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Plus de neuf Québécois sur dix soutiennent le caractère universel et public de leur système de santé et de services sociaux (Nanos, 2009). Dans une même proportion, ceux et celles qui ont consulté un professionnel de la santé ou des services sociaux en 2006-2007 se sont dits globalement très satisfaits (60,2 %) ou satisfaits (32,7 %) (ISQ, 2007). En dépit de cette appréciation positive, le système sociosanitaire québécois est l’objet de critiques répétées, tant sur le plan de l’accessibilité que de la continuité des services. Depuis la publication du rapport de la Commission Clair (2000), il est devenu usuel d’attribuer les problèmes de discontinuité à un fonctionnement dit « en silos ». Cette image exprime l’idée que les établissements poursuivent leur mission et dispensent les services qui en découlent de manière relativement indépendante. Le fait que les médecins omnipraticiens pratiquant en cabinet privé soient faiblement reliés au réseau public est vu comme une autre source majeure de discontinuité des interventions. Entre le personnel de différentes organisations et les praticiens de professions diverses se dresseraient ainsi des barrières qu’il s’agirait de faire tomber pour que la collaboration nécessaire à une plus grande intégration des services se réalise (Denis et al., 1999 ; Ferlieet al., 2005).

Malgré la difficulté de l’entreprise, diverses expériences locales d’intégration des services ont été menées au cours des années 1990, notamment pour répondre aux besoins des aînés en perte d’autonomie (Bélandet al., 2007 ; Demers et Lavoie, 2007 ; Hébert et al., 2007 ; Vedelet al., 2011). Au Québec, la plus ancienne d’entre elles se situe dans les Bois-Francs. Lancée en 1997, elle incarne l’un des modèles d’intégration les plus avancés, non seulement au Québec (MSSS, 2008), mais aussi en Amérique du Nord (Kodner, 2006).

Dans cet article, nous montrons en quoi l’expérience des Bois-Francs est exemplaire du travail collectif qui doit être accompli, par une variété d’acteurs de professions, de localisations et de niveaux hiérarchiques différents, pour qu’une innovation se produise et dure. Nous décrivons d’abord la démarche collective qui, de 1984 à 2003, a permis à divers acteurs des Bois-Francs de concevoir, de mettre en place puis d’institutionnaliser un réseau intégré de services aux aînés. Prenant appui sur plusieurs auteurs qui se sont penchés sur les processus d’innovation en contexte organisationnel, notamment Alter (2000, 2002), nous soutenons que la démarche entreprise dans les Bois-Francs peut être qualifiée d’innovation. Nous montrons ensuite que la réforme du système sociosanitaire québécois lancée en 2003 est venue mettre à l’épreuve cette innovation, alors même qu’elle visait à renforcer l’intégration des services. Nous interprétons ce paradoxe à la lumière des travaux de Mintzberg et Glouberman (2001) sur la coordination dans les systèmes de santé. En conclusion, nous posons quelques jalons pour soutenir la réflexion sur les mécanismes susceptibles de favoriser ou d’entraver les processus d’innovation en matière d’organisation des services sociaux et de santé.

Analyser un processus d’innovation, soutient Alter, amène « à raconter une histoire » (2002, p. 15). Celle que nous proposons ici puise au matériel collecté dans le cadre de deux recherches réalisées à des périodes distinctes de l’évolution du réseau intégré de services aux aînés dans les Bois-Francs. Nous les décrivons brièvement dans la section suivante.

Méthodologie

Deux recherches successives ont servi de base empirique à la présente analyse. La première recherche (R1) fut menée dans la première moitié des années 2000 dans trois régions du Québec et traite du rôle des acteurs locaux, régionaux et ministériels dans l’intégration des services aux aînés en perte d’autonomie[1]. Pour le cas spécifique des Bois-Francs, nous avons dépouillé une masse importante de documents officiels, de rapports et de procès-verbaux. De l’automne 2002 au printemps 2004, nous avons également mené des entrevues semi-dirigées avec divers acteurs dont 14 oeuvraient dans des établissements de santé et de services sociaux des Bois-Francs, 5 à la régie régionale de la santé et des services sociaux de la Mauricie et du Centre-du-Québec de laquelle relèvent les établissements des Bois-Francs et 4 au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Ces 23 informateurs étaient répartis comme suit : 6 dirigeants, 7 gestionnaires, 5 intervenants, 4 chercheurs ou agents de recherche et un aîné bénévole. D’une durée moyenne de 90 minutes, ces entrevues ont été enregistrées et transcrites dans leur intégralité. Leur contenu fut par la suite soumis à une analyse thématique. Le matériel ainsi collecté a permis de retracer les actions entreprises en vue d’élaborer et de mettre en oeuvre un réseau intégré de services pour les aînés.

Démarrée en 2008, la seconde recherche (R2) porte sur la façon dont le modèle d’intégration des services aux aînés promu par le MSSS a pris racine au palier sous-régional, celui des centres de santé et de services sociaux (CSSS)[2]. Cette recherche a donné lieu à une large collecte de données dans trois CSSS, dont le CSSS d’Arthabaska-et-de-l’Érable situé dans les Bois-Francs. Nous avons, notamment, mené une analyse documentaire et réalisé des entrevues semi-dirigées avec divers acteurs, dont 3 dirigeants, 6 gestionnaires et 10 intervenants du CSSS, ainsi qu’un gestionnaire et un professionnel à l’Agence de la santé et des services sociaux de la Mauricie et du Centre-du-Québec. Les entrevues avec les dirigeants et les gestionnaires ont eu lieu entre septembre 2009 et mars 2010 et celles avec les intervenants, entre mai 2009 et mars 2011. Leur durée moyenne a varié de 60 minutes, pour les intervenants, à 90 minutes, pour les dirigeants et les gestionnaires. Tout comme dans la recherche précédente, les enregistrements ont été transcrits dans leur intégralité et les propos ont fait l’objet d’une analyse thématique. Ces entrevues nous ont notamment permis, de connaître le jugement que portent des gestionnaires et des intervenants sur les modifications apportées par la réforme aux conditions de réalisation de l’intégration des services aux aînés.

Conception et mise en oeuvre d’un réseau intégré de services pour les personnes âgées

Dans cette section, nous reconstituerons la chronologie de la conception et de la mise en oeuvre du réseau intégré de services pour les personnes âgées qui a vu le jour dans les Bois-Francs. D’une superficie de 3 200 km2, ce territoire comprend deux municipalités régionales de comté (MRC) : l’une plutôt urbaine (Arthabaska) où vivent environ 68 750 personnes et l’autre mi-urbaine mi-rurale (de l’Érable) qui regroupe 23 000 personnes (ISQ, 2012, données pour l’année 2010).

Dans les années 1980, le territoire des Bois-Francs compte dix établissements de santé ou de services sociaux. Trois sont situés à Victoriaville, la ville la plus populeuse du territoire : l’Hôtel-Dieu d’Arthabaska (HDA), le CLSC Suzor-Côté et le Centre hospitalier des Bois-Francs, qui offre des soins de longue durée. Le CLSC de l’Érable et le Foyer des Bois-Francs se trouvent à Plessisville, la deuxième ville en importance, tandis que cinq centres d’hébergement sont localisés dans d’autres municipalités.

À partir des années 1980, plusieurs efforts se déploient en vue de mieux intégrer les services offerts par ces différents établissements. Nous les avons regroupés en trois périodes.

La constitution d’un organe sous-régional de gouverne, 1984-1992

En décembre 1983, à l’initiative du conseil régional de la santé et des services sociaux (CRSSS) de la région de Trois-Rivières naît la Table de concertation Suzor-Côté et de l’Érable. Jusqu’en 1992, la Table réunit l’ensemble des directeurs généraux (DG) des établissements publics du territoire. À ce groupe s’ajoute le directeur du point de service de Victoriaville du Centre de services sociaux (CSS). Deux membres observateurs siégeront aussi régulièrement à la Table, soit un représentant du CRSSS et un représentant d’un département de santé communautaire (DSC)[3]. En 1989, la Table intègre également dans ses rangs les DG des établissements à vocation régionale, à titre de membres associés.

Les membres de la Table vont d’abord s’en servir comme lieu d’échange d’informations : « […] au début c’était informel, on se rencontrait entre nous, on se disait un peu ce qui se passait dans nos organisations, parce qu’on n’a pas de lieu de concertation » (Dirigeant R1)[4]. À la différence de ce qui a généralement prévalu ailleurs au Québec, la Table acquiert progressivement un statut d’organe statutaire, doté d’un exécutif, qui se penchera sur l’organisation des services sur son territoire : « C’est que les gens se sont assis ensemble et ils se sont parlé de façon peut-être moins régulière au début, mais qui ont vu un intérêt et qui ont vu là un outil pour bâtir et intégrer les services » (Gestionnaire R1).

En janvier 1987, ses membres conviennent de se doter d’un plan directeur annuel en précisant que celui-ci « doit tenir compte des problématiques socio-sanitaires de la sous-région et des besoins identifiés » (Comité de travail, 22-01-87). La Table se présente dorénavant comme un acteur en soi, distinct de ses constituants, et désireux d’exister aux yeux de la communauté et du CRSSS. L’un de ses traits distinctifs, clairement affiché, est la volonté de s’adjoindre des personnes pouvant agir à titre d’experts (Comité de travail, 22-01-87) : « On a mis la santé publique dans le coup sur la recherche, l’étude, la perspective. […] la Table de concertation, je pense, a pris sa force en allant se chercher des agents extérieurs d’objectivation par rapport à chacune des clientèles » (Dirigeant R1).

En mai 1987 paraît le premier plan directeur. Il fait état de quatre priorités. Parmi elles figurent les problèmes reliés au vieillissement. Cette focalisation ne surprend guère puisque la majorité des établissements du territoire comptent une large proportion d’aînés parmi leurs usagers. Pour chacune des priorités retenues, la Table entend mettre sur pied un comité consultatif auquel elle confie le mandat de mieux circonscrire le problème et d’y apporter des pistes de solution. Chaque comité est supervisé par un « parrain ». Ce statut est attribué à un directeur général membre de la Table, de manière à ce que l’information sur l’évolution des travaux de chaque comité soit transmise à la Table et vice versa : « Là on a commencé à vouloir se donner vraiment une vision comme Table, comme Bois-Francs, de où on s’en va par rapport à notre clientèle » (Dirigeant R1).

Le Comité consultatif sur le vieillissement voit le jour en janvier 1988. Composé de membres du personnel d’établissements publics, d’agents de recherche du DSC ainsi que de représentants des aînés et d’organismes communautaires du territoire, il dépose à la Table un état des problèmes que vivent les personnes âgées de la sous-région (Comités de travail et consultatif, 1988). Le plan d’action qui en résulte contient dix projets visant à étoffer l’offre de services aux aînés des Bois-Francs. Il sera soumis au MSSS en juin 1990 (Table, 21-06-90).

Pendant deux ans, la Table déploiera d’importants efforts afin d’obtenir des fonds pour réaliser ses projets : réunions extraordinaires, représentations de son exécutif auprès du CRSSS et de différentes directions du MSSS, rédaction de versions améliorées du plan. Au total, les demandes de la Table demeureront largement vaines, même si elles sont bien vues par les autorités régionales et ministérielles car elles résultent d’une concertation sous-régionale en phase avec l’approche programme que promeut le MSSS.

Cette action collective aura néanmoins comme première conséquence de consacrer la Table comme organe de gouverne d’un réseau d’établissements : « Il est essentiel que la Table de concertation continue d’assurer le leadership du dossier et ce, en se substituant au rôle normalement dévolu au CRSSS-04 » (Table, 07-02-91). Elle aura aussi pour effet de sensibiliser ses membres à la nécessité d’articuler leurs différents projets pour en faire un tout cohérent. En découle un rapport avant-gardiste qui propose la mise en place d’un comité d’évaluation et d’orientation des aînés, l’instauration d’une équipe multidisciplinaire et la création d’un poste d’agent de liaison pour coordonner les services. Ce rapport recommande également que les dossiers médicaux puissent circuler parmi les établissements participants (Comité inter-établissement, 1991).

À l’automne 1991, ce travail de concertation doit toutefois composer avec l’entrée en vigueur d’une importante refonte de la Loi sur les services de santé et les services sociaux. Les régies régionales de la santé et des services sociaux – qui se substituent désormais aux CRSSS – se voient attribuer des pouvoirs accrus, notamment en matière de planification des services et d’allocation des ressources aux établissements publics et aux organismes communautaires de leur territoire. En outre, le personnel des DSC est dorénavant regroupé au sein d’une direction régionale de la santé publique. La loi oblige également le regroupement sous un seul conseil d’administration de tous les CHSLD d’une même MRC ou, en milieu urbain, d’un même territoire de CLSC. Dans les Bois-Francs, le nombre d’établissements est ainsi réduit à six, ce qui incite les directeurs généraux restants à se pencher sur la raison d’être de la Table et à réexaminer ses critères d’inclusion. Loin de remettre en cause sa pertinence, ils réaffirmeront son double rôle : « tribune privilégiée pour discuter de sujets d’intérêts communs pour une meilleure efficacité des organismes en cause » et « représentation des établissements » (Table, 17-12-92). La quête d’une meilleure intégration des services aux aînés continue de figurer parmi les priorités.

La formulation d’un service de gériatrie communautaire, 1993-1997

Au début de 1993, un comité d’experts de la régie régionale de la Mauricie et du Centre-du-Québec recommande à l’Hôtel-Dieu d’Arthabaska de consolider son service de gériatrie (Tourigny et al., 2002). Cette intervention de la régie régionale fait suite à la visite du Groupe tactique d’intervention sur les urgences (GTI) à l’HDA. Créé en 1990 par le MSSS, le GTI observe que « la gestion déficiente de la problématique des personnes âgées » contribue fréquemment et de manière importante à l’engorgement des urgences (GTI, 1991, p. 7). Le jugement qu’il porte sur la situation de l’urgence de l’HDA ne fait pas exception (Table, 31-05-90).

En réponse à cette intervention, la direction de l’HDA fait appel à un médecin-conseil de la direction de la santé publique de la régie régionale pour « porter un diagnostic organisationnel sur les soins et les services aux personnes âgées » (Bonin, 1993, p. 8). Le rapport déposé à l’automne suivant recommande la mise sur pied d’un service de gériatrie communautaire à l’échelle des Bois-Francs, en vue d’assurer une meilleure prise en charge des aînés en perte d’autonomie avant, pendant et après leur passage à l’HDA (Bonin, 1993). Comme cette solution repose sur la contribution des établissements du territoire, le DG de l’hôpital soumet le rapport aux membres de la Table (Table, 12-11-93). En janvier 1994, le médecin-conseil viendra y présenter le projet de service de gériatrie communautaire. La Table y souscrit ainsi qu’à l’idée de constituer un comité de gériatrie communautaire. Celui-ci sera formé d’un directeur général, du médecin-conseil et de représentants des établissements, des aînés et des centres d’action bénévole du territoire.

Le comité de gériatrie communautaire entreprend ses travaux en même temps que circulent divers scénarios pour faire face aux compressions budgétaires sans précédent qu’annonce le MSSS : partage de services administratifs et de soutien, fermeture de lits d’hébergement et fusions d’établissements (Québec, 1996). La Table en profite pour inviter le comité à « définir les priorités de redistribution des services gériatriques sur le territoire des Bois-Francs » (Table, 09-12-94). Le comité remet son rapport en juin 1995 et la Table retient le modèle qui y est proposé : porte d’entrée unique, gestion de cas, plan de services individualisé (Table, 19-06-95). Au cours des rencontres tenues à l’automne suivant, les DG réitèrent leur appui au modèle proposé et conviennent unanimement « d’accepter le modèle de coordination des services aux âgés proposé, pour implantation et évaluation » (Table, 07-09-95)[5].

En février 1996, un comité de coordination des services géronto-gériatriques (CCSG), composé pour l’essentiel des mêmes membres que le comité de gériatrie communautaire, est constitué sur une base permanente. Son mandat consiste à mettre en place et à superviser une équipe d’intervenants pivots et à formuler des recommandations sur la gamme de services offerts sur le territoire (CCSG, 6-02-96). Plusieurs volets du modèle de coordination seront discutés au sein du CCSG ou de ses sous-comités : compréhension et opérationnalisation du modèle, définition des tâches d’intervenants pivots et formation de ceux-ci, dossier clinique unique (informatisation et confidentialité), plan de communication du modèle, gestion des admissions et autres. Le comité contribue également à la préparation des demandes de subvention faites par une équipe de recherche chargée de l’évaluation du modèle. Ces travaux reçoivent un appui sans équivoque de la régie régionale pour laquelle le mécanisme de coordination des services géronto-gériatriques (MCGG) en cours d’élaboration constitue « un modèle pour notre région et même pour le Québec » (Bragagnolo, 1996).

À cette époque, le CCSG et la Table tiennent un nombre élevé de réunions où ils discutent des services aux aînés[6]. Le médecin-conseil est vu comme le catalyseur de la réflexion sur l’utilité et la faisabilité d’un réseau intégré de services pour cette population : « accompagner les DG pour les informer, les sensibiliser, peut-être même les former d’une certaine manière à ce qu’elle voyait comme façon de faire, les amener à progresser là-dedans » (Chercheur R1). Ces échanges nourris semblent nécessaires pour que les participants comprennent le modèle d’intégration des services en gestation, mais aussi pour qu’ils y souscrivent et acceptent d’encourir les risques qu’implique sa concrétisation : « Pour en arriver à dire oui, c’est tout un processus de conscientisation [des DG] avant de dire : ’Oui, on met ça sur pied´. […] si la conscientisation ne se fait pas et que les nouveaux concepts ne s’apprivoisent pas, cela ne peut pas marcher » (Gestionnaire R1).

En février 1997, soit treize ans après la création de la Table de concertation Suzor-Côté et de l’Érable et neuf ans après la constitution du Comité consultatif sur le vieillissement, le MCGG voit le jour.

La mise en oeuvre du mécanisme de coordination géronto-gériatrique, 1997-2003

Le MCGG imbrique trois paliers distincts de concertation : la Table de concertation et le CCSG, dont nous avons traité plus haut, et l’équipe d’intervenants pivots ou de gestionnaires de cas[7]. Celle-ci se réunit en moyenne une dizaine de fois par année. Elle permet aux gestionnaires de cas de partager leur expérience, de discuter de cas concrets, de se tenir informés des décisions du CCSG et d’acquérir une compréhension commune des outils d’évaluation et des services offerts aux aînés. Pour bien marquer le caractère territorial de la gestion de cas, la Table confie à un CLSC fiduciaire le budget dédié à la rémunération de ces intervenants.

Les trois paliers de concertation sont reliés verticalement : le coordonnateur clinique de l’équipe siège au CCSG, le coordonnateur du CCSG relaie ses observations et ses recommandations à la Table et celle-ci choisit un de ses membres comme « parrain » du MCGG afin de servir de courroie de transmission bidirectionnelle avec le CCSG.

Le MCGG est un système qui offre une gamme complète de services coordonnés pour une clientèle cible constituée d’aînés de 65 ans et plus « qui désirent recevoir de l’aide et dont l’équilibre avec leur entourage est rompu ou à risque d’être rompu, étant donné la présence simultanée de plusieurs problèmes médicaux et psychosociaux significatifs » (Tourignyet al., 2002, p. 112). La cohésion des interventions réalisées au sein de ce système tient à l’emploi d’une série de moyens de coordination : la porte d’entrée (ou guichet) unique, la gestion de cas et le plan de services individualisé (PSI). L’existence d’un guichet unique permet d’évaluer rapidement la demande à l’aide du PSI, de déterminer les services requis par la personne et de l’aiguiller vers l’un ou l’autre des services disponibles dans le réseau intégré : soins à domicile, centre de jour, hébergement, traitements hospitaliers, unité de courte durée gériatrique, unité de réadaptation fonctionnelle intensive, soins palliatifs et autres.

C’est le gestionnaire de cas qui fait l’évaluation initiale de la personne âgée. Il est également responsable de la planification et de la coordination de ses services, de son suivi et de la réévaluation de son état de santé. L’aîné et ses proches aidants sont directement impliqués dans ces décisions. Le gestionnaire de cas est en lien avec d’autres intervenants du réseau public, mais aussi avec les médecins et avec les intervenants d’organismes communautaires et d’entreprises d’économie sociale qui dispensent des services à domicile.

Le MCGG se distingue aussi par le fait qu’il dispose d’un système d’information géronto-gériatrique (SIGG) développé localement. Né des besoins d’échange d’information inhérents au bon fonctionnement d’un réseau intégré de services, le SIGG entre progressivement en fonction à compter de l’automne 1998 (CCSG, 15-10-98, 10-12-98). En mettant en réseau les intervenants qui gravitent autour de la personne âgée, il facilite l’évaluation clinique et soutient l’intervention des praticiens. Même si l’emploi d’ordinateurs était une nouveauté pour plusieurs intervenants et que la lenteur d’une version plus sécuritaire du SIGG a suscité beaucoup de frustrations parmi eux, ils n’ont pas cessé de l’utiliser, contribuant ainsi directement à consolider l’intégration des services. (Tourignyet al., 2003)[8]

Tu es assis à ton bureau, tu peux suivre ton client, l’évaluation qui a été faite dans un milieu, utiliser l’évaluation qui a été faite dans l’autre milieu. La personne est habituée déjà, elle transfère le dossier. Ils reproduisent l’évaluation qui a été faite, ils la mettent à jour et ainsi de suite. Donc, c’est extrêmement intéressant de voir ce que l’application fait.

Gestionnaire de cas R1

Une fois instauré, le MCGG se rode progressivement. Des membres de l’équipe d’évaluation et du CCSG affirment : « après trois mois de fonctionnement, on peut qualifier l’implantation de ’réussite’ ; le guichet unique fonctionne ; un climat de confiance règne au sein de l’équipe d’intervenants-pivots ; la disponibilité du coordonnateur clinique facilite l’arrimage » (Table, 16-06-97 ; italiques dans le texte). Le coordonnateur du CCSG note également que la structure de sous-comités rend le fonctionnement plus efficace et les ajustements plus rapides (Table, 16-06-97).

À l’été 1998, soit après 18 mois de fonctionnement, les directeurs généraux se disent toujours satisfaits du MCGG. Ils estiment que « ce modèle est venu changer les mentalités, mais qu’aucune situation conflictuelle n’a été signalée ». Ils considèrent que « [l]a formation d’un comité géronto-gériatrique, la nomination d’un coordonnateur et la nomination d’un parrain faisant partie de la Table ont été de bons choix [et que le] fait de donner une grande latitude au comité géronto-gériatrique fut facilitant » (Table, 27-08-98). Paru en 2001, le Rapport de l’évaluation d’implantation et de processus du MCGG va dans le même sens :

Le fait d’établir des liens entre les établissements et les professionnels est un point fort du mécanisme, comme plusieurs chefs de services l’ont mentionné lors des entrevues. Quelques-uns parlent d’ailleurs de « franche collaboration » entre les établissements, mais également entre les professionnels en raison du décloisonnement des établissements. En ce sens, il existe davantage d’interrelations qu’avant et la communication est nettement améliorée. La mentalité « d’esprit de clocher » des établissements est moins présente chez les intervenants qui se sont davantage centrés sur les usagers. Selon les responsables de services et les intervenants, aucun aîné ne reste « en plan » comme on pouvait le voir auparavant ; toutes les personnes sont directement desservies ou orientées vers les services appropriés.

Paradis et al., 2001, p. 116

Les recherches qui ont été menées pour évaluer les coûts et l’efficacité du MCGG (Durandet al., 2001a et 2001b) ont aussi montré que celui-ci avait produit des effets significatifs pour les aînés, comme la diminution du désir d’être admis en centre d’hébergement, la réduction du fardeau de leurs proches aidants et la diminution des retours à l’urgence, sans coût supplémentaire.

L’aspect financier demeure toutefois une source de friction : « Je te dirais que le seul point où c’est plus chatouilleux, c’est quand on a des sous en plein milieu de la table, ça c’est partout pareil. […] chacun défend ses affaires » (Gestionnaire R1). Sur ce plan, il est sans doute utile de rappeler que le MCGG est créé en période de compressions budgétaires. Sa conception et sa mise en oeuvre se font donc, pour l’essentiel, sans ressources additionnelles, hormis certains fonds limités et ponctuels alloués par la Régie. Or, le renforcement de la coordination des services implique l’ajout d’heures de travail. En conséquence, plusieurs gestionnaires doivent y consacrer du temps en sus de leurs responsabilités usuelles, ce qu’un répondant qualifie avec une pointe d’humour d’« enrichissement des tâches ». Quant aux fonctions de gestion de cas, elles ont été confiées à des intervenants sociaux déjà au service de l’un ou l’autre des établissements membres de la Table.

Au début des années 2000, le MCGG semble néanmoins solidement implanté. Ni son existence ni celle de la Table n’est remise en cause en dépit du départ en cascade de trois influents DG et du fait que la direction de l’HDA continue de privilégier la fusion des établissements du territoire.

Une fois que s’est érigée une culture inter-établissement et un sous-système inter-établissement, je pense pas qu’il y ait un établissement qui peut avoir le courage – parce qu’il va se faire ramasser – ou la volonté de modifier ce phénomène-là, qui est maintenant système. Il y en a pas un ! C’est comme si ça s’était développé à travers la vision, une cohésion de l’ensemble des DG […]. La pérennité s’assure par le fait que c’est ancré maintenant comme système inter-établissement.

Gestionnaire R1

Le système de concertation à trois paliers est perçu comme un point fort du MCGG. Il permet non seulement de coordonner les actions d’acteurs d’un même niveau hiérarchique, mais aussi celles d’acteurs de niveaux hiérarchiques différents : « les trois niveaux de concertation sont essentiels, ils doivent être présents, fonctionnels et les liens de communication et d’échange doivent être bien identifiés […] pour tout le monde. […] sinon on reste avec des incompréhensions pis des dysfonctionnements qui sont inutiles » (Chercheur R1). L’efficacité du MCGG tient pour beaucoup au fait qu’il repose sur une vision partagée qui se manifeste par une responsabilité collective et un partage des pouvoirs.

Pour moi, c’est une imputabilité partagée, mais le défi c’est […] qu’on la ressente à tous les niveaux, que ce soit une coresponsabilité. Donc, c’est d’être capable de joindre le clinique avec l’administratif. […] je veux bien, moi, être responsable, mais si il y a un problème, il faut juste avoir des instances pour les régler ces problèmes-là.

Intervenant R1

Les représentants du secteur communautaire manifestent toutefois un intérêt mitigé à faire partie de la Table et du CCSG. Bien que leur participation puisse les aider à mieux comprendre le fonctionnement des établissements, à se faire connaître d’eux et à partager leur expertise, les sujets abordés et le jargon utilisé sont perçus comme étant parfois sans lien avec leur « réalité terrain ». Néanmoins, la collaboration avec les établissements des Bois-Francs est en général jugée excellente, comme en témoigne la représentante d’un centre d’action bénévole (R1) : « Il y a des ententes verbales […]. On s’est assis ensemble puis on a dit : on n’a pas besoin de commencer à signer des papiers entre nous autres, les partenaires ; on doit être capable de se faire confiance ».

L’interaction des acteurs engagés dans la conception et la mise en oeuvre du MCGG et d’une équipe de recherche est venue, selon plusieurs répondants, étayer le projet d’intégration : « la recherche vient objectiver les affaires puis donner une perspective. […] c’est ça, je dirais, qui a été le déclencheur, qui a fait en sorte qu’on a développé au fur et à mesure cette vision-là, cette perspective-là » (Dirigeant R1). Le fait que le médecin-conseil soit à la fois un acteur clé dans la conception du MCGG et un membre à part entière de l’équipe de recherche a joué dans le même sens. « On avait là déjà le noyau avec [le médecin-conseil] qui était, je dirais, le moteur, la locomotive dans la région et qui faisait aussi partie intégrante de l’équipe, parce qu’elle était quelqu’un qui nous alimentait énormément sur tout ce qui se passait » (Chercheur R1).

Six ans après son lancement, le MCGG est bien établi et, du point de vue de ses concepteurs et des personnes qui y oeuvrent, il continue de donner de bons résultats. La phase intense de conception, de mise en place et de rodage de ce système de coordination et de son système d’information semble toutefois avoir épuisé le potentiel d’innovation qui prévalait jusque-là. En effet, après avoir été reconnu comme avant-gardiste tant par la régie régionale que par le MSSS, qui s’y réfère dans ses Orientations ministérielles sur les services offerts aux personnes âgées en perte d’autonomie (MSSS, 2001)[9], le MCGG voit son développement s’essouffler. Au début de l’année 2003, les deux coordonnateurs cèdent tour à tour leur poste après avoir contribué à porter « à bout de bras » le continuum de services (CCSG, 6-02-03). La volonté d’améliorer le modèle et de se coordonner entre les paliers de concertation s’étiole : « La Table de concertation n’a pas gardé la même constance. […] tout le monde a pas le temps, tout le monde dit qu’ils ont pas le temps » (Gestionnaire R1). « Il n’y a pas d’attente de développement puis de vision. […] Chacun influence par en-dessous, par en bas ce qu’il voudrait changer. Ça fait qu’on a un problème de leadership » (Dirigeant R1).

Cette situation se manifeste l’année même où le système sociosanitaire québécois entre dans une nouvelle période de réforme. Nous y reviendrons plus loin après avoir montré en quoi l’expérience des Bois-Francs en matière de coordination des services aux aînés, qui a eu cours de 1984 à 2003, constitue une innovation.

De l’invention à l’innovation

Depuis les années 1980, plusieurs chercheurs se sont penchés sur les processus d’innovation en contexte organisationnel. Certains, dont Rogers (2003), ont proposé un modèle séquentiel de ces processus. Des études empiriques ont toutefois montré que la linéarité de ce modèle ne correspondait pas au caractère erratique et imprévisible des innovations organisationnelles (Akrich, Callon et Latour, 1988a et 1988b ; Fonseca, 2002 ; Van De Ven et al., 1999).

À la suite de Schumpeter (1934), Alter (2000, 2002) établit une distinction cruciale entre invention et innovation. L’invention est « la création d’une nouveauté technique ou organisationnelle […] alors que l’innovation représente l’ensemble du processus social et économique amenant l’invention à être finalement utilisée, ou pas » (Alter, 2002, p. 16). L’invention n’est que le point de départ d’un procès d’innovation dont le déroulement et le résultat sont indéterminés a priori. Quels que soient sa valeur intrinsèque et ses avantages présumés, une invention ne deviendra une innovation que si elle a du sens pour les personnes qui auront à la concrétiser et que celles-ci acceptent de modifier leurs représentations et leurs pratiques en conséquence.

C’est donc dire que, dans tous les cas, une innovation est dans « une situation de mouvement et d’incertitude » (Alter, 2002, p. 20). Le sens que les acteurs vont lui donner n’est « ni prévisible ni prescriptible » (Alter, 2002, p. 16), car si les dirigeants peuvent « décrét[er] d’imposer la nouveauté qu’ils ont élaborée à l’ensemble du corps social » (Alter, 2002, p. 24), ils ne sont pas en mesure de décréter une innovation. Celle-ci dépend en effet d’une série d’actions exécutées par une variété d’agents − des « innovateurs du quotidien » (Alter, 2002, p. 22) – dans le but d’adapter une invention aux conditions propres à leur contexte. La durée du passage de l’invention à l’innovation est déterminante puisqu’elle permet d’imaginer des usages et de s’approprier l’innovation. Le processus s’achève lorsqu’il y a institutionnalisation de l’innovation et création d’un nouveau cadre normatif pour soutenir l’action.

Si l’on suit cette ligne de pensée, le modèle d’organisation en réseau que la Table de concertation des Bois-Francs cherchait à instaurer était d’abord une invention en matière d’offre de services aux aînés. Cette invention a par la suite donné lieu à un processus d’innovation, c’est-à-dire au façonnement par différents groupes d’acteurs – dirigeants, gestionnaires et intervenants de divers établissements, chercheurs – de façons de faire qui chargent cette invention de sens et la rendent effective.

Mintzberg et Glouberman (2001) dégagent quelques pistes susceptibles d’éclairer ce passage, incertain et parfois difficile, de l’invention à l’innovation. Selon ces auteurs, c’est en conjuguant l’ajustement mutuel et la standardisation des normes qu’il est possible de remédier aux cloisonnements engendrés par la spécialisation poussée des activités qui caractérisent les systèmes de santé.

L’ajustement mutuel est la forme la plus directe de coordination : deux ou plusieurs personnes s’adaptent simplement les unes aux autres, par des échanges informels, à mesure que le travail progresse. Cette souplesse permet de faire face aux imprévus et d’apporter des solutions pragmatiques à des problèmes administratifs ou cliniques complexes. Cette capacité d’ajustement est renforcée lorsque les acteurs partagent les mêmes normes et qu’ils connaissent ainsi les attentes des autres à leur endroit et vice versa. Dès lors, les membres d’un système organisé peuvent nourrir une culture de collaboration, fondée sur la confiance et le respect, qui transcende les clivages entre sous-cultures professionnelles ou organisationnelles. Ce sont des « attitudes internalisées » plutôt que des « contrôles externalisés » qui guident alors les pratiques (Mintzberg et Glouberman, 2001, p. 75).

Les matériaux présentés ci-dessus suggèrent que l’ajustement mutuel et la standardisation des normes ont effectivement été au coeur du processus qui a permis d’instaurer le MCGG. C’est d’abord en participant aux réunions de la Table de concertation que les DG des établissements des Bois-Francs se sont progressivement donné une responsabilité conjointe dans l’organisation de services aux aînés en perte d’autonomie de leur territoire. Pour atteindre ce consensus, les DG ont fait appel à des agents de recherche et à des chercheurs qui ont diffusé ou produit des connaissances qui ont servi à étayer le cadre normatif du MCGG en en montrant la pertinence et la faisabilité.

Lorsque la Table a été saisie de la solution proposée au problème d’engorgement de l’urgence de l’HDA, cette solution n’était rien de plus qu’une invention. Le service de gériatrie communautaire n’existait en effet que sur le papier et dans l’esprit de son concepteur. C’est par un intense travail collectif de discussion et de négociation, tant au CCSG qu’à la Table, que les participants se sont approprié cette invention et l’ont « mise à leur main », entamant ainsi un processus d’innovation qui allait mener à l’instauration du MCGG.

Ce processus s’est poursuivi une fois le MCGG mis sur pied. Le recours à un mécanisme de coordination à trois niveaux (Table, CCSG et équipe d’intervenants pivots) a favorisé l’adhésion d’une grande variété d’acteurs au projet d’intégration des services en permettant d’établir un dialogue à l’intérieur de chaque palier hiérarchique et, phénomène plus rare, entre eux. Tant les cadres intermédiaires que les gestionnaires de cas ont pu faire valoir leur point de vue sur les écueils rencontrés sur le terrain et relayer efficacement ces préoccupations aux chefs d’établissement par l’intermédiaire d’un « parrain ». Il en est résulté une capacité d’action collective qui a permis de repérer les problèmes de fonctionnement du MCGG et d’y remédier rapidement.

La conception et le développement du SIGG participent de la même logique. C’est en réponse aux délais occasionnés par la circulation de dossiers cliniques sur support papier dans un réseau intégré de services que s’est imposée la nécessité de doter le MCGG d’un système d’information interorganisationnel et qu’il a été par la suite possible, en dépit de moyens limités, de concevoir et d’améliorer un SIGG adapté aux conditions locales.

En 2003, au moment où une nouvelle réforme du système sociosanitaire s’amorce, le MCGG est institutionnalisé. En dépit du remplacement de plusieurs DG et de coordonnateurs engagés de longue date dans le projet, le recours au MCGG demeure la manière normale de se coordonner lorsqu’il s’agit d’offrir des services aux aînés en perte d’autonomie. Toutefois, le départ de ces acteurs centraux dans le processus d’innovation n’est pas sans affecter l’ajustement mutuel qui sous-tendait le partage de normes de concertation. À cet effritement normatif s’ajoute la « lassitude des acteurs », pour lesquels l’innovation représente un coût qu’ils doivent absorber (Alter, 2002). De ces deux phénomènes résulte une sorte de passage à vide du processus d’innovation. Avec la mise en oeuvre de la nouvelle réforme, d’autres mécanismes de coordination que ceux privilégiés dans les Bois-Francs gagneront en importance, non sans influer sur les conditions de poursuite de l’innovation.

Une innovation à l’épreuve d’une réforme visant l’intégration des services

En décembre 2003, l’Assemblée nationale adopte le projet de loi 25, qui marque le point de départ d’une nouvelle réforme du système québécois de la santé et des services sociaux. Cette réforme vise à accroître l’intégration des services en s’inspirant de deux principes cardinaux : la responsabilité populationnelle et la hiérarchisation des services (MSSS, 2004). Pour ce faire, le MSSS mise sur la coordination et l’animation de réseaux locaux de services (RLS). Ainsi, une « instance locale » verra à mettre en relation « tous les acteurs concernés par les services offerts à [la] population [de] son territoire » (MSSS, 2004, p. 13). Cette instance est le centre de santé et de services sociaux (CSSS), nouvelle catégorie d’établissement qui naît de la fusion des CLSC, des CHSLD et, dans la plupart des cas, du ou des hôpitaux d’une sous-région. À l’échelle du Québec, 95 CSSS sont ainsi créés. Chacun d’eux est tenu de réaliser un projet organisationnel et clinique. En pratique, le volet organisationnel consiste avant tout à concevoir et à mettre en place l’organigramme du CSSS et à doter les postes d’encadrement nouvellement instaurés ; le volet clinique consiste pour sa part à préparer une série de plans d’organisation pour des programmes-services ciblant des catégories spécifiques d’usagers comme les aînés en perte d’autonomie et les personnes souffrant d’un cancer.

De quelle manière ce projet ministériel est-il venu soutenir le processus d’innovation en cours depuis près de deux décennies dans les Bois-Francs ? Comme nous le verrons, divers éléments indiquent qu’il a davantage entravé le processus d’innovation qu’il ne l’a stimulé.

Les entrevues que nous avons menées en 2009 et 2010 avec des gestionnaires du CSSS d’Arthabaska-et-de-l’Érable − l’instance locale née du regroupement obligatoire de l’ensemble des établissements membres de la Table – révèlent un fort degré de conviction quant à la nécessité d’améliorer la coordination entre les dispensateurs de services : « Le constat global [sur la réforme] : c’était une nécessité » (Gestionnaire R2). Par contre, tous ne sont pas d’avis que les fusions d’établissements étaient le passage obligé pour y parvenir : « ce n’est pas le fait de fusionner qui fait que les gens se parlent. […] je ne pense pas que ça favorise naturellement l’intégration de services. […] il faut qu’il y ait une volonté de changer les choses, sinon ce n’est pas parce qu’on se fusionne que ça se fait magiquement » (Gestionnaire R2).

Certains estiment par ailleurs qu’ils n’ont pas eu les ressources suffisantes pour mener à bien la réforme.

Si on avait pris la peine de mettre […] quelques centaines de milliers de dollars pour avoir une équipe de transformation et maintenir cette équipe de transformation-là sur 7-8 ans pour soutenir l’innovation, l’organisation du travail, etc., je pense qu’on aurait un modèle exceptionnel à vendre ailleurs. Mais on n’a pas eu ce levier-là. Donc, à le faire sur le tas, sur le bras, on se retrouve avec des cadres qui sont pas tout à fait à la bonne place, on se retrouve avec des gens épuisés, écoeurés du changement [et] de la mobilité qui leur est forcée. Et ça, humainement, ça a un poids.

Dirigeant R2

Une fois en poste, les membres de la haute direction du CSSS se sont d’abord approprié les différents volets de la réforme pour ensuite en faire la promotion auprès des cadres intermédiaires et des intervenants. Cette démarche ne va pas toujours de soi et les cadres intermédiaires, en particulier, se sentent parfois dépourvus d’arguments pour convaincre les intervenants de la valeur ajoutée des transformations en cours : « [Parfois] on a de la misère à trouver le rationnel, c’est ça, tu sais. Et même moi, les gens, j’ai de la misère à leur expliquer le rationnel » (Gestionnaire R2).

En ce qui concerne plus particulièrement les services aux aînés, les gestionnaires interviewés remettent en cause le caractère novateur du modèle prôné par le MSSS et la présomption qu’il allait automatiquement engendrer les résultats souhaités.

Il y a une partie de nos gens, tant gestionnaires que cliniciens, qui ne comprenaient pas […] cet esprit de « nouveauté ». […] Au début des années 90 déjà, les gens âgés faisaient partie d’une des priorités même de l’hôpital. Donc, prendre en charge la population âgée ça faisait partie du décor du réseau de l’époque. […] Il y avait peu de choses nouvelles. […] c’est difficile de vendre qu’il allait y avoir un plus. […] ça n’a pas été facile à expliquer.

Dirigeant R2

L’examen des rapports annuels de gestion de 2004-2005 à 2009-2010 montre qu’une fois le projet organisationnel en place, l’orientation la plus structurante poursuivie par la direction du CSSS en matière de services aux aînés s’inscrit dans la lignée du plan d’action ministériel Un défi de solidarité, moins centré sur l’intégration des services que sur la « diversification des formules de logement » (MSSS, 2005, p. 5). Ainsi, dans son Plan de développement des services aux personnes âgées 2007-2010, la direction du CSSS fait écho au plan d’action ministériel et prévoit augmenter l’offre de places en résidences d’accueil et en ressources intermédiaires et, en contrepartie, fermer des lits en CHSLD (CSSSAÉ, 2008).

Les gestionnaires décrivent les années post-réforme comme une période où le discours de responsabilisation des CSSS est contredit par la centralisation de plusieurs décisions au MSSS. Cette période est également vue comme étant remplie de nouvelles « commandes » ministérielles qui viennent réduire leur marge de manoeuvre.

Le message du Ministère en arrière de ces transformations-là : on va responsabiliser les CSSS, les réseaux locaux de services, l’organisation des services… Pis que toutes les commandes descendent top down avec les cibles attachées comme ça. […] y avait une pensée magique qui n’est pas actualisée pas du tout.

Dirigeant R2

On a un budget […] on va dire tagué, pour tel type de clientèle, pour tel type de problématique. Mais, à partir du moment où c’est une commande : est-ce qu’on a vraiment ce besoin-là […] dans notre milieu ? La prétention de la commande […], c’est que : « Bien, oui ! ». Mais, dans les faits, si on n’a pas ce type de clientèle-là qui nous font la demande… Et ça crée des inconforts. […] il y a une souplesse […] qu’on a probablement perdue.

Gestionnaire R2

Si les gestionnaires disent devoir s’affairer à répondre aux commandes ministérielles, celles-ci ne sont pas sans susciter des questionnements : « c’est pas toujours évident pour nous, à quoi ils ont pensé au Ministère » (Gestionnaire R2). Par exemple, pour les aînés en perte d’autonomie, les orientations retenues dans les Bois-Francs consistaient à « voir le maximum de personnes en soutien à domicile pour tisser un filet social quitte à les voir moins souvent » (Dirigeant R2). Or, cette façon de faire s’écarte de celle que préconise le MSSS.

Le Ministère, lui, a pour son dire : […] même si vous voyez moins de personnes âgées, les personnes qui en ont besoin, faut qu’elles aient le maximum de services. Donc, une intensité plus grande pis un volume d’usagers différents inférieur. […] Nous, depuis 25 ans dans la région, on fait tout à fait le contraire. On se dit notre continuum de services sert à dresser un filet de sécurité autour de toute notre population âgée. […] C’est là que ça vient nous chercher […] nous on pense qu’avec ça on perd des gens dans la communauté […]. Et compte tenu qu’on a des budgets de développement […] pis qu’on nous demande d’atteindre certaines cibles là, nous, on s’est calqué sur ce que le Ministère nous demande même si on le voit comme étant contre-nature un peu.

Dirigeant R2

En outre, des gestionnaires soutiennent que les indicateurs utilisés dans les ententes de gestion traduisent une vision réductrice des services aux personnes âgées. À leurs yeux, le recours à des indicateurs essentiellement volumétriques soutient mal le projet d’intégration qui a pris forme sur le territoire bien avant le lancement du projet organisationnel et clinique du MSSS.

On ne mesure pas l’intégration dans ça ! […] L’intégration des services c’est aussi le client à la bonne place, […] et on ne mesure pas ça si le client est à la bonne place. […] C’est aussi la satisfaction de la clientèle… et on ne mesure pas ça ou on ne le fait pas assez… c’est aussi le fardeau sur les aidants naturels, on ne mesure pas ça, […] le désengorgement […] des hôpitaux, dû à ça, on ne mesure pas ça ; […] ce n’est pas la reddition de compte au niveau de ces quelques facteurs-là – le nombre d’interventions, le nombre de personnes touchées – qui nous dit que l’intégration est réussie là, pas du tout.

Dirigeant R2

La stratégie retenue par le MSSS pour faciliter le partage d’informations cliniques vient aussi interférer avec les acquis des Bois-Francs dans ce domaine. Lancée en 2006, l’application RSIPA (réseau de services intégrés aux personnes âgées) visait à informatiser et à mettre en réseau les dossiers cliniques des aînés à la grandeur du Québec. Chez les gestionnaires du CSSS, le RSIPA est vu comme un net recul par rapport au SIGG.

Le SIGG va être remplacé par RSIPA éventuellement. […] mais RSIPA, ça fait 10 % de ce que notre SIGG fait là. L’outil de l’évaluation multi-clientèle est pas intégré, y a différents outils là qui sont pas intégrés dans RSIPA qui sont intégrés dans notre système là. […] Y vont venir nous défaire ça. Ça fait partie […] des incohérences du système. […] c’est pas un encouragement à développer des services pis à être innovateur […].

Dirigeant R2

Des gestionnaires signalent néanmoins que la création d’un établissement unique a permis de faire des gains dans l’utilisation des lits de l’hôpital. « Là on est de la même organisation que l’hôpital, quand l’hôpital est engorgé […] on dit qu’on se tire tous dans le pied parce que quand t’as des gens qui sont là, tes lits roulent pas, ça coûte une fortune » (Dirigeant R2).

En contrepartie, des gestionnaires perçoivent une détérioration des relations avec les partenaires du réseau local de services.

Tout ce qui regarde le réseau de la santé, les réseaux publics, c’est nous autres. […] pis après ça, c’est les groupes communautaires […] et le communautaire cherche à s’éloigner pour pas se faire bouffer par nous. [Ça] fait que la table de réseau local ne sert qu’à s’informer de ce vers quoi on s’en va, mais on n’a plus les beaux projets de transformation qu’on pouvait avoir. […] c’est nous autres [le CSSS] qui dicte un peu vers là où on s’en va pis ça c’est un peu triste […]. Ça fait que le réseau public s’est amélioré, [...] mais avec les partenaires, ça s’est détérioré ou, au mieux, ça a stagné.

Dirigeant R2

De leur côté, les intervenants du CSSS conviennent, tout comme les gestionnaires, de la nécessité de fournir des services intégrés et individualisés aux aînés. Mais ils sont loin d’être convaincus que la voie empruntée par le MSSS et relayée par leurs supérieurs ait porté fruit. Sept ans après le lancement du projet organisationnel et clinique du MSSS, ils estiment que sa valeur ajoutée à l’organisation des services aux personnes âgées demeure très limitée : « Nous, on avait déjà changé de par le continuum, tu sais » (Intervenant R2). Plus que les gains obtenus, ce sont les pertes qui leur apparaissent manifestes. Ils craignent qu’en raison de la priorité accordée à la sortie des patients âgés hospitalisés, les approches préventives ou palliatives de soutien à domicile soient en train de reculer, au détriment des aînés à domicile en situation de vulnérabilité et de grande précarité. Plusieurs intervenants avancent que cette « priorisation de l’hôpital » s’est accentuée avec la création du CSSS.

Avec cette réforme-là, c’est qu’on a un double discours. On essaie de garder nos personnes âgées le plus longtemps possible à domicile mais on ne leur offre rien. Quand l’hôpital déborde, ce n’est plus le domicile qui est important, c’est l’hôpital. […] On soutient l’hôpital, on ne soutient plus le domicile avec la belle réforme. On trouve cela très difficile, mais c’est comme ça.

Gestionnaire de cas R2

De l’avis de certains intervenants, la place occupée par l’hôpital va au-delà de la priorité qui doit être accordée à la sortie des personnes hospitalisées. C’est le « modèle hospitalier » qui tend à se répandre.

Ils instaurent toutes sortes de documents, de feuilles pour aider les gens à détecter, […] s’il y a risque de plaies, s’il y a ci, s’il y a ça. Bon. […] Mais là, il suffit qu’on soit fusionnés, ils nous intègrent ça. […] Ils créent des outils, mais finalement ça répond au contexte hospitalier […] mais pas au contexte de soins à domicile.

Intervenant R2

Au total, tant les dirigeants, les gestionnaires que les intervenants ont une appréciation plutôt mitigée du projet organisationnel et clinique mis de l’avant par le MSSS. Leurs propos laissent entrevoir une certaine résignation, comme en témoigne l’extrait suivant sur l’intensité des services à domicile : « […] on n’a pas d’écoute là-dessus. […] Donc, on a fini par lâcher prise à un moment donné là… malheureusement. […] on fait affaire [avec] l’Agence là, pis souvent ce qu’on va nous dire, c’est regarde [X], c’est comme ça, c’est comme ça » (Dirigeant R2).

La réforme, qui visait pourtant à favoriser l’intégration des services, ne semble donc pas avoir eu l’effet escompté dans un territoire où cet objectif, pour ce qui est des aînés en perte d’autonomie, était pourtant prioritaire et largement partagé. Ci-dessous, nous avançons que cet apparent paradoxe tient en bonne partie à la conception même du changement qui inspirait la réforme et à ses effets sur la poursuite d’un effort d’innovation.

Innovation et conception hiérarchique du changement

Bien souvent, le recours à l’ajustement mutuel et à la standardisation des normes est mis à mal dans les organisations contemporaines : « [...] the problem is that the forces of specialization, of managerialism, and of fiscal restraint have put both these mechanisms under increasing attack to the detriment of overall performance » (Mintzberg et Glouberman, 2001, p. 75). En effet, les dirigeants de ces organisations tendent à leur substituer des mécanismes qui s’appuient sur la hiérarchie administrative, soit la supervision directe, la standardisation du travail et la standardisation des résultats.

La supervision directe consiste à rendre quelqu’un, qui ne donne pas lui-même le service, responsable de coordonner le travail à faire. Dans les systèmes de santé, elle conduit à l’adoption de « solutions sur papier » : « perpetual reorganizations, strategic planning as a wish list, grand studies with big reports. Somehow it is assumed that shuffling words and boxes on pieces of paper will solve the problems driven by technology and professional specialization » (Mintzberg et Glouberman, 2001, p. 74). Quant à la standardisation du travail et à celle des résultats, elles reposent sur l’idée que le travail professionnel peut être contrôlé de manière technocratique. Or, rappellent les auteurs, c’est précisément parce qu’il fait intervenir un jugement nuancé et non une simple application directe d’une procédure préétablie que ce travail revêt un caractère professionnel.

Ces trois mécanismes participent de ce que Dupuis et Farinas qualifient de « modèle organisationnel hiérarchiste et mécaniste » (Dupuis et Farinas, 2010, p. 52). « Les idées à la mode sur la gestion par résultats et la reddition de comptes claire et transparente fondée sur l’imputabilité des dirigeants et sur des indicateurs et des cibles relèvent de cet archétype organisationnel qui nous fait voir l’organisation comme une machine » (Dupuis et Farinas, 2010, p. 53). Selon ces auteurs, c’est l’adoption d’un tel modèle qui caractérise la réforme du système sociosanitaire québécois annoncée en 2003. Celle-ci s’inscrit plus largement dans les efforts de modernisation de l’État québécois, inaugurés par l’adoption de la Loi sur l’administration publique en l’an 2000 (Côté, 2006). Les responsabilités accrues qui sont confiées aux CSSS s’accompagnent ainsi d’une reddition de comptes fondée sur des résultats mesurables : « La gestion sera orientée en fonction de cibles précises, résultant de priorités ministérielles et visant à améliorer la santé et le bien-être de la population de même que l’efficacité des services » (MSSS, 2004, p. 3). Au moyen d’ententes de gestion, cette imputabilité suit une ligne hiérarchique qui va des CSSS aux nouvelles agences régionales et au MSSS (Nguyen, Gendron et Bordeleau, 2007).

Avec la réforme, le développement du réseau intégré de services aux aînés des Bois-Francs doit ainsi frayer sa voie parmi les inventions imposées par le MSSS pour faire face aux problèmes d’organisation des services : création du CSSS, responsabilité populationnelle, réseau local de services, application RISPA et indicateurs de résultat par programme clientèle. Le contraste entre la dynamique du changement avant et après la réforme est frappant. Avant 2003, c’est avant tout la résolution de problèmes définis localement qui anime la collaboration des dirigeants et gestionnaires des Bois-Francs. Avec la réforme, ceux-ci voient une bonne partie de leur énergie réorientée vers le déploiement d’actions visant à répondre aux diverses commandes reçues du Ministère.

La première de ces commandes est de mettre sur pied le CSSS et de concrétiser sa responsabilité populationnelle. Pour ce faire, les dirigeants du CSSS disposent de peu de temps et ne peuvent compter sur une « équipe de transformation » qui aurait pu travailler à ce que le projet organisationnel et clinique vienne soutenir un processus d’innovation qui, comme on l’a vu plus haut, montrait déjà quelques signes d’essoufflement. En outre, comme plusieurs cadres perdent leur poste et que d’autres en intègrent un nouveau, il faut refaire une partie des liens établis par le passé et trouver sa place dans une organisation plus grande et plus complexe. À défaut de pouvoir convier leur personnel à poursuivre le travail d’innovation en profitant de l’impulsion de la réforme pour revitaliser le MCGG, les dirigeants du CSSS s’efforcent de « faire descendre » le projet ministériel aux cadres et aux intervenants, qui peinent à se convaincre de son utilité. Cette conjoncture contraste avec celle qui prévalait avant la réforme. Les acteurs engagés dans la conception et la mise en oeuvre du MCGG avaient alors pris le temps nécessaire pour se donner des normes d’action communes avec le soutien d’une équipe de chercheurs.

Les fusions d’établissements s’accompagnent souvent d’effets non voulus qui en réduisent les avantages (Demers, 2013 ; Demers, Dupuis et Poirier, 2002). C’est que la fusion, en accroissant la taille de l’organisation, entraîne sa bureaucratisation. Celle-ci se manifeste par une tendance à ralentir la prise de décisions et à uniformiser les règles, souvent en faveur de l’hôpital, où le travail se prête davantage à l’utilisation de protocoles. Cette tendance s’accentue lorsque l’organisation est assujettie à la standardisation de ses résultats, comme c’est le cas avec la reddition de comptes imposée par le MSSS au milieu des années 2000.

D’une part, les activités de collecte, de traitement et de transmission de ces informations consomment des ressources qui ne peuvent servir à dispenser ou à coordonner les services. D’autre part, les indicateurs existants ne permettent pas de juger du degré d’intégration des services puisqu’ils portent uniquement sur le volume de services dispensés ; de surcroît, ils imposent les mêmes cibles à tous les CSSS, indépendamment de leur contexte. L’imposition de tels indicateurs, dont l’atteinte détermine parfois l’allocation de budgets supplémentaires, nuit en définitive à l’intégration des services. Les acteurs des Bois-Francs perçoivent une incohérence entre la centralisation, au MSSS, des choix d’allocation budgétaire et des cibles à atteindre et la décentralisation qu’appelle l’idée même de responsabilité populationnelle, décentralisation que revendiquait déjà la Table de concertation.

Dans la logique hiérarchique que le Ministère apparaît privilégier, la création des CSSS est censée faciliter l’intégration des services en confiant à une direction unique la coordination de services jusque-là partagés entre des organisations juridiquement autonomes. Dans les Bois-Francs, la fusion semble en effet avoir facilité la coordination des services qu’offre le CSSS aux aînés. Cette avancée semble toutefois davantage tenir à l’adhésion de ses dirigeants à une norme commune, celle d’éviter que des personnes âgées qui n’ont plus besoin de soins actifs séjournent inutilement à l’hôpital. De leur côté, les intervenants ne partagent pas tous cette norme, du fait qu’elle va à l’encontre de celle qui prédominait avant la réforme, soit d’offrir aux personnes âgées qui souhaitent vieillir chez elles des services de soutien adéquats.

Par ailleurs, la fusion contribue à distendre les liens entre le CSSS, responsable du RLS, et les organismes communautaires, qui en font partie. La concertation – qui suppose que les partenaires puissent s’influencer et se faire confiance – se concilie difficilement avec la disproportion des ressources et des pouvoirs (Demers, Pelchat et Côté, 2002).

Innover dans un système complexe

D’entrée de jeu, nous avons fait nôtre la proposition d’Alter (2002) voulant que l’étude d’un processus d’innovation conduit à raconter une histoire. En puisant au matériel collecté lors de deux recherches réalisées à des périodes distinctes de l’évolution du réseau intégré de services aux aînés des Bois-Francs, nous en avons posé quelques jalons. Quels enseignements peut-on en tirer quant au soutien aux processus d’innovation ?

Dans cet article, nous avons soutenu que l’expérience des Bois-Francs en matière d’offre de services aux personnes âgées était une authentique innovation, du fait qu’elle constituait une première au Québec et qu’elle a exprimé et produit un « nouveau cadre normatif » (Alter, 2002, p. 26). Outre le caractère précurseur du réseau intégré de services mis en place, il nous semble que cette expérience est exemplaire du travail collectif qui doit être accompli, par une variété d’acteurs de professions, de localisations et de niveaux hiérarchiques différents, pour qu’une telle invention prenne racine et dure, quel qu’en soit le milieu et le degré de nouveauté. Sous cet angle, favoriser l’intégration des services suppose que l’on fasse confiance au jugement des personnes qui auront à la réaliser et qu’on leur fournisse des moyens pour y travailler (Demers et Lavoie, 2007).

Si les dirigeants d’une organisation imposent une invention, comme un modèle particulier d’intégration des services, ses utilisateurs s’y conformeront plutôt que d’innover. Le risque est alors grand qu’une telle « invention dogmatique » (Alter, 2002) ne livre pas les fruits escomptés. En revanche, si l’invention amorce un « processus créateur » (Alter, 2002) au cours duquel ses utilisateurs disposent de suffisamment de temps et de moyens pour faire des découvertes intermédiaires et s’approprier l’invention, les chances de succès s’en trouvent considérablement accrues. Ce fut le cas dans les Bois-Francs avant la réforme.

Considérée sous cet angle, la fusion d’établissements est au plus un moyen parmi d’autres pour en arriver à créer cette capacité collective d’action qui transcende la division horizontale et verticale du travail prévalent dans tout système sociosanitaire (Glouberman et Mintzberg, 2001). Le recours à la supervision directe ne résout toutefois rien en lui-même. Il peut même nuire quand il suscite l’animosité à la suite d’une fusion forcée. Pour être utile, il doit avant tout servir à soutenir deux modes de coordination peu reconnus parce que difficiles à formaliser et à prescrire : l’ajustement mutuel et l’adhésion à des normes communes.

Il en va de même pour les indicateurs de procédés de travail et de résultats. Appropriés pour régir des activités clairement définies, celles-là mêmes qui se prêtent à une quantification fiable, ils peuvent au contraire desservir l’accomplissement de tâches complexes, comme la coordination dans le temps et l’espace de services multiples. Pour être utiles, des indicateurs d’intégration des services doivent être compris par les personnes chargées de la réaliser, porter sur des éléments qu’elles estiment importants et permettre l’apprentissage et l’amélioration.

La différence, peut-être la plus fondamentale, entre les deux périodes couvertes par notre étude tient à ce que la réforme a retiré l’initiative de l’innovation des mains des intervenants et des gestionnaires qui l’avaient pensée et réalisée. Certes, on ne peut présumer que l’évolution de cette innovation aurait été positive si la réforme n’avait pas eu lieu. Chose certaine, toutefois, quels que soient l’époque et le lieu, il importe de fournir aux dirigeants, aux gestionnaires et aux intervenants du « réseau » les conditions pour qu’ils acceptent de devenir les « innovateurs du quotidien » (Alter, 2002) sans lesquels une invention risque de n’avoir de l’innovation que l’apparence.