Cela veut dire qu’il ne s’agit pas tant d’envisager ici la violence du sexuel féminin mélancolique (Chabert, 1997), mais de proposer quelques pistes de réflexion qui concernent la violence féminine sous une forme sexualisée, comme un processus vital qui consiste à articuler le monde des perceptions à celui des représentations de pertes traumatiques.

De l’enchevêtrement des différentes interventions des praticiens mobilisés dans une relation transféro-contre-transférentielle, nous pouvons ainsi dégager, en écho aux souffrances psychiques de ces patients (hommes et femmes), trois dimensions qui ne se situent pas sur le même plan :

  1. Il s’agit de pathologies mentales fortement résistantes au soin. Dans notre cas, nous traiterons plus spécifiquement de la psychose, rendant peu accessible la cohérence psychique, qui emprunte alors un frayage de violence agie. Ce qu’il y a à contenir désigne des éléments non mentalisés, comme « hors psychiques » en quête d’un lieu où se déposer. Nous illustrerons notre propos à partir de la situation de Madame S, patiente hospitalisée au long cours à l’UMD où nous exerçons.

  2. Deuxièmement, cette situation peut résulter de la qualité intersubjective qui annule ou efface la différenciation Moi/non-Moi, rendant ainsi les enveloppes psychiques (Anzieu, 1974) poreuses pour ne pas dire colmatées. Une telle situation rend compte bien souvent d’une constellation familiale particulière.

  3. La prise en charge de ce genre de situation, affectant le praticien et son équipe, soulève éminemment de nombreuses questions en lien avec la violence, hors champs pénal, et la place du corps (et plus spécifiquement celui de la femme) dans ces lieux de soins, quant aux capacités mêmes du travail psychique mobilisable et aux limites des dispositifs thérapeutiques que l’on peut proposer.

RENCONTRE AVEC UNE « HYMENEE » : MADAME S

Madame S est une jeune patiente schizophrène, actuellement hospitalisée en UMD puisqu’ayant été à l’origine de multiples passages à l’acte hétéro-agressifs à l’encontre d’autres patients de son unité d’hospitalisation sectorielle.

Madame S est âgée d’une trentaine d’années. Elle a une soeur jumelle. Elle a fait des études et est détentrice d’une licence de droit. Son histoire de vie est émaillée d'événements traumatiques. Son père est décédé d’un accident de la voie publique alors qu’elle n’avait qu’une dizaine d’années. À l’âge de 20 ans, Madame S est victime d’une agression sexuelle de la part de son beau-père et compagnon de sa mère. À l’âge de 26 ans, elle tombe enceinte et réalise une interruption volontaire de grossesse sous la pression de sa soeur jumelle. L’absence du caractère pleinement « volontaire » de cet acte nous fera préférer le terme d’avortement.

Madame S a toujours entretenu une relation fusionnelle et conflictuelle avec sa soeur jumelle. Elles ont cohabité ensemble, partagé le même groupe d’amis, suivi les mêmes aspirations. Cette soeur a réalisé les projets de voyage de Madame S et l’a remplacée dans le cadre d’un échange scolaire international lorsque celle-ci était hospitalisée. Elle aurait également eu une relation sentimentale avec l’un des petits amis de sa soeur jumelle. Cette relation dont les frontières ne sont pas clairement déterminées, rend bien compte et alimente le manque d’unité psychique de Madame S : « je ne sais pas ce qui est d’elle, ce qui est de moi ».

Le diagnostic de schizophrénie est posé alors que Madame S n’a que vingt ans. Les convictions délirantes de persécution, apparues quelques années plus tôt, sont fluctuantes, surgissent de toute part et empruntent aussi bien des thématiques de persécution, que de sexualité et de maternité. Elles s’accompagnent d’hallucinations cénesthésiques génitales envahissantes à type de sensations d’effleurement, voire d’attouchement. La désorganisation s’empare de son intellect, de ses affects et de son comportement. Au cours des différentes hospitalisations rendues nécessaires, sous-tendue par ses convictions délirantes sexuelles et de maternité, Madame S entretient des relations inadaptées avec les autres patients : soit trop proximale en s’exposant à des conduites sexuelles à risque, soit distante et attaquante avec l’adoption de comportements hétéro-agressifs et une multiplication de passage à l’acte à l’encontre de patientes considérées comme des rivales. Elle se dit en quête d’un géniteur. La finalité qui se joue ici serait celle de fonder une famille, pour pallier les failles et dysfonctionnements de la sienne. La chronicisation de son fonctionnement psychique, l’absence de perspectives d’évolution, la majoration et la répétition des comportements à risque, de mise en danger de soi-même et d’autrui, ont abouti à son transfert en UMD, où elle bénéficie depuis près d’un an d’une prise en charge jumelée ouvrant sur une double écoute psycho-psychiatrique.

Madame S se présente les cheveux longs et sales, les vêtements dépareillés, se mouchant dans ses mains. Son visage porte les cicatrices d’une acné difficile et non entièrement résolutive. La désorganisation et la discordance s’expriment à tous les niveaux, du comportement, du discours, de l’expression des affects. La pensée ne parvient pas à se focaliser sur un fil associatif, elle est « lâchée dans tous les sens ». L’analyse de ses propos relève alors du jeu de piste. Elle commence une phrase, la suspend, puis se rétracte. Les demandes sont multiples et tous azimuts : demander à sa mère de lui ramener des cigarettes, appeler un ex-conjoint, écrire à l’assistante sociale ou au juge ou au Procureur de la République, récupérer le numéro de téléphone de la mère d’un autre patient… L’hyperactivité de la pensée, qui a besoin de ne jamais s’arrêter, témoigne de la volonté de Madame S de maintenir l’investissement de manière permanente. Sa pensée est « agissante » en quelque sorte. La lecture de l’expression corporelle est tout aussi hasardeuse, le regard a du mal à se fixer lui aussi. Il devient même par moment particulièrement sombre pour, la seconde suivante, se fendre d’un grand sourire voire d’un éclat de rire. Régulièrement, en entretien, Madame S croise ses mains entre ses cuisses ou bien se caresse la poitrine, renvoyant une tonalité sexuelle crue qui met mal à l’aise. On observe l’hyperinvestissement de la pensée qui se joue sur le plan corporel également. Elle se présente comme très excitante.

Cette « pensée agissante » se retrouve dans la conviction de Madame S de percevoir régulièrement la présence dans son ventre d’enfants tantôt uniques tantôt quadruplés. L’adhésion à cet envahissement hallucinatoire est alors totale et s’accompagne d’une traduction corporelle faisant presque mentir les résultats biologiques de par l’importance des stigmates observés d’une grossesse : le ventre bombé, l’élargissement du polygone de sustentation[4], le développement de la poitrine… À défaut d’engendrer et comme parage à la solitude, elle crée « le monde », au lieu de le subir. Madame S est attentive aux traitements qu’elle prend, s’assure régulièrement qu’il n’y a pas de danger « pour ses enfants ».

Mais se rejoue aussi alors la perte, au détour d’une interaction avec une soignante, d’un traitement par clozapine[5] ou sismothérapie[6] venant quelque peu abraser le délire, d’une atténuation des hallucinations coupant tout lien sensoriel avec le ou les enfants qu’elle porte. La confrontation au vide, à la réalité de la perte passée, est insupportable. Madame S implore un arrêt des traitements, s’agite, s’énerve, insulte, menace. La souffrance qui en résulte est insoutenable et se traduit par l’apparition d’affects dépressifs faisant craindre un passage à l’acte suicidaire. Elle le dit bien : « si je ne suis pas enceinte, alors je suis mourante ».

L’ÉNIGMATIQUE FÉMININ DE MADAME S

La désorganisation psychique impacte son vécu corporel. Son hymen est, pour elle, localisé à l’arrière de son oreille droite. Tout naturellement, et c’est ainsi qu’elle l’exprime, ses sensations ou perceptions sexualisées se propagent de sa tête à l’ensemble de son corps et, dans un continuum entre sexualité et maternité, l’amènent à concevoir l’idée d’un embryon qui lui pousse dans la tête, telle l’expression lucide du délire qui « grignote son intellect ». « Tu es mon ellipse », dit-elle à propos de cet enfant auquel elle parle intérieurement. Par le choix de ce mot, Madame S résume à elle seule l’étendue de sa problématique, d’une grossesse vécue à un double niveau, sensitif et corporel au niveau du ventre et mentalisé au niveau de la tête, et qui incarne le chaînon manquant de son histoire personnelle.

L’hymen, paroxysme conceptuel de la sexualité féminine, a ici un rôle majeur comme traducteur de cette sexualité, mais également de sa puissance féminine, lui permettant de s’élever à un rang supérieur quasi spirituel. « Je suis hyménée » nous dira-t-elle avec aplomb à plusieurs reprises, statut qu’elles ne seraient que trois dans le monde à partager (non sans nous rappeler qu’elles sont trois femmes dans la famille : sa mère, sa soeur jumelle et elle-même). L’hymen, définit par Madame S comme un « bout de chair qui protège, qui rassure », lui confèrerait des pouvoirs magiques, de revoir l’être aimé en rêve, mais également comme aide à l’endormissement lorsqu’elle le caresse le soir, dans une dimension plus autoérotique qu’autocalmante. L’hymen peut ainsi être entendu comme un signifiant énigmatique (Laplanche, 1987) à savoir une représentation-chose originaire, un « objet-source » de la pulsion. Madame S n’a pas symbolisé cette excitation qu’elle rejoue sur le plan sexuel, mais qui lui demeure énigmatique. Tout est envahissement, y compris son hymen. Aucune barrière, ni corporelle ni mentale, ne la prémunit des excitations aussi bien internes qu’externes qu’elle reçoit.

Au-delà des symptômes, ce qui transparaît et se joue à plusieurs niveaux, c’est le désespoir. Madame S n’est que douleur, elle incarne la souffrance. Et dès le premier contact, elle suscite de l’empathie, de la peine, voire de la tendresse chez certains soignants. Par cette souffrance qui se lit sur son visage et s’actualise jusque dans son discours, par son opposition active à la réalisation des séances de sismothérapie imposant alors aux soignants, le recours à une contention physique. Madame S fait violence. La distance soignante n’est plus si simple à maintenir. On veut la protéger, l’accompagner dans les gestes de la vie quotidienne que sa désorganisation ne permet plus, la soulager de sa confrontation régulière à l’irréalité de sa grossesse. On veut l’aider dans une démarche de soins visant à atténuer son vécu délirant pour assurer l’intégration sociale à laquelle elle aspire tant, tout en maintenant une part de cette « créativité », comme elle la nomme, et qui l’aide à survivre aux traumatismes passés : la mort brutale de son père, l’agression sexuelle à l'adolescence et enfin l’avortement. Madame S vient ébranler les fondements, les piliers du soin au quotidien. Il n’y a plus de certitudes et tout devient sujet à discussion en équipe pluridisciplinaire. Ainsi émergent les questionnements suivants : Comment Madame S traite-t-elle de la question de la perte? Où se situe la bonne distance pour les soignantes entre incarnation d’une fonction maternelle et rôle de rivale? Où se situe la bonne distance pour les soignants entre fonction paternelle et rôle de géniteur potentiel? Jusqu’où peut-on traiter Madame S contre sa volonté? Comment faire la distinction entre ce qui est du ressort du respect des droits et libertés de tout un chacun, et ce qui est du ressort de la demande inadaptée du fait de la pathologie de la patiente à laquelle on ne peut ou il ne faut pas répondre? Que lui répondre quand elle demande si elle est enceinte et qu’on sait par avance qu’une réponse par la négative risque de déclencher un effondrement thymique et/ou un passage à l’acte hétéroagressif?

DESTIN DU SEXUEL ET DU PULSIONNEL FÉMININ

« On ne naît pas femme, on le devient », disait Simone de Beauvoir, qui ajoutait également que « la première pénétration est toujours un viol ». Dès lors, toute femme est assujettie à une effraction de son intimité la laissant sans protection et à la merci d’une puissance qu’elle ne pourrait que subir. Dans un retournement passif/actif, Madame S s’affranchit d’une position de passivité pour agir en pensée et en acte toute sa puissance féminine de création, comme tentative de dégagement d’une impasse psychique. L’hymen, qui par essence représente une fonction protectrice, se transformerait en une force phallique, se pliant ainsi à la volonté de la patiente. Il devient un rempart la protégeant de toute intrusion du monde extérieur à la manière d’un pare-excitation d’une part et rendant ainsi forclos, le délire de grossesse d’autre part face au traumatisme subi de l’avortement.

Pour Freud, il y a un devenir-femme de la petite fille. Rien n'est joué d'avance et le genre est construction tant sociale qu’individuelle. Très tôt la petite fille sera confrontée à l’absence de pénis et à l’envie de combler ce manque, source de nombreuses angoisses de castration. Cette envie du pénis pourra à un autre temps être satisfaite, par la grossesse. Empêtrée dans le complexe d'Oedipe, la libido de la petite fille glisse vers une nouvelle position - le long de ce qu'on peut appeler l'équation symbolique pénis = enfant. « Elle renonce au désir du pénis pour le remplacer par le désir d'un enfant, et dans ce dessein, elle prend le père comme objet d'amour. La mère devient objet de sa jalousie; la petite fille tourne en femme. » (Freud, 1925, p. 130) Le destin de la petite fille se mue alors en force de séduction afin de pallier à la castration originelle et pour posséder, au moins un temps, une puissance équivalente à celle de l’homme. La grossesse pose en effet la question suivante : « Comment se représente à l’intérieur de la psyché, ou même à l’intérieur du soi si l’on veut, l’altérité d’un objet (ici nous entendons un objet délirant)[7], qui n’est pas le soi et qui est susceptible d’être reconnu, par un jugement d’extériorité, étranger au soi, dans lequel cependant il s’impose d’une certaine façon » (Guillaumin, 1996, p. 163). Avec l'hallucination de sa grossesse, Madame S revivrait une relation avec un objet « non-Moi ». Cette expérience ouvre la voie d’un soi « à soi ». C’est-à-dire d’avoir une nouvelle occasion d’interroger ce qui s’est passé en ces temps d’indifférenciation d’avec l’objet primaire où l’objet n’a pas encore été expulsé en tant que phénomène « non-Moi ».

La pulsion est définie comme une force dynamique constante et motrice qui vise avant tout à la satisfaction du désir et qui est dotée de quatre caractéristiques : 1/ la poussée c’est-à-dire le « moteur de la pulsion », ce qui lui confère son énergie (ici nous pouvons identifier l’origine de la poussée au moment du traumatisme de l’avortement); 2/ la source ou l’origine somatique qui est localisée dans un organe ou une partie du corps (dans le cas de Madame S nous retenons son hymen); 3/ l’objet ou ce par quoi la pulsion peut atteindre sa satisfaction, l’incarnation du désir en quelque sorte (le délire de grossesse); 4/ le but enfin est toujours en fait le même, à savoir « la satisfaction d'un désir qui ne peut être obtenue qu'en supprimant l'état d'excitation à la source de la pulsion » (Freud, 1915, p. 17) (la suture traumatique).

Cependant, Freud distingue rapidement deux types d’excitations : les excitations externes, desquelles le sujet peut fuir, et les excitations internes, auxquelles il est soumis. Il en donnera une définition dans Métapsychologie en 1915 : « Le concept de pulsion nous apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations issues de l'intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme mesure de l'exigence de travail qui est imposé au psychique en conséquence de sa liaison au corporel. » (Freud, 1915, p. 17).

Dans un univers où Madame S a subi une première perte traumatique, celle du premier objet d’amour, son père, et dont elle attribue la responsabilité de la mort à sa mère, par « assassinat involontaire » suivant sa propre formulation, car le couple était à ce moment-là en instance de divorce, Madame S réactualise la problématique oedipienne dans un contexte de deuil. L’investissement libidinal qu’elle aurait dû normalement récupérer pour être en capacité de le mobiliser dans un second temps sur un nouvel objet d’amour, est incorporé. Il « gestationne » en elle en quelque sorte. L’agression sexuelle qui suivra quelque temps plus tard, remobilise la perte traumatique du père pour venir confirmer une intuition comme quoi le monde extérieur est un lieu dangereux et qui se muera alors en conviction. Rien ne permet de garantir la sécurité d’un monde dans lequel le sexuel organise autant qu’il désorganise les rapports intersubjectifs.

LE SEXUEL ET LA VIOLENCE AU FÉMININ COMME SUTURES TRAUMATIQUES

Si les propos de S. de Beauvoir sont éloquents, il est vrai que lorsque l’on pense à la question du potentiel violent de l’acte sexuel, on associe spontanément avec la question des auteurs (masculins) de violences sexuelles. Les travaux des dernières années sur la question du lien entre violence et sexualité nous ont permis de comprendre l'interaction réciproque du pulsionnel sur ces deux versants. Or, percevoir l’excitation du sexuel n’est pas percevoir l'excitation du manque à être écrit Ciavaldini (1999). Selon lui, « percevoir cette excitation est pour le sujet se percevoir, ne pas être aspiré par le vide suscité par la rencontre avec un objet » (Ciavaldini, 1999, p. 167), et ici nous entendons un objet agressif, violent et intrusif. L’excitation tente par là, du côté du mouvement pulsionnel, de combler un vide, expression d’un mélancolique non synthétisé par le Moi. Le passage à l’acte féminin devient solution dynamique et active de remise en mouvement d’une psyché figée dans une perte narcissique du côté de la passivation.

Roussillon (2000) confère une valeur symbolisante à la mise en acte : « La symbolisation à l’adolescence passe par la mise en acte, suppose un passage par l’acte qui ne soit pas un passage à l’acte, elle est acte de symbolisation, acte interne d’accomplissement pulsionnel, au-delà de l’opposition pensée/acte » (Roussillon, 2000, p. 20). Le passage par l’acte participerait de ce processus de mise en forme, en représentation et en sens, de l’expérience subjective vécue au travers d’un processus paradoxal de décharge de la pulsion et de liaison. La perte hémorragique libidinale de Madame S tente à travers le passage par l’acte sexuel de faire office de pare-excitation. La sexualité comme barrière protectrice à une excitation, ne trouve ici d’issue que dans un agir violent, dans une mise en acte soit sexuelle soit agressive, faute de pouvoir symboliser l’expérience répétée de perte traumatique.

Madame S explique bien comment elle n’a d’autre choix que de devenir violente lorsqu’on ne l’écoute pas ou plus justement, lorsqu’on ne l’entend pas faudrait-il dire. À certains moments, par fulgurances d’insight, elle verbalise alors en entretien : « Je n’ai jamais dit que ma mère était folle, je n’ai jamais révélé la vérité. J’ai mal à la tête, ma mère me donne mal à la tête. » ou encore : « je suis absurde, je suis une positiviste absurde, c’est un courant de la philosophie qui est toujours relié par deux… » dit-elle presque au point de s’énerver. Elle verbalise dans ces moments son agressivité à l’encontre de sa mère, disant vouloir la tuer, car ayant peur d’elle, ne la trouvant ni rassurante ni sécurisante. Elle n’a pas su, en quelque sorte, ni la protéger de la mort du père, ni de l’agression sexuelle du beau-père, ni de l’avortement que lui a imposé sa soeur jumelle.

Ferenczi (1932) décrit comment la situation traumatique entraîne un clivage de la personnalité, modalité défensive que l’on retrouve par ailleurs de manière privilégiée dans les structures psychotiques, le patient n’ayant d’autre solution que de se retirer de l’expérience subjective. « La partie clivée s’établit comme sentinelle contre les dangers, essentiellement à la surface (peau et organes des sens) et l’attention de cette sentinelle est presque exclusivement tournée vers l’extérieur. Elle ne se soucie que des dangers, c’est-à-dire des objets du monde extérieur qui tous peuvent devenir dangereux » (Ferenczi, 1932, p. 121). Lorsque l’expérience n’est pas transformable ni intégrable, c’est-à-dire peu ou pas subjectivable, le psychisme n’a d’autre solution que de se couper en deux systèmes, selon Ravit (2013), l’un subjectif et l’autre objectif, chacun ayant leur propre mode de remémoration. La patiente se doit ainsi, pour organiser les conditions de sa « survie psychique », lier l’expérience traumatique selon des processus de liaison primaire non symboliques, au plus près de ses modalités d’enregistrement historique, à savoir ici dans le registre corporel. C’est-à-dire que puisque c’est le sexuel qui est à l’origine du traumatisme de Madame S, c’est ce même sexuel qui va tenter, dans l’après-coup, de faire office de barrière protectrice. Par conséquent, la réalité étant devenue insupportable, il a fallu à Madame S trouver une solution pour pouvoir continuer d’exister. L’agir sexuel la fait revivre à l’endroit même où elle a fait l’expérience de mourir psychiquement, il exerce en ce sens une fonction de maintien de l’investissement libidinal (aussi bien positif que négatif). Ainsi, à cet endroit où se mêlent pulsion de vie et destructivité, elle est capable d’infléchir la réalité, de la rendre « flexible » comme elle le dit, là même où elle s’est cassée de manière traumatique. L’agir sexuel lui permet de se rassembler autant que de se perdre en réactualisant le vécu traumatique. Et si cet agir est empêché, c’est comme si on lui interdisait de vivre, elle peut alors devenir violente.

UNE FIGURE FÉMININE DE LA FOLIE ET DE LA VIOLENCE

L’expérience traumatique touche le corps même et affecte les perceptions sensorielles. L’accomplissement dans le réel de l’expérience subjective de « reliaison » sous une forme hallucinée (la grossesse) implique la contrainte par la force et l’intrusion dans l’autre (l’acte de pénétration, le forçage des soins…). Répéter le traumatisme inlassablement pour tenter de le dépasser. Balier (1996) met en évidence la dynamique « pénétrant/pénétré » qui relève des processus archaïques. Le passage par l’acte, ici nous entendons le passage par le sexuel, s’offre comme la répétition d’une scène traumatique dans laquelle la patiente tente de suturer une détresse primaire ayant mis le Moi en état d’agonie (Ravit, 2004). À l’instar de Madame S qui nous dit à sa façon : « Je ne veux pas voir ce qui m’est arrivé ».

Lors de la réalisation des séances de sismothérapie, une certaine amélioration clinique avait été observée chez la patiente en partie du fait d’une atténuation de sa désorganisation psychocomportementale, d’une meilleure cohérence de son discours et d’une diminution de l’imprégnation de ce dernier, par des éléments délirants. Davantage en lien avec les soignants, mais également avec son environnement, Madame S se montrait plus à même d’exprimer un positionnement clair et ainsi à verbaliser un consentement ou une opposition pleinement incarnés. Pourtant, loin d’en être satisfaite, Madame S nous reprochait de lui faire « perdre sa créativité », de vouloir la déposséder de ses « facultés intellectuelles », lui renvoyant alors l’image « d’être folle ». Et c’est ainsi que le vécu de perte engendré et le caractère « forcé » de ces séances réalisées contre sa volonté, se sont accompagnés de l’apparition d’un état de tension psychique majeur, se manifestant par de l’agressivité verbale et comportementale, faisant craindre un passage à l’acte imminent physique et violent à l’encontre des soignants.

Cette sensation de perte de morceaux d’elle-même, entendons par là la perte du délire, mais également des troubles de la mémoire antérograde[8] induits, réactive potentiellement dans l’après-coup chez Madame S, des sensations en lien avec des traces traumatiques de son avortement. Madame S a le sentiment qu’on la dépossède de nouveau contre son gré d’une partie d’elle-même. L’hymen n’a pas su exercer sa fonction protectrice comme il le fallait. Son désir d’un enfant à tout prix est une solution pour ne pas se confronter à la perte. De même, qu’elle retrouve dans chaque amant un substitut paternel. Elle s’est tournée vers la Justice enfin, car « c’est ce qui organise les liens entre les personnes » dit-elle en entretien. Elle cherche à faire des études qui lui enseignent comment protéger sa « propriété intellectuelle » face à l’effraction de ses pensées. Elle n’est plus étanche en quelque sorte et vit en permanence une intrusion de son intimité, soit sur le plan physique et sexuel, soit le plan mental.

DOUBLE ÉCOUTE ET JUMELAGE THÉRAPEUTIQUE

La double écoute psychopsychiatrique mise en place dans le cadre de ses soins en UMD revêt toute son importance. Accompagner Madame S nécessite démêler l’enchevêtrement des dimensions traumatique et psychiatrique dans lequel elle s’est progressivement et sévèrement inscrite. Les regards croisés qui en découlent constituent également un support de soins riche et important, la question des soins et de leurs limites, proposés à Madame S.

La concentration des dispositifs thérapeutiques prodigués à Madame S sur le continuum sexualité – grossesse - violence ne peut avoir pour finalité celle d’une disparition totale de la symptomatologie délirante susdécrite, par résistance pharmacologique, résistance psychique ou induction d’un agir violent, mais plutôt de l’accompagner vers une expression et/ou un agir non violent, non destructeur.

Un dispositif thérapeutique en double écoute favorise la diffraction des éléments transférentiels « sexuels, fous et violents » et l’identification des problématiques à l’oeuvre. La création d’un espace de réflexion et l’initiation d’un travail de coconstruction ont permis la modélisation de nouveaux protocoles de soins notamment de prévention dont on peut citer pour exemple le recours à l’éducation sexuelle, le dépistage des infections sexuellement transmissibles ou l’accès plus systématique aux préservatifs.

Tout comme se saisir de la problématique de Madame S ne peut se réduire à une simple dimension psychiatrique ou traumatique, les soins proposés ne peuvent se suffire à un apport purement théorique ou uniquement médical, mais témoignent bien au contraire de l’importance fondamentale pour la patiente de pouvoir enfin être entendue, dans sa souffrance, mais aussi dans ses désirs.

CONCLUSION

L’histoire de Madame S révèle une jeune femme qui, face à un traumatisme sexuel et déjà en lutte au plan narcissique pour se construire une identité propre, et dans les suites de nombre d’événements et aux prises avec des constellations familiales dans lesquelles les frontières générationnelles s’effacent, n’a pas pu trouver d’autre solution que la violence pour se faire entendre. La sexualité fait, par défaut, office de défense traumatique.

La sexualisation de l’agir féminin chez Madame S est ainsi une tentative de figuration et de symbolisation des traumatismes subis. L’accompagner dans sa sexualité, aussi délirante soit-elle, serait non seulement une façon d’éviter le recours à la violence en entendant son besoin « vital », mais aussi une façon de soutenir une position clinique en interrogeant la subjectivité de la patiente.