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Si au Québec la discrimination est aujourd’hui interdite légalement et condamnée socialement, elle tend trop souvent à n’être considérée que comme le fait de quelques individus « délinquants », et non comme un problème social à caractère systémique, qui doit être abordé comme tel par les autorités publiques. Cette sous-estimation du problème est en particulier évidente dans l’approche dominante à partir de laquelle l’État québécois aborde et traite l’insertion en emploi des immigrants récents. Une telle approche, axée sur la « gestion de la diversité » et la mise à niveau professionnelle, tend à minimiser le rôle du racisme et de la discrimination dans les ratés du processus d’insertion en emploi des Québécois issus de l’immigration récente.

Depuis 1996, le Québec sélectionne ses immigrants dans la catégorie des « travailleurs qualifiés » sur la base de critères conçus pour favoriser la sélection des candidats les plus susceptibles de connaître une intégration réussie à la société québécoise, en particulier sur le plan socioéconomique. C’est pourquoi il est surprenant de constater que, selon plusieurs études et données qui seront évoquées plus loin, les immigrants récents du Québec, parmi lesquels les minorités racisées[2] forment la majorité[3], connaissent en général des difficultés d’intégration socioéconomique considérables par rapport, non seulement aux natifs du Québec, mais également aux cohortes d’immigration plus anciennes, d’origine principalement européenne. En effet, les immigrants récents subissent une marginalisation économique que ne laissait pas présager leur haut niveau d’instruction, d’autant plus qu’une majorité d’entre eux sont sélectionnés sur la base de critères conçus précisément pour favoriser les éléments les plus « performants », indépendamment de toute différence ethnique ou nationale.

Comment expliquer la persistance de ces inégalités « ethnoraciales » sur le marché du travail québécois ? Depuis quelques années, on entend fréquemment dire que l’explication tiendrait au fait que le domaine de formation et l’expérience de travail des immigrants seraient mal arrimés aux besoins du marché du travail québécois. En outre, il est communément admis que la non-reconnaissance des diplômes et de l’expérience acquis à l’étranger contribue dans une large mesure aux problèmes d’insertion socioprofessionnelle des nouveaux arrivants (Chicha et Charest, 2008 ; Chanoux, 2009). D’ailleurs, depuis environ six ans, cette question a donné lieu, au Québec, à plusieurs initiatives gouvernementales prises en collaboration avec les ordres professionnels afin de faciliter le processus de reconnaissance des acquis et des diplômes des immigrants. La question de la francisation revêt aussi une importance considérable dans le discours public, non seulement à cause des enjeux culturels et politiques qui la traversent, mais aussi parce que la maîtrise du français a un effet évident sur l’intégration des nouveaux arrivants au marché du travail québécois. Enfin, les difficultés de bon nombre d’immigrants à pénétrer les réseaux socioprofessionnels de la société d’accueil peuvent constituer un obstacle de taille à leur capacité à trouver un poste à la hauteur de leurs qualifications et de leurs compétences (Renaud et Fortin, 2004).

Bien que ces facteurs soient fort pertinents pour tout effort de compréhension et d’intervention en matière d’intégration professionnelle des immigrants, ils ont tous en commun, dans une logique libérale, de braquer les projecteurs sur les « déficiences » de certains individus et groupes en matière de capital social et de formation pour expliquer leur marginalisation sur le marché du travail. Or, dans la mesure où, depuis quelques années, l’attention des médias et des décideurs tend à se centrer presque exclusivement sur cette catégorie de facteurs, le rôle du racisme et de la discrimination est trop souvent occulté, voire ignoré, pour expliquer les difficultés d’insertion socioéconomique des vagues récentes d’immigrants. Il importe donc de se demander dans quelle mesure ces difficultés ne tiennent pas également au fait qu’une majorité de ces nouveaux arrivants appartient à des minorités racisées. Dans cette optique, il faut accorder, dans l’analyse des inégalités « ethnoraciales », une place plus grande à la stigmatisation que subissent, à travers leur nom ou leur apparence notamment, les candidats à l’emploi issus de ces minorités, qu’ils soient ou non d’origine immigrante.

Cet article présente les résultats d’un testing mené par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse entre décembre 2010 et mai 2011 afin de mesurer l’ampleur de la discrimination subie par les minorités racisées dans certains segments du marché du travail montréalais à l’étape du recrutement. Dans un premier temps, nous jetterons un regard critique sur le paradigme idéologique qui, en Occident, crée les conditions favorables à l’évacuation, dans le débat public, du rôle joué par le racisme et la discrimination dans la production des inégalités « ethnoraciales » (section 1). Par la suite, nous brosserons un portrait succinct des inégalités qui affectent les minorités racisées sur le marché de l’emploi au Québec, tant parmi les immigrants que parmi les natifs (section 2). Dans une troisième section, nous ferons ressortir les avantages de la méthode dite du testing sur les analyses statistiques résiduelles pour mesurer l’impact relatif de la discrimination sur les inégalités sociales, puis présenterons une synthèse non exhaustive de résultats de testings déjà menés au Canada, aux États-Unis et en Europe pour mesurer la discrimination raciste à l’embauche. Nous exposerons et justifierons ensuite les choix méthodologiques qui ont orienté la conception et la mise en oeuvre du testing réalisé par la Commission (section 4). Enfin, la dernière section sera consacrée à la présentation et à l’interprétation des résultats (section 5).

L’occultation du racisme et de la discrimination dans le débat sur l’insertion en emploi des minorités racisées

Le peu d’attention accordée aujourd’hui au racisme et à la discrimination, tant par l’État que par la société civile, tient en partie à un certain discours, actuellement dominant en Occident, selon lequel le racisme, tout comme le sexisme d’ailleurs, serait devenu un phénomène marginal dans des sociétés libérales présumées méritocratiques où les inégalités qui subsistent traduiraient simplement la distribution inégale des compétences et des talents (Winant, 2004 ; McNamee et Miller Jr., 2009 ; Girardot, 2011). Or, un tel discours tend à escamoter le fait que l’accès aux biens sociaux, que ceux-ci soient d’ordre économique, culturel ou symbolique, est en partie déterminé par l’appartenance à des catégories socialement assignées, telles que le genre, la classe, l’origine ethnique ou la « race », dont les effets de classement et d’exclusion se renforcent mutuellement dans le cadre de rapports de domination interreliés (Galabuzi, 2006 ; Massey, 2007 ; Dorlin, 2010 ; Bilge, 2010).

Non seulement le mythe d’un capitalisme méritocratique triomphant ne sanctionnant que l’effort et le talent ne résiste pas à l’analyse sociologique, mais une telle idéologie créerait même les conditions idéales à la reproduction « naturelle » de la discrimination, par inertie en quelque sorte, puisque celle-ci n’apparaît désormais plus comme une variable pertinente pour expliquer et éradiquer les inégalités intergroupes. Qui plus est, une fois intériorisé, ce paradigme peut même, dans certains cas, déboucher sur une forme de néoracisme culturel, que des sociologues et psycho-sociologues américains ont qualifié, tantôt de « racisme symbolique » (Sears, 1988 ; Henry et Sears, 2002), tantôt de « racisme moderne » (McConahay, 1986) ou encore de « colour-blind-racism » (Bonilla-Silva, 2010). C’est qu’ayant postulé l’existence d’une société égalitaire ne récompensant que les plus méritants, il devient logique de rabattre sur la culture l’explication des inégalités que subissent encore de façon disproportionnée, dans les sociétés occidentales, les minorités racisées sur le marché de l’emploi, du logement, etc. Dans cette perspective, les ratés de l’insertion socioprofessionnelle qui affectent les minorités ne sont pas attribuables à des obstacles discriminatoires structurels affectant les individus en tant que Noir, Arabo-musulman ou Latino-Américain, mais plutôt à une incompatibilité irréductible entre « leurs » valeurs et celles de la culture majoritaire. Par exemple, aux États-Unis, les Afro-Américains et les Hispanics se verront reprocher de ne pas adhérer, ou de ne pas avoir suffisamment intériorisé, l’éthique de travail capitaliste (« ils sont paresseux »), ou encore de manquer d’autonomie et d’indépendance (« ils vivent au crochet de l’État ») (Bonilla-Silva, 2010). En somme, dans le paradigme néolibéral dominant, les inégalités socioéconomiques entre immigrants et natifs, entre groupes racisés et non racisés, tendent davantage à être attribuées à des différences individuelles ou culturelles « auto-pénalisantes » qu’à la discrimination raciste.

Même chez les sociologues, on observe une certaine réticence à imputer à la discrimination les inégalités structurées sur la base de catégories sociales telles que la « race », l’origine ou le genre. C’est que la discrimination constitue un phénomène extrêmement difficile à démontrer en sciences sociales (Ducharme et Eid, 2005), tout comme en droit d’ailleurs (Bosset, 2005), à cause des formes beaucoup plus subtiles et voilées qu’elle revêt de nos jours, ce qui, méthodologiquement, en fait un facteur dont l’impact sur les inégalités est difficile à isoler, et encore plus à pondérer par rapport aux autres facteurs explicatifs sociologiquement pertinents. Comment, en effet, isoler la part des inégalités « ethnoraciales » attribuable à la discrimination directe et aux préjugés de celle attribuable à un accès inégal au capital social, symbolique et culturel requis pour connaître une intégration réussie sur le marché du travail[4] ? En d’autres termes, comment peut-on mesurer l’impact des préjugés proprement discriminatoires des employeurs sur le processus d’insertion en emploi des immigrants et de leurs descendants, c’est-à-dire les préférences qui reposent, non pas sur une appréciation − socialement légitime − des « caractéristiques productives » des candidats (par exemple le niveau d’instruction, l’expérience, la maîtrise de la langue, etc.), mais plutôt sur des préjugés et des stéréotypes à caractère raciste, qu’ils soient conscients ou non ? Mais avant de répondre à cette question, il est utile de se pencher sur certaines données quantitatives qui mettent au jour le poids de l’assignation « raciale » dans la structuration des inégalités intergroupes sur le marché de l’emploi québécois.

Les inégalités entre minorités racisées et non racisées sur le marché de l’emploi québécois

Dans cette section, nous verrons qu’au Québec, les minorités racisées, tant chez les immigrants que chez les natifs, connaissent des difficultés d’insertion sur le marché de l’emploi significativement plus marquées que les personnes n’appartenant pas à une minorité racisée.

Au Québec, plus que partout ailleurs au Canada, les immigrants connaissent d’importantes difficultés d’accès à l’emploi. En effet, de toutes les provinces canadiennes, c’est au Québec qu’on observe l’écart le plus élevé entre le taux de chômage des immigrants et celui des natifs. Ainsi, en 2008, parmi les Québécois de 15 ans et plus, l’écart entre le taux de chômage des immigrants et celui des natifs était de 4,5 points de pourcentage (11,1 % contre 6,6 %), alors que, par comparaison, l’écart n’était que de 1,4 point en Ontario, et de 0,4 point en Colombie-Britannique (MICC, 2009, p. 19). Par ailleurs, s’il est clair que, de manière générale, les immigrants ont plus d’obstacles à surmonter pour décrocher un emploi que les natifs, il semble que ceux des minorités racisées soient encore plus désavantagés sous ce rapport. Ainsi, comme on peut le voir dans le tableau 1, conçu à partir des données de recensement de 2006, parmi les Québécois de 15 ans et plus, les immigrants des « minorités visibles[5] » ont, à niveau d’instruction égal, un taux de chômage entre 1,3 et 1,7 fois plus élevé que les immigrants n’appartenant pas à une « minorité visible ». À titre illustratif, parmi les Québécois détenteurs d’un diplôme universitaire de 15 ans et plus, les immigrants des « minorités visibles » ont un taux de chômage de 12,6 %, contre 8,5 % pour les immigrants n’appartenant pas à une « minorité visible » (et 3,1 % pour les non-immigrants).

Tableaux 1

Taux de chômage chez les immigrants du Québec – ventilés par le niveau d’instruction et par le fait d’appartenir ou non à une minorité visible (population de 15 ans et plus)

Taux de chômage chez les immigrants du Québec – ventilés par le niveau d’instruction et par le fait d’appartenir ou non à une minorité visible (population de 15 ans et plus)
Source : Statistique Canada, Recensement de la population de 2006, Produit n° 97-562-XCB2006017 au catalogue de Statistique Canada (Quebec/Québec, Code24).

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Toutefois, comme les immigrants racisés appartiennent en général à des groupes d’implantation plus récente que les immigrants d’origine européenne, la période d’arrivée au Canada doit être prise en compte pour les fins de la comparaison. Le tableau 2 montre que, parmi les seuls diplômés universitaires, les immigrants récents (arrivés entre 2000 et 2006) connaissent des taux de chômage entre 5,5 et 6,7 fois plus élevés que les non-immigrants, l’écart variant cependant selon qu’il s’agisse d’immigrants des « minorités visibles » (20,8 % contre 3,1 %) ou non (17 % contre 3,1 %). Toutefois, le taux de chômage des immigrants universitaires tend à se rapprocher de celui des natifs au fur à mesure que le temps passe suivant leur première année d’installation. Malgré tout, même parmi les immigrants universitaires arrivés au Canada entre 1991 et 1995, donc après 10-15 ans d’installation, ceux des « minorités visibles » sont aux prises avec un taux de chômage 1,5 fois supérieur à celui des immigrants n’appartenant pas à une « minorité visible » (8,6 % versus 5,8 %). Mentionnons aussi, bien que ça ne soit pas indiqué au tableau 2, que la situation tend à être encore plus préoccupante pour les immigrants détenteurs d’un diplôme universitaire de certaines « minorités visibles », telles que les Noirs et les Arabes notamment, dont les taux de chômage, même après 10-15 ans d’installation, sont de 10,2 % et 10,5 % respectivement, soit plus de 3 fois supérieurs à celui des natifs du Québec détenteurs d’un diplôme universitaire (3,1 %).

Plus préoccupant encore, lorsqu’on se penche uniquement sur les natifs du Canada (voir le tableau 3), on observe que les taux de chômage des Québécois des « minorités visibles » sont, à diplôme égal, entre 1,5 et 2 fois supérieurs à ceux des Québécois n’appartenant pas à une « minorité visible », l’écart étant le plus grand chez les diplômés universitaires (6 % versus 3,1 %). Dans la mesure où les Québécois des minorités racisées nés au Canada ont pour la plupart été scolarisés au Québec, maîtrisent le français, et même bien souvent l’anglais, n’ont pas d’accent perçu comme étranger, connaissent les codes culturels de la majorité et ont acquis une expérience de travail québécoise, leurs taux de chômage plus marqués que ceux prévalant chez les autres natifs du Québec pourraient s’expliquer en grande partie par le racisme et la discrimination.

Tableau 2

Taux de chômage des immigrants ayant un certificat ou un grade universitaire selon qu’ils appartiennent ou non à une minorité visible et selon leur durée d’installation − données pour le Québec (2006)

Taux de chômage des immigrants ayant un certificat ou un grade universitaire selon qu’ils appartiennent ou non à une minorité visible et selon leur durée d’installation − données pour le Québec (2006)

PMV = n’appartiennent pas à une minorité visible

MV = appartiennent à une minorité visible

Source : Statistique Canada, Recensement de la population de 2006, Produit n° 97-562-XCB2006017 au catalogue de Statistique Canada (Quebec/Québec, Code24).

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Tableau 3

Taux de chômage chez les natifs du Québec – ventilés par le niveau d’instruction et par le fait d’appartenir ou non à une minorité visible (population de 15 ans et plus)

Taux de chômage chez les natifs du Québec – ventilés par le niveau d’instruction et par le fait d’appartenir ou non à une minorité visible (population de 15 ans et plus)
Source : Statistique Canada, Recensement de la population de 2006, Produit n° 97-562-XCB2006017 au catalogue de Statistique Canada (Quebec/Québec, Code24).

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Avant de clore cette section, notons que les personnes qui n’arrivent pas à décrocher un emploi à la hauteur de leurs qualifications finissent bien souvent par se résigner à accepter, après un certain temps, un travail dont le salaire, notamment, est en deçà de ce que leur niveau d’instruction leur permettait d’espérer. Or, au chapitre des inégalités salariales, des clivages prononcés subsistent, à qualifications égales, entre Québécois racisés et non racisés, non seulement au sein de la population immigrante, mais également chez les enfants d’immigrants nés au Canada. Ainsi, les données de recensement présentées dans le tableau 4 révèlent qu’en 2005, le revenu moyen des Québécois non immigrants détenteurs d’un baccalauréat ayant travaillé à temps plein toute l’année était de 62 863 $. Or, à caractéristiques égales, les immigrants n’appartenant pas à une « minorité visible », avec un revenu moyen de 59 877 $, gagnaient seulement 5 % de moins que les natifs, alors que les immigrants des « minorités visibles », avec un revenu moyen de 42 665 $, gagnaient quant à eux jusqu’à 32 % de moins que les natifs. Qui plus est, toujours chez les diplômés universitaires, le salaire moyen des personnes des « minorités visibles » nées au Canada de parents immigrants (la 2e génération) est à peine plus élevé que celui des immigrants des « minorités visibles » (43 429 $ contre 42 665 $). Il semble donc que, parmi les détenteurs d’un baccalauréat, les enfants d’immigrants racisés, même lorsqu’ils sont nés au Canada, ont peu de chances de connaître une mobilité salariale substantielle puisque leur revenu moyen demeure, comme dans le cas des immigrants racisés, significativement inférieur à celui de l’ensemble des natifs − dont ils font pourtant partie (43 429 $ contre 62 863 $).

Tableau 4

Revenu moyen des immigrants et des enfants d’immigrants nés au Canada ayant un baccalauréat et ayant travaillé toute l’année selon qu’ils appartiennent ou non à une minorité visible − données pour le Québec (2006)

Revenu moyen des immigrants et des enfants d’immigrants nés au Canada ayant un baccalauréat et ayant travaillé toute l’année selon qu’ils appartiennent ou non à une minorité visible − données pour le Québec (2006)

PMV = n’appartiennent pas à une minorité visible

MV = appartiennent à une minorité visible

Source : Statistique Canada, Recensement de la population de 2006, Produit n° 97-563-XCB2006060 au catalogue de Statistique Canada (Quebec/Québec, Code24).

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Isoler le poids relatif de la discrimination dans l’explication des inégalités « ethnoraciales » sur le marché du travail

L’analyse sociologique des inégalités, pour être crédible, doit recourir à des schémas explicatifs multifactoriels. À cet égard, bien que la discrimination constitue un facteur important pour expliquer les inégalités socioéconomiques, elle n’est pas seule en cause. Le défi pour tout chercheur travaillant sur la discrimination devient alors, non seulement de mesurer cette dernière, mais surtout d’en isoler l’impact relatif sur les inégalités sociales. Nous exposerons ci-après, exemples à l’appui, les apports et les limites des méthodes statistiques résiduelles pour arriver à une telle fin. Nous ferons ensuite valoir que, sans être elle-même à l’abri de certains écueils méthodologiques, la méthode du testing supplée, à plusieurs égards, aux insuffisances inhérentes aux méthodes statistiques résiduelles comme outil pour isoler le poids relatif de la discrimination dans la production des inégalités.

Les méthodes statistiques résiduelles

Un procédé couramment utilisé en sciences sociales pour mesurer l’impact relatif de la discrimination sur les inégalités intergroupes par rapport à d’autres facteurs sociologiquement pertinents sont les analyses de régression multifactorielles. Ainsi, au Québec, dans une étude longitudinale menée auprès d’une cohorte d’immigrants arrivés en 1989, Renaud, Piché et Godin (2003) ont découvert que les immigrants originaires d’Europe et d’Amérique du Nord connaissaient une requalification professionnelle dans des proportions plus grandes, et dans des délais plus courts, que les immigrants du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord, du Vietnam, d’Haïti, des Caraïbes, d’Amérique du Sud, et ce, après avoir contrôlé l’effet de plusieurs variables telles que le sexe, l’âge, le nombre d’années passées au Canada, le niveau de scolarité, la connaissance des langues officielles, et l’expérience de travail antérieure. Toutefois, après dix ans d’installation au Québec, ces écarts avaient disparu pour presque tous les groupes à l’exception des immigrants de l’Amérique du Sud, des Caraïbes et du Vietnam.

Plus récemment, dans une étude auprès de 1541 immigrants admis au Québec à titre de travailleurs qualifiés entre 1997 et 2000, Renaud et Cayn (2006) ont constaté, à l’aide d’analyses de survie, qu’à profil sociodémographique et à formation égaux, les immigrants originaires d’Europe de l’Ouest et des États-Unis avaient plus de chances que les autres de trouver rapidement un premier emploi correspondant à leur niveau de scolarité. Par contre, après une période de 18 mois, ces écarts ne sont plus significatifs, sauf pour les immigrants originaires d’Asie de l’Ouest et du Moyen-Orient, dont les difficultés à se trouver un emploi à la hauteur de leurs qualifications perdurent durant toute la période à l’étude.

Étant donné que ces modèles statistiques neutralisent l’impact d’une large gamme de variables ayant une incidence sur l’insertion professionnelle, il semble plausible d’expliquer les écarts résiduels entre régions de provenance par la discrimination. À notre avis, le fait que les écarts intergroupes disparaissent après une certaine période de temps, du moins pour certains groupes, n’invalide pas pour autant l’hypothèse de la discrimination, contrairement à ce que suggèrent les auteurs d’une des deux études précédemment citées[6]. Le délai supplémentaire dont ont besoin les immigrants non occidentaux pour mettre fin à leur déclassement professionnel donne plutôt à penser qu’à caractéristiques et à profil égaux, ils doivent essuyer en moyenne beaucoup plus de refus et d’échecs que les immigrants d’Europe et des États-Unis avant de finalement réussir, à force de persévérance, à obtenir un poste à la hauteur de leurs qualifications (Pager, Western et Bonikowski, 2009).

Les méthodes statistiques résiduelles ont un dénominateur commun : elles cherchent à inférer le poids de la discrimination « ethnoraciale » dans l’accès à l’emploi par la comparaison des performances économiques d’immigrants d’origines diverses après avoir neutralisé l’impact du plus grand nombre possible de facteurs ayant une incidence sur l’insertion en emploi. On attribue alors à la discrimination les disparités intergroupes qui demeurent inexpliquées par le modèle. Mais la validité d’une telle conclusion dépend de la capacité du modèle à prendre en considération, pour mieux en neutraliser l’impact, le plus grand nombre possible de facteurs ayant une incidence sur la performance des individus sur le marché du travail. Donc, plus le modèle est incomplet, c’est-à-dire plus il omet d’inclure des variables de contrôle pertinentes, plus il risque de surestimer le poids de la discrimination fondée sur l’origine ethnique ou « raciale » (Pager, Western et Bonikowski, 2009). Enfin, l’autre angle mort des modèles statistiques résiduels est qu’ils présupposent que tous les groupes faisant l’objet de la comparaison postulent dans les mêmes proportions les emplois correspondant à leur compétence. Or, ce n’est pas nécessairement le cas, les membres de certains groupes pouvant être plus portés à ne pas postuler certains emplois qualifiés s’ils anticipent un refus fondé sur des motifs discriminatoires (Duguet, Leandri, L’Horty et Petit, 2007).

Le testing

À plusieurs égards, la méthode du testing, appelée aussi test de discrimination, vient combler les lacunes inhérentes aux méthodes évoquées plus haut. Le testing est une méthode semi-expérimentale qui consiste à mesurer l’impact discriminatoire d’une caractéristique donnée (le sexe, l’origine ethnique ou le handicap par exemple) sur l’attribution de ressources en soumettant au moins deux couples de candidatures fictives en réponse à de véritables offres d’emploi ou de logement à louer, par exemple. Seul l’un des deux candidats doit présenter la caractéristique discriminante à l’étude, alors que, sous tous les autres rapports, leurs dossiers, sans être identiques − pour ne pas éveiller les soupçons −, sont du moins similaires et comparables. L’écart entre le taux de réponses positives (ou le taux de succès) obtenu par l’un et l’autre candidat, ou encore l’écart entre la proportion de traitements préférentiels accordés à un candidat par rapport à l’autre, mesure l’impact discriminatoire de la caractéristique à l’étude.

L’avantage de ce type de test est qu’il procure une mesure beaucoup plus fiable et directe de la discrimination que les analyses statistiques résiduelles. D’une part, dans un testing, tout traitement préférentiel peut difficilement être attribuable à un facteur autre que la caractéristique discriminante, à condition bien sûr que les candidatures fictives soient quasi identiques à tous autres égards. D’autre part, s’agissant du marché du travail, le testing permet d’inférer la discrimination à partir de l’observation directe des comportements réels des employeurs, et non à partir d’inégalités socioéconomiques constatées postérieurement au recrutement.

Le testing par envoi de CV fictifs

Il existe deux grands types de testings dits « scientifiques » (pour les distinguer des testings entrepris à des fins judiciaires[7]) : alors que le premier procède par envoi d’acteurs, l’autre procède par envoi de CV fictifs. De nombreux testings − en fait la majorité de ceux effectués dans les années 1970, 1980 et 1990 − ont eu recours à des acteurs appelés à postuler en personne dans des commerces et, le cas échéant, à participer à un réel entretien d’embauche une fois sélectionnés à cet effet. Bien que les testings par envoi d’acteurs offrent certains avantages, les nombreuses critiques d’ordre méthodologique que ce type d’expérience s’est attiré[8] ont amené un nombre croissant de chercheurs à lui préférer les testings par envoi de CV.

Depuis le début des années 2000, la plupart des chercheurs ayant effectué des testings ont préféré procéder uniquement par envoi de CV en réponse à des offres d’emploi publiées sur Internet ou dans les journaux. Outre le fait qu’elle soit peu coûteuse, une telle méthode a l’avantage de permettre aux chercheurs de procéder à une expérience beaucoup mieux contrôlée, par comparaison avec les testings avec acteurs, puisqu’il leur est plus facile de créer sur papier des candidatures comparables que de neutraliser des différences de personnalité dont l’appréciation par les employeurs est, au demeurant, imprévisible puisque éminemment subjective.

En revanche, la limite principale du testing par correspondance est que, contrairement aux testings avec acteurs, il ne permet de mesurer la discrimination qu’à la première étape du recrutement, soit celle où le recruteur effectue un premier tri parmi les candidatures. Les chercheurs ne sont donc pas en mesure de déterminer si des traitements différentiels surviennent à l’étape de l’entretien. Cependant, cette lacune n’est peut-être pas très grave puisqu’il se dégage une constante des testings déjà réalisés aux États-Unis, en Europe et ailleurs : la discrimination est beaucoup plus forte à l’étape du premier tri, sur examen des CV, qu’à l’étape de l’entretien (Riach et Rich, 2002 ; McGinnityet al., 2009 ; Pager, 2007).

Compte tenu de ce qui précède, dans le cadre de notre propre démarche de recherche, nous avons décidé de mener un testing par correspondance dans la mesure où ce type de test offre une plus grande rigueur sur le plan scientifique par comparaison avec les testings avec acteurs.

Quelques résultats de testings mesurant la discrimination « ethnoraciale » à l’embauche

Les premiers testings ont été menés en Grande-Bretagne à la fin des années 1960 par des sociologues tels que Daniel (1968) et Jowell et Prescott-Clarke (1970) pour mesurer la discrimination en emploi. Mais il faut attendre les années 1980, et surtout les années 1990, pour voir l’usage de cette méthode se répandre chez les chercheurs européens et américains désireux de mesurer la discrimination « ethnoraciale » à l’embauche. De plus, la méthode a également été utilisée pour mesurer la discrimination dans l’accès à d’autres ressources que l’emploi, en particulier l’accès au logement locatif[9], et en testant d’autres variables, telles que le sexe, l’âge, le quartier de résidence, l’accent, l’orientation sexuelle, le handicap ou encore le fait d’avoir de jeunes enfants (Riach et Rich, 2002).

Dans les lignes qui suivent, nous présenterons, sans prétendre à l’exhaustivité, des résultats de testings menés au Canada, en Europe et aux États-Unis au cours des dernières décennies, qu’il s’agisse de tests par correspondance ou avec acteurs. Afin de pouvoir comparer des résultats relativement standardisés, nous tenterons, chaque fois que c’est possible, de présenter les taux nets de discrimination obtenus d’une étude à l’autre en appliquant la formule recommandée par le Bureau International du Travail (BIT) (Bovenkerk, 1992), qui tend à faire consensus parmi les chercheurs. Selon le BIT, considérant que…

  • A = le nombre de cas où le majoritaire est choisi, et le minoritaire rejeté ou ignoré,

  • B = le nombre de cas où le minoritaire est choisi, et le majoritaire rejeté ou ignoré,

  • C = le nombre de cas où le majoritaire et le minoritaire sont tous deux retenus,

le taux net de discrimination = (A – B) / (A+ B + C).

Dans les cas où le taux net de discrimination n’a pas été calculé par les chercheurs, nous indiquerons l’écart, sous forme de ratio, entre les probabilités respectives de chaque candidat de se faire appeler en vue d’un entretien d’embauche.

Jusqu’à tout récemment, l’étude réalisée par Henry et Ginzberg (1985) en 1984 est demeurée le seul testing mesurant la discrimination à l’embauche menée au Canada. Cette étude comportait deux volets distincts, dont l’un procédait par envoi d’acteurs sur place, et l’autre par téléphone. Pour le premier volet, les chercheurs ont mis sur pied quatre équipes composées chacune d’une personne blanche et d’une personne noire[10]. Les membres de chaque équipe identifiaient quotidiennement, par le biais des grands journaux, des offres d’emploi dans la région de Toronto, et se rendaient ensuite sur place, à quelques heures d’intervalle, pour postuler en personne. En tout, 201 offres d’emplois qualifiés et semi-qualifiés ont été testées, notamment dans le secteur de la restauration, de la vente et du service à la clientèle. Sur les 201 demandes effectuées, les deux candidats ont été ignorés ou refusés dans 155 cas, et au moins un des deux candidats s’est fait offrir le poste dans 46 cas. Sur ces 46 cas, les deux acteurs formant la paire se sont tous deux fait offrir un poste 10 fois, le candidat blanc a été le seul à se faire offrir le poste 27 fois, et le candidat noir a été le seul à se faire offrir le poste 9 fois. Donc si on applique la méthode du BIT exposée plus haut, on obtient un taux net de discrimination de 39,1 % ([27 – 9] / [27+10+9]), ce qui signifie qu’à caractéristiques égales, lorsque l’employeur offre un poste à au moins un des deux candidats, le Blanc a 39,1 % plus de chances d’être favorisé au détriment du Noir.

Près de 25 ans plus tard, des chercheurs ont mené, une première fois en 2008 à Toronto (Oreopoulos, 2009), ainsi qu’une seconde fois en 2010 à Montréal, Toronto et Vancouver (Oreopoulos et Dechief, 2011), deux testings d’envergure par envoi de CV fictifs en répondant en ligne à des milliers d’offres d’emplois qualifiés dans des domaines aussi variés que l’administration, la finance, les ventes, le marketing et l’informatique. Les candidats minoritaires se voyaient attribuer un nom et un prénom à consonance, à tour de rôle, indienne, chinoise et pakistanaise dans le premier test, et indienne, chinoise et grecque dans le second. Une constante est ressortie des deux études : dans tous les cas, à expérience et à diplôme canadiens égaux, les candidats au nom à consonance anglo-saxonne avaient toujours plus de chances de se faire appeler pour un entretien que les candidats au nom à consonance étrangère. Ainsi, dans le cadre du volet montréalais de leur testing, Oreopoulos et Dechief (2011) ont constaté qu’à CV similaires en tous points, les premiers avaient entre 1,3 et 1,4 fois plus de chances que les seconds d’obtenir un entretien d’embauche. Notons par ailleurs qu’en ce qui concerne Montréal, ces chercheurs n’ont répondu qu’à des offres d’emploi rédigées en anglais, auxquelles n’ont été soumises que des candidatures « majoritaires » au patronyme anglo-saxon. Notre testing est donc le premier à mesurer la discrimination à l’embauche dans le segment francophone du marché du travail montréalais.

Plusieurs testings ont été menés aux États-Unis pour prouver la discrimination dont font l’objet les Noirs et les Latino-Américains sur le marché du travail. Nous ne ferons état ici que des plus connues de ces études.

Au tournant de la décennie 1990, le Urban Institute a mené quatre testings pour mesurer la discrimination à l’embauche, dont deux à Chicago et à San Diego avec des acteurs au physique, à l’accent et au nom typiquement latino-américains (Hispanics), ainsi que deux autres à Washington et à Chicago avec des acteurs noirs au nom typiquement afro-américain. Chaque candidat Noir ou Hispanic était couplé à un candidat non racisé et anglophone (White Anglo), avec pour souci de former des paires qui soient les plus identiques possible sur tous les critères à partir desquels un recruteur est susceptible de fonder son appréciation. Les membres de chaque paire postulaient les mêmes emplois peu qualifiés dans des secteurs aussi variés que la restauration, l’hôtellerie, la vente et le travail de bureau. Sans entrer dans le détail des résultats, notons qu’à l’étape finale du recrutement, dans les cas où les deux candidats appariés s’étaient vu accorder un entretien, les chercheurs ont enregistré des taux nets de discrimination de 33,3 % contre les Hispanics à Chicago, et de 25,3 % contre les Hispanics à San Diego. Les taux nets de discrimination dans les testings recourant à des paires d’acteurs Noir/Blanc étaient respectivement de 32 % à Washington, et de 20 % à Chicago (Heckman et Siegelman, 1993).

Entre 2001 et 2002, Bertrand et Mullainathan (2004) ont mené un testing en soumettant par courriel ou par fax des candidatures avec des noms afro-américains couplées à des candidatures avec des noms anglo-américains, en réponse à environ 1300 offres d’emploi publiées dans le Boston Globe et le Chicago Tribune. Pour chaque offre testée, les chercheurs envoyaient deux paires de candidatures : l’une composée d’un CV d’Afro-Américain et d’un CV d’Anglo-Américain possédant les qualifications et l’expérience minimalement requises par l’emploi, et l’autre composée d’un CV d’Afro-Américain et d’un CV d’Anglo-Américain possédant des qualifications et une expérience légèrement supérieures à celles requises par l’emploi. Les emplois testés étaient peu ou semi-qualifiés dans des secteurs tels que le service à la clientèle, la vente au détail, ainsi que le travail administratif ou de bureau. Autant pour Chicago que Boston, les auteurs ont constaté que les candidats au nom anglo-américain avaient environ 50 % plus de chances de se faire appeler pour un entretien que les candidats au nom afro-américain (9,65 % versus 6,45 %). De plus, l’écart entre les taux de rappel des candidats anglo-américains et afro-américains s’est avéré statistiquement significatif dans toutes les catégories d’emploi testées et dans tous les secteurs de l’industrie, à l’exception du secteur des transports et des communications. Par ailleurs, le fait d’ajouter dans le CV de l’expérience et des qualifications supérieures à celles requises par l’emploi ne se traduit par une augmentation significative du taux de rappel que pour les candidats anglo-américains. À l’inverse, le taux de rappel des candidats afro-américains demeure quasi le même peu importe la qualité de leur CV (6,7 % pour les CV forts versus 6,2 % pour les CV faibles). Enfin, le résultat le plus surprenant est que l’écart entre les taux de rappel des candidats afro-américains et anglo-américains est légèrement plus grand parmi les employeurs qui ont l’obligation légale d’appliquer des programmes d’accès à l’égalité (Equal Opportunity Programs).

Plus récemment, Pager, Western et Bonikowski (2009) ont mis sur pied deux équipes d’acteurs, comprenant chacune un Blanc, un Noir et un « Latino », qui ont postulé, sur une période de neuf mois, 171 postes peu qualifiés à pourvoir dans des commerces du New York métropolitain. Le candidat blanc avait deux fois plus de chances que le candidat noir, et 1,23 fois plus de chances que le candidat latino, de se voir offrir le poste ou à tout le moins d’être appelé pour un entretien. De plus, lorsque les chercheurs ont répété l’expérience en assignant un dossier criminel et une expérience de prison (pour possession de cocaïne avec intention d’en faire le trafic) au seul candidat blanc, ce dernier a tout de même enregistré un taux de rappel supérieur à ceux du candidat noir (17,2 % versus 13 %) et du candidat latino (17,2 versus 15,4 %), même si ces derniers n’affichaient aucun antécédent judiciaire. Par ailleurs, d’autres patterns discriminatoires ont émergé au cours des conversations entre les employeurs et les candidats. Un premier cas de figure observé est que, bien souvent, les qualifications et l’expérience des candidats minoritaires étaient considérées insuffisantes ou inappropriées, alors que celles du candidat blanc, pourtant du même ordre, ne constituaient pas un obstacle à son embauche. L’autre cas de figure observé est celui de l’aiguillage vers des postes différenciés (job channeling) en fonction de l’appartenance « ethnoraciale » du candidat. À cet égard, le scénario le plus fréquent était celui où, bien que l’emploi postulé par les trois candidats supposait un service à la clientèle ou un contact avec les clients, seul le candidat blanc se faisait offrir le poste annoncé alors que les candidats noirs et latinos se faisaient plutôt offrir un poste en arrière-boutique, en entrepôt ou en cuisine, donc loin des clients.

Au milieu des années 1990, le BIT a commandé plusieurs testings à des chercheurs pour mesurer la discrimination « ethnoraciale » en emploi dans bon nombre de pays européens. La majorité de ces testings procédaient d’abord par contact téléphonique et/ou par envoi de CV, puis, dans la majorité des cas, par envoi d’acteurs à des entretiens d’embauche lorsqu’une candidature était retenue. À titre d’exemple, en Allemagne, un test mené uniquement par téléphone en 1993-1994 sur des emplois faiblement ou moyennement qualifiés a révélé un taux net de discrimination de 18,9 % à l’encontre du candidat à l’accent turc. En Belgique, un test avec acteurs réalisé entre 1995 et 1997 a révélé un taux net de discrimination de 50,5 % contre le candidat marocain à l’étape du contact par téléphone, puis de 21 % à l’étape de la sélection finale à la suite des entretiens. Aux Pays-Bas, un test avec acteurs mené en 1993-1994 a permis d’enregistrer un taux net de discrimination à l’encontre du candidat marocain de 44,4 % à la prise de contact par téléphone, puis de 100 % à l’étape de la sélection finale post-entretien. Enfin, un test avec acteurs mené en Espagne en 1994-1995 a révélé un taux net de discrimination à l’encontre du candidat marocain de 47 % à la prise de contact par téléphone, et de 42,3 % à l’étape de la sélection finale (Riach et Rich, 2002 ; Cédiey, 2008).

En France, entre 2004 et 2006, l’Observatoire des discriminations a mené, sous la direction de Jean-François Amadieu, trois testings mesurant la discrimination à l’embauche sur plusieurs critères, dont l’origine ethnique. Nous nous contenterons ici de rappeler les résultats du premier de ces tests, mené en 2004, qui a contribué véritablement à l’expansion rapide de la technique du testing en France dans le milieu universitaire. Dans le test par correspondance mené entre avril et mai 2004, l’Observatoire a répondu par la poste et par courriel à 258 offres d’emploi de « commerciaux : chargés de clientèle, commerciaux, technico-commerciaux », parues dans les journaux. Il en ressort que le candidat français de référence a 4,5 fois plus de chances que le candidat d’origine marocaine de se faire convoquer à un entretien sur examen des CV (26,7 % versus 5,9 %) (Amadieu, 2004).

Plus récemment, en Irlande, un test par correspondance a été réalisé par McGinnity et collègues (2009) entre mars et octobre 2008 sur 240 offres d’emploi pour des postes « junior » (entry-level) en comptabilité et en administration, ainsi que pour des postes « senior » (higher-level) en comptabilité et dans la vente au détail. L’équipe a soumis, pour chaque offre, une paire de CV comparables en tous points, dont l’un au nom et prénom à consonance irlandaise, et l’autre au nom et prénom à consonance, tantôt africaine, tantôt asiatique et allemande. En appliquant la méthode préconisée par le BIT, les chercheurs ont mis au jour un taux net de discrimination de 43 % à l’encontre des candidats minoritaires, toutes origines confondues. Par ailleurs, les différences entre les taux de discrimination propres à chaque catégorie d’emploi étaient non significatives. Mais la grande surprise de ce test est que le taux net de discrimination enregistré pour le candidat au nom allemand (47 %) s’est avéré presque identique à celui enregistré pour le candidat au nom africain (48 %), et même de plus de 10 points de pourcentage supérieur à celui associé au candidat au nom asiatique (35 %). Un tel résultat amène les auteurs à conclure que la discrimination subie par les immigrants en Irlande relève davantage d’une tendance du groupe majoritaire à favoriser les membres de leur propre groupe (in-group preference) que d’une aversion à caractère raciste dirigée contre les minorités racisées.

Enfin, en Allemagne, Kaas et Manger (2011) ont mené en 2007-2008 un testing sur 528 offres de stages, notamment en ressources humaines, en marketing et en finance, en envoyant des paires de candidatures d’étudiants de premier cycle en gestion des affaires, dont l’une au nom à consonance turque et l’autre allemande. Les chercheurs ont enregistré un taux net de discrimination de 10 % en faveur du candidat allemand mais ont remarqué que, lorsque les couples de CV étaient accompagnés d’une lettre de recommandation d’anciens employeurs soulignant les qualités du candidat, l’effet discriminatoire disparaissait. Selon les auteurs, leurs résultats accréditent l’hypothèse selon laquelle la discrimination tiendrait essentiellement à l’activation de préjugés dus au manque d’information dont disposent les recruteurs sur des groupes qui leur sont moins familiers.

Le dispositif expérimental : méthodologie et procédures

Dans cette section, nous exposerons les différentes étapes de notre propre test de discrimination en spécifiant et justifiant, lorsque nécessaire, certains choix méthodologiques. Précisons que la collecte de données, c’est-à-dire l’envoi des paires de CV, a été réalisée entre décembre 2010 et mai 2011 en réponse à des offres d’emploi pour des postes dans des entreprises privées, des institutions publiques et des organismes sans but lucratif (OSBL[11]) du Grand Montréal.

Les professions ou types d’emploi testés

Le testing comporte deux volets qui seront distingués tout au long de la présentation et de l’analyse des résultats, soit un test ciblant des secteurs d’emplois qualifiés, et un autre ciblant des secteurs d’emplois peu ou non qualifiés. L’hypothèse que nous voulions vérifier, ce faisant, est que la discrimination risque d’être plus marquée dans les secteurs d’emplois qualifiés commandant de bons salaires et de bonnes conditions, par comparaison avec les secteurs d’emplois peu qualifiés, mal rémunérés et offrant des conditions d’emploi peu ou moins avantageuses (Petitet al., 2011).

Les professions qualifiées

Pour les emplois qualifiés, nous avons ciblé trois professions au sein desquelles les membres des minorités racisées sont sous-représentés eu égard à leur poids dans la population montréalaise : 1) le marketing, 2) les communications et 3) les ressources humaines. Ainsi, à Montréal, alors que la proportion de minorités racisées chez les 15 ans et plus est de 14,4 %, elle est de 5 % chez les « spécialistes des ressources humaines », de 6,3 % chez les « professionnels des relations publiques et des communications », et de 12,8 % chez les « agents de développement économique, les recherchistes et les experts-conseil en marketing »[12]. L’objectif est ainsi de vérifier dans quelle mesure cette sous-représentation peut être attribuable, en partie du moins, à la discrimination.

Par ailleurs, ces professions ont été sélectionnées également pour une autre raison. Après avoir questionné des praticiens dans chacun de ces domaines, et après avoir consulté des sites d’emplois spécialisés pendant deux semaines en novembre 2010, nous avons constaté que, pour chacune de ces professions, un nombre appréciable d’offres d’emploi étaient publiées et renouvelées sur une base hebdomadaire. Une telle condition était essentielle pour nous permettre de postuler un grand nombre d’offres, et ainsi constituer un échantillon suffisamment large de tests valides et utilisables, c’est-à-dire de tests au terme duquel le recruteur a retenu au moins une des deux candidatures par paire (Duguet, Leandri, L’Horty et Petit, 2007 ; Petitet al., 2011).

Les emplois peu ou non qualifiés

Pour les emplois peu ou non qualifiés, deux catégories d’emploi ont été retenues : le secrétariat et le service à la clientèle[13]. Contrairement aux professions retenues pour le testing sur des offres d’emplois qualifiés, les emplois de secrétaire et de commis au service à la clientèle présentent entre eux des caractéristiques beaucoup plus dissimilaires, ce qui offre l’avantage de faciliter la vérification d’une hypothèse par comparaison avec un « groupe témoin ». Plus précisément, on peut s’attendre à ce que les membres des minorités racisées, en particulier les immigrants récents parmi eux, rencontrent moins d’obstacles discriminatoires pour accéder aux postes de commis au service à la clientèle qu’aux postes de secrétaire, ces derniers offrant souvent un salaire relativement plus attrayant, une plus grande stabilité d’emploi et des conditions plus avantageuses. On constate d’ailleurs que, par rapport à leur poids dans la population active montréalaise (14,4 %), les membres des minorités racisées sont largement sous-représentés chez les « secrétaires » (7,4 %), et largement surreprésentés chez les « commis aux services à la clientèle, commis à l’information et personnel assimilé » (20,4 %)[14].

L’origine et le sexe des candidats minoritaires

Pour fins de comparaison, il nous importait de créer trois candidatures de personnes appartenant à des minorités racisées dans le contexte social québécois. De plus, ces groupes devaient répondre à deux critères additionnels : 1) avoir un poids numérique significatif au sein de la population québécoise, et 2) présenter un taux de chômage parmi les plus élevés au Québec, un indicateur qui dénote un processus d’insertion professionnelle plus laborieux.

Selon le recensement de 2006, parmi la population de 15 ans et plus au Québec, les personnes s’auto-identifiant comme Noires, Arabes et Latino-Américaines constituent les trois « minorités visibles » aux effectifs les plus nombreux[15]. De plus, parmi les personnes des « minorités visibles » de 15 ans et plus, les taux de chômage les plus élevés s’observent chez les Arabes (17,7%), les Sud-Asiatiques (14,9%), les Asiatiques occidentaux (14,1%), les Noirs (13,5%) et les Latino-Américains (13,1%)[16]. Pour ces raisons, les trois candidats fictifs minoritaires se sont fait attribuer, dans le cadre de cette étude, un prénom et un nom à consonance arabe, latino-américaine et africaine[17], étant donné que ces trois groupes se caractérisent à la fois par un poids numérique important et un taux de chômage parmi les plus élevés au Québec.

Idéalement, nous aurions voulu mesurer les effets de la double discrimination fondée sur le sexe et l’origine que subissent en général les femmes racisées sur le marché de l’emploi mais, pour ce faire, il nous aurait fallu envoyer, pour chaque offre d’emploi, quatre candidatures : un CV d’homme racisé, un CV d’homme non racisé, un CV de femme racisée et un CV de femme non racisée. Toutefois, en raison de ressources limitées, nous avons dû abandonner cette option, qui nous aurait obligés à multiplier par deux la taille de notre échantillon d’offres d’emploi testées. C’est pourquoi, afin d’isoler l’impact discriminatoire lié à la variable « origine », le sexe attribué aux candidat(e)s devait être le même pour chacun(e) des postulant(e)s formant une paire. Partant de ce principe, nous avons créé des candidatures féminines pour les postes dans les domaines du secrétariat et du service à la clientèle afin que les candidatures soumises reflètent le plus réalistement le profil-type de la main-d’oeuvre dans ces secteurs[18]. À l’inverse, nous avons créé des candidatures masculines pour les postes qualifiés, pensant que des candidatures féminines auraient pu avoir pour effet de réduire notre taux de réponses positives en raison de la discrimination fondée sur le sexe qui, bien souvent, limite l’accès des femmes (racisées ou non) à plusieurs secteurs d’emplois qualifiés. Notons que cette dernière précaution s’est avérée inutile ; nous avons en effet réalisé a posteriori, c’est-à-dire après que le testing eut été mené, que les femmes formaient une majorité absolue dans les trois secteurs d’emplois qualifiés retenus dans le cadre de cette étude[19]. Toutefois, dans la mesure où cette prédominance féminine est bien davantage attribuable à une féminisation du bassin des candidat(e)s qualifié(e)s pour postuler qu’à une discrimination sexiste pénalisant les hommes à l’embauche, nous pouvons raisonnablement présumer que le fait d’avoir soumis des candidatures masculines n’a pas eu pour effet de réduire les chances de nos candidats d’être sélectionnés pour la phase des entretiens.

Pour les emplois qualifiés, les candidats majoritaires s’appelaient soit Sébastien Bélanger, Mathieu Fortin ou Maxime Demers, alors que les candidats minoritaires s’appelaient Mohamed Nabil (arabe), Amadou Traoré (africain/sénégalais) et Carlos Salazar (latino-américain). Pour les emplois peu qualifiés, les candidates majoritaires s’appelaient soit Véronique Morin-Desrosiers ou Alexandra Côté-Bilodeau, alors que les noms et prénoms minoritaires étaient : Paula Gomez et Maria Martinez (latino-américaines), Latifa Ben Saïd et Nabila Hachim (arabes), ainsi qu’Aminata Diallo et Fatou Camara (africaines/sénégalaises).

La construction des candidatures

Pour chaque profession ou catégorie d’emploi testée, nous avons créé deux CV-types rédigés en français qui ont été attribués en alternance aux candidats de chaque paire. En d’autres termes, le candidat discriminable a postulé dans la moitié des cas avec le CV1, et avec le CV2 dans l’autre moitié. Idem pour le candidat de référence. Procéder de la sorte nous a permis de neutraliser tout biais qu’aurait pu introduire dans les résultats le fait qu’un CV soit plus attrayant que l’autre aux yeux des recruteurs.

Dans tous les CV, il est indiqué que les candidats sont parfaitement bilingues en français et en anglais, tant à l’oral qu’à l’écrit, et qu’ils maîtrisent les mêmes outils informatiques, qui variaient selon les exigences requises dans l’annonce du poste à pourvoir. Enfin, les candidats se voyaient attribuer, selon la profession testée, des diplômes correspondant au niveau et au domaine de formation requis pour exercer l’emploi postulé. Leurs diplômes ont été obtenus dans des établissements d’enseignement montréalais offrant des formations comparables[20].

Ni l’âge ni la date de naissance des candidats n’étaient signalés dans les CV, une telle pratique n’étant pas d’usage courant au Québec. Toutefois, nous avons fait en sorte que les recruteurs puissent déduire, par les dates d’obtention des diplômes notamment, que les candidats pour les postes de secrétaire et de commis de service à la clientèle sont dans la jeune vingtaine, et que les candidats pour les postes en marketing, communications et ressources humaines sont dans la jeune trentaine.

Les paires de CV ont été préalablement révisées et calibrées par des experts ou des praticiens de chaque domaine afin de s’assurer que les expériences professionnelles des candidats soient, non seulement en phase avec la nature des emplois testés, mais surtout, les plus similaires possible à celles de leur jumeau. Il était en effet crucial de s’assurer qu’aucun candidat ne se trouve avantagé, par rapport à son jumeau, par une expérience professionnelle plus prestigieuse ou davantage en lien avec l’offre d’emploi. Par ailleurs, afin de maximiser le taux de succès de nos candidats, il a quand même été nécessaire d’ajuster les expériences professionnelles aux exigences propres à chaque offre d’emploi.

Pour chaque demande, nous faisions en sorte que nos candidats possèdent une année d’expérience de plus que le nombre minimum d’années requis pour pouvoir postuler. Les candidats avaient, dans leur CV, le même nombre d’expériences de travail (de 3 à 4 employeurs distincts) et aucun d’eux n’affichait de période d’inactivité, leurs emplois se succédant sans période d’interruption.

Les entreprises dans lesquelles nos candidats fictifs indiquent avoir travaillé antérieurement sont, à une exception près, toutes des entreprises réelles. Une telle décision a été prise pour éviter que les recruteurs, ne reconnaissant pas le nom des entreprises, accordent une valeur moindre à l’expérience professionnelle de nos candidats, ce qui aurait réduit leurs chances de succès. Qui plus est, indiquer des noms d’employeurs fictifs nous aurait exposés au risque d’être démasqués par des recruteurs soupçonneux.

La collecte de données

Du début du mois de décembre 2010 à la fin du mois de mai 2011, nous avons répondu en tout à 581 offres d’emploi d’entreprises privées, d’organismes publics et d’OSBL situés dans la région de Montréal pour des postes dans l’un ou l’autre des cinq domaines susmentionnés : marketing (76), ressources humaines (119), communications (149), service à la clientèle (109) et secrétariat (128). Aucune entreprise ou organisme de l’échantillon n’a été testé plus d’une fois. Pour repérer les offres d’emploi correspondant à nos critères, nous consultions chaque jour, dans Internet, les banques d’emploi suivantes : Infopresse (spécialisée en marketing, publicité et communications), le Grenier aux emplois, Espresso Jobs, Isarta, La toile des recruteurs, Emploi Québec, Jobboom, Workopolis, Monster et Net femmes. La grande majorité des candidatures ont été soumises par courriel, bien que quelques-unes aient été soumises en remplissant un formulaire accessible sur le site web de l’employeur.

Pour chacun des cinq domaines d’emploi, deux candidatures ont été créées, chacune composée d’un CV assorti d’une lettre de présentation. Bien que les CV appariés soient extrêmement similaires sur le plan du contenu, leur présentation visuelle et la manière dont l’information y est organisée variaient quelque peu afin, encore une fois, de ne pas éveiller les soupçons des recruteurs. Le CV1 était envoyé le premier, suivi du CV2 au moins une heure plus tard, pour ne pas éveiller les soupçons.

Pour chaque candidat, une adresse courriel correspondant à son nom a été créée (ex. : belangersebastien@hotmail.com). Les adresses postales indiquées dans les CV étaient celles des membres de l’équipe de recherche, ainsi que celles de collègues. Comme la très grande majorité des employeurs, ainsi que nous l’avons constaté, répondent par téléphone aux postulants retenus, nous avons attribué à nos candidats fictifs un numéro de téléphone cellulaire afin de permettre aux recruteurs de laisser un message sur la boîte vocale. En raison de moyens limités, mais surtout pour simplifier la gestion des appels, nous ne fonctionnions qu’avec deux téléphones cellulaires pour l’ensemble des candidats. L’un des deux numéros a été attribué à tous les candidats majoritaires, alors que l’autre a été attribué à l’ensemble des candidats minoritaires. Sur chacun des deux messages d’accueil préenregistrés, une voix à l’accent neutre mentionnait, dans des termes similaires, une phrase du genre : « Bonjour, vous avez bien joint le 514-XXX-XXX, nous ne sommes pas là pour l’instant, mais laissez-nous un message avec vos coordonnées et il nous fera plaisir de vous rappeler ». Les deux boîtes vocales étaient relevées quotidiennement et lorsque l’un de nos candidats était appelé pour être convoqué à un entretien d’embauche, nous ne tardions pas à décliner l’offre par téléphone ou par courriel afin de ne pas perturber indûment le processus de recrutement et nuire le moins possible aux véritables candidats.

Enfin, mentionnons qu’un outil de suivi de candidature a été créé sur fichier EXCEL afin de consigner par écrit toutes les informations pertinentes relatives aux événements survenus en lien avec chaque envoi de candidature. Entre autres informations, cet outil nous permettait de connaître avec précision la date et l’heure d’envoi de chaque candidature, ainsi que la date, l’heure et la teneur de la réponse des employeurs.

Les résultats

Dans les lignes qui suivent, nous exposerons les principaux résultats de ce testing en distinguant le volet ciblant les emplois qualifiés de celui ciblant les emplois peu ou non qualifiés. Pour chacun de ces deux volets, nous calculerons le taux net de discrimination associé à chaque type d’emploi ou de profession en appliquant la formule recommandée par le BIT[21].

Le taux net de discrimination permet de calculer la proportion que représentent les cas où le candidat majoritaire a été préféré au minoritaire sur l’ensemble des cas où au moins l’un des deux candidats a été appelé. L’autre indicateur statistique que nous utiliserons pour mesurer l’existence d’un traitement préférentiel est l’écart, sous forme de ratio, entre les probabilités que chaque candidat se fasse appeler en vue d’une invitation à un entretien.

La discrimination selon que le poste soit qualifié ou non

Le tableau 5 montre, séparément, les résultats obtenus par le candidat majoritaire et son vis-à-vis minoritaire, selon que l’emploi postulé soit qualifié ou non.

Tableau 5

Type de traitement observé pour les tests sur des offres d’emplois qualifiés et non qualifiés

Type de traitement observé pour les tests sur des offres d’emplois qualifiés et non qualifiés
*

(b – c) / (b+c+d)

**

(b + d) / e

***

(c + d) / e

-> See the list of tables

En ce qui concerne les taux de rappel correspondant aux postes qualifiés, les chances du candidat majoritaire d’être convoqué à un entretien sont de 30,2 % (104 sur 344), alors qu’elles ne sont que de 18,3 % pour le minoritaire (63 sur 344). Le candidat majoritaire a donc 1,65 fois plus de chances que son vis-à-vis minoritaire de réussir à obtenir un entretien d’embauche pour un des postes qualifiés testés dans le cadre de cette étude (104/63). Alors que le candidat majoritaire n’a besoin que de postuler 3,3 fois en moyenne pour être invité à un entretien (344/104), le candidat minoritaire doit soumettre 5,5 candidatures avant d’obtenir le même résultat (344/63).

En ce qui concerne les postes peu ou non qualifiés (tableau 5), les chances des candidats d’être retenus pour un entretien sont de 46,4 % pour le majoritaire (110 sur 237) et de 28,7 % pour le minoritaire (68 sur 237), ce qui signifie que le premier a 1,62 fois plus de chances d’être appelé que le second (110/68). Le candidat majoritaire n’a besoin que de soumettre 2,2 candidatures en moyenne avant d’être convoqué à un entretien (237/110), tandis que le candidat minoritaire devra en soumettre 3,5 en moyenne pour obtenir le même résultat (237/68).

Pour obtenir une mesure plus fine de la discrimination, il importe d’appliquer la formule du BIT rapportée plus haut puisque celle-ci fournit la proportion que représentent les traitements préférentiels sur l’ensemble des cas où au moins l’une des deux candidatures a été retenue. En procédant de la sorte, on obtient un taux net de discrimination en défaveur des candidats minoritaires de 34,5 % dans la catégorie des emplois qualifiés (marketing, ressources humaines et communications), et de 34,7 % dans la catégorie des emplois peu qualifiés (secrétariat et service à la clientèle).

En bref, qu’on s’appuie sur le taux net de discrimination ou sur les chances de chaque candidat d’être contacté par un employeur, une tendance significative à la discrimination à l’encontre des candidats aux noms à consonance arabe, latino-américaine et africaine ressort de l’analyse. Par ailleurs, notre hypothèse selon laquelle la discrimination serait plus prononcée dans les emplois qualifiés est réfutée, les indicateurs statistiques donnant des résultats comparables pour les deux catégories d’emploi.

Notons enfin que le traitement discriminatoire du candidat minoritaire a pris, dans certains cas isolés, des formes plus subtiles. Ainsi, un recruteur cherchant à combler un poste non qualifié, bien qu’ayant appelé les deux candidats, a fait miroiter au majoritaire un poste permanent, alors qu’il a mentionné au minoritaire qu’il s’agissait d’un poste temporaire. Pour deux offres d’emplois qualifiés, le recruteur a demandé uniquement au candidat minoritaire des références de ses employeurs précédents. Dans un de ces deux cas, le recruteur a même pris la liberté de contacter par téléphone l’employeur le plus récent indiqué au CV du candidat minoritaire, pour ensuite faire savoir à ce dernier qu’après vérifications, personne ne le connaissait dans l’entreprise où il prétendait avoir travaillé. Aucune vérification de la sorte ne semble avoir été effectuée pour le candidat majoritaire.

La discrimination selon le type de profession ou d’emploi testé

Selon le tableau 6, quelle que soit la profession ou le type de poste testé, le candidat majoritaire a toujours plus de chances d’être appelé que le candidat minoritaire. Plus précisément, les chances d’être appelé du candidat au nom à consonance franco-québécoise sont entre 1,54 et 1,80 fois plus élevées que celles du candidat racisé, selon la profession ou la catégorie d’emploi testée.

Tableau 6

Type de traitement observé selon la catégorie de profession ou d’emploi testée

Type de traitement observé selon la catégorie de profession ou d’emploi testée
*

(b – c) / (b+c+d)

**

(b + d) / e

***

(c + d) / e

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Les secteurs des ressources humaines et du secrétariat sont ceux où l’écart entre les probabilités de rappel des deux candidats sont les plus grandes. Pour les postes de secrétaire, la candidate majoritaire a 1,76 fois plus de chances que sa vis-à-vis minoritaire d’être appelée alors que, pour les postes en ressources humaines, les chances du candidat majoritaire sont de 1,8 fois supérieures à celles du minoritaire. Ces deux mêmes secteurs d’emploi se démarquent également des autres par leurs taux nets de discrimination plus élevés, soit de 40 % pour les postes en ressources humaines et de 38,8 % pour les postes de secrétaire. Par comparaison, les taux nets de discrimination enregistrés dans les secteurs du marketing, des communications et du service à la clientèle oscillent approximativement entre 30 % et 32 %.

Comment expliquer le fait que les secteurs des ressources humaines et du secrétariat se démarquent par des taux de discrimination plus élevés que la moyenne ? Ces deux secteurs d’emploi sont ceux pour lesquels les fonctions requises par le poste se caractérisent principalement par un service offert, non pas aux clients (marketing, communications et service à la clientèle), mais plutôt à d’autres employés ou membres du personnel de gestion au sein de l’organisation. Certaines études ont montré par le passé que les recruteurs sont davantage susceptibles d’adopter des pratiques discriminatoires lorsque le poste à combler suppose un contact avec la clientèle, par comparaison avec les postes à caractère plus technique ou manuel (Krings et Olivares, 2007 ; Pager, Western et Bonikowski, 2009). À la lumière de nos propres résultats, il semblerait que les membres de minorités racisées soient même encore plus à risque de subir la discrimination lorsque le poste suppose principalement des interactions fréquentes avec les autres employés ou les gestionnaires dans le cadre d’une prestation de service dispensée à l’interne. En d’autres termes, s’il est acquis que les recruteurs sont susceptibles de favoriser les postulants du groupe majoritaire pour satisfaire les préférences de la clientèle, ils semblent encore plus portés à embaucher des personnes de leur groupe ethnoculturel, ou « qui leur ressemblent », pour satisfaire les « préférences ethniques » des membres de leur propre entreprise.

La discrimination selon l’origine ethnique du candidat minoritaire

Dans la catégorie des emplois qualifiés (tableau 7), des trois candidats minoritaires, c’est celui au nom à consonance africaine qui semble le plus à risque de subir un traitement différentiel. Ainsi, les probabilités du candidat majoritaire de se faire appeler en vue d’un entretien sont 1,72 fois supérieures à celles du candidat au nom à consonance africaine (38,1 % versus 22,1 %). Par comparaison, les probabilités que le candidat majoritaire reçoive un appel de l’employeur sont 1,63 plus élevées que celles du candidat au nom à consonance arabe (26,7 % versus 16,4 %), et 1,58 fois supérieures à celles du candidat au nom à consonance latino-américaine (26,1 % versus 16,5 %).

Tableau 7

Type de traitement observé pour les tests sur les emplois qualifiés selon l’origine ethnique du candidat minoritaire

Type de traitement observé pour les tests sur les emplois qualifiés selon l’origine ethnique du candidat minoritaire
*

(b – c) / (b + c + d)

**

(b + d) / e

***

(c + d) / e

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Toujours en ce qui concerne les emplois qualifiés (tableau 7), la comparaison des taux de discrimination selon l’origine ethnique du candidat minoritaire révèle une tendance similaire. Ainsi, en appliquant la formule du BIT, on obtient des taux nets de discrimination de 38,3 % pour le candidat au nom à consonance africaine, de 33,3 % pour le candidat au nom à consonance arabe et de 30,6 % pour le candidat au nom à consonance latino-américaine. En d’autres termes, sur l’ensemble des tests où une réponse de l’employeur a été enregistrée, le candidat au nom à consonance africaine est, par comparaison avec les deux autres candidats minoritaires, le plus à risque de subir la discrimination dans la mesure où sa candidature est, proportionnellement, la plus souvent ignorée au profit de celle du candidat majoritaire.

Tableau 8

Type de traitement observé pour les tests sur les emplois peu ou non qualifiés selon l’origine ethnique du candidat minoritaire

Type de traitement observé pour les tests sur les emplois peu ou non qualifiés selon l’origine ethnique du candidat minoritaire
*

(b – c) / (b+c+d)

**

(b + d) / e

***

(c + d) / e

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Dans le tableau 8 portant sur les postes peu ou non qualifiés, les taux nets de discrimination affichés selon l’origine de la candidate minoritaire mettent au jour les mêmes « préférences ethniques » des employeurs que pour les postes qualifiés, mais peut-être de manière encore plus tranchée. Ainsi, le candidat au nom africain est nettement plus désavantagé que les autres, avec un taux net de discrimination de 42,1 %, contre 35,1 % pour le candidat au nom arabe, suivi plus loin derrière, par le candidat au nom latino-américain, dont les probabilités de subir la discrimination sont, à 28,3 %, relativement moindres. De même, en ce qui concerne les taux de rappel, un nom à consonance latino-américaine semble moins pénalisant dans un CV qu’un nom à consonance arabe, et a fortiori africaine. Ainsi, à compétences et à profil égaux, les probabilités pour le candidat majoritaire d’obtenir une invitation à un entretien sont 1,47 fois plus grandes que celles du candidat au nom latino-américain (51,9 % versus 35,4 %), 1,65 fois plus grandes que celles du candidat au nom arabe (41,3 % versus 25 %), et jusqu’à 1,8 fois plus grandes que celles du candidat au nom africain (46,2 % versus 25,6 %).

Cette hiérarchie reflète-t-elle le degré de capital symbolique dont jouirait chacun de ces groupes dans les représentations des employeurs, l’origine africaine (qui agit ici comme « proxy » pour la catégorie « noire ») étant la moins prisée, l’origine latino-américaine la mieux considérée, et l’origine arabe se situant dans une position intermédiaire sur l’échelle de la désirabilité sociale ? Ces résultats reflètent-ils la distance variable qui sépare, dans l’imaginaire des employeurs, chacun de ces groupes du « Nous » québécois ? Bien qu’il soit difficile de répondre avec certitude à ces questions, une chose est certaine : les candidats racisés sont significativement désavantagés, à des degrés variables, par rapport au candidat issu du groupe majoritaire à l’étape du premier tri des CV.

Bien que notre testing ne nous permette pas d’y répondre, nous pouvons néanmoins poser la question suivante : les candidats minoritaires subissent-ils davantage la discrimination parce qu’ils appartiennent à une minorité racisée, ou plutôt parce qu’ils incarnent, aux yeux des employeurs, la figure plus générale de l’étranger ? Afin de répondre à cette question, il serait intéressant, dans une prochaine étude, de comparer les taux de discrimination enregistrés par des candidats racisés avec ceux obtenus par un candidat affichant un prénom et un patronyme évoquant une origine étrangère, mais européenne (ex. : italienne, allemande, espagnole, etc.).

La discrimination selon que l’employeur est un organisme public, un OSBL ou une entreprise privée

Comme on peut le voir au tableau 9, dans le secteur privé, les probabilités pour le candidat majoritaire d’être appelé en vue d’un entretien sont 1,71 fois supérieures à celles du candidat minoritaire (37,8 % versus 22,1 %), et la probabilité que ce dernier subisse un traitement discriminatoire est de 37,7 %. Des résultats similaires ont été obtenus en ce qui a trait au secteur des OSBL, au sein duquel, d’après notre étude, les chances du candidat majoritaire d’être appelé sont 1,64 fois plus grandes que celles du candidat minoritaire, et où un traitement discriminatoire risque de survenir dans 35,5 % des cas. En revanche, dans le secteur public, il n’existe aucune tendance à la discrimination de la part des employeurs testés, chaque candidat ayant attiré l’attention des recruteurs un nombre égal de fois (13 fois chacun) et chacun ayant été préféré à l’autre un nombre égal de fois (5 fois chacun), ce qui donne un taux net de discrimination de 0 %.

Nous pouvons avancer l’hypothèse que cette absence de discrimination constatée chez les employeurs du secteur public est due, au moins en partie, au fait que ces derniers sont assujettis de par la loi à des programmes d’accès à l’égalité en vertu desquels ils ont l’obligation de veiller à ce que les membres des minorités ethniques et/ou racisées soient représentés de manière équitable au sein de leur personnel[22]. Un tel résultat diffère de celui obtenu par Bertrand et Mullainathan (2004), dont le testing réalisé à Boston et à Chicago par envoi de paires de CV de candidats afro-américains couplés à des candidats anglo-américains, a révélé que les employeurs étatiques, pourtant assujettis à des programmes d’accès à l’égalité, sont légèrement plus portés à discriminer à la première étape du processus de recrutement que les entreprises privées. Soulignons cependant qu’il est risqué, au regard de nos propres résultats, de tirer des conclusions fermes étant donné le faible nombre d’employeurs du secteur public ayant répondu favorablement à nos candidatures (soit 18 en tout sur un total de 57 envois). En outre, que l’employeur soit public ou non, nous ne pouvons écarter la possibilité que la discrimination à l’embauche opère davantage en aval de la présélection sur examen des CV, soit à l’étape des entretiens.

Tableau 9

Type de traitement observé selon le statut de l’organisation testée

Type de traitement observé selon le statut de l’organisation testée
*

(b – c) / (b+c+d)

**

(b + d) / e

***

(c + d) / e

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La présente étude, basée sur la méthode du testing par envoi de CV fictifs, a permis de mesurer la discrimination qui s’exerce à l’endroit des minorités racisées dans cinq domaines professionnels distincts, dont trois correspondent à des emplois qualifiés (marketing, communications et ressources humaines), et deux à des emplois peu ou non qualifiés (service à la clientèle et secrétariat). Tant pour les postes qualifiés que non qualifiés, les taux nets de discrimination, calculés selon la formule préconisée par le BIT, sont environ de 35 %, ce qui signifie qu’en moyenne, un peu plus du tiers des refus essuyés par les candidats des minorités racisées pourraient être attribuables à la discrimination. Cependant, les risques de discrimination sont sensiblement plus élevés s’agissant des postes en ressources humaines (40 %) et dans le domaine du secrétariat (38,8 %). Les emplois ou les professions pour lesquels les taux de discrimination les plus élevés ont été enregistrés ne sont donc pas ceux exigeant un contact fréquent avec la clientèle (marketing, communications, service à la clientèle), comme nous l’avions postulé au départ, mais plutôt ceux requérant des interactions quotidiennes avec des collègues ou des supérieurs hiérarchiques dans le cadre d’un service dispensé à l’interne.

En ce qui concerne les emplois qualifiés, l’analyse a mis au jour des taux de discrimination d’une ampleur comparable pour les candidats arabes (33,3 %) et latino-américains (30,6 %), mais sensiblement plus élevés chez le candidat au nom à consonance africaine (38,3 %). Cette même hiérarchie s’observe pour les emplois peu ou non qualifiés, mais de manière plus évidente encore, les taux nets de discrimination pour les candidats africain, arabe et latino-américain étant respectivement de 42 %, 35 % et 28 %. Faut-il voir dans ce classement un reflet de la valeur relative accordée à chacune de ces appartenances sur le marché symbolique des identités dans un contexte québécois ? D’autres recherches, qualitatives celles-là, seraient nécessaires pour déchiffrer le sens de ces variations.

Le taux net de discrimination varie très peu selon que l’organisation testée soit une entreprise privée (37 %) ou un OSBL (35 %). Par contre, sur les 18 employeurs publics qui ont montré un intérêt à l’endroit d’au moins un de nos candidats, cinq ont favorisé le candidat minoritaire, cinq le candidat majoritaire, alors que les huit autres ont convoqué les deux candidats en entretien, ce qui donne un taux net de discrimination de 0 %. Nous pouvons légitimement formuler l’hypothèse qu’un tel résultat − bien que reposant sur un mince échantillon − est dû en partie à l’obligation légale qu’ont les employeurs publics d’appliquer des programmes d’accès à l’égalité, qui ont une incidence notamment sur le recrutement.

Rappelons par ailleurs qu’entre autres limites, le présent testing, contrairement à d’autres (Petitet al., 2011, par exemple), n’a pas été conçu, faute de moyens, pour mesurer l’impact croisé des discriminations que peuvent subir certaines personnes sur la base de plus d’un motif à la fois, tels le sexe, l’origine, la couleur ou la condition sociale. Il s’agit là d’un angle d’analyse dont les travaux sur l’intersectionnalité ont pleinement révélé la pertinence pour saisir la discrimination dans toute sa complexité (Bilge et Roy, 2010 ; Sheppard, 2011). Des testings futurs auraient donc intérêt à déployer des dispositifs méthodologiques conçus à cet effet. Soulignons enfin qu’il serait hasardeux de généraliser les résultats de ce testing à l’ensemble du marché du travail montréalais et qu’il serait intéressant, à l’avenir, de tester d’autres catégories d’emploi, notamment des emplois qualifiés à vocation plus technique ou scientifique.

Malgré les limites méthodologiques évoquées précédemment, les résultats de ce testing devraient nous amener à élargir, et par là enrichir, la réflexion menée actuellement au Québec sur les facteurs explicatifs des difficultés d’intégration socioéconomique des immigrants récents et des minorités racisées. Selon le paradigme (néo)libéral dominant, les succès et les échecs des individus, tout comme ceux des groupes, sont expliqués en termes de mérite et de démérite, ou encore d’accès différencié au capital et aux ressources requis pour connaître une mobilité réussie sur le marché de l’emploi. Dans cette perspective, les difficultés d’insertion professionnelle des immigrants récents, par exemple, tendent à être attribuées essentiellement à leur inadaptation à la réalité et aux besoins du marché du travail québécois. Qui plus est, lorsque des données statistiques montrent que les groupes d’immigrants en provenance de sociétés non occidentales performent moins bien sur le marché du travail que ceux d’origine européenne et américaine, il n’y a qu’un pas à franchir pour donner un sens à ces écarts au moyen d’explications culturalistes et racisantes, comme en témoigne d’ailleurs le livre Le remède imaginaire, publié récemment aux Éditions Boréal (Dubreuil et Marois, 2011).

La présente étude nous rappelle que les difficultés d’insertion en emploi que rencontrent certains groupes ethniques et racisés, issus de l’immigration ou non, ne tiennent pas qu’à une distribution inégale des acquis et des compétences, mais également aux préférences discriminatoires des employeurs. Ces derniers, sans nécessairement adhérer à un discours explicitement raciste, tendent, souvent inconsciemment, à rechercher des « personnes qui leur ressemblent », ou parfois même à éviter certains groupes évalués négativement, parce que socialement stigmatisés. Certes, par comparaison avec les résultats d’autres testings menés dans des villes européennes et américaines, l’ampleur de la discrimination « ethnoraciale » à l’embauche qui a été mise au jour dans la présente étude ne fait pas du Québec un cas exceptionnel. Il n’en demeure pas moins qu’à compétences et à qualifications égales, un Tremblay ou un Bélanger a au moins 60 % plus de chances d’être invité à un entretien d’embauche qu’un Sanchez, un Ben Saïd ou un Traoré, et qu’environ une fois sur trois (35 %), ces derniers risquent d’avoir été ignorés par l’employeur sur une base discriminatoire.

Soulignons en terminant que, dans un contexte où tous les groupes ne partent pas sur un pied d’égalité dans la course à l’emploi, que le marché du travail, lorsque laissé à lui-même, tend à reproduire l’exclusion de groupes historiquement dominés, il importe de se demander si les instruments dont l’État québécois dispose actuellement pour lutter contre le racisme et la discrimination n’auraient pas intérêt à être renforcés et complétés dans le cadre d’une politique globale à vocation à la fois préventive et répressive. Une telle politique pourrait prévoir, notamment, la création de nouveaux leviers juridiques pour stimuler la mise en place de programmes d’accès à l’égalité dans les entreprises privées et dans les OSBL, secteurs au sein desquels la discrimination risque particulièrement de survenir à la première étape du recrutement. En revanche, si l’impact du racisme et de la discrimination continue à être évacué du débat public, comme c’est le cas actuellement, réduire les volumes d’immigration, ou encore faire reposer la sélection des immigrants sur un système de quotas par bassins géographiques[23], continueront d’apparaître à plusieurs comme les seules solutions logiques et viables aux problèmes d’insertion des nouveaux arrivants sur le marché du travail. Quant aux personnes racisées nées au Québec, la relégation du racisme et de la discrimination au second plan de l’agenda social et politique risque de contribuer à les maintenir, elles aussi, dans une position subalterne sur le marché du travail. Il ne faudra alors pas se surprendre si ces personnes, nées et socialisées ici, en viennent à nourrir un sentiment de frustration et de désaffiliation à l’endroit d’une société au sein de laquelle elles risquent de se sentir perçues et traitées comme des « étrangers de l’intérieur », condamnées à demeurer éternellement « issues de l’immigration », un peu comme si le stigmate associé à leurs origines était transmissible de génération en génération (Castel, 2007).