Article body

En 1984, à l’occasion du 60e anniversaire de l’Union catholique des cultivateurs (UCC, devenue en 1972 l’Union des producteurs agricoles, UPA), paraissait l’Histoire du syndicalisme agricole au Québec, UCC-UPA 1924-1984, de l’historien de l’Université de Sherbrooke Jean-Pierre Kesteman[1]. À l’époque, l’ouvrage offrait la première synthèse, historique ou sociologique, sur le sujet. Au moment de sa réédition vingt ans plus tard, il demeure le seul ouvrage de synthèse disponible[2]. En vérité, on pourrait simplement écrire « le seul ouvrage disponible » tellement cet objet de recherche est peu développé au Québec. Les seuls travaux portant sur le syndicalisme agricole sont de nature historique et se concentrent sur la pé- riode 1850-1960 (Belec, 1970 ; Fortin, 1971 ; Rivet, 1975 ; Migner, 1975, 1980 ; Beauchamp, 1979, 1985 ; Boisclair, 2002). C’est tout le contraire en ce qui concerne les autres aspects de l’agriculture, lesquels ont passablement retenu l’attention des universitaires[3]. Dans ces travaux, cependant, les aspects syndicaux sont presque toujours abordés de façon accessoire. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les recherches sur le syndicalisme et le coopératisme ouvriers sont beaucoup plus développées au Québec que celles portant sur le secteur agricole, un constat que font aussi Philippe Cardon et Georges Ubbiali pour la France[4].

On se réjouit a priori de cette réédition augmentée d’une présentation et d’une réécriture de la dernière partie qui intègre les vingt dernières années. L’ouvrage est ainsi divisé en quatre parties qui correspondent aux périodes charnières de l’histoire du syndicat, soit « Les premiers mouvements de cultivateurs et les débuts de l’UCC jusqu’en 1929 », une périodisation reprise des travaux de Migner (1975) ; « En quête d’une solidarité rurale : l’UCC de 1929 à 1952 », qui correspond à la période de solidification du syndicat ; « Vers le contrôle d’une agriculture de marché : l’UCC de 1952 à 1972 », qui renvoie à la laïcisation de l’organisation et à la lutte pour les plans conjoints ; enfin la dernière partie, « Le fer de lance d’une profession renouvelée : l’UPA de 1972 à 2004 », trace l’amorce de la « prise en charge générale du développement de l’agriculture » (chapitre 21) par la nouvelle UPA, assurée depuis 1972 d’être l’unique organisation autorisée à représenter les intérêts professionnels des agriculteurs. Les auteurs, précise Kesteman, ont choisi de ne pas retoucher le texte des trois premières parties et d’offrir plutôt, sous la plume de Guy Boisclair, une Présentation de la seconde édition qui apporte plusieurs ajustements à l’interprétation qu’offrait l’ouvrage originel[5].

Nous voudrions revenir sur les critiques qu’avait amenées Beauchamp (1985) lors de la parution du livre pour vérifier si les auteurs les ont prises en compte dans leur réédition. Dans un second temps, en utilisant le livre de Kesteman et al. comme contre-exemple, nous tracerons les contours d’un programme de recherche sociologique qui permettrait de mieux saisir la complexité du syndicalisme agricole québécois. Cet objet de recherche bénéficierait grandement en effet d’une approche théorique critique qui contrebalancerait la complaisance de certains intellectuels et universitaires québécois qui sont « copains comme cochons » avec l’UPA.

Un chantier ouvert, certes, mais déjà balisé

La démarche de révision que les auteurs ont privilégiée est tout à leur honneur, compte tenu notamment des critiques qu’avait apportées Beauchamp. Celui-ci écrivait que le livre comportait de multiples qualités sur les plans de la synthèse, de la clarté de l’exposition et du découpage historique, mais qu’on devait quand même « émettre de sérieuses réserves sur la démarche [méthodologique] », étant donné que « l’ouvrage se présente comme scientifique » (Beauchamp, 1985, p. 209-210). Il identifiait alors quatre types d’apories, méthodologiques ou de l’ordre de l’interprétation des faits historiques : « l’absence de références à plusieurs documents connus, l’utilisation sans précaution [sans « distance critique »] de quelques documents, certaines affirmations et interprétations [que des documents non utilisés contredisent], de même que certains oublis [d’événements ou de dynamiques importantes] » (Beauchamp, 1985, p. 210). La critique était celle d’un historien consciencieux et la presque totalité de son texte consistait à montrer, « preuves » et documents à l’appui, que Kesteman et ses coauteurs avaient parfois mal interprété l’histoire, qu’ils avaient fait certains choix spécieux quant aux documents et aux interprétations historiques et qu’ils reprenaient à leur compte certaines thèses historiques, en l’occurrence celles de Migner (1975) et de Morisset (1983), sans les remettre en contexte et sans mettre en doute leurs fondements[6]. À ce titre, la présentation de la seconde édition de Boisclair amène certaines précisions.

Quelques-unes des critiques de Beauchamp concernant la méthodologie de la recherche se rapportent à l’étape de la collecte et de la classification des données, travail qui fut placé sous la responsabilité de Guy Boisclair et de Jean-Marc Kirouac, figure de proue du syndicat depuis longtemps[7]. Beauchamp s’interrogeait à juste titre sur le rôle névralgique joué par Kirouac à cette étape de la recherche :

Qu’est-ce qui nous assure en effet que Jean-Marc Kirouac, après avoir été pendant près de quarante ans permanent à l’UCC-UPA, ne s’était pas construit une histoire implicite du mouvement et que cette histoire ne l’a pas guidé, sans doute à son insu, dans sa démarche de dépouillement, d’analyse et de rédaction ? Est-ce que la présence d’un assistant de recherche, bachelier en histoire, a pu contrebalancer ce risque ?

Beauchamp, 1985, p. 221.

Ce questionnement des fondements de la recherche et des intérêts des chercheurs est crucial dans le processus d’objectivation d’une démarche de recherche. Que nous offre Kesteman pour justifier la sienne ? Bien peu, lui qui soulignait en 1984 que le projet du livre « est né au sein même » (p. 7) de l’UPA, que son premier objectif est de « fournir aux agriculteurs du Québec une lecture globale, une vision à larges traits de l’histoire de leur principale association professionnelle » (p. 11), que le projet a donné lieu à « une collaboration originale » (p. 7) et à « un travail d’équipe imposant » (p. 13). Ce « travail d’équipe » signifie l’interaction entre, d’une part, une équipe de recherche formée de Kesteman, d’un jeune bachelier, d’une tête forte du syndicat et de l’équipe du Centre de documentation de l’UPA et, d’autre part, un « comité interne » de lecture composé de membres et de salariés de l’UPA, lequel comité « a formulé d’intéressants commentaires et d’utiles suggestions » (p. 14). Malgré que Kesteman se défende d’avoir rédigé, sur demande, « la version officielle de l’histoire de l’UCC-UPA » (p. 14), on peut raisonnablement se questionner sur l’influence réelle qu’a eue le syndicat sur les chercheurs, lui qui est connu pour sa grande capacité à diffuser le discours des dirigeants (p. 279, 295-304, 356-358, 361), sa tendance centralisatrice (p. 28-31, 353-356) et sa propension à étouffer la contestation interne (p. 330, 371-380, 392-393, 419), afin de promouvoir son « rêve corporatiste » (p. 417-418).

Le principal défaut de l’ouvrage réside dans son parti pris pour une histoire des structures centrales de l’UCC-UPA et pour une narration qui met cette dernière en valeur, avec un enthousiasme parfois exagéré (une conclusion à laquelle parvenait aussi Robert, 1988, p. 264). Il est ainsi évident que le terrain de la recherche a été clôturé par les commanditaires (l’UPA et son « service d’histoire ») et que ceux-ci ont pu, tout au long du processus, réaménager les piquets de la clôture. Pour reprendre le titre de Beauchamp en 1985, le chantier de l’histoire du syndicalisme agricole est encore ouvert, mais c’est un terrain déjà balisé par un regroupement professionnel qui a des intérêts de reconnaissance et de légitimation publique plutôt que des velléités scientifiques. C’est un terrain qu’on doit donc déclôturer avant de s’y engager.

Il ne faudrait toutefois pas se limiter à ces considérations pour discréditer le travail de Kesteman et al. En effet, dans la mesure où l’UCC-UPA a pratiquement toujours été le seul syndicat significatif en agriculture, dans la mesure où il a effectivement réussi à représenter la presque totalité des agriculteurs et considérant que son leadership ne fait presque aucun doute parmi les agriculteurs, les agronomes, la classe politique et les fonctionnaires, jusqu’à quel point peut-on parler, dans le cas du travail de Kesteman et al., d’histoire partielle ou partiale ? Malgré les critiques ci-dessus, l’ouvrage est tout à fait nécessaire pour l’avancement de la connaissance québécoise sur la pratique syndicale en milieu agricole. Il offre la première et la seule histoire synthétique du syndicalisme agricole et sa qualité historiographique est indéniable, même si les objectifs du projet déterminaient un produit relativement « grand public ». Ce travail prend en compte presque toutes les études disponibles au début des années quatre-vingt et laisse transparaître un ample travail de recherche complémentaire, le tout constituant une histoire riche et détaillée qui trace un portrait honnête et vraisemblable de l’évolution du syndicalisme agricole québécois dans ses dimensions les plus significatives. C’est aussi la conclusion de Robert (1988), alors que Beauchamp (1985) semble plus mitigé.

Cependant, si on se concentre sur la période postérieure au référendum sur le monopole de la représentation syndicale (1972), lequel marque un saut qualitatif dans l’évolution du syndicat, on constate que la richesse de l’information et la profondeur de l’interprétation s’amenuisent. La dernière partie de l’ouvrage, écrite par l’historien trifluvien Jocelyn Morneau, bien que s’inscrivant dans l’ensemble du livre, laisse un peu à désirer. Dans les pages qui suivent, nous nous concentrerons sur cette période historique pour élaborer les contours d’un programme de recherche qui permettrait d’engager une sociologie critique du syndicalisme agricole québécois. Pour ce faire, on posera un certain nombre de questions et on illustrera leur pertinence par des exemples tirés essentiellement de la dernière partie du livre.

Pour s’affranchir des balises ou pour prendre le champ

Dans la conclusion de sa critique, Beauchamp (1985, p. 221) déplorait que les auteurs aient accordé si peu d’importance à l’histoire des différentes fédérations régionales et spécialisées, elles qui prennent de plus en plus d’importance et qui constituent aujourd’hui la véritable armature du syndicat. La multiplication des fédérations spécialisées, par exemple, est un effet direct des dynamiques de spécialisation et d’industrialisation de l’agriculture, et pourtant on ne consacre que peu d’espace à leur rôle dans la gestion des agences de vente et des plans conjoints. Cette critique demeure valide malgré la réécriture de la quatrième partie. Beauchamp (1985, p. 220) mentionnait aussi que Kesteman et al. minimisent l’importance et le nombre de conflits à l’intérieur du monde agricole, notamment ceux entre les structures syndicales et les structures coopératives. Il notait que l’auteur n’abordait pas les relations qu’entretient l’UCC-UPA avec les autres organisations de la société québécoise, c’est-à-dire syndicats ouvriers, partis politiques et autres, ce qu’a relevé aussi Robert (1988). Cela indique à quel point la recherche de Kesteman et al. est refermée sur elle-même et révèle qu’elle aborde l’UCC-UPA comme une organisation autoréférentielle, ce qui laisse transparaître « une sorte d’exercice téléologique pour montrer la continuité et la légitimité de l’action du syndicat » (Robert, 1988, p. 264). Pour éviter ce piège et construire une interprétation sociologique du syndicalisme agricole québécois, il faut recadrer la recherche en fonction de deux grandes dimensions : le contexte et les dynamiques internes.

Le contexte

D’abord, on doit mettre en lumière les dynamiques qui animent le contexte social dans lequel s’insère le syndicalisme agricole, ce qui va au-delà de la simple description de l’évolution générale de l’agriculture et de la pratique agricole. L’UPA est une organisation qui a des ramifications très étendues et qui prend part à la régulation de larges pans de la réalité agricole québécoise. Comme l’écrivent Kesteman et al., « à la différence des syndicats ouvriers qui ne contrôlent aucune phase de la production, la profession agricole organisée domine, parfois en exclusivité, des espaces très vastes de l’économie agricole » (p. 420). Par conséquent, cinq questions concernent l’inscription de l’UPA dans l’espace social québécois.

  1. Quel est le statut social des agriculteurs et de leurs organisations, c’est-à-dire quelle place leur accorde-t-on dans la société québécoise et comment les perçoit-on ? Kesteman et al. mentionnent que l’histoire du syndicalisme agricole québécois est celle de la conquête de la capacité à s’autodéfinir et à diffuser cette définition, ce qui est vrai. Mais se restreindre à cela réduit la portée de la compréhension globale du statut de l’agriculteur et de ses associations syndicales à l’intérieur de la société. Plusieurs chercheurs affirment que le secteur agricole, habitué de s’autoréguler, doit aujourd’hui s’ouvrir de plus en plus aux acteurs externes – associations écologistes, de consommateurs, « citoyennes », etc. – qui demandent un droit de regard sur les activités agricoles. Le changement est de taille :

    Au moment où la population active agricole ne cesse de diminuer et son influence politique de s’affaiblir, l’agriculture comme système d’action, doit accepter un régime de coresponsabilité avec les autres segments de la société, là où elle était plutôt habituée à monopoliser la définition de ses problèmes, comme ses normes et pratiques d’action.

    Joly et Paradeise, 2003, p. 2.

    Dans ce contexte, les changements normatifs dans les représentations sociales de l’alimentation et de l’agriculture peuvent influencer directement les agissements des organisations syndicales agricoles. Comme l’écrivait Diane Parent dans Le Devoir (2003, p. A7), les agriculteurs québécois sont plutôt déconcertés par la perception d’eux-mêmes que leur renvoie la « société civile ». Après leur avoir demandé de nourrir le Québec au plus bas prix, voilà maintenant qu’on les accuse de polluer et de rendre la vie rurale impossible. Pour le chercheur, il est impossible de passer à côté de ces changements dans les représentations sociales pour comprendre l’action syndicale agricole.

  2. Il est impératif d’approfondir l’étude des interactions obligées ou volontaires entre les structures syndicales et les acteurs et structures en dehors du secteur strictement agricole (comme l’avaient déjà soulevé Beauchamp et Robert). Autrement dit, il s’agit de démystifier les liens avec le syndicalisme ouvrier, les partis politiques et certaines autres organisations à caractère rural (par exemple Solidarité rurale) ou écologistes. On doit aussi restreindre l’échelle de la question et la poser localement : quelles sont les relations entre l’UPA et les différents espaces ruraux locaux, c’est-à-dire avec les municipalités, les organismes de développement local, les citoyens ruraux, les consommateurs ?

  3. La deuxième question doit être posée autrement. De fait, elle amène à s’interroger sur les relations conflictuelles qui émergent entre l’UPA ou ses structures affiliées et d’autres acteurs sociaux, une question qui est pratiquement occultée par Kesteman et al. Les conflits sont de plus en plus nombreux dans le monde agricole et ils concernent essentiellement l’orientation du développement rural. L’UPA a fait de fortes pressions sur le Parti québécois dans la première moitié des années 1990 pour faciliter le positionnement de l’agriculture québécoise sur les marchés mondiaux et pour renforcer le pouvoir agricole sur le développement du monde rural (Gélinas, 2001), ce qui a mené à l’adoption de certaines dispositions législatives (notamment les lois 23 et 184) qui ont contribué à accroître les tensions entre, d’une part, les agriculteurs et leurs structures syndicales et, d’autre part, les municipalités et les citoyens ruraux. S’est alors développée la « cohabitation » entre les activités agricoles – maintenant minoritaires en milieu rural – et les autres usages du territoire, essentiellement le résidentiel et le récréo-touristique.

    La question de la cohabitation[8], qui prend l’allure d’un conflit ouvert depuis qu’une partie de l’agriculture québécoise s’est engagée dans l’industrialisation et l’exportation, n’est pas abordée par Kesteman et al. Depuis 1994, des comités de citoyens ruraux préoccupés par la pollution en milieu rural et opposés à l’implantation de « mégaporcheries » s’agitent et ils ont réussi, en joignant leurs efforts à l’Union paysanne et à la Fédération des municipalités du Québec (FMQ), à faire imposer en 2002 un moratoire sur l’expansion de l’industrie porcine et à faire mettre sur pied une commission du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) pour examiner ses pratiques. Dans leur courte section sur la protection de l’environnement, Kesteman et al. mentionnent ce moratoire à une seule reprise, en parlant d’autre chose : « avant le moratoire sur la production porcine adopté en 2002, environ 7 millions de porcs étaient engraissés par année au Québec » (p. 399). Nulle part n’est mentionné le processus qui a mené à l’imposition d’un moratoire, nulle part il n’est fait mention des comités de citoyens, de l’Union paysanne et de la commission du BAPE.

  4. On doit aussi se poser la question de la réelle diversité du syndicalisme agricole québécois, ce que ne font pas Kesteman et al. D’une part, il est impératif de tracer l’histoire des différentes organisations syndicales qui se sont développées à l’extérieur de l’UPA et qui ne l’ont intégrée qu’après plus de dix ans d’existence[9]. D’autre part, on doit aussi prendre en compte les associations d’industriels de l’agriculture, par exemple l’Association québécoise des industries de nutrition animale et céréalière (AQINAC), en conflit ouvert avec l’UPA depuis des années. Parmi les structures syndicales qui se sont affiliées tardivement à l’UPA, la Fédération de l’agriculture biologique du Québec (FABQ) et la Quebec Farmers’ Association (QFA) sont des cas intéressants, notamment parce que les auteurs ne leur accordent que très peu d’attention alors qu’il y a sérieusement lieu de s’interroger sur les événements qui ont précédé leur affiliation[10].

    Une autre absence remarquée dans le livre de Kesteman et al. est celle de l’Union paysanne, syndicat agricole né en 2001 qui remet en doute la plupart des choix et des structures de l’UPA, sa première revendication étant le retrait du monopole syndical[11]. Malgré que les chercheurs aient récolté des données jusqu’en 2004, ils ne mentionnent cette compétitrice directe de l’UPA qu’à une seule reprise, dans une note de fin de volume, en l’associant à l’idée de la libre concurrence des forces du marché alors que le document qu’ils citent propose plutôt le soutien public en fonction d’une norme d’« écoconditionnalité » sévère.

  5. Pour compléter ce tableau, il serait approprié d’effectuer une analyse du discours de l’UPA pour en repérer les topiques relatifs à l’agriculture et au syndicalisme agricole, certes, mais aussi ceux qui se rapportent aux relations de travail, à l’environnement, aux enjeux politiques et constitutionnels, aux enjeux économiques, sociaux et démographiques, etc. Bref, par une analyse diachronique, faire ressortir les grands thèmes et sous-thèmes du contenu du discours public de l’UPA. Cette analyse doit être mise en relation avec les représentations sociales de l’agriculture qu’on a mentionnées plus haut, ce qui permet de mieux comprendre l’évolution du discours de l’UPA[12]. Les auteurs de l’Histoire du syndicalisme agricole consacrent une section de leur travail à l’idéologie de l’UCC entre 1950 et 1972, basée sur les travaux de Rivet (1975). On aurait aimé disposer d’une analyse semblable pour les années postérieures à 1972.

En définitive, pour avoir un portrait plus juste du syndicalisme agricole, il faudra suivre la voie entamée par des chercheurs français qui, plutôt que d’étudier le syndicalisme agricole en partageant le mythe de l’unité de la classe agricole, l’ont étudié sous l’angle de ses conflits internes et de la lente progression vers la suppression du monopole syndical[13]. Kesteman et al. notent eux-mêmes que le monde agricole se diversifie et que les intérêts se différencient. L’UPA, dans ce contexte, est de plus en plus appelée à gérer des conflits internes et externes et elle est attaquée sur au moins quatre fronts : par des industriels qui veulent industrialiser plus rapidement l’agriculture, par des paysans qui veulent cultiver autrement, par des citoyens qui demandent des campagnes bucoliques et par des agriculteurs qui se sentent brimés et qui refusent de plus en plus de payer leur cotisation obligatoire.

Les dynamiques internes

Sur le plan interne à l’organisation, une sociologie critique prendra d’abord en compte l’histoire des différentes fédérations affiliées à l’UPA, comme on l’a déjà mentionné. L’analyse doit ensuite s’attarder à plusieurs dimensions : les représentations sociales des agriculteurs relativement à leurs structures syndicales, la distribution du pouvoir et les processus de décision, les pratiques discursives et de diffusion du discours et la question des relations de genre.

  1. En premier lieu, on dispose de très peu de données sur les représentations sociales des agriculteurs portant sur leurs organisations syndicales, un champ d’exploration qu’a défriché Parent (1996a, b) sans toutefois s’y engager sérieusement[14]. Jean (1997, ch. 6) expose pour sa part quelques résultats d’une recherche comparative internationale, mais les questions du sondage ont été tellement normalisées que les réponses n’indiquent pas grand-chose. Il faudrait donc systématiser la collecte et l’analyse des représentations sociales des agriculteurs. À travers l’analyse, il serait utile de départager un tant soit peu la part d’influence des structures syndicales sur les représentations sociales des agriculteurs et sur leurs pratiques agricoles et syndicales.

  2. En deuxième lieu, la première question renvoie à une seconde, celle des pratiques discursives et de diffusion de l’information à l’intérieur du syndicat et parmi les agriculteurs. Kesteman et al. avancent que la cotisation obligatoire au syndicat a fait disparaître le rôle des anciens recruteurs de l’UCC, qui furent pendant longtemps les propagateurs de l’idéologie. Aujourd’hui, comment l’UPA et ses structures affiliées parlent-elles à leurs membres ? Notamment par La Terre de chez nous, par les programmes de formation, les bulletins internes et les revues publiées par les fédérations régionales et spécialisées, etc. Il y a lieu d’explorer plus avant ces mécanismes de diffusion et les interrelations entre les médias du syndicat et les dirigeants. Pour ne prendre qu’un exemple, on ne peut se contenter, comme le font Kesteman et al., d’affirmer que La Terre de chez nous bénéficie « d’une autonomie rédactionnelle et d’une grande indépendance » (p. 356), alors que les locaux du journal sont situés dans l’édifice du syndicat et que jusqu’en 1979 il était directement rattaché au secrétariat général de l’UPA. En outre, les dirigeants de l’UPA y disposent d’une tribune hebdomadaire assez importante par laquelle leurs propos donnent le ton sur les nouvelles de la semaine[15]. Considérant « ce que parler veut dire » et les relations entre savoir et pouvoir, la recherche sociologique a besoin d’une analyse plus consistante que celle de Kesteman et al.

  3. En troisième lieu, analyser les mécanismes de transmission de l’information et les formes du discours ne peut se faire sans prendre en compte les relations de pouvoir, la distribution du pouvoir et les structures hiérarchiques. Boisclair, dans sa Présentation de la seconde édition, met en lumière le fait que le syndicalisme agricole a toujours été dirigé par les élites agricoles, c’est-à-dire par les agriculteurs les plus riches, les plus performants et les plus engagés dans la modernisation agricole[16]. Entre sa création et les années 1950, l’UCC a été une organisation fortement centralisée, une « démocratie bien encadrée » qui diffuse ses idées du haut vers le bas, comme le décrit Boisclair (p. 28-31).

    Concernant la période postérieure à 1972, peu d’information est offerte sur ce sujet dans le livre de Kesteman et al. Certes, l’UPA est devenue une confédération, mais le pouvoir se situe toujours dans le haut des structures même si, depuis les années 1940, les cercles locaux ont pris de l’assurance. Cependant, il y a lieu de se questionner à propos du rôle des dirigeants des différentes fédérations et des élites dirigeantes. Les conflits internes à l’UPA sont plus nombreux et fréquents que ne laissent sous-entendre Kesteman et al., lesquels insistent plutôt sur la capacité de l’UPA à concilier les intérêts divergents. Les auteurs nous parlent bien de la contestation du monopole syndical devant les tribunaux par un agriculteur dans les années 1990 (agriculteur qui fut débouté), mais ils ne mentionnent pas l’Union paysanne ni les quelque 5 000 producteurs qui ont été poursuivis par l’UPA depuis 20 ans devant la Régie des marchés agricoles du Québec (RMAQ) et d’autres tribunaux pour refus de paiement de cotisations obligatoires (Union Paysanne, 2002a, b).

    Tout au long de leur démonstration, Kesteman et al. montrent plutôt, par exemple avec « la querelle des deux laits » (p. 373-377), comment l’UPA, en tant qu’organisation centrale, est capable d’imposer ses vues pour concilier les intérêts divergents des différents groupes d’agriculteurs. Il est donc indispensable de prendre en compte les interactions entre l’organisation centrale et les fédérations affiliées et de mettre au jour les mécanismes du pouvoir, les hiérarchies entre les acteurs, la distribution du pouvoir entre les différentes fédérations du fait de leur richesse ou de leur poids dans l’économie agricole, etc., mais aussi d’analyser la distribution du pouvoir à l’intérieur même des fédérations régionales et surtout spécialisées, considérant qu’elles sont pour la plupart dirigées par une certaine « élite agricole » qui reste encore à qualifier avec précision.

    Un autre aspect des relations de pouvoir est celui de la bureaucratisation, de la spécialisation et de la technocratisation du syndicat agricole[17]. Kesteman et al. avancent à propos de la spécialisation des organisations syndicales :

    Fort de ses connaissances, de son habileté à contrôler les réseaux d’information, à élaborer des stratégies et à appliquer des politiques, ce personnel spécialisé n’a pas tardé à exercer un pouvoir considérable. Ce phénomène a été qualifié de technocratisation des organisations. Or, on ne voit rien de tel à l’UPA, bien qu’elle se soit dotée d’un personnel d’encadrement et de gestion au cours des dernières décennies. En effet, encore aujourd’hui, les agriculteurs ont une prise directe sur les orientations et les décisions de l’UPA.

    P. 356.

    Compte tenu de ce qui a été dit plus haut, on se permettra de douter que la bureaucratisation de l’UPA n’ait pas eu d’effets sur son fonctionnement et sur l’encadrement de la pratique agricole. Surtout que l’UPA et ses structures se sont employées, depuis 1972, à accroître leur contrôle sur les « conditions générales d’existence » de l’activité agricole, autant en amont (représentation syndicale, financement, protection du territoire agricole, assurance) qu’en aval (transformation, mise en marché, distribution), ce qui en fait une des seules organisations professionnelles de ce type (p. 410-411). N’aurait-on pas besoin d’une analyse approfondie des structures mises en place par l’organisation centrale pour s’assurer le contrôle progressif de tous les aspects de l’activité agricole ? Quelle est l’influence de ces structures qui véhiculent un certain discours sur les pratiques agricoles des agriculteurs depuis 1972 ? L’étude sérieuse de la distribution du pouvoir dans l’UPA pourrait ainsi peut-être expliquer certaines choses, par exemple que l’industrie porcine est celle qui se développe le plus depuis que l’actuel président du syndicat, un porcher, est en poste.

  4. En quatrième lieu, Kesteman et al. ne font qu’une description sommaire de la lutte des femmes pour la reconnaissance de leur travail et de leur statut. Une description qui se contente de dire, en substance, que l’UPA a peu à peu intégré la question des relations de genre dans son discours et dans ses pratiques. Ainsi les auteurs ne font qu’effleurer les dimensions soulevées notamment par Reimer et Shaver (1988, 1990) et Robert et al. (1987), à savoir la division sexuelle du travail, la structure de la propriété et celle de la transmission du patrimoine. Les auteurs n’abordent pas non plus la question de la place des femmes dans les structures syndicales, se bornant à écrire : « L’UPA, avouons-le, a été un mouvement composé et dirigé par des hommes depuis soixante ans et s’insère de plus dans une tradition presque millénaire faisant du chef de famille le chef d’exploitation agricole. » (P. 334.) On se demande aussi pourquoi les auteurs ne se sont pas servis plus amplement de la belle étude de Dion (1983) sur la situation des femmes en agriculture au Québec, ni des travaux plus récents de Parent (1996a, b) sur les représentations sociales des agricultrices et agriculteurs, de Parentet al. (2003) et de Dumaset al. (1996) sur la transmission des fermes. L’exposé de Kesteman et al. aurait bénéficié de l’apport de ces travaux pour accorder à la question des relations de genre dans le monde agricole québécois tout l’espace et toute la profondeur d’analyse qu’elle mérite.

Si le travail de Kesteman et al. fait preuve finalement d’une réelle volonté d’offrir une histoire à la fois synthétique et détaillée, il laisse toutefois à désirer sur plusieurs plans. On a relevé, en faisant appel aux critiques antérieures de Beauchamp (1985) et de Robert (1988), plusieurs apories dans leur travail, notamment d’ordre méthodologique et de l’ordre de l’interprétation des faits historiques. Il est apparu au terme de cette critique préliminaire que le champ d’étude du syndicalisme agricole a été étroitement balisé et que, par conséquent, un programme de recherche critique doit commencer par le déclôturer.

Les questions posées dans la seconde partie de l’article visaient à jeter les jalons d’une nouvelle contextualisation du syndicalisme agricole. C’est un plaidoyer pour l’étude des différences plutôt que des ressemblances afin de faire ressortir la diversité plutôt que l’unité du monde agricole, cette dernière étant largement factice et d’ordre idéologique. De plus, dans le contexte actuel de la mondialisation des échanges économiques et culturels, les systèmes nationaux de régulation agricole sont appelés à se transformer. L’ancien « contrat social » établi autour de la modernisation de l’agriculture et de la fourniture d’aliments au plus bas prix est aujourd’hui fortement remis en question, à la fois par des agriculteurs et par d’autres acteurs sociaux. L’analyse que nous offrent Kesteman et al. laisse presque systématiquement de côté cette remise en question du rôle de l’agriculteur et des agriculteurs, alors que les pistes d’analyse qu’on a introduites dans cet article permettent au contraire de saisir l’inscription des organisations agricoles dans les dynamiques sociales qui dépassent le monde agricole.

En définitive, les auteurs ont amplement atteint l’objectif explicite du livre, soit d’offrir aux producteurs agricoles, aux spécialistes, au grand public, aux étudiants et aux chercheurs un aperçu global et synthétique de l’histoire des principales associations professionnelles agricoles. Cependant, Kesteman mentionne lui-même que l’ouvrage n’est pas scientifique, mais plutôt « une belle illustration de ce que peut être ce volet de la tâche des professeurs d’université, pudiquement caché sous le titre de “service à la collectivité” » (p. 8). Par conséquent, si l’Histoire du syndicalisme agricole au Québec constitue un honnête travail historique, on doit pourtant conclure, dans l’optique d’une compréhension sociologique du syndicalisme agricole, que l’ouvrage offre bien peu d’interprétations solides sur lesquelles s’appuyer pour pousser plus loin.