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Le projet de Confédération du Canada est souvent présenté par ses hérauts – qui deviendront ses pères fondateurs – comme un momentum dans une situation politique favorable à la redéfinition du groupe. La tension résolument moderne qui résulte du projet d’une nouvelle identité citoyenne ravive-t-elle les identités régionales? Impose-t-elle aux groupes d’appartenance politiques, religieux ou ethnoculturels un certain repli, soutenu par l’idée de non-contradiction entre l’être et le devenir? J’ai souhaité interroger les textes d’opinion, les discours en Chambre et les caricatures imprimées dans les journaux de l’époque pour vérifier l’hypothèse qu’ils réfléchissent les notions de vertu politique, de loyauté et de nationalité comme autant de miroirs de l’imaginaire d’un groupe en voie de se constituer.

L’objectif de cet article est de rendre compte de deux thèmes principaux se dégageant de cette vaste recherche sur les principales imaginations des futurs citoyens de ce Canada-à-renaître dans un contrat renouvelé avec la Grande-Bretagne[1]. Comment la conjugaison des groupes culturels établis en Amérique du Nord britannique – des nationalités, comme on les appelait alors – allait-elle s’opérer? Comment fondre les différences entre ces communautés au profit d’une nouvelle citoyenneté? Comment ménager les acquis de chacun des groupes et obtenir davantage de sécurité et de prospérité, collectivement? Conjuguée sur le topos du gain et de la perte, la représentation de la Confédération qui se dégage de notre recherche semble être le résultat de la tension entre l’imaginaire du péril et celui de l’appartenance à un grand peuple.

Cet article étudie des représentations du Canada-à-venir qui avaient cours à l’aube de la Confédération dans un échantillon particulièrement fascinant d’images et de textes publiés au Haut et au Bas-Canada entre la Conférence de Québec (10 octobre 1864) et le 1er juillet 1867 avec quelques exceptions antérieures ou ultérieures[2]. Les histoires de la presse au Canada couvrant cette période sont importantes. Ce moment marque le début de l’histoire de la caricature au Canada français[3]. C’est aussi l’époque où la presse partisane est à son sommet[4].

Le travail de Peter Busby Waite, qui a mis au jour les débats contenus dans les 377 journaux de l’époque, est inestimable. Les pistes de lecture et d’interprétation qu’il propose sont autant de brèches dans l’imaginaire et l’identitaire des Canadiens-en-redéfinition (Waite, 1977). Les analyses d’Yvan Lamonde et de ses collègues (Fleming, Lamonde et Gallichan, 2004; Lamonde, Fleming et Black, 2005), plus près des textes, présentent volontiers leurs sources dans le corps du texte, rendant plus accessible la couleur politique de l’archive. Tous prennent néanmoins le parti de regarder le Canada comme il s’est développé, géographiquement et idéologiquement : par îlots. Ayant remarqué comme plus d’un que la question de la Confédération a été traitée en deux temps forts, dans les historiographies anglophone et francophone canadiennes, autour de sa genèse d’abord et lors de son centenaire ensuite – deux moments historiques de redéfinition du groupe politique canadien – ce projet vise à comprendre l’état d’un discours social plus large à l’aube de son 150e anniversaire. Étudier les représentations du Canada-à-naître ne peut se faire en vase clos sur le plan documentaire, disciplinaire ou régional. En effet, le projet de Confédération, de par sa nature politique et de par ses conséquences sur l’imaginaire et l’identitaire canadiens, dépasse toutes ces frontières.

Le 19e siècle canadien recèle d’expressions imagées. Entre les discours pleins d’hypotyposes d’une part, véritables tableaux de situations ne ménageant pas les descriptions, et les caricatures explicitant les métaphores d’autre part, les gravures et les mots prennent l’allure de frises et de gargouilles. En effet, politiciens, prêtres et éditorialistes s’emparent des figures d’un bestiaire fantastique pour décrire un mouvement intellectuel, personnifier une idée ou animer des débats. Par exemple, suivons Lamonde qui retient cet extrait pour présenter les armes des adversaires du libéralisme :

Monseigneur Bourget harangue ainsi les fidèles contre Dessaules, président de l’Institut canadien de Montréal : « Nous allons donc prier pour ce que monstre affreux du rationalisme, qui vient de montrer de nouveau sa tête hideuse dans l’Institut et qui cherche à répandre son venin infect dans une brochure qui répète les blasphèmes qui ont retenti dans cette chaire de pestilence, ne puisse nuire à personne ».

Lamonde, 2000, p. 339-340

Certains caricaturistes manient aussi bien le ciseau du graveur que la plume de l’éditorialiste et donnent à dire à Robert Aird et Mira Falardeau que c’est « toute la période des débuts des journaux satiriques qui est marquée par cette association entre de grandes plumes et les premiers caricaturistes » (Aird et Falardeau, 2009, p. 42).

Cet article étire consciemment la définition de représentation visuelle en citant abondamment des textes qui font image. Car si elles sont parfois symétriques et intéressantes à analyser en ce sens, les images textuelles et les caricatures vont souvent se soutenir, jouant à la courte échelle jusqu’à construire ensemble, l’une s’appuyant sur l’autre, un espace de représentations visuelles plus vaste que lorsque ces sources sont considérées comme appartenant à deux genres distincts. Une image vaut mille mots, certes, mais certains mots contribuent à construire d’autres images et ainsi de suite. La caricature reprend la structure d’une figure de rhétorique classique. En produisant un grossissement amusé d’un trait de caractère ou d’une particularité physique ou en personnifiant une idée, la caricature joue de métonymies et de synecdoques qui opèrent en prenant le tout pour la partie ou la partie pour le tout. Ce faisant, les textes et les images satiriques de notre corpus redessinent les contours du réel et imposent à l’esprit des images fortes qui suggèrent des métaphores parlantes maniées habilement par les faiseurs d’opinion.

Deux grands thèmes se dégagent d’une ambitieuse recherche en cours sur les représentations du Canada-à-venir : un agrégat monstrueux d’une part, et une histoire de femmes et de famille d’autre part. L’imaginaire naissant du Canada à redéfinir est un espace habité de tensions, dominé par le sentiment de péril et de risque calculé, où les questions de nationalité, de vertu et d’unité sont personnifiées pour mieux être célébrées ou démolies. Ainsi, les caricatures seront-elles traitées comme faisant partie d’un plus vaste ensemble, celui du discours social qui alimente l’imaginaire d’un certain état de société et en fixe ses limites.

Les sources[5]

Les représentations de monstres et de figures féminines et familiales émergent d’une étude minutieuse des textes d’un corpus principal comprenant des articles de journaux et des caricatures provenant de deux provinces de l’Amérique du Nord britannique qui portaient déjà Canada dans leur nom, Haut-Canada et Bas-Canada, et d’un corpus secondaire traitant des provinces de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick.

Les caricatures éditoriales sont arrivées au Canada rapidement, grâce au journal britannique Punch (1840)[6]. Le corpus comprend des caricatures et des illustrations provenant de La Scie (qui deviendra La Scie illustrée en 1865), du Perroquet, mais aussi de Grinchuckle, du Grip, de Punch in Canada; les éditoriaux et éléments de textes d’opinion ont été cueillis dans Le Pays, Le Canada, Eastern Chronicle and Pictou County Advocate, L’Avenir, Le Défricheur, Le Canada, The Ottawa Times. Ma recherche documentaire a été d’abord guidée par le travail magistral de Peter Busby Waite et d’Yvan Lamonde : il s’agissait d’apprécier le relief des opinions, des craintes et des rêves que l’idée du Canada nouveau alimentait dans les sociétés du 19e siècle. La lecture des sources a été effectuée sur microfiches à partir des archives des journaux conservées à Bibliothèque et archives Canada à Ottawa[7].

Dans le corpus étudié, le tableau du péril et du risque calculé est lié au thème de l’unité ou de la rupture au plan géographique et national, voire identitaire. Ainsi, l’idée de la Confédération est-elle représentée comme un tout (un monstre, une famille) ou par les parties d’un tout (les têtes d’un monstre ou les membres d’une famille), ouvrant ainsi la porte aux hiérarchies entre les membres d’un corps monstrueux et aux tensions entre mari, femme et enfants.

Transfert de craintes sur papier journal

« Dans l’Amérique du Nord, nous sommes cinq peuples différents, habitant cinq provinces différentes » (George-Étienne Cartier, 7 février 1865, cité par Yvan Lamonde et Claude Corbo, 1999, p. 210). Cet argument de définition place en effet sur la carte d’un nouveau Canada des éléments nationaux interprétés fort différemment sur le terrain et dans les journaux régionaux : les Canadiens français, les Irlandais, les Écossais, les Anglais et les Premières Nations, des catholiques et des protestants. La diversité de la population et des intérêts trouve une expression monstrueuse dans plusieurs journaux satiriques, mais la première caricature politique signée par un artiste canadien français est certainement La Confédération publiée dans La Scie le 2 décembre 1864 (figure 1)[8]. Car les débats entourant la Confédération se font derrière des portes closes. Les grands décideurs échangent sur des questions qui toucheront toute la population des colonies britanniques nord-américaines, mais les échos des discussions se font ténus. Cette devinette l’illustre bien : « La Confédération est une question qui tient les esprits en suspens » (La Scie illustrée, 24 mars 1865, figure 2). Les conférences de Charlottetown et de Québec ayant laissé les journalistes sur le parvis, les faiseurs d’opinion sont-ils prompts à décrire les délibérations secrètes comme constituant « la bête », cette idée d’importance capitale tenue publiquement cachée. L’analyse de la Condéfération comme projet secret et inquiétant trouve dans le jeu de rébus, activité phonético-graphique selon laquelle les lecteurs s’amusent à décoder un message mis en pièces et en images, une mise en abyme intéressante, en particulier dans cette image, « Québec sera la capitale de la Confédération », publiée dans La Scie illustrée le 31 mars 1865 (figure 3). En effet, dans ce découpage amusé, des images s’imposent, dont celle du quai (où va-t-on arriver? après quelle traversée? que va-t-on laisser?), du bec (celui de l’aigle américain, les rats, référant au vice, au péril et à la fuite) et du chant (la la la, mélange de fausse innocence et de chantage…). Entre les phonèmes et les images, la Confédération prend plusieurs définitions : voyage sans retour, musique couvrante, rats empilés… Des mots et des images forment une saynète, pareille à celle que les caricatures évoquent en évoluant en style vers une plus grande unité de récit.

Dans cette gravure sur bois, « La Confédération » (figure 1), le propos est littéraire. Jean-Baptiste Côté avait « d’abord le souci du message », soulignent Aird et Falardeau (2009). Les personnages y sont croqués avec leurs attributs : ils sont facilement identifiables de même que l’intrigue, qui est facile à lire. La Confédération devient une bête monstrueuse qu’un certain George Brown chevauche et que les deux autres, Cauchon et Cartier, essaient d’endormir ou tentent d’encenser. Première d’une longue série de références à l’hydre, elle prépare à une caricature plus assumée dans son rôle de transfert entre le mot et l’opinion, entre l’image mentale et la représentation visuelle[9].

Figure 1

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Figure 2

[Lac on fait D rat scie on haie t une question qui tient les esprits – spirit – en suspens]

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Figure 3

[À quai bec ce rat La capitale de la con fait des rats si on]

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Afin de peindre la Confédération comme une création hybride contre nature, l’hydre ou la pieuvre sont les images les plus fréquentes, dans les textes comme dans les images. Toutes les colonies de l’Amérique du Nord britannique les emploient pour figurer le péril : en témoignent les images telles que « La pieuvre. Abattrons-nous toutes ces têtes? » (L’Électeur, 28 juillet 1866, figure 4) et les tournures de phrases telles que « La Confédération va mettre le Canadien français en présence non plus de deux anglophones mais de sept »[10]. Le 7 septembre 1865, The Ottawa Union publie cet éditorial intitulé « The Liberal Party » :

[traduction] On nous demande aussi de nous taire alors qu’une nation naît; mais à voir sa tête d’hydre nous craignons la malformation de la créature. Tête sur le Pacifique, talons sur l’Atlantique, sa main gauche attrapant le Pôle Nord et sa droite tournée vers Washington, nous avons du mal à être convaincus de la force de ses ligaments, ceux-là mêmes qui devraient retenir sa carcasse de vaisseau fantôme. Son dessein utopique, fabulé et chimérique continuera de la sorte pendant que le Haut-Canada, appauvri, sera la seule source restante bonne à drainer[11].

The Ottawa Union, 7 septembre 1865, p. 2

Figure 4

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Le retournement de ces représentations rappelle très vivement la première caricature politique connue, celle de Benjamin Franklin, Join or Die, publiée dans la Pennsylvania Gazette le 9 mai 1754 (figure 5). Alors que Franklin prend position contre « l’état de désunion » des colonies, l’image du serpent segmenté ouvre-t-elle la porte aux arguments imagés contre la Confédération[12]? Il semble que oui, si on en croit le portrait figuré que peint l’un des principaux opposants au projet de Confédération, Jean-Baptiste Éric Dorion :

« Un pays sans profondeur comme celui qu’on propose de former ici, n’a pas son pareil sous le soleil. Il serait vulnérable sur tous les points, avec sa frontière de 1600 à 1800 milles, sa forme géographique ressemblerait à celle d’une anguille […] rien ne serait plus facile que le couper en petits bouts, et aucune des parties ainsi tranchées ne pourrait porter secours à l’autre ».

7 novembre 1864, cité dans Canada, 1865, p. 865

Figure 5

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Aussi peut-on poser la question de la représentation comme appartenant à la fois aux expressions caricaturales et aux effets de discours. Les images tentaculaires de pieuvres dévorantes sont associées aux reptiles et autres créatures parentes, sinon rampantes, expressions visuelles synonymes de perversité et de mal. En effet, les thèmes de vertu et de moralité peuvent aussi être lus par la lorgnette du tableau rhétorique principal étudié : le péril et le risque calculé. Ève n’est jamais bien loin du serpent, surtout quand on mord le jardin d’Eden – le pays d’avant le changement – pour en créer un autre en absorbant l’ancien ou pour illustrer la tentation de l’annexionnisme.

Personnages

Les provinces anthropomorphiques feront pleines pages dans les années suivant la Confédération. Quelques personnages sont à connaître avant d’aller plus avant dans l’analyse : John Bull et Miss Canada sont les deux allégories récurrentes dans les études sur les représentations canadiennes. Bien sûr, Brother Jean-Baptiste, Jonathan, Miss Winnie Peg, Brittania, Oncle Sam, Johnny Canuck, Madame Québec et son Wild boy, Miss Ontario, Miss Nova Scotia courtisée ou prise à faire la lessive avec Miss Canada, Miss Manitoba pendue par McDonald, la jeune enfant British Columbia sautant sur les genoux de Sir Charles Tupper, Miss Mowat protégeant Miss Ontario de l’inquiétant Macdonald, tous, même le Cousin Cobden et la belle Brittania, habitent le panthéon pancanadien des caricaturistes de la période autour de la Confédération. Cependant, pour la portion de cette période à laquelle cet article s’intéresse, les personnages allégoriques récurrents se résument aux incarnations de l’Anglais type, John Bull, de l’Ancien Canadien, Jean-Baptiste, et de l’Américain, Brother Jonathan[13]. Sur la déclinaison familiale, les personnifications du Canada en bébé sont connues surtout par les représentations ultérieures à la Confédération; la paternité est rarement mise en scène sauf dans ce cas où John Bull rassure son poupon sur les Fénians « John Bull to his son, Young Canada », Grinchuckle, Oct. 28, 1869 (figure 6), ou dans celle plus connue des habitués de la collection du Musée McCord, où l’enfant « Confédération » est tiraillé par les nombreux politiciens qui se réclament ses pères « Confederation! The much fathered youngster », Grip, 1886 (figure 7). Cependant, dès le 3 février 1849, le journal satirique Punch in Canada pose les bases d’une caricature politique cantonnant la jeunesse dans le rôle candide et naïf et la femme comme porteuse de malice. « Young Canada delighted with Responsible Government » (figure 8) montre en effet que la femme – le Canada-Uni, désenchanté –, laisse tomber à la fois les outils de l’éducation enfantine bien connus tel le recueil des Fables de La Fontaine – piquant ainsi non seulement les Canadiens pour le rapport trouble à la France, une France dont Lafontaine arrivait à décrier les injustices et les rapports de force, par rapport à la monarchie notamment, mais harponnant plus littéralement le nom de La Fontaine, auquel est liée, bien sûr, la résolution de l’Acte d’Union, dans un acte politique qui préfigure en quelque sorte l’union ultérieure que sera la Confédération. La scène montre une femme âgée agitant une marionnette – le gouvernement responsable – sous le regard ingénu et la gestuelle amusée d’un bambin. Sur le plancher traîne une couronne monarchique qu’aurait pu porter le pantin. Si la famille est un thème fort important dans les images satiriques qui nous intéressent, la figure féminine prête flanc à bien des attaques.

Figure 6

John Bull to his son, Young Canada

- « You don't mean to say you're afraid of the Fenians? That will never do, my boy. You must take care of yourself and give your dad time to think of his own affairs! »

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Figure 7

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Figure 8

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Figure 9

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Femmes et péril

À la représentation de la femme en péril ou d’une créature cause de péril, il n’y a qu’un trait, que les caricaturistes vont tracer, en grossissant des aspects des discours contre la Confédération ou en se moquant des arguments en sa faveur. Dans Annexation, publiée dans Le Perroquet du 17 juin 1865 (figure 9), une jeune fille agenouillée et soumise par la force est aux prises avec Barbe Bleue, portant les lettres US tatouées sur le bras du crime, qui va sans doute lui trancher la tête avec son sabre portant le mot « annexion ». Dans cette fable politique, une dame âgée, portant des lunettes et agitant un mouchoir, répond avec résignation à la complainte « Anne! Ma soeur Anne! Ne vois-tu rien venir? » par « j’aperçois des cavaliers! bien loin! bien loin! ». Dans l’illustration « L’Aurore » publiée par L’Électeur, le 15 septembre 1866 (figure 10), on voit plutôt deux femmes fuir des marins entreprenants. Les femmes de la vieille capitale seraient en péril. Ces marins sont dépeints comme des « lions » anglais qui « lorgnent les demoiselles sur la rue St-Jean » avec leurs « poses langoureuses » et leurs « manières aristocratiques » qui adressent aux dames des « saluts à se disloquer l’épine dorsale »… Le commentaire éditorial de la notice est clair pour marquer l’invasion du Bas-Canada par des étrangers aux moeurs douteuses : « Il serait temps que le gouvernement vît à les expédier sur les lacs du Haut Canada ». Outre ces représentations littérales, des caricatures vont peindre le thème du sens caché du projet de la Confédération en employant la forme du monstre et l’idée du féminin porteur de mal. Par exemple, le vampire dont il est question dans « La Confédération et John Bull », caricature publiée dans L’Électeur de 1867 (figure 11), abonde dans le sens monstrueux pour s’achever dans une figure féminine. Ne laissant présager rien de bon, un insecte encore larvaire promet d’éclore. Mais comment? En légende, on lit :

Je suis la chrysalide d’où sortira une monarchie anglaise, implantée sur le Nouveau Monde. Larve à l’heure présente, je deviendrai plus tard une Gorgone féconde en iniquités. Je ne suis pas une conception démocratique comme on l’a cru d’abord. Non – l’infamie m’a mise au monde. Je mets en vigueur, John Bull[14], ce système en honneur dans votre politique, j’absorbe les nationalités et les patries, et je sacrifie sur l’autel de l’égoïsme ces choses qu’on dit sacrées. Enfin, je suis une grande prostituée.

Figure 10

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Toutes les représentations monstrueuses occupent le tableau : larve, gorgone pétrifiante, sable mouvant, coulée destructrice; mais c’est l’idée d’empire vicieux et dépravé augmenté de l’imaginaire du sacrifice humain qui est au coeur de l’argument. Ainsi, le blasphème auquel on réfère est celui qui a le plus de prise sur la mentalité des Canadiens français : le divorce. En effet, le « sacrifice sur l’autel de l’égoïsme » de « ces choses qu’on dit sacrées » serait l’opprobre de la nationalité canadienne-française… Le sang dont il est question est celui de la vertu et de la vie, sucé par le vampire qui, comme chacun sait, tue pour vivre.

Figure 11

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Une affaire de famille

Se détournant de l’image de la prostituée et pour tourner en dérision la projection optimiste d’une grande nation unie à l’image d’une famille, on érige la représentation du mariage forcé. L’idée de la Confédération se voulait un puissant dénominateur commun : il s’agissait d’unir les provinces du Canada-Est, du Canada-Ouest, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, chacune devant conserver un certain contrôle sur ses affaires intérieures. Toutefois, comme l’union du Haut et du Bas-Canada était encore une réalité très présente, et comme l’option de l’annexionnisme était fort en vogue, l’image du mariage forcé est prégnante. Les quatre territoires qui allaient entrer dans la Confédération en 1867 ne communiaient pas encore à cette « communauté imaginée » que la nation canadienne allait devenir, mais le récit imagé de ce qu’elle pourrait être a néanmoins contribué à la constituer. Yvan Lamonde pose la question : comment est-on Canadien un siècle après la Conquête? Le Pays, assimilant les conséquences voulues de l’union du Haut et du Bas-Canada, donne sa réponse, traçant ainsi la matrice d’une argumentation qui aura la vie longue : « Pour qu’un équilibre social et patriotique soit maintenu, nous devons au moins partager nos affections entre les deux mères patries communes, et la patrie véritable, c’est-à-dire la patrie canadienne. Nous devons paraître et surtout être Canadiens avant tout[15] ». Demeurer Canadien, cela signifie ne pas perdre sa nationalité. Comment cela sera-t-il possible dans la Confédération? Le journal Le Canada du 9 janvier 1866 montre la persistance des différences malgré l’union politique (p. 2) :

Depuis l’union, la ligne de démarcation entre le Haut et le Bas-Canada n’est plus qu’une ligne purement imaginaire. Mais quant aux moeurs, aux coutumes, aux habitudes sociales, on peut dire que les deux provinces sont loin d’être assimilées l’une à l’autre. Considérée à ce point de vue la comparaison change et la ligne de séparation n’est plus l’ancienne limite... Il y a la population de l’ouest de la péninsule qui, soit en raison de son contact plus fréquent avec les Américains soit pour toute autre cause, diffère essentiellement du reste du Canada. Elle a ses habitudes et ses manières. La différence entre sa manière de vivre et la nôtre est frappante pour celui qui veut se donner la peine de voyager un peu au milieu de ces diverses populations.

Aussi, le mariage est-il la première et la plus persistante illustration familiale de cette association politique de deux nationalités. Le Perroquet du 14 janvier 1865 (figure 12) met en scène l’une des premières caricatures politiques donnant une forme familiale aux colonies nord-américaines britanniques. La vignette se lit comme suit : « Signature du contrat de mariage entre les deux frères Haut-Canada et Bas-Canada à Mademoiselle Nouveau-Brunswick et Mademoiselle Nouvelle-Écosse – L’adoption du jeune Île-du-Prince-Édouard – La cérémonie est strictement familiale, le voisin qui n’a pas été invité n’était pas content ». Cette caricature met en scène un double mariage entre les colonies des Maritimes et celles du Canada central. La Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick personnifiés en fiancées, se marient à deux frères, le Haut et le Bas-Canada. L’Île-du-Prince-Édouard assiste à la scène. Elle est représentée comme un enfant, trop jeune pour entrer dans le monde des adultes, gardé sous la protection de ses cousins plus âgés. L’État est incarné par le soldat à la porte gardant le frère Jonathan à distance.

Figure 12

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La mère patrie Grande-Bretagne est honorée, représentée par les portraits de famille au mur, ceux de la reine Victoria et du prince Albert. La scène de mariage est un théâtre parfait pour mimer l’alliance rationnelle et raisonnable des deux voisins, le Haut et le Bas-Canada. Le fait qu’ils soient personnifiés en hommes marque leur responsabilité envers les mères patries, alors que la nature féminine des autres personnages accentue leur dépendance, voire leur soumission aux décideurs. Quelles sont donc les armes des personnages féminins selon les caricaturistes de l’époque? Créature d’Adam, la femme est instrumentalisée afin de peindre l’ingénuité et la frivolité ou, au pire, pour décrire le vice et l’intérêt. Ainsi, dans son édition du 29 avril 1865, Le Perroquet présente « La question politique du point de vue des femmes » (figure 13), une caricature comparant le Haut et le Bas-Canada, peints cette fois comme des femmes avides de pouvoir et intéressées par le luxe et le tourisme, peu importe la source de l’opportunité à saisir : sous la forme d’un capitaine partisan de la Confédération ou d’un autre capitaine soutenant l’annexion aux États-Unis. Le grand débat sur le projet de Confédération pourrait se résumer par les questions de représentation parlementaire, de l’électivité du Conseil législatif et du droit des minorités religieuses. Mais, comme le souligne Yvan Lamonde : « la référence aux dangers de l’annexionnisme et à la nécessité de construction d’un chemin de fer susceptible de créer un pays d’est en ouest indique qu’en cette fin de guerre de Sécession, les États-Unis et leur pouvoir d’attraction préoccupent les Canadiens » (Lamonde, 2000, p. 349). La légende se lit comme suit : Bas-Canada : « Moi, dear, je suis pour la Confédération parce que, après, nous irons à Londres, nous visiterons la tour et vous me mènerez danser à Cremorn, qu’on dit si joli et si distingué! et puis parce que nous aurons le divorce n’est-ce pas dear? Captain répond : oh! yes!!! »; sa réflexion quasi parfaite, le Haut-Canada, s’exprime plutôt vis-à-vis des États-Unis : « Je suis pour l’Annexion, parce que mon chéri me conduira à New York, boire du Lager-Beer à Atlantic-Gar (den)? et voir le musée […]. Et puis, il faudra moins de formalités […] n’est-ce pas chéri? Captain : All right!! ». Si les personnages féminins mentionnent les tentations londoniennes ou américaines, ce n’est que pour reprendre les critiques contre la vertu anglaise et le puritanisme américain. La monarchie était, pour Cartier, la barrière de défense contre les défectuosités et les vices américains. Mais le caricaturiste Charles-Henri Moreau fait voir les vices en option des deux côtés de la décision politique... tout en défendant lui-même l’annexionnisme, position limpide dans « Les femmes, Haut Canada et Bas Canada, avec John Bull » (voir plus bas, la figure 15) publiée quelques semaines après. Cartier, en défenseur du projet de Confédération, insistait sur la différence entre l’héritage britannique conservé au Canada de l’Union et les initiatives populaires des États-Unis : « La différence entre nos voisins et nous est essentielle; la conservation du principe monarchique sera le grand caractère de notre fédération, au lieu que de l’autre côté de la frontière, le pouvoir dominant c’est la volonté de la foule, de la populace, enfin » (Cartier, février 1865, cité dans Canada, 1865, p. 58). Sans trop s’éloigner des codes moraux de l’époque, il est aisé de constater que ces figures féminines promeuvent toutes deux l’idée du divorce, une infamie pour les Canadiens français. Le thème du mariage rompu, puisqu’il symbolise la désunion nationale, va alimenter la plume des caricaturistes peignant des tableaux moqueurs ou tragiques du divorce.

Figure 13

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Rappelons avec Lamonde qu’après la censure de L’Avenir en 1849, puis du Pays en 1858, l’évêque de Montréal ne cesse de s’opposer aux idées libérales. Il « qualifie Le Pays d’antichrétien parce qu’il n’a pas de principes religieux, d’anticatholique parce qu’il se montre peu respectueux de l’Église, d’antisocial parce qu’il est favorable au renversement des gouvernements légitimes, d’immoral parce que favorable au théâtre et au roman qui véhiculent des représentations douteuses du mariage » (Lamonde, 2000, p. 337). La Conférence du 1er décembre 1864 sur le principe des nationalités donne un coup de sonde dans une opinion répandue : « le principe fondamental de la nationalité, c’est l’intérêt bien entendu, qui lie tous les habitants d’un même pays; c’est le motif bien simple d’obtenir la plus grande facilité de relations morales ou sociales; c’est le calcul bien logique démontrant que tous sont intéressés à conserver entre eux l’harmonie domestique ». La figure du divorce, puisqu’elle est associée à la monarchie britannique, agit comme synecdoque pour ramasser tout ce qui apparaît fourbe, non-vertueux et contre la loi divine dans le projet de Confédération. L’idée d’une nationalité increvable, indestructible et surtout, insoluble dans une plus grande unité, coalition ou pas, refait surface après la Conférence de Québec de l’automne 1864. En effet, La Scie illustrée publie une véritable mise en image de cette opinion avec « Perspective que la Confédération donne aux familles », le 23 février 1865 (figure 14), tableau qu’elle double d’une alerte au paganisme, voire à l’idolâtrie à l’aveuglant dieu soleil – Heliogabale! – et d’une dénonciation de l’empire-qui-s’étend comme celui du jeune empereur romain Héliogabale ayant établi des records de perversité et de crimes sanglants[16].

Figure 14

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Quelques semaines plus tard, le 27 mai 1865, le caricaturiste reprend le jeu avec les personnages féminins dans :

« Les femmes, Haut Canada et Bas Canada, avec John Bull » (figure 15), cette fois pour se moquer plus directement du citoyen stéréotypé en faveur de la Confédération, dont l’attribut – un parapluie – souligne l’origine londonienne. La vignette se lit comme suit : « John Bull – de l’argent! Des soldats! À quoi bon vous embarrasser de tout cela mes chères filles! Est-ce que ma protection morale ne vous suffit pas? Qui donc oserait vous visiter à mon bras? Chères petites je sacrifierais tout pour votre bonheur! Tout jusqu’à mon parapluie! Mais ne me demandez ni argent ni soldats!! ».

Figure 15

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L’homme – figure du décideur responsable – devient coupable de mettre sa femme en péril. Pour rester vertueuse et ne pas se perdre en l’autre, Canada-Est devrait-elle résister à tous ses prétendants? Le désir de conservation incarné par les personnages féminins rencontre les abus des hommes. « Bienfaits de la Confédération » (figure 16), tableau ironique publié dans Le Perroquet du 18 mars 1865, illustre la crise de la responsabilité en regard des valeurs de la nation ici représentées par la femme miséreuse de gauche affublée d’enfants. Wilfrid Laurier déclara d’ailleurs dans le Défricheur du 27 décembre 1866 (p. 2) que :

le projet de Confédération nous livre pieds et poings liés aux colonies anglaises [...] Dans le sein de cette union étrange, tous les éléments contraires vont se trouver en présence : l’élément catholique et l’élément protestant, l’élément anglais et l’élément français. De ce moment, il y aura lutte, division, guerre, anarchie; l’élément le plus faible, c’est-à-dire l’élément français et catholique sera entraîné et englouti par le plus fort [...] Vous avez réussi messieurs; vous avez obtenu un triomphe temporaire, mais vous avez tué la nationalité!

Figure 16

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Au centre de l’image, un médaillon couvert de l’inscription amen est fracturé. « Ainsi soit-il! », semble désespérément crier l’image… En camée un angelot et un chien, symboles de pureté pour l’un et de fidélité pour l’autre, font figure de bibelots ébréchés. La caricature est sous-titrée « Le divorce ». La moralité et la foi catholiques sont en effet, pour les Canadiens français, gardiennes de la culture et de la nationalité. La vignette se lit comme suit sur la gauche : « La charité, s’il vous plaît!! ». Une scène d’extérieur nocturne montre une femme entourée d’enfants qui lutte contre les intempéries. La neige tombe dru. À droite, un homme bedonnant prenant ses aises près de la fenêtre dans un salon bien meublé se félicite : « Bonne chose, ma foi! que la Confédération! J’ai profité de l’institution du divorce pour lâcher ma femme et les mioches! Kate! Un brandy-punch… Eh! Eh! ».

Pays ou patrie

L’éditorialiste du Canada met ses lecteurs en garde le 21 décembre 1865 : « Il faut être fou ou traître, ou l’un et l’autre à la fois pour désirer la rupture de ce lien qui fait notre sécurité dans le présent et qui nous permet de nous préparer pour l’avenir » (p. 2). On peut dire que les rouages institutionnels du Canada de l’Union ont donné naissance aux « deux solitudes » qui, par la Confédération en 1867, ont été rebaptisées « deux peuples fondateurs » et ont été perçues comme piliers de la nation canadienne, comme deux frères célébrant leur mariage le même jour, ou on peut dire encore que la Confédération a été comprise comme la fin d’une égalité de principe, dans une grande « marche en avant » dans laquelle la nation canadienne-française et ses attributs auraient été tenus en esclavage, à la manière d’un tribut de guerre, comme l’annonce la page couverture de cette satire musicale, « La Confédération – Quadrille » (figure 17), de Léon Casorti. Bien sûr, le moment décisif est arrivé sur la route de la Confédération en 1867, quoi qu’en dise la tortue « Express » qui tire le chariot de la Confédération et ses nouveaux membres sous les coups de fouet du castor haut-canadien.

Figure 17

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Quel est ce moment dans l’histoire? Il se trouve au beau milieu du 19e siècle : une époque où le romantisme est à son paroxysme, où les feuilletons à la Eugène Sue et les romans de Victor Hugo inondent la presse, où une nouvelle relation avec le passé, le temps, la mémoire, les traditions et leurs récits se dégage dans le centre invisible de l’imagination du pays à renaître… En effet, si durant cette période l’histoire se développe comme un genre littéraire spécifique avec une nouvelle conscience historique, émerge en même temps la reconnaissance du fait que le passé est différent du présent et de l’avenir et que les traditions peuvent être choisies, voire inventées, et non seulement héritées. Aussi la presse d’opinion rend-elle compte d’un imaginaire qui se forme entre des idées polarisées – ultramontanisme et libéralisme – et des programmes politiques conjuguant vertu, démocratie, bien commun et nation sous la forme du projet de Confédération et de celui de l’annexion aux États-Unis.

Une question capitale

Un dernier exemple de mise en abyme du projet de Confédération trouve dans la question de la capitale une expression fort intéressante. En ce sens, le choix de la capitale nationale du Canada peut être considéré comme une synecdoque de la Confédération canadienne, dans un effet rhétorique commun à l’art de la caricature. La ville de Québec a obtenu le titre de capitale de l’Amérique française à l’époque de la Nouvelle-France. Elle est devenue capitale du Bas-Canada puis du Canada-Uni (entre 1851-1855 et 1859-1865), partageant cette distinction avec Kingston (1841-1844) et Montréal (1844-1849). Après que son siège ait brûlé à Montréal le 25 avril 1849 par la main du chef des pompiers lui-même, le parlement déménage à Toronto (1849-1851, 1855-1859). En 1857, Ottawa est choisie comme capitale du Canada-Uni. Voici comment s’en moque « Parlement » dans La Scie illustrée (20 octobre 1865, figure 18). La vignette se lit comme suit : « Stadacona – Cartier, siège du gouvernement, Ottawa Stadacona – Écoute, ti Georges, tu me prends mon goujon Cartier – Dis rien, je te le ramènerai l’année prochaine Ottawa – Enfin! Je le tiens! J’ai de quoi te chauffer ».

Figure 18

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Le déplacement final du siège du gouvernement vers Ottawa ne laisse présager rien de bon pour La Scie illustrée du 27 octobre 1865, qui met en scène la capitale permutante avec la figure du « Juif errant (départ du gouvernement) » (figure 19), ni pour le Ottawa Union, qui décrit Ottawa comme une curiosité le 27 octobre 1865 :

[traduction] Un contemporain de la ville au discours habituellement fort plat, sonnant creux comme un puits sec, a tenu hier des propos fort éloquents en faveur de la confédération. Morues, caribous, esquimaux et les régions arctiques fusaient de toutes parts alors qu’il livrait une production singulière. La cerise sur le gâteau? Que la confédération était la seule chose qui manquait pour faire d’Ottawa un paradis! Comment Ottawa pourrait-elle bénéficier de l’établissement de six sièges de gouvernement en plus du sien, et deux d’entre eux au Canada? Mystère et boule de gomme. Seul un philosophe... profond.... comme notre cher contemporain, pourra l’expliquer[17].

Ottawa Union, 27 octobre 1865, p. 2

Figure 19

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Dans les années qui ont précédé la Confédération, les journaux haut et bas-canadiens ont dépeint la joute pour le choix de la capitale nationale comme un « concours de beauté » entre la Toronto aristocratique, la Montréal marchande, la ville de Québec sophistiquée et « ancienne » et Ottawa, à la beauté naturelle et au paysage vierge d’histoire. Ottawa est représentée comme une jeune fille candide et belle, mais sauvage. Les villes rivales (Québec, Montréal, Kingston et Toronto) n’auraient rien à lui envier, dans une perspective selon laquelle la figure d’Ottawa comme nouvelle capitale serait une mise en abyme de la représentation du Canada-à-naître, laissant une large place à l’héritage canadien-français… Le Canada du 21 décembre 1865 déclare (p. 2) :

Décidément, Ottawa est une ville prédestinée, tout particulièrement favorisée de la nature et de nos hommes d’État. Elle même, si elle n’est pas trop coquette, malgré la beauté de son site et les charmes du paysage qui l’environne, doit être étonnée de ce qu’elle est devenue en si peu de temps. Elle est depuis peu le siège du gouvernement canadien, et capitale en perspective de la grande confédération nord-américaine, dont les bases ont été posées par la convention de Québec.

[...] Avouons-le franchement, Ottawa n’a rien de ce cachet historique et vénérable qu’avec un légitime orgueil on aime à contempler notre vieux Québec; rien non plus de ces airs raffinés, de ce luxe, de cette civilisation pompeuse, de cette fièvreuse activité mercantile qui distinguent Montréal.

[Ottawa] n’évoque point à la mémoire ces souvenirs glorieux, ces hauts faits de nos pères, ni est un entrepôt du commerce considérable qui passe par le Saint-Laurent. Les luttes héroïques qui ont signalé l’époque de la domination française n’ont laissé à peu près aucun vestige ici. [...] Ottawa est bien le point centre entre le Haut et le Bas Canada que cette ville sert en quelque sorte de trait d’union entre les deux provinces. [...] La magnificence du lieu où est bâtie la ville, magnificence qui ne saurait être surpassée. Voilà les titres de prédilection de cette nouvelle capitale et ils en valent bien d’autres aux yeux du moins de la généralité des hommes de notre époque, pour qui le culte du passé et les gloires nationales est sans attrait comme sans profit. Nos contemporains l’ont vu naître et progresser; elle a grandi sous leurs yeux.

La fable de l’enfant, de la jeune femme immature mais naturelle et bien guidée rappelle les motifs principaux des caricatures évoquées plus haut. Le Ottawa Times n’est pas plus tendre à l’égard d’Ottawa. Dans ce poème ironique et aux accents bilingues du 21 décembre 1865, la construction des édifices du parlement et le chaos dans lequel se retrouvent les habitants locaux et auxquels font échos les caricatures (« Arrivée des employés du gouvernement à Ottawa », La Scie illustrée, 10 novembre 1865, p. 1, figure 20) sont annonciateurs d’un désordre plus grand encore, un désordre politique créé par la mixité des races, d’où le nom hybride du poète satirique Jean-Baptiste Bull, présenté avec humour par le journaliste :

[traduction] *Note de l’éditeur sur cette épître - Si le lecteur croit déceler un accent particulier à ce texte de mon estimable ami, Monsieur Jean Baptiste Bull, nous espérons qu’il l’attribue au fait de son origine mêlée. En cela, le jugement de notre lecteur sera correct, comme à l’habitude. Monsieur Bull père était, comme son nom l’indique, un véritable Anglais, pur bouillon, greffé d’un brin d’Irlandais; sa mère, une Fraser de Québec - une race canadienne dérivée d’un galant ancêtre écossais. Grâce à ses quatre grandes connexions, c’est la fierté de Monsieur J.B.B. de clamer son affinité avec les meilleures familles du Monde.

"Une épître poétique" À un ami du pays, de Jean Baptiste Bull, maintenant au siège du gouvernement.

Finalement, j’ai le temps de t’adresser un mot Mon Ami!

Nous avons eu tout un déménagement!

(…) Je déteste la décoration exagérée du nouveau foyer de notre nation qui par ailleurs, ne s’embellit guère; Ses édifices font de l’ombre à notre nationalité, et à force de les voir, on s’aperçoit bien que comme le pays qu’ils représentent, ils s’agrandissent un peu plus à chaque jour; Lundi dernier, toutes les nations étant réunies, Nous discutions de l’affaire - certains maugréaient, d’autres étaient plaisants. Puis, un gentil Brogue[18] interpella un Frog "Mon cher, "Au moins tu dois admettres que tu en as pour ton argent!"

Sans doute, c’est au sû de tous qu’il y a plusieurs trous dans les rues et autant dans la société.

Tu peux dire à tes amis qu’il y a en effet de la place, de l’air et des trous dans les murs, dans les esprits et dans les champs... Mais il n’y a plus de place au gouvernement.

(…) « Au revoir pour le présent, ma chandelle est morte»[19].

p. 1

Figure 20

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J’ose reprendre à mon compte son dernier vers pour conclure : « Au revoir for the present – my paper is full ». En choisissant de représenter des conflits d’opinion autour du projet de Confédération avec des femmes mises en péril ou causes de périls, ou encore en brossant un tableau monstrueux, les journaux d’opinion produisent une communauté imaginée qui fonctionne en reproduisant des classiques coloniaux. Durant cette période, la culture de la presse fonctionne dans un monde social patriarcal, qu’il soit libéral ou conservateur. Les écrivains et les illustrateurs emploient des représentations féminines pour parler à leur public cible, lui aussi masculin. Comme on l’a vu, ce n’est que la nation ou encore la Confédération qui change de sexe ou d’âge. Nourrisson ou bambin lorsqu’il s’agit de l’acquisition d’une nouvelle province, la nation est adulte et mâle lorsqu’elle apparaît lors de la négociation avec les puissances extérieures. Lorsque le Canada ou l’une des colonies de l’Amérique du Nord britannique est dans une position de pouvoir, il est représenté comme un homme, lorsqu’il est en danger ou mis en péril, il est représenté comme une femme. Cette image, encore prévalente aujourd’hui, s’est développée à partir des métaphores du mariage et de la famille déployées par les artistes satiriques du 19e siècle, où les relations maritales et familiales entre les nouvelles provinces, les voisins américains et les alliés britanniques illustrent les relations de pouvoir entre ces zones. Entre le rêve d’un royaume du Canada et la peur d’une servitude envers la Grande-Bretagne, les textes et les images de ce Canada-à-renaître sont très riches pour rendre « l’humeur générale du pays », pour reprendre l’expression d’Alexandre Turgeon dans son texte de présentation.

Visuellement parlant, les hydres, les pieuvres, et les têtes de Gorgone sont l’expression de peurs et de craintes envers la Confédération. Les filles à marier et sauvages, font partie des hypotyposes déployées dans les journaux pour peindre les rêves de la Confédération incarnés dans la ville d’Ottawa, pressentie comme siège du gouvernement central. Les images suggérées par les textes font voir une nouvelle façon d’entrevoir le rôle du parlement et la représentation démocratique et d’assurer la stabilité ministérielle des élus.

Adopté en 1867, l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique réunit sous une constitution de forme fédérative le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse, le Canada-Ouest (qui deviendra l’Ontario) et le Canada-Est (dorénavant appelé la Province de Québec). La tension résolument moderne qui résulte de ce projet d’une nouvelle identité citoyenne a-t-elle ravivé les identités régionales? A-t-elle imposé aux groupes d’appartenance politiques, religieux ou ethnoculturels un certain repli, soutenu par l’idée de non-contradiction entre l’être et le devenir? C’est dans cet esprit historien que j’ai interrogé les tensions au coeur de cette représentation neuve du Canada renouvelé en ce qu’elles nous informent des définitions et des forces identitaires en présence. Centrales à l’examen de notre échantillon, les questions de représentation et de ce que constituent la culture et la loyauté ont orienté notre lecture des textes d’opinion et des images satiriques. Puisque l’identité nationale est entendue comme un construit à travers les représentations publiques du passé qui diffusent les histoires, les mythes et les symboles nécessaires pour relier une communauté à travers un sens partagé de la continuité historique[20], cette étude est à même de contribuer à l’histoire du processus de construction de l’identité nationale canadienne à travers un système commun de symboles et de mythes révélant les craintes et les tensions qu’ont engendré les discussions autour du projet de Confédération. Pris ensemble, les textes imagés et les représentations visuelles – caricatures et illustrations – mettent en récit le développement d’un imaginaire non fédéré certes, mais qui révèle l’imaginaire politique des faiseurs d’opinion à propos des territoires qui seront unis en 1867. L’imaginaire de la Confédération est un concept qui, d’ailleurs, dès son ignition, a fait fi des barrières, des langues et des territoires : les craintes et les rêves ne connaissant de barrières que hiérarchiques et de genre. La nation peut être comprise d’une myriade de façons : un groupe de personnes vivant dans un pays en particulier, la formation d’une unité politique et économique unique, un grand nombre de personnes qui partagent la même histoire, les mêmes ancêtres, une culture et une langue, ou encore un groupe relativement important de personnes organisées sous un seul gouvernement généralement indépendant, un pays.

Dans le domaine de la définition nationale, le développement, le maintien, la préservation et la promotion d’une identité nationale sont en jeu depuis le 19e siècle. Tentaculaires et pétrifiantes, la séduction et la prédation rhétoriques partagent le désir de fondre les contraires et de créer du neuf : une nation unifiée, une race continentale, une supra-nation. Ce sont ces actrices qui sont à révéler, quand vient le temps de repenser une appartenance politique. Encore faut-il que la réflexion politique n'emprunte pas le raccourci, qui devrait rester l’outil spécifique des caricaturistes.