Article body

INTRODUCTION

Hathaway et McKinley publièrent en 1943 le manuel du Minnesota Multiphasic Personality Inventory (MMPI), qui accrédita véritablement sur le plan clinique la stratégie psychométrique empirique des « groupes contrastés » initiée 16 ans plus tôt par Strong (1927) pour le domaine vocationnel. D’un large éventail d’items émergèrent diverses échelles représentant une grande variété de descriptions valables de catégories cliniques. Une fois l’échantillon normatif établi, seule comptait au bout du compte la validation empirique finale de chaque item par rapport au groupe-critère clinique ciblé.

En 1989, une réédition du test MMPI (366 items) aboutit au Minnesota Multiphasic Personality Inventory-2 (MMPI-2, 367 items), maintenant composé de plus de 120 échelles. Dans un esprit de continuité, les échelles cliniques existantes n’ont pas été revalidées sur de nouveaux groupes-critères, non plus que les échelles de base ni les échelles supplémentaires (Parisien,1999, 2014). À peu de choses près, les items qui les constituaient sont demeurés les mêmes, de sorte qu’en général, les stratégies empiriques du MMPI original sont et peuvent être légitimement appliquées au MMPI-2 (Nichols, 2011).

Une partie des auteurs du MMPI-2 (Butcher et al., 2001), à l’exclusion de Butcher et Dahlstrom, travaillèrent, sans faire trop de bruit, avec l’assentiment discret de la maison d’édition The University of Minnesota Press, sur un projet de nouvelles échelles cliniques dites restructurées (échelles RC), cette fois selon une approche théorique factorielle, dont la méthodologie de révision s’écartait de manière drastique de l’approche empirique traditionnelle (dite « par groupes contrastés ») qui a caractérisé dans leur essence même les inventaires MMPI et MMPI-2. Ceux-ci étant issus d’une stratégie psychométrique complètement différente, ces nouvelles échelles RC furent artificiellement intégrées en 2003 au protocole de correction informatisée MMPI-2 Extended Score Report.

En 2008 (Ben-Porath et Tellegen, 2008) apparut le MMPI-2-RF, « RF » pour RestructuredForm, un instrument autorapporté de 338 items regroupés en 51 échelles nouvelles ou révisées, dont font partie les échelles RC ci-haut mentionnées. L’approche théorique factorielle pour toutes les échelles du MMPI-2-RF fut privilégiée de nouveau (voir Parisien, 2021a, 2021b).

Depuis 2003 (Tellegen et al., 2003), plusieurs publications américaines ont paru, d’abord sur les échelles RC qui furent jugées généralement comme ne remplissant pas leur promesse de validité (voir Ranson et al., 2009). Quant au MMPI-2-RF, non seulement se révéla-t-il contenir des faiblesses psychométriques importantes, mais il suscita de la surprise, voire de l’indignation, du fait qu’il empruntait illégitimement le sigle MMPI-2 pour un instrument qui n’avait plus rien à voir avec l’édition précédente, sinon les 338 items empruntés des 567 items du MMPI-2 (ibid., 2009). Il ne s’agissait donc ni d’une révision, ni d’une restructuration, mais d’un nouvel instrument profitant indûment du sigle MMPI-2 avec la mention RF (Forme restructurée). Instrument révisé? restructuré? nouveau? Une confrontation truffée de subterfuges de la part des auteurs du MMPI-2-RF s’ensuivit. En effet, au moment de sa publication en 2011 (Tellegen et Ben-Porath, 2011), le MMPI-2-RF était présenté par les éditeurs comme une version complémentaire plutôt qu’un remplacement du MMPI-2, alors que ces mêmes éditeurs se montraient très actifs en multipliant les ateliers et les séminaires de promotion sur le web, y vantant la supériorité du MMPI-2-RF sur le MMPI-2.

Mais l’ambiguïté disparut en automne 2020, les distributeurs PearsonAssessments et les éditeurs University of Minnesota Press annonçant alors la mise sur le marché d’un MMPI-3 calqué sur le MMPI-2-RF, entre autres sur la stratégie psychométrique factorielle de celui-ci, dont les échelles restructurées RC. Depuis, la survie commerciale même du MMPI-2 est remise en question, puisqu’elle est entre les mains des mêmes éditeurs.

DU MMPI AU MMPI-2. STRATÉGIE PSYCHOMÉTRIQUE EMPIRIQUE

En 1943, vit le jour à Minneapolis (Minnesota), le MMPI (Hathaway et McKinley, 1943), qui non seulement donna lieu à une grande circulation, mais également à une quantité considérable de recherches. Dahlstrom, Welsh et Dahlstrom mentionnent en 1975 environ 6 000 références quant aux applications cliniques et de recherche sur le MMPI. Puis, sur une période ultérieure de 20 ans (1974-1994), Butcher et Rouse (1996) ont identifié plus de 4 300 références au MMPI. Dans le domaine des inventaires de personnalité, ces chiffres sont considérables.

À la fin des années 1930, Hathaway et McKinley (1940, 1942) commencèrent à construire le MMPI sous la bannière nouvelle de l’empirisme. Après l’échec relatif des inventaires de personnalité précédents, dont la construction était basée sur la validité manifeste de chaque item (approche essentiellement conceptuelle), la table était mise pour cette position méthodologique radicale explicitée par Meehl (1945a, 1945b), qui soulignait le danger d’accepter des items uniquement sur la base de leur contenu, ou des échelles selon leur interprétation apparente, ce d’autant plus que les données en sont autorapportées. Berg (1959), peut-être en boutade, suggérait même que le contenu de l’item d’un test avait peu d’importance.

La stratégie psychométrique empirique, appelée à l’époque de son apparition « stratégie des groupes contrastés » ou « par comparaison de groupes», a été proposée pour la première fois par E. K. Strong dans son « Inventaire d’intérêts vocationnels » (SVIB : Strong, 1927). Strong avait bâti son inventaire en discriminant entre divers groupes occupationnels et la population masculine en général, sur la base des patrons de réponse distinctifs associés aux différents groupes. Cette méthode des groupes contrastés, qui assure la validité prédictive des échelles, a plu au pragmatique S. R. Hathaway, qui se méfiait des théories, des croyances et des intuitions (Ruchenne, 2019). Elle lui permit, pour les échelles cliniques dites psychopathologiques du MMPI, soit 1(Hs ou Hypocondrie), 2(D ou Dépression), 3(Hy ou Hystérie), 4(Pd ou Déviance psychopathique), 6(Pa ou Paranoïa), 7(Pt ou Psychasthénie), 8(Sc ou Schizophrénie), et 9(Ma ou Hypomanie)[3], d’identifier les items discriminants spécifiques de chaque échelle en comparaison avec la population normale, et de réévaluer ces items par une validation croisée. Les items qui ne répétaient pas leur valeur discriminante significative étaient mis de côté.

Cette stratégie psychométrique est appelée « validité d’utilité pratique » par Laurencelle (1998, chap. 3, p. 108-110), ou encore «mesure signifiante» (c.-à-d. pour discriminer à partir d’un critère) par Caldwell (2006). Car c’est cette discrimination par rapport à un critère externe et objectif qui constitue ici l’élément essentiel. Elle est présente également pour d’autres échelles du MMPI/MMPI-2, certaines utilisant même des procédures rationnelles-empiriques[4].

LE MMPI-2. RÉÉTALONNAGE DANS LA CONTINUITÉ

Pour l’édition du MMPI-2 de 1989, dans un esprit de continuité avec le MMPI original de 1943, il n’y a pas eu de revalidation clinique des échelles déjà existantes, autant les échelles cliniques de base que les échelles supplémentaires (Parisien, 1999, 2014).

En outre, ont été mis de côté 106 des 566 items du MMPI (sans que tout soit explicitement justifié : voir Greene, 1991, p. 23), soit la totalité des 16 items répétés (T-R), 13 items parmi les 3 échelles de validité (L, F et K) et les 10 échelles cliniques de base, et 77 items parmi les 167 derniers items du MMPI.

Du vieux bassin d’items, on a donc conservé 460 items, dont 68 ont été reformulés. Et se sont ajoutés 89 nouveaux items pour de nouvelles échelles de contenu (voir Butcher et al., 1990). Dix-huit (18) des nouveaux items ont finalement été inutilisés, les vérifications empiriques menant à cette décision. Globalement, la perte et le changement d’items des versions 1 à 2 du MMPI ont été légers, ne compromettant pas la validité des échelles originales.

On trouvera des renseignements normatifs (absents lors de la parution du MMPI-2 en 1989) dans Brophy (1996) pour des échelles du MMPI négligées par les auteurs du MMPI-2 : Dy (Dépendance), Pr (Préjugé), St (Statut social), Cn (Contrôle) et Lb (Douleurs-bas du dos), et ce, sous la pression d’auteurs influents (pour une description détaillée, voir Parisien, 2014).

Parisien (1999) revoit la documentation sur les normes empiriques encore disponibles du MMPI original et celles encore applicables dans le MMPI-2. D’un autre côté, en 1989 (voir Parisien, 1989), Butcher argumentait que deux raisons majeures militaient en faveur d’une renormalisation du MMPI, soit la vulnérabilité apparente[5] de l’expert psycholégal au tribunal face à des normes vieilles de 50 ans, et la non-comparabilité des scores, les distributions des cotes T linéaires utilisées correspondant à des rangs centiles différents d’une échelle à l’autre (en raison des propriétés d’asymétrie et de voussure variables).

Après la renonciation à une possible normalisation des scores des échelles cliniques, et ce afin de préserver la continuité avec les normes d’Hathaway et McKinley, une transformation moins « brutale » des cotes brutes a été mise au point, via les cotes T uniformisées (Uniformed T-scores). Comme Parisien l’avait mentionné en 1989 lors de la venue à Montréal de Butcher (au séminaire précongrès du 10 mai 1989) :

Cette procédure permet de placer les résultats de toutes les échelles cliniques sur la même distribution, tout en retenant la nature asymétrique des distributions pour l’interprétation des niveaux élevés. La distribution composite de diverses échelles cliniques a donc été identifiée et chaque distribution individuelle a été ajustée à la distribution composite.

Cette stratégie inédite permettrait de rendre les cotes T équivalentes d’une distribution à l’autre, en n’altérant que très légèrement l’élévation obtenue par la méthode traditionnelle. Fondamentalement, le principe de la transformation linéaire des résultats serait préservé

Parisien 1989, p. 6

Cette nouvelle procédure a été explicitée ailleurs (voir par exemple Greene, 2000, 2011), sans jamais être remise en question.

Les atouts du MMPI-2

Nichols (2011) nous indique que la force majeure du MMPI-2 réside dans sa continuité essentielle avec le MMPI. D’un instrument à l’autre, il n’y a que des changements mineurs, alors que les similarités sont considérables. De sorte que, en général, les stratégies empiriques du MMPI sont appliquées au MMPI-2. De plus, Sellbom et Ben-Porath (2006, p. 29) rapportaient que le MMPI/MMPI-2 avait déjà donné lieu à plus de 8 800 publications dans des revues scientifiques évaluées par des pairs.

Rappelons-nous que dans les années 1935-1940, les individus des groupes-critères du MMPI ayant servi à la construction des huit échelles cliniques dites psychopathologiques, n’ont pas été regroupés sur la base de diagnostics psychopathologiques précis (ce n’est qu’une décennie plus tard qu’est apparu le DSM-I : APA, 1952), mais plutôt sur la base de traits ou de symptômes communs tels que jugés par les auteurs du test : chaque catégorie de répondants était destinée à un pic d’échelle correspondant à un diagnostic (par exemple un pic 2 ou D devait correspondre à un diagnostic de dépression), alors que la réalité a abouti à considérer plutôt des codes-types[6] sous-tendant des descriptions cliniques spécifiques, soit typiquement une paire ou une triade d’échelles cliniques élevées. C’est pourquoi un résultat significativement élevé à l’une de ces échelles ne peut équivaloir par lui-même à un diagnostic. En outre, la faiblesse du lien entre un code-type spécifique (dont l’un des éléments représente le nom d’un diagnostic, par exemple Hystérie, Dépression, Schizophrénie, etc.) et un diagnostic psychiatrique selon le DSM est bien illustrée par Greene (2011, p. 167-168; voir aussi Greene, 1988). C’est pourquoi on préfère référer aux échelles cliniques par leur numéro plutôt que par leur nom (p. ex. échelle 8 plutôt qu’échelle Schizophrénie). Nichols (2011) nous le rappelle lorsqu’il mentionne que quelques noms d’échelle (p. ex. Psychasthénie) n’ont plus cours aujourd’hui (Helmes et Reddon, 1993). C’est aussi le cas de l’échelle 4 (Déviance psychopathique). Même pour les autres échelles, les construits de référence ont évolué, comme c’est aussi le cas des corrélats comportementaux identifiés au cours des nombreuses années de recherche. En fait, essayer au MMPI-2 de 1989 de constituer une toute nouvelle série d’échelles cliniques de base aurait présenté un risque considérable quant au maintien des liens laborieusement constitués entre les échelles d’origine et leurs corrélats empiriques. Par ailleurs, malgré leurs imperfections, les propriétés des échelles de base sont très connues, et elles ont été analysées depuis les années 1940 sous toutes les coutures : la longue accumulation de corrélats empiriques les a comme protégées de l’interprétation première basée sur les construits diagnostics périmés de leur origine.

En ce qui concerne la supposée vétusté des groupes-critères, il faut tenir compte des changements rapides qui caractérisent les théories en psychopathologie. La défiance des auteurs du MMPI (en particulier Hathaway) envers les théories, croyances et intuitions, et le recours à la méthode des groupes contrastés dans le processus de validation (donc emphase sur l’établissement de liens empiriques fidèles et valides entre les cotes et les configurations obtenues) auraient donc permis à l’instrument MMPI de durer et de se développer, résistant aux vents de changements conceptuel ou théorique. Ainsi, les groupes-critères d’origine ne seraient pas eux-mêmes empiriquement obsolètes autant que certains l’ont suggéré.

Les critiques d’Helmes et Reddon (1993), relatives aux ambiguïtés entre les modèles de mesure catégoriels (p. ex. diagnostic) et dimensionnels (p. ex. trait descriptif) touchent un aspect plus sensible. D’une part, dans un modèle catégoriel, le but de la mesure est d’identifier l’appartenance ou non du répondant à un groupe (p. ex. schizophrénie) sur la base de critères objectifs : c’est un principe de probabilité sur lequel repose l’approche des codes-types élaborés par la méthode des groupes contrastés. D’autre part, dans un modèle dimensionnel, il s’agit plutôt d’évaluer la quantité ou la force d’un trait particulier et conceptuellement défini : c’est alors une question de degré ou de sévérité du trait. Cette dualité de références mène parfois, et plus souvent qu’on ne le pense, à des inférences et conclusions nuisibles. Comme l’affirme Nichols (2011),

L’une des déficiences du MMPI-2 est de confondre les modèles catégoriel et dimensionnel, conduisant parfois à des inférences ambiguës quant à la probabilité d’un trouble de personnalité versus sa sévérité.

p. 297

Enfin, les mêmes auteurs (Helmes et Reddon) relient les problèmes de structure du MMPI/MMPI-2 à la redondance (redundancy) entre les échelles cliniques (et d’autres échelles), dont la cause serait un chevauchement d’items (items overlap) qui gonfle les corrélations des échelles entre elles.

Ce problème de chevauchement d’items entre les échelles cliniques n’est pas anodin, il est substantiel. Dans les échantillons cliniques, l’intercorrélation moyenne entre les échelles cliniques de base se situe entre 0,55 et 0,60 (Nichols, 2011, p. 12). En considérant les huit échelles cliniques psychopathologiques de base (dont la numérotation est analogue à celle des échelles RC), le total d’items atteint le chiffre de 411, dont 112 (27 %) sont uniques (Greene, 2011, tableau 4.32, p. 146). Donc, 299 items (73 %) sont partagés par deux échelles ou plus.

Sur la base des 259 items cotés sur au moins l’une des huit échelles en question, 101 items (39 %) chevauchent une autre ou plusieurs autres échelles. De ces 101 items, 66 chevauchent une seule autre échelle, 29 trois échelles, 4 quatre échelles, et 2 cinq échelles. Si l’on compte le nombre de chevauchements de chaque couple d’échelles, plutôt que le nombre total de chevauchements d’items, on arrive à un total de 197 (voir Friedman et al., 2015, tableau 10.1).

Helmes et Reddon (1993) ont indiqué qu’il y aurait ainsi appauvrissement de la validité discriminante entre les échelles ainsi qu’un floutage de la structure factorielle du test. Bien sûr, la « sensibilité » de toutes ces échelles en est accrue, ceci au détriment de la « spécificité ».

L’APPARITION DES ÉCHELLES RESTRUCTURÉES RC DANS LE MMPI-2

En 2003, avec l’assentiment de la maison d’édition The University of Minnesota Press, les échelles RC, d’une stratégie de construction autre et contradictoire par rapport à celle des MMPI/MMPI-2, ont été introduites dans le MMPI-2 Extended Score Report par le service de correction informatisée NCS-Pearson Assessments. Depuis, plusieurs publications américaines ont paru sur les Échelles Cliniques Restructurées RC issues d’une partie de l’ensemble des items du MMPI-2. Les auteurs de ces échelles RC (Tellegen et al., 2003) taxaient le MMPI-2, en 2006, d’empirisme aveugle (Tellegen et al., 2006, p. 149). Ils tentaient ainsi de justifier par cette détraction, leur propre approche théorique vis-à-vis de nouvelles échelles destinées à être intégrées au MMPI-2. Ces échelles ont fait l’objet de sérieuses mises en garde quant à leur validité douteuse ainsi qu’à leur vulnérabilité aux attitudes de minimisation ou d’exagération de la part des répondants. Le lecteur pourra consulter une revue récente de la littérature à cet égard dans Parisien (2021a; 2021b).

MMPI-2-RF : LA FORME RESTRUCTURÉE DU MMPI-2

Le MMPI-2-RF : une révision, une réforme, ou un autre instrument?

Le MMPI-2-RF (« RF » pour RevisedForm : voir Tellegen et Ben-Porath, 2011) est un instrument logé au coeur d’une controverse. L’objection de départ réside dans l’utilisation du nom MMPI, dont Ruchenne (2019, p. 565) affirme qu’il suggère «une filiation directe avec le MMPI-2» (Ruchenne, 2019, p. 565). Ruchenne a même intitulé la partie VI de son manuel de 2019 : « Le MMPI-2-RF ou l’imposteur ». Ce n’est pas ici la fantaisie d’un auteur européen francophone, mais plutôt un reflet exact du message de la grande majorité des auteurs américains experts du MMPI-2, dont Butcher, Greene, Nichols, Friedman, Caldwell, pour ne nommer que ceux-là, car il y en a plusieurs autres.

Le MMPI-2-RF n’est pas une révision du MMPI-2 (Butcher et al., 2015). Et c’est aussi l’opinion que professent les cinq textbooks américains courants sur le MMPI-2 : Butcher, 2011; Friedman et al., 2015; Graham, 2012; Greene, 2011; Nichols, 2011. Le manuel francophone de Ruchenne (2019) ne fait pas exception aux textbooks américains : le MMPI-2-RF est plutôt un changement profond du MMPI-2 et on devrait donc enlever le sigle « MMPI » dans sa dénomination.

La version RF du nouveau MMPI doit être considérée essentiellement comme un nouvel instrument, distincte d’une simple version révisée ou d’une mise à jour du MMPI-2 comme cela avait été le cas pour le passage du MMPI au MMPI-2 en 1989. En somme, le MMPI-2-RF est un instrument psychométrique nouveau, mal identifié, non vérifié sur plusieurs aspects et qui ne jouit ni du support empirique caractéristique des MMPI précédents, ni des données interprétatives du MMPI-2 (Friedman et al., 2015, p. 593).

Pour Greene (2011), le MMPI-2-RF est une appellation indue, voire illégitime, parce que le seul lien qu’il a avec le MMPI-2 est son bassin d’items, son groupe normatif ainsi que des échelles de validité en apparence semblables. C’est plutôt un nouvel inventaire autorapporté pour lequel on a choisi d’emprunter des items dans le bassin d’items du MMPI-2 et d’utiliser son groupe normatif (Greene, 2011, p. 22). Au MMPI-2-RF, il n’est pas possible d’utiliser les codes-types pour l’interprétation, procédé qui bénéficie de dizaines d’années d’accumulation de données interprétatives pour le MMPI/MMPI-2, non plus qu’il soit possible d’utiliser les échelles supplémentaires et de contenu, car elles ne peuvent être cotées à partir de ce nouveau test. Le bassin d’informations cliniques et de recherches des MMPI et MMPI-2 est lui aussi inaccessible, sinon inexploitable.

Ben-Porath, l’un des auteurs (avec Tellegen) du nouveau test, a pour sa part un point de vue différent. Il écrivait en 2013 qu’«appeler cet instrument (RF) autre chose qu’une version restructurée du MMPI-2 serait, en fait, trompeur». Les auteurs en désaccord (Butcher et al., 2015) répondent qu’au contraire, cela met l’expert psycholégal dans une position où il doit lui-même documenter, voire argumenter, comment les mesures du MMPI-2 ont pu être transférées au MMPI-2-RF et en faire valoir les appuis empiriques. En bref, la question qui est posée est : “En quoi les nouvelles mesures et les échelles traditionnelles sont-elles reliées?”. Éventuellement, une réponse « acceptable » apparaîtrait problématique, car elle demanderait un recours à des subterfuges peu crédibles.

Structure du MMPI-2-RF

Mis à part les échelles de validité, le MMPI-2-RF (de même que le MMPI-3) consiste en une structure factorielle hiérarchique (top-down approach). Au niveau supérieur se situent les trois (3) High-Order Scales (H-O), c.-à-d. trois composantes majeures issues d’une analyse factorielle et appelées Emotional-Internalizing-Dysfunction (EID), ThoughtDysfunction (THD), et Behavioral-Externalizing-Dysfonction (BXD). Au niveau intermédiaire, on trouve les Restructured Clinical (RC) Scales, discutées plus haut. Le niveau inférieur est composé des Specific Problems Scales (SP) : Somatic/Cognitive Scales (N=5); Internalizing Scales (N = 9); Externalizing Scales (N = 4); Interpersonal Scales (N = 5). Au même bas niveau sont classées les échelles Interest Scales (AES et MEC), et les Personality Psychopathology Five Scales (PSY-5).

Les échelles de validité du MMPI-2-RF : un univers souvent différent du MMPI-2

Les échelles de validité du MMPI-2-RF portent le même nom que celles du MMPI-2, mais elles ont substantiellement été changées. Greene (2011, p. 326-338) et Friedman et al. (2015, p. 555-565) font le détail de ces changements, qui se signalent notamment par le remplacement de 40 % à 75 % d’anciens items par des nouveaux.

Ce qui inquiète davantage, c’est qu’en 2013, une fouille de la documentation électronique (voir Butcher et al., 2015, chap. 14), sous le thème de recherche « MMPI-2-RF vs Échelles de validité », n’a identifié qu’un total de 15 publications sur cette comparaison, 11 de celles-ci originant de Ben-Porath et son équipe, tandis qu’une recherche similaire concernant le MMPI a trouvé 291 recherches avec le MMPI-2. Plusieurs spécialistes (Gass et Odland, 2012; Harp et al., 2011; Rogers et al., 2011; Weiss et al., 2010 : voir Rogers et Granacher, 2011) sont arrivés à la conclusion que les mesures de validité du MMPI-2-RF arrivent mal à bien performer dans la détection du malingering (simulation, falsification) chez les répondants. Les mêmes auteurs en viennent à affirmer qu’il faudra encore plusieurs années avant que la recherche permette l’utilisation des indices de validité du MMPI-2-RF dans le domaine psycholégal.

Or, pourquoi ce qui n’est pas bon dans le domaine psycholégal (à cause des importants enjeux et de la contestation omniprésente), serait-il acceptable dans le domaine clinique, où le bien-être d’individus souffrants est en jeu?

Limite informative quant aux « Échelles de problèmes spécifiques »

Les échelles du MMPI-2-RF mentionnées ci-dessus présentent des faiblesses psychométriques importantes. Par exemple, il n’y a pas d’explication au fait que les items ont été attribués à un problème particulier plutôt qu’à un autre, ce qui entraîne des ambiguïtés dans certaines de ces échelles. De plus, ces échelles sont très courtes (entre 4 et 10 items) : de telles échelles parviennent au mieux à classer correctement la moitié d’un groupe-cible donné. Enfin, la fouille de Butcher et al. (2015, chap. 14), cette fois sous le thème « MMPI-2-RF vs specific problems scales », n’a identifié que 7 publications, chacune ne rapportant que des statistiques descriptives. L’absence totale de données statistiques psychométriques ne pouvait aboutir qu’à cela.

Ce manque d’information suggère à tout clinicien, qu’il oeuvre ou non dans le domaine psycholégal, de s’abstenir d’utiliser ces échelles.

L’utilisation de normes non sexuées (non-gendered)

Tout en se référant au même groupe normatif que celui constitué pour le MMPI-2, Ben-Porath et Tellegen (2008) ont décidé d’utiliser des normes non sexuées, en retranchant en même temps 224 femmes afin, sous couvert d’équitabilité, d’obtenir un nombre égal d’hommes et de femmes (échantillon obtenu : N = 1,138 × 2); ils mentionnent des différences minimes entre les sexes au MMPI-2-RF. Or, pour quatre des « Échelles de problèmes spécifiques », Butcher et al. (2015) observent les difficultés suivantes. Pour les échelles JCP (Juvenile Conduct Problems) et SUB (Substance Abuse), aux normes non sexuées (en comparaison avec les normes sexuées), les cotes T masculines sont à des niveaux plus bas et les féminines peuvent s’en écarter de jusqu’à 10 unités T (soit 1 écart-type), pour les cotes brutes les plus élevées. L’usager doit donc être prudent jusqu’à ce que cette question empirique soit clarifiée. On observe un pattern de décalages semblable pour les échelles AXY (Anxiety) et HCP (Head Pain Complaints).

En conclusion

Le MMPI-2-RF ne peut prétendre se substituer légitimement au MMPI-2, non seulement dans la sphère psycholégale, mais également dans le domaine clinique. Depuis des décennies, le MMPI/MMPI-2 fait figure de proue en tant qu’instrument d’évaluation de divers aspects de la personnalité et de la psychopathologie, non seulement en Amérique du Nord, mais mondialement. Le MMPI-2-RF présente trop de problèmes potentiels pour être considéré actuellement comme un substitut valable et admissible du MMPI-2. Dans leur stratégie de construction, les auteurs ont laissé de côté trop d’informations concernant, par exemple, les items reliés aux attitudes antisociales, au fonctionnement au travail, aux problèmes familiaux, aux événements négatifs de la vie[7]. Cet instrument présente actuellement des lacunes importantes sur plusieurs plans : recherches sur la validité de la mesure, informations sur les nouvelles échelles, disponibilité de normes uniquement non sexuées, sensibilité médiocre à la détection des problèmes de santé mentale (voir Butcher et al., 2015).

L’emprunt du nom « MMPI-2 » pose également problème. Ainsi que l’a écrit Greene :

Le MMPI-2-RF ne doit pas être conceptualisé comme une forme révisée ou restructurée du MMPI-2, mais comme un nouvel inventaire autorapporté pour lequel on a opté de sélectionner les items dans le bassin d’items du MMPI-2 et d’utiliser son groupe normatif

Greene, 2011, p. 22

L’emprunt du sigle « MMPI-2 » constituerait donc une imposture (voir Ruchenne, 2019, partie VI), les auteurs américains s’étant abstenus d’utiliser eux-mêmes ce terme « imposture », peut-être de peur de s’aliéner à tout jamais les éditeurs The University of Minnesota Press, rois et maîtres du MMPI-2 (à une exception près cependant : voir Friedman et Nichols, 2017, qui réagissent à la parution imminente d’un MMPI-3)

Certains auteurs, en particulier Friedman, Bolinskey, Levak et Nichols (voir Friedman et al., 2015), ont fait preuve d’une extrême retenue, voire de compréhension, envers les auteurs du MMPI-2-RF, mettant l’accent sur les points positifs du projet. Ainsi :

  • Les échelles RC ont été conçues et élaborées en recrutant des items sémantiquement appropriés aux construits retenus pour le MMPI-2, certaines reposant sur une analyse corrélationnelle, plutôt que basées sur et construites, selon leur valeur clinique prédictive exploitant l’approche dite des « groupes contrastés ». Les auteurs (Friedman et al., 2015) ont fait remarquer qu’il fallait accepter qu’on ait abouti à des mesures imparfaites des construits que les auteurs entendaient mesurer, et qu’en fait, certains de ces construits pouvaient contenir davantage de complexité syndromique que n’en escomptait l’intention première (p. ex. : RC4 et RC9). Ainsi, les recherches futures devraient aider à comprendre ce que les échelles RC mesurent plutôt que ce qu’elles ne mesurent pas (ibid., p. 552);

  • Ces auteurs ont référé à Tellegen et al. (2003), rappelant que la création des échelles RC, pourrait encourager la recherche dans la construction d’échelles additionnelles reliées à des aspects cliniques importants, autres que ceux atteints par les échelles cliniques du MMPI-2, en évitant la confusion apportée par la composante Demoralization (ibid., p. 553);

  • Ils ont rappelé que l’un des avantages du MMPI-2-RF pourrait être sa brièveté (338 items) en comparaison avec le MMPI-2 (567 items). Dans un contexte de l’utilisation d’une batterie de tests, cela se révélerait un avantage certain (ibid., p. 591)[8];

  • Un autre avantage du MMPI-2-RF serait son approche théorique hiérarchique partant des Échelles surordonnées (High-order) jusqu’aux « Échelles de problèmes spécifiques », ce qui rendrait l’interprétation plus simple et plus courte. Cela aiderait aussi considérablement l’apprentissage universitaire (ibid., p. 592);

  • Ils ont affirmé que le passage du temps pourrait permettre à la recherche d’accroître les corrélats empiriques et la validité discriminante des échelles du MMPI-2-RF (ibid., p. 592);

  • Enfin, ils ont fait valoir qu’au moment de sa publication, en 2011, le MMPI-2-RF était offert par The University of Minnesota Press comme une version parallèle plutôt qu’un remplacement du MMPI-2, et que le MMPI-2 continuait à être entièrement soutenu par les éditeurs du test (voir Ben-Porath et Tellegen, 2011).

L’ABANDON DES SUBTERFUGES

Alerte de Friedman et Nichols (2017)

En novembre 2017, Friedman et Nichols disaient redouter la parution éventuelle d’un MMPI-3. En effet, un directeur de l’University of Minnesota Press leur avait passé l’information qu’un MMPI-3 était prévu et en chantier. Ce directeur ne cachait pas qu’il s’agirait alors d’un « coup de marketing ». Le sigle « MMPI » est un leurre commercial appréciable pour des éditeurs et il attire invariablement un grand nombre de psychologues cliniciens, une clientèle avide de nouveautés basées sur du « solide » dans le domaine de l’évaluation de la personnalité et de la psychopathologie.

Pourtant, Ben-Porath (2017, p. 277) avait indiqué que le MMPI-2-RF a été introduit comme une alternative plutôt qu’un substitut du MMPI-2. D’un autre côté, les éditeurs The University of Minnesota Press et le distributeur Pearson Assessments pour les « Instruments MMPI » affirment depuis une dizaine d’années que la nouvelle norme en matière de mesure de personnalité et de psychopathologie réside dans le MMPI-2-RF. Cependant, on a vu plus haut que ce nouvel instrument ne représente pas une évolution, mais plutôt une création d’instruments, en divorce avec la stratégie empirique des groupes contrastés liée au fondement du MMPI. Les auteurs ont préféré une stratégie de construction factorielle-analytique, se basant sur un modèle théorique de l’humeur qui ne fait pas l’unanimité (voir Carroll et al., 1999; Green et al., 1999; Ranson et al., 2009).

En fin de compte, l’instrument MMPI-2, axé sur des « construits », a été transformé (avec les échelles RC) en un instrument axé sur des « contenus », avec des items basés sur la validité manifeste (face validity) et factoriellement confirmés par elle. De fait, les échelles RC ont des corrélations plus élevées avec les échelles de contenus (ou autres échelles similaires) du MMPI-2 qu’avec les échelles cliniques (voir par exemple Tellegen et Ben-Porath, 2008, 2011). Ces anomalies psychométriques significatives n’ont pas empêché les éditeurs d’être très actifs en mettant sur pied, dans l’univers de la formation continue, des ateliers et des séminaires sur le web et en y vantant la supériorité alléguée du MMPI-2-RF sur le MMPI-2.

En juin 2017, un bilan du département d’audit interne de l’université du Minnesota indiquait :

Le développement d’un instrument MMPI-3 n’apparaît dans aucune des requêtes annuelles, bien que Yossef Ben-Porath a reçu en 2017 154 000 $ pour « d’autres développements du MMPI-2-RF/MMPI-3 »

Friedman et Nichols, 2017

À cet égard, Friedman et Nichols (2017) font aussi remarquer que le développement comme tel d’un MMPI-3 n’a jamais été mentionné explicitement aux Presses de l’Université du Minnesota. Ils ajoutent que cela donne une impression de favoritisme en ce qui concerne l’accès à des fonds de développement et de recherche liés aux Presses universitaires. Et ce, en faveur d’un seul individu.

Lally et Williams (2017) ont rapporté :

Des données de vente récemment publiées en 2016, démontrent que le Minnesota Multiphasic Personality Inventory (MMPI-2) continue d’être davantage utilisé que le MMPI-2-RF (61 % versus 39 %), malgré des années de marketing prônant que le MMPI-2-RF est la nouvelle norme, malgré l’introduction sur le marché de nouveaux produits reliés au MMPI-2-RF, et malgré l’abandon de produits reliés au MMPI-2.

voir Abstract de l’article

L’utilisation du sigle « MMPI » étant déjà une mystification publicitaire, l’abandon du suffixe « RF » pour l’éventuel MMPI-3 est sans doute un autre subterfuge révélateur.

Le temps est peut-être venu d’accepter, comme une réalité, ce qu’écrivait Adams en 2000, soit

La décision de réviser un test peut être prise dans un contexte où le rendement économique net du test devient le facteur prioritaire.

p. 282

Une telle attitude mercantile peut être motivée par l’encouragement à de nouveaux projets, par le besoin d’apporter un support global à la compagnie. Ainsi, les décisions basées sur la finance ou sur le marché peuvent influer autant sur la révision d’un test que sur sa mise en jachère (voir Knauss, 2019).

Réponse de Yossef Ben-Porath (2018) et ses implications

Quatre mois plus tard, Ben-Porath (mars 2018) offre une réponse à Friedman et Nichols (novembre 2017). On pourrait dire qu’il les prend de haut et qu’il y va de façon quelque peu désinvolte et caricaturale.

1. D’abord, Ben-Porath prétend que «la perspective d’une nouvelle version de MMPI a déclenché chez eux, un comportement presque identique à leurs réactions à la sortie du MMPI-2 il y a près de 30 ans, et au MMPI-2-RF en 2008. Puis, il ajoute que « de critiques sceptiques, ils sont devenus de fervents défenseurs du MMPI-2 ». Ben-Porath sépare vraiment ici les événements de leur contexte, celui d’un affrontement provoqué par les principaux auteurs du MMPI-2 en 1989. Parisien (1999) avait fait le point sur les luttes d’influence ainsi que sur la problématique des versions « MMPI versus MMPI-2 ». Ces auteurs, en particulier Butcher, Graham, Ben-Porath et Tellegen, ont eu, pendant les premières années, une attitude de contrôle et de fermeture hors du commun. Ceci avait été sobrement confirmé à nous-mêmes par R. L. Greene, lors d’une conversation téléphonique (communication personnelle en juin 2002). Il faut se rappeler que, pendant 50 ans, le MMPI avait été représenté dans la littérature clinique et scientifique par des dizaines d’auteurs américains, dont certains émérites, et que soudain, on les plaçait sans préparation devant un fait accompli, en les privant d’un certain nombre d’informations sur les échelles du MMPI ainsi qu’en leur barrant l’accès au nouvel échantillon normatif du MMPI-2 (voir Parisien, 1999, p. 266 et 274-278; Parisien, 2014, p. 276, 279, et 299-300). Après plusieurs pressions extérieures, ce n’est que 3 à 7 ans plus tard (voir Kohutek, 1992a, 1992b; Brophy, 1996) que des normes supplémentaires ont été relâchées, c.-à-d. rendues disponibles, pour certaines échelles négligées sans raison explicite, par les nouveaux auteurs. Le rôle qu’a joué ici comme communicateur l’auteur W.G. Dahlstrom (nommé dans le comité du MMPI-2 par déférence à sa position de tête au MMPI), fut sans aucun doute significatif. En 2014, Parisien écrivait : « Quant à l’échelle Ss, Caldwell (1997b dans le texte cité) en présente les 73 items au MMPI-2 avec les moyennes et écarts-types de l’échantillon normatif contemporain, relâchés par Dahlstrom, qu’il remercie de l’information». Il va sans dire que Dahlstrom, coauteur officiel du MMPI-2 et représentant ancestral du MMPI, avait accès à l’échantillon normatif contemporain. C’était alors l’héritage de 50 années d’accumulation de données qui était en question. Finalement, les humeurs se sont calmées, au prix de toutes sortes de compromis et de concessions.

Par la parution et la mise en circulation du MMPI-3, en ajoutant les échelles RC et le MMPI-2-RF qui y sont intégrés, c’est au contraire l’identité et l’existence même du MMPI/MMPI-2 qui sont en jeu, incluant les centaines de milliers de données accumulées qui basent sa validité empirique. Quelle que soit leur motivation réelle, les auteurs du nouvel instrument, par éditeurs interposés, se servent du sigle MMPI pour s’approprier un instrument qui ne correspond plus à ce qu’ils ont créé par la suite (voir Parisien, 2021a, 2021b). Les instances commerciales contrôlantes jouent ici un rôle beaucoup plus puissant, celui de reléguer le MMPI-2 aux oubliettes. Ce sont en effet les éditeurs qui possèdent ce pouvoir suprême. Et ils le feront dans la mesure où ils seront persuadés que les MMPI-2-RF/MMPI-3 leur assureront les retours financiers qu’ils attendent.

2. Ben-Porath, sans doute pour se défiler de la polémique, déplore, de la part de Friedman et Nichols (2017), l’absence d’« une analyse sérieuse et intellectuellement honnête » concernant les échelles RC, le MMPI-2-RF et un futur MMPI-3. Fallait-il espérer une telle analyse rigoureuse dans le bulletin The National PsychologistNewspaper, une publication qui s’y prête difficilement, alors que le lecteur a pu constater plus haut, que les regrets de Ben-Porath peuvent être facilement épongés ailleurs par l’abondante documentation recensée ici, qui inclut notamment les contestations de Friedman et Nichols (2017; voir aussi Parisien, 2021a, 2021b).

3. Ben-Porath met également en question le fait que « l’interprétation du MMPI-2 a été en grande partie athéorique depuis le « jour 2 », lorsque les constructions de diagnostic originales ont été abandonnées au profit de codes-types sans théorie». Ce faisant, il dévoile son parti pris ainsi que celui des auteurs du nouvel instrument, basé sur un a priori théorique et coulé dans le béton, et qui est loin de faire l’unanimité dans la littérature scientifique.

4. Ben-Porath se plaint d’avoir été faussement identifié par Friedman et Nichols comme un chercheur isolé à propos du MMPI-3. Voilà une dénonciation d’intention qui est partiale et injuste. En effet, Friedman et Nichols n’ont fait que relever ce qui était disponible au département de l’audit interne de l’Université du Minnesota, à savoir : « Le développement d’un instrument MMPI-3 n’apparaît dans aucune des requêtes annuelles, bien que Yossef Ben-Porath a reçu en 2017 154 000 $ pour "d’autres développements du MMPI-2-RF/MMPI-3" ». Forcément, l’impression de favoritisme dénoncée par Friedman et Nichols ne pouvait que s’appliquer au nom mentionné par l’Université du Minnesota, soit Yossef Ben-Porath.

5. Ben-Porath tire vanité du fait que Friedman et Nichols (Friedman et al., 2015) aient intitulé leur publication Psychological Assessment with the MMPI-2/MMPI-2-RF (700 pages), où les auteurs consacrent, écrit-il, « un chapitre qui fournit des directives d’interprétation détaillées pour le MMPI-2-RF. Si le MMPI-2-RF n’est pas lié au MMPI-2, et que c’est le désastre psychométrique qu’ils proclament, que fait-il dans le titre et dans un chapitre de la 3e édition de leur livre sur le MMPI? ». Remarquons d’abord que Greene (2011), lui aussi, a introduit le nom MMPI-2-RF dans le titre de sa 3e édition, soit The MMPI-2/MMPI-2-RF. An Interpretive Manual (628 pages), où il consacre 50 pages (18 à 23 et 324 à 368) à ce nouvel instrument. Greene va plus loin, consacrant également 98 pages (369 à 466) à une comparaison détaillée d’un processus interprétatif qu’il propose entre le MMPI-2 et le MMPI-2-RF.

Dans quel univers académique Ben-Porath pense-t-il être? Dans un panier de crabes, où chacun cherche à prendre son dû au détriment de l’autre? Au contraire, on a pu constater que les auteurs Friedman, Bolinskey, Levak et Nichols (2015) « ont fait preuve d’une extrême retenue, voire de compréhension, envers les auteurs du MMPI-2-RF, mettant l’accent sur les points positifs du projet », comme nous l’avons écrit plus haut. Greene, le plus exigeant des critiques concernant l’appropriation du sigle MMPI par les auteurs des échelles RC, est aussi celui qui a fait le plus d’effort pour trouver une utilité à ce nouvel instrument qu’est le MMPI-2-RF, devenu depuis le MMPI-3, après quelques ajouts mineurs qui ne changent rien au fond du problème psychométrique (voir Ben-Porath et Tellegen, 2020[9]).

Apparition du MMPI-3 (2020)

À l’automne 2020, on pouvait trouver sur internet une annonce de Pearsonclinical.Inc. sur le « MMPI-3 », présentant le texte suivant (en traduction libre) :

L’annonce sur internet à l’automne 2020 (voir encadré ci-dessus), remet à l’ordre du jour les limites des échelles RC. En effet, à la ligne « Options de rapport », l’offre de service « interprétation pour candidat au poste de policier » ne peut qu’être inquiétante étant donné le manque de sensibilité des échelles RC dans la détection de la psychopathologie (voir Butcher et al., 2015). Or, voilà un champ de service (c.-à-d. « critères d’emploi pour la police ») où, depuis une dizaine d’années et en particulier en 2020-2021, on retrouve aux États-Unis des manchettes sur les inconduites graves d’un bon nombre de policiers. L’emploi des échelles RC occasionnerait vraisemblablement un nombre significatif de résultats « faux négatifs » dans la sélection du personnel. Rappelons que, dans le domaine de l’aéronautique, la FAA (Federal Aviation Administration) décourage fortement ses psychologues d’utiliser le MMPI-2-RF plutôt que le MMPI-2. Elle se base sur les déficiences psychométriques avérées du MMPI-2-RF et qui sont largement détaillées dans le présent article (voir aussi Friedman et Nichols, 2021; Parisien, 2021a, 2021b).

Réactions à propos du MMPI-3

Le 12 janvier 2021, Finnerty publiait un article dans Psychology Dot News sur l’apparition du MMPI-3. Il écrivait :

… si vous allez utiliser le MMPI-3, il serait logique d’être sûr que vous savez ce que vous utilisez réellement… N’oubliez pas que dans le monde de la science, il existe une différence entre les affirmations de marketing et les preuves scientifiques indépendamment publiées, exemptes de préjugés et de conflit d’intérêts. Veuillez garder cela à l’esprit lorsque vous voyez cet avatar du MMPI commercialisé sous le nom de "MMPI-3", les programmes de formation disponibles étant principalement présentés par une personne ayant un intérêt financier dans l’adoption du MMPI-3. (traduction libre)

En janvier 2021 également, Friedman et Nichols publiaient un article critique du MMPI-3 dans The National Psychologist Newspaper, article également reproduit dans Finnerty (2021 : voir le paragraphe précédent), où ils indiquaient que la FAA (Federal Aviation Administration) n’autoriserait pas l’utilisation du MMPI-3 pour les pilotes et les contrôleurs aériens, ainsi qu’elle l’avait auparavant décidé en 2011 concernant le MMPI-2-RF. Ceci signifie que, pour la FAA (comme pour la majorité des experts du MMPI-2), le MMPI-3 et le MMPI-2-RF ne sont pas des substituts acceptables du MMPI-2 pour les évaluations effectuées à des fins de certification médicale par la FAA, en particulier lors de l’embauche.

Après la publication du MMPI-2-RF en 2008, la FAA avait mené une étude interne comparant la sensibilité du MMPI-2-RF à celle du MMPI-2. Pour les candidats méritants disqualification pour l’emploi et affichant des scores de 65 ou plus au MMPI-2, les échelles réformées correspondantes du MMPI-2-RF donnent des scores de 55 à 60, produisant ainsi un excès de fausses décisions négatives.

Il en est vraisemblablement de même quant au MMPI-3, car copiant le MMPI-2-RF, le MMPI-3 n’utilise pas les échelles cliniques MMPI comme le fait le MMPI-2, et il n'utilise donc pas l’approche d’interprétation des codes-types du MMPI-2 basée sur des décennies de corrélats accumulés qui proviennent d’une tradition de recherches empiriques (voir Friedman et Nichols, 2021).

En outre, la FAA ayant depuis de nombreuses années l’expérience de l’utilisation du MMPI-2, elle disposait des réponses de plus de 5 000 candidats contrôleurs de la circulation aérienne et des pilotes, ce qui lui permettait une analyse comparative valide. D’autres recherches auprès de 20 000 candidats ont confirmé les normes du MMPI-2 et l’utilité du MMPI-2 dans l’évaluation de ces candidats (Greene et al., 2021).

Il convient de noter que le MMPI-2 (plutôt que le MMPI-2-RF, et maintenant son équivalent le MMPI-3) continue à ce jour d’être largement utilisé non seulement dans le Naval Aerospace Medical Institute, mais aussi dans les organismes d’application de la loi et dans d’autres secteurs sensibles à la sécurité publique, pour la sélection et l’évaluation du personnel (Butcher, Front et Ones, 2018).

CONCLUSION CRITIQUE : Le MMPI-3 EST-IL LA FIN DE LA TRAME HISTORIQUE?

La question est la suivante : pouvons-nous tolérer que les auteurs du MMPI-2-RF, de connivence avec les éditeurs, s’approprient indûment le nom « MMPI » pour prospérer sur le marché, quitte à pousser commercialement le MMPI-2 à la porte pour laisser la place au MMPI-3?

Qu’on ne cède pas toutefois à l’hypothèse d’une panique qui serait exagérée. Ruchenne en 2019 écrit :

Alors que nous terminions l’écriture de cet ouvrage, nous avons constaté que les Éditions du Centre de Psychologie Appliquée (ECPA) ont décidé de renoncer à la diffusion du MMPI-2 en France, redirigeant les professionnels francophones vers l’acquisition et l’emploi du seul MMPI-2-RF[10]. Il est regrettable que les praticiens francophones n’aient plus accès à un outil, aussi performant qu’utile, que le MMPI-2. Cela revient à barrer l’accès à des dizaines d’années de recherche et d’usage clinique, ce qui est difficilement acceptable. Convaincus de la valeur du MMPI-2, nous oeuvrons, avec optimisme et ténacité, à la reprise de son édition en France dans les plus brefs délais.

p. 568

C’est cette réalité que Ben-Porath et ses collègues refusent de considérer (ou bien l’ont-ils clairement en tête avec des intentions adverses?), alors que les éditeurs The University of Minnesota Press ont droit de vie ou de mort légal sur le MMPI-2. Ces éditeurs, naturellement attentifs à leurs intérêts commerciaux, ne devraient pas vouloir bazarder leur fonds de commerce en faisant disparaître le MMPI-2. Mais il y a des indices à l’effet qu’ils auraient décidé de jouer le tout pour le tout en faveur de leurs nouveaux instruments, avec le sigle MMPI, à l’encontre des données de la recherche et de l’avis des meilleurs spécialistes.

Ce qui semble clair, c’est qu’il n’est pas dans l’intention ouverte des défenseurs du MMPI-2 (par exemple Friedman et al., 2015) de jeter aux rebuts le MMPI-2-RF. Plutôt, ces auteurs arguent que le MMPI-2-RF pourrait représenter un nouvel instrument, bien que mal nommé, qui a encore besoin de faire ses preuves, indépendamment du MMPI-2, qui lui-même a droit à l’existence compte tenu de ses qualités ainsi que des nombreux services qu’il a rendus et qu’il peut rendre encore. Il semble qu’on soit ici devant un contexte de main tendue. Par ailleurs, la conviction personnelle de Ben-Porath (2018), à l’effet que « les échelles de fond du MMPI-2-RF sont liées conceptuellement et empiriquement aux constructions psychologiques qui font l’objet de travaux actuels dans les domaines de la personnalité et de la psychopathologie » ne semble indiquer chez lui qu’un sentiment d’omnipotence, plutôt que témoigner d’un sens commun bien réfléchi. Tous devraient, au contraire, conserver l’humilité nécessaire pour accepter que chacun a son rôle à jouer en ce qui concerne la mesure de la personnalité et de la psychopathologie. Personne n’a le droit d’imposer son point de vue en usurpant l’identité de l’autre, au risque de faire disparaître cet autre. Bien sûr, ceux qui détiennent les cordons de la bourse, notamment The University of Minnesota Press, ont le pouvoir légal de trancher la question.