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On doit la première étude d’envergure consacrée au phénomène de la revue au Québec à une équipe issue des études cinématographiques. Il est vrai que bien des historiens du théâtre ont traité de ce genre dramatique, par le passé, mais personne n’avait poussé l’audace jusqu’à en faire le sujet d’un livre. Le diable en ville, titre emprunté à une revue d’Alexandre Silvio, vise donc à mesurer la popularité de la revue, principalement à Montréal, au cours du premier tiers du 20e siècle, de même que son apport à l’avènement de la modernité. C’est dans ce but que les auteurs proposent le concept de modernité populaire, reconnaissable selon eux dans ces représentations par la distance prise avec l’institution de ceux qui la fabriquent, par l’usage qu’on y fait de la langue vernaculaire et par la prise en compte du mode de vie des classes ouvrières que l’on y décèle. Pour Lacasse, Massé et Poirier, cette modernité populaire nous vient surtout des États-Unis et s’oppose, au Québec, à la culture traditionnelle véhiculée par les intellectuels et les élites conservatrices. Les travaux de cette équipe se situent ainsi dans la mouvance de l’histoire culturelle québécoise, dont une bonne partie des chercheurs s’attache depuis des décennies à retracer les premiers signes de la modernité au Canada français.

Divisé métaphoriquement en quatre actes et une « apothéose », l’ouvrage définit dans un premier temps la notion de modernité populaire tant dans ses aspects ouvriers que savants. Le second chapitre décrit le travail du bonimenteur de cinéma qui commente les films muets jusqu’au début des années 1930. La revue, dans son ouverture aux technologies et aux idées nouvelles, accapare la fin du deuxième chapitre et tout le troisième. La quatrième section présente Alexandre Silvio, directeur de théâtre et de cinéma, acteur et auteur de revue, dont la carrière recouvre la période étudiée. Il devient ici emblématique de l’essor de la revue, de son intermédialité et de sa perméabilité aux inventions et transformations contemporaines. En guise de conclusion, une analyse de la revue Montréal-Hollywood-Paris résume « toutes sortes de pratiques amenant sur la scène et sur l’écran les sujets et les formes de la modernité » (p. 293).

Si la thèse d’une modernité apparue avant tout par le truchement du cinéma et des technologies venus des États-Unis est vigoureusement défendue, on peut reprocher aux auteurs d’accorder une importance restreinte aux élites progressistes, peu nombreuses il est vrai, pour qui Paris était un vecteur de modernité tout aussi incontestable. De même signale-t-on la désapprobation de la critique à l’égard de certaines revues sans assez souligner que s’ils avaient eu autant de mépris pour le genre, ces journalistes n’auraient certainement pas été si nombreux à en écrire : d’Ernest Tremblay à Roger Valois en passant par Jean Béraud et Henri Letondal. Il reste que la résistance d’une frange de la culture populaire et commerciale face « au nationalisme catholique associé au terroir » est habilement mise en relief dans Le diable en ville. Tout aussi bien établis s’avèrent les liens, les frictions et les passerelles qui existaient entre le théâtre, le cinéma, la chanson, voire l’art lyrique, au moment où le genre s’épanouit sur nos scènes. Cet ouvrage est aussi, à ma connaissance, le premier à attester de l’ampleur de l’usage de la langue vernaculaire dans des revues d’actualité, où se mêlaient argot, canadianismes et anglicismes. Bref, ce livre montre le rôle singulier de la revue dans l’éclosion de la modernité au Québec. Et ses auteurs le font, dans une écriture d’une belle vivacité, tout en illustrant leurs dires de couplets tirées de ces oeuvres. Aussi ce livre est-il susceptible de charmer tant le connaisseur que l’amateur, pour peu qu’il ne soit pas indifférent au passé théâtral et cinématographique.