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L’été 1990 est à inscrire à n’en pas douter au registre des temps forts qui auront bouleversé et façonné la conscience collective québécoise et il n’est certes pas inutile de chercher encore aujourd’hui à en mieux saisir les tenants et aboutissants. C’est ce que tente Émilie Guilbeault-Cayer avec sa monographie, adaptée de son mémoire de maîtrise en histoire soutenu à l’Université Laval en 2008. À l’origine de sa démarche, une interrogation simple, mais incontournable, rarement formulée : dans quelle mesure la crise a-t-elle réellement changé les choses?

Recensant dans le dernier chapitre du livre une série de mesures et d’actions mises de l’avant par les gouvernements qui se suivent à Québec entre 1990 et 2002, Guilbeault-Cayer montre combien, dans la foulée de la crise, l’État québécois apparaît désireux de ne plus revivre pareille situation en multipliant les initiatives visiblement conçues pour instaurer un meilleur équilibre socioéconomique entre les peuples autochtones et le reste de la population québécoise. Ententes de respect mutuel avec la plupart des Premières Nations, règlement de divers litiges fonciers, transfert de certains pouvoirs politico-administratifs à plusieurs conseils de bande, présentation en 1998 d’une politique-cadre (intitulée Partenariat, développement, actions) destinée à accroître la capacité économique des peuples autochtones et signature avec la nation crie en 2002 de la Paix des Braves constituent autant de gestes témoignant de la volonté étatique de modifier la donne et de traiter désormais avec les peuples autochtones d’égal à égal, voire de nation à nation.

Toutefois, insiste Guilbeault-Cayer, il ne faut pas croire que les événements d’Oka aient été le déclencheur de cette mutation apparente. Le changement s’était amorcé plus tôt. À l’aube des années 1990, l’État québécois avait depuis quelque temps déjà progressivement adhéré à une vision plus ouverte et accommodante de ses rapports avec les peuples autochtones. Avec l’adoption par le Conseil des ministres en 1983 de principes établissant, entre autres, que ces derniers disposent du droit à l’autonomie gouvernementale, puis, en 1985, avec la reconnaissance par l’Assemblée nationale de l’existence des dix Premières Nations et du peuple inuit en tant que nations distinctes pouvant jouir des droits normalement associés à ce statut, il montre avoir rompu avec les pratiques du passé et ne plus considérer les peuples autochtones comme des entités négligeables dont on peut outrepasser les droits sans souci. Bien que l’État québécois ait été mû en cela par son désir de se démarquer du cadre constitutionnel canadien, d’alléger le contentieux juridique qui l’oppose à plusieurs groupes autochtones et de ne pas être en reste du mouvement international de prise de conscience du bien-fondé des revendications des peuples autochtones qui se déploie à l’époque, il ne les reconnaît pas moins, note Guilbeault-Cayer, comme des acteurs sociaux légitimes qu’il faut prendre au sérieux et avec qui il faut transiger respectueusement et de bonne foi.

Du strict point de vue de la question qui anime son analyse, Émilie Guilbeault-Cayer n’a pas tort. Les événements d’Oka ont incité sans l’ombre d’un doute l’État québécois à faire preuve dans la suite des choses de plus de circonspection quant à ses relations avec les peuples autochtones, mais ils n’ont pas à proprement parler suscité l’attitude d’ouverture sur laquelle semble se décliner sa politique autochtone dans l’après-Oka puisque celle-ci avait pris naissance bien avant.

Ce constat, en apparence juste lorsque l’on observe la situation par le petit bout de la lorgnette, n’est toutefois pas sans poser problème dès lors que l’on aspire à une saisie plus globale des choses. Pour Guilbeault-Cayer, si les débordements de l’été 1990 n’ont pu être évités malgré le capital de bonnes intentions que l’État québécois en était venu à se constituer, c’est que le gouvernement en place s’est mépris sur la nature et les enjeux des revendications des peuples autochtones et a sous-estimé la force et la détermination dont ils sont capables. Oka a eu lieu en dépit des démarches de rapprochement et de réconciliation des années 1980 parce que l’État ne se sera pas donné la peine de parer sa nouvelle rhétorique bienveillante d’actions à l’avenant et se sera imaginé à tort que la seule formulation de nobles desseins le dédouanerait d’un passé assez peu reluisant en matière de rapports avec les peuples autochtones. Oka n’aura-t-il donc été qu’un incident de parcours dans une trajectoire étatique autrement marquée depuis la Convention de la Baie James au coin de la vertu et de louables dispositions? Émilie Guilbeault-Cayer ne présente pas expressément la chose en ces termes, mais le fait que cette perspective interprétative puisse sourdre ainsi de son analyse ne manquera pas d’alarmer le lecteur bien au fait du dossier.

La crise d’Oka. Au-delà des barricades participe d’un récit bureaucratique que certains intellectuels publics ont fait leur et qui consiste à donner un relief engageant aux politiques de l’État québécois concernant les peuples autochtones et selon lequel, malgré d’occasionnels faux pas, l’approche de l’État québécois serait fondée sur un réel désir d’améliorer les conditions de vie des peuples autochtones et de favoriser des relations équitables entre eux et les populations allogènes. Cette évaluation de l’action étatique néglige une réalité beaucoup moins chatoyante : la magnanimité apparente de l’État ne s’active que lorsque celui-ci est poussé dans ses derniers retranchements par des décisions judiciaires contraignantes et sans appel, par l’échec de ses stratégies d’imposition du statu quo et surtout par la ténacité des peuples autochtones à faire valoir leurs droits. Quoique puisse laisser croire la noblesse théorique de ses intentions, l’État québécois n’entend jamais vraiment modifier le cadre socio-institutionnel qui maintient les peuples autochtones dans un rapport de domination qui les désavantage. Il ne cédera que s’il y est absolument obligé. C’est là un aspect capital qu’Émilie Guilbeault-Cayer choisit de passer sous silence.

Il faut dire qu’elle se coince dans une grille d’analyse qui limite considérablement la portée du regard qu’elle pourrait jeter sur la dynamique d’interaction entre l’État québécois et les peuples autochtones. Empruntant au vocabulaire médical et présumant d’un caractère scientifique inhérent aux décisions des dirigeants étatiques, elle applique ce qu’elle appelle le « trinôme diagnostic-pronostic-thérapie » pour saisir le sens de leurs actions avant, pendant et après la crise d’Oka. Elle examine ainsi dans le contexte de chaque moment l’estimation que font les représentants de l’État du problème politique que posent les Autochtones, l’estimation des conséquences dans le cas où le problème n’est pas réglé rapidement et la solution qu’ils auront apportée au dit problème. Dans cet univers conceptuel, les actes des représentants de l’État retiennent toute l’attention. Ayant pour but de minimiser le risque, ils sont vus d’emblée comme thérapeutiques, alors que les Autochtones sont à la base perçus comme une maladie requérant un remède.

Passons, faute d’espace, sur l’image fâcheuse et éculée des peuples autochtones qu’évoque cette vision des choses pour relever surtout ce qu’elle donne à entendre, sans toutefois l’exprimer : même si le remède améliore la situation objective des peuples autochtones ou leur confère en fin de compte quelque avantage qu’ils n’avaient pas avant, ce n’est que par le biais d’une dynamique de pouvoir et de domination qui opère sous la coupe de l’État et au bénéfice exclusif des groupes sociaux qui le contrôlent, une dynamique sur laquelle ils n’exercent par conséquent aucune emprise. Les Autochtones ne seraient donc jamais responsables des gains qu’ils obtiennent : tout dépendrait du bon vouloir de l’État et de ses représentants. Guilbeault-Cayer véhicule ici implicitement une compréhension étriquée de la dynamique d’interaction entre l’État québécois et les peuples autochtones. Or, bien qu’ils soient rarement en position de force dans leur rapport avec l’État, il est vrai, ceux-ci ne sont pas pour autant acteurs passifs, sans prise sur leur destin. De la Convention de la Baie James à la Paix des Braves, les gains obtenus sont le fruit de mobilisations et d’âpres luttes politiques qui ont aussi en retour transformé le paysage institutionnel du Québec.

Cela dit, ce qui étonne davantage dans le tableau que brosse Guilbeault-Cayer – et qui donne la mesure de la maladresse de son analyse – c’est que, paradoxalement, la logique analytique dont elle se réclame confirme au fond, involontairement, ce qu’elle semble préférer ne pas voir et ne pas énoncer : la mansuétude de l’État québécois à l’égard des peuples autochtones, que ce soit avant ou après Oka, est de façade – libéralisme oblige –, elle ne se déploie que si son ascendant socio-institutionnel demeure intact et que l’hégémonie socioéconomique de la majorité allogène n’est pas mise en jeu.

Oka incarne d’abord et avant tout le désir ardent des protestataires autochtones de dévoiler cette attitude équivoque de l’État et d’en finir avec la norme politique et institutionnelle désavantageuse à laquelle les peuples premiers sont soumis contre leur gré. Libre bien sûr à Guilbeault-Cayer de choisir de l’aborder comme un exemple de gestion étatique du risque, mais c’est passer à côté du sens primordial de l’événement. L’enjeu de l’analyse qu’il convient de faire sur Oka ne réside pas tant dans l’évaluation des calculs qu’auront effectués les autorités étatiques pour en minimiser les ondes de choc, mais bien dans le développement d’une meilleure compréhension des raisons profondes pour lesquelles la crise s’est produite. Quiconque a à coeur de saisir Oka serait mieux avisé de chercher pourquoi on en est arrivé là et pourquoi la dynamique de pouvoir et de domination ne s’est pas altérée depuis, en dépit de l’ampleur de la crise et des manquements graves à la démocratie et à la justice sociale qu’elle mettait en relief. Pour cela, il faut se plonger dans l’examen des rapports sociaux de pouvoir, des mécanismes de l’hégémonie allogène et du racisme, ce qu’à l’évidence Guilbeault-Cayer n’entend pas faire.

Le lecteur qui connaît bien les réalités sociopolitiques contemporaines des peuples autochtones au Québec et au Canada n’apprendra rien de nouveau avec cet ouvrage. S’il sait passer outre les incongruités de l’analyse, il sera sans doute en revanche agacé par les généralisations mal étayées qui émaillent le texte, un style plutôt inélégant et une syntaxe fautive par endroits, de même que par un certain nombre d’erreurs factuelles (plutôt consternantes par ailleurs dans un ouvrage publié chez un éditeur pourtant ferré en matière d’études liées aux peuples autochtones : la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans la cause Calder a été rendue en 1970 et non en 1974; quant au verdict du juge Malouf, il est tombé en 1973; c’est sous l’égide de Guy Chevrette et non pas Christos Sirros que paraîtra la politique de 1998). Le lecteur moins averti qui cherche simplement quelques points de repère sur Oka pourra tout de même trouver utile le tour d’horizon que réalise l’auteure. À la condition cependant de contourner avec le sens critique nécessaire les a priori épistémologiques qui sous-tendent sa démarche.