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En rassemblant, développant et complétant les contributions à un colloque organisé en mars 2006 par l’Institut d’études canadiennes de McGill, cet ouvrage permet de faire le point sur les enjeux de l’histoire du Canada tels qu’ils se dessinent sous le jour nouveau que projette sur eux depuis le tournant du siècle l’audacieuse synthèse d’Ian McKay, de l’Université Queen’s, transcendant l’opposition entre histoire sociale et histoire politique en une démarche de « re/connaissance » de leurs acquis respectifs. Le volume s’ouvre par la reproduction anastatique de l’article programmatique de McKay (2000), peut-être unique en son genre, et se conclut par un autre non moins touffu (« Canada as a long liberal revolution : On writing the history of actually existing Canadian liberalisms, 1840s-1940s ») qui en revisite les thèses en dialogue avec la douzaine d’études critiques que ces deux textes encadrent et qui se répondent mutuellement, ayant préalablement circulé entre les participants au colloque.

Ce feu croisé de réflexions met en relief le riche potentiel comme certaines limites du cadre interprétatif de « l’ordre libéral » que McKay surimpose à l’histoire moderne du Canada à partir de catégories « risorgimentales » (qu’on me passe le jeu de mots) empruntées à Gramsci. Comme celui-ci déconstruit la formation de l’Italie, McKay dénaturalise celle du Canada, création contingente de quelques hommes blancs de la vallée du Saint-Laurent, ce Piémont de l’Amérique du Nord britannique (p. 638) doté d’un Cartier comme Cavour pour tirer de cette expression géographique, non pas la nation démocratique qu’y projettent rétrospectivement les discours officiels du genre « Minutes du Patrimoine », mais l’« empire libéral » (p. 641) qu’exigeait un certain « bloc historique » pour asseoir son hégémonie sur toute l’étendue septentrionale du continent. « L’hégémonie libérale au Canada de 1840 à 1950 a été un processus de formation et de consolidation étatiques combinant le consentement, la coercition et la corruption, en vertu duquel le parti de l’ordre libéral a acquis une position dirigeante au sein du Canada et une place assurée bien que subordonnée au sein du monde international. » (p. 368) McKay n’hésite pas à parler de « révolution par le haut » à propos de ce processus mis en marche sous la forme d’une restauration après l’échec des rébellions (un peu comme la formation de l’Allemagne bismarckienne au même moment), puisqu’il a bouleversé des modes de vie séculaires, voire plurimillénaires, en leur substituant de nouvelles formes sociales basées sur la maximisation de l’intérêt particulier par l’individu défini avant tout comme possesseur de lui-même, s’identifiant à sa propriété exclusive. L’« individualisme possessif » à la racine du libéralisme selon C.B. MacPherson (1962), à laquelle McKay ramène systématiquement cette idéologie en s’appuyant sur Fernande Roy (1988) et l’historiographie « révisionniste » québécoise, aurait été graduellement imposé à l’ensemble de la société canadienne par ses nouvelles élites, non tant par la force que comme l’évidence même du consensus victorien sur lequel pouvaient s’entendre les hommes raisonnables et civilisés, quitte à subtilement coopter les groupes moins disposés à s’y plier que des bourgeois anglo-protestants. Tel est le sens gramscien de l’hégémonie, qui comporte un art du « compromis historique » avec les groupes sociaux réfractaires à l’idéologie dominante, une part de transformismo pour accommoder ceux-ci au nouvel ordre libéral qu’elle légitime. On entend l’écho de la « découverte politique » du Guépard de Lampedusa : « il faut que tout change pour que tout reste comme avant. » D’où le cynisme d’Ian McKay envers le compromis tenant lieu de mythe fondateur au Canada issu de cette « révolution passive », empêchant de poser les conflits dans leur acuité dialectique et d’oser rompre avec « les identités et catégories mises en question par la modernité elle-même » (p. 433). C’est finalement au nom d’une modernité rivale qu’il conteste celle du libéralisme : le radicalisme démocratique à base d’humanisme civique que celui-ci a supplanté et dont McKay est d’abord l’historien des persistances dans la gauche canadienne (2005). Il faut le noter avec Bruce Curtis (« After ’Canada’ : Liberalisms, social theory, and historical analysis ») :

Le déni de l’existence de conceptions libérales de la collectivité situe le projet de McKay d’un « cadre de l’ordre libéral » dans la même ligne qu’une historiographie souverainiste québécoise résurgente. […] Ici aussi, le libéralisme est vu comme une doctrine individualiste de part en part, faisant la promotion des rapports de marché et de l’accumulation capitaliste contre le collectivisme agraire tout simple attribué au mouvement patriote républicain.

p. 182.

Plusieurs auteurs ont beau jeu de nuancer un tel tableau du libéralisme ou de son opposition frontale au républicanisme. Maintes références d’un même univers mental étaient partagées entre les tenants respectifs de la « liberté moderne » et de la « liberté républicaine », comme les distingue plus subtilement Michel Ducharme dans sa thèse citée dès avant sa récente publication (2010) par plusieurs auteurs de cet ouvrage tributaire du même schéma « pocockien ». Elle le nuance toutefois en apportant plutôt de l’eau au moulin du « cadre de l’ordre loyaliste » mis de l’avant pour la même période par l’un d’eux (Jerry Bannister, « Canada as counter-revolution : The loyalist order framework in Canadian history, 1750-1840 ») : la liberté avec ou sans cette légitimité traditionnelle, symbolisée par la Couronne, dont permet commodément de se dispenser la référence républicaine à l’Antiquité. Certains paraissent du reste envier la refondation américaine en rupture avec la vieille Europe, quitte à passer rapidement, comme McKay lui-même, sur le rapport (de cause à effet ?) entre « les principes fondateurs républicains et le libéralisme hégémonique subséquent des États-Unis » (p. 639). Car si l’on fait des premiers l’antidote du second, comment expliquer que la Grande République modèle du Nouveau Monde soit spontanément devenue le bouillon de culture d’un libéralisme anthropologique chimiquement pur, foyer de sa contagion universelle ?[1] De même, comme il ressort de l’analyse de McKay, l’anomalie comparative de la persistance et de la dominance du libéralisme comme formation politique au Canada jusqu’à tout récemment ne s’explique justement pas par sa pureté, mais par une hybridation adaptative qui lui a permis d’intégrer le défi de ses « autres » anciens et nouveaux. Il semble donc que le Canada n’ait pu devenir hégémoniquement libéral que dans la mesure où il ne l’était pas foncièrement.

Et si cette résistance du terrain social canadien avec lequel le libéralisme a dû composer selon McKay était justement la clé de la survie de l’un et de l’autre, y compris de ces « autres » du libéralisme dont il est permis de douter des perspectives en Amérique du Nord dans le cas de figure où un espace politique distinct des États-Unis n’avait pas trouvé ce moyen de s’y constituer ? Pour ne rien dire du fait français ou du fond autochtone par exemple, le socialisme n’a pas droit de cité aux USA alors qu’il est une force politique au Canada, ce que l’on a pu attribuer au bagage conservateur de ce pays, c’est-à-dire à sa résistance historique d’origine prémoderne à l’individualisme pur et dur tel qu’il s’est déployé en toute liberté aux États-Unis. Cette thèse « Red Tory » formulée par Gad Horowitz (1978) des passerelles communautariennes entre conservatisme et progressisme pour expliquer la différence du Canada face aux États-Unis, McKay la passe sous silence en privilégiant le seul critère égalitaire opposant droite et gauche (cf. Norberto Bobbio). Elle ne trouve guère plus de crédit auprès des auteurs réunis ici, même si l’un d’eux (E.A. Heaman, « Rights talk and the liberal order framework ») déplore « la tendance des historiens récents à carrément élider le conservatisme de l’histoire du Canada » (p. 153) au profit du libéralisme et de l’humanisme civique comme pôles structurants des révolutions atlantiques, citant notamment a contrario la nature conservatrice de l’alliance entre l’Église et les rebelles métis du Manitoba.

McKay quant à lui omet significativement le conservatisme de la liste des courants hostiles au néo-libéralisme qu’il appelle en conclusion à mettre en commun, dans un contexte de recomposition des notions de droite et de gauche, « les forces analytiques et politiques de leurs traditions respectives », en un « front populaire contre la dévastation écologique planétaire », commençant même par tendre la perche aux libéraux pour qu’ils s’y joignent aux marxistes, aux anarchistes et aux militants autochtones (p. 419). L’exclusion des conservateurs se comprend aisément sur le plan politique, où le torysme proprement canadien, qui avait toujours su intégrer un certain progressisme, a fini par être phagocyté par le soi-disant « mouvement conservateur » néo-libéral anglo-américain, aussitôt purgé d’une mémoire nationale et d’une conscience sociale qu’il ne pouvait digérer. Il est néanmoins ironique que McKay concourt à cet oubli sur le plan intellectuel. Il s’en prend en effet pour finir au précepte de Thomas Paine et Thomas Jefferson selon lequel l’individu est par nature quitte envers la société où il naît, les hommes vivants étant seuls possesseurs de la terre et ne devant rien aux générations passées et donc futures (ni a fortiori aux autres espèces). Or la contestation de ce présupposé libéral moderne des révolutions atlantiques constitue le point de départ de la pensée conservatrice anglo-saxonne depuis Burke, débouchant de nos jours sur l’analyse décapante du libéralisme, puisant dans l’écologie profonde, par l’inclassable théoricien britannique John Gray, que McKay invoque volontiers. Il cite même la mise en cause de « l’éléphantiase de l’individualisme » au nom de la justice sociale en 1920 par le politologue tory canadien Stephen Leacock, mieux connu comme humoriste (p. 413). Il y a donc lieu de s’étonner qu’il laisse dans l’ombre la puissante critique du libéralisme anglo-saxon en sa matrice moderne par le philosophe conservateur canadien George Grant, une référence de la « nouvelle gauche » anti-américaine canadienne-anglaise des années soixante, comme aujourd’hui d’une « nouvelle sensibilité historique » parmi des intellectuels québécois (voir Beaudry et Chevrier, 2007) qui ne croient pas pouvoir faire l’économie d’une réflexion de fond sur le conservatisme[2] dans leur quête de ce qu’Ian McKay appellerait une « démocratie post-libérale » de lignée républicaine[3]. Ayant lui-même retracé l’émergence au début du siècle dernier d’« a new democratic state formation […] which sought to redefine the meaning of the word ’Canada’ » (p. 642), McKay gagnerait peut-être à méditer les paroles généreuses de Brian Topp, qui put apparaître récemment comme le représentant de la conscience historique du grand parti de gauche issu de ce mouvement parmi les prétendants à sa direction alors qu’il arrive à portée du gouvernement :

Whatever else we can say about conservatives, the founding one (John A. Macdonald) imagined a remarkable country – an inheritance that all of us in all of Canada’s parties and political traditions do well to carry forward.

Topp, 2012

Cet héritage, Ian McKay l’enrichit d’ailleurs en s’inscrivant dans une lignée typiquement canadienne de féconds critiques de l’aveuglement du libéralisme aux réalités sociales et communautaires, pour les uns issus de ses propres rangs comme Will Kymlicka ou Michael Ignatieff (voir Roy, 2009), se rattachant pour d’autres à la tradition conservatrice avec Stephen Leacock et George Grant, en plus des intellectuels de gauche de C.B. MacPherson à Charles Taylor.