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Le phénomène d’urbanisation s’est accéléré au cours du 20e et au début du 21e siècle. La population urbaine représentait 13 % de la population mondiale en 1900 et 29 % en 1950, pour atteindre 50 % en 2008. En Amérique du Nord, ce taux dépasse les 80 %. De plus, cette urbanisation s’accompagne d’un processus de métropolisation qui se caractérise par la concentration des populations, des activités économiques et des fonctions de direction dans les régions métropolitaines (Claval et Sanguin, 1997 ; Lacour et Puissant, 1999 ; Ascher, 2003 ; Hamel, 2005). Les territoires métropolitains ne sont cependant pas homogènes. Ils rassemblent des entités différenciées et fragmentées sur le plan socioéconomique (Biarez, 2000 ; Dreieret al., 2001 ; Donzelot, 2003). Si ces territoires concentrent la richesse, ils sont également marqués par des inégalités sociales et des problèmes environnementaux découlant d’une logique de croissance qui opère au détriment de la justice sociale et de la qualité de l’environnement (Dubet, 2001 ; Harloe, 2001 ; Foster, 2002 ; Kovel, 2002). Ces enjeux sociaux et environnementaux qui concernent ainsi une population largement urbaine sont mis en lumière sur la scène publique par la mobilisation de divers acteurs sociaux (Eder, 1996 ; Offe, 1997 ; Rutch, 1999 ; Hamel, 2000).

Cet article porte sur les actions collectives de protestation menées à Montréal depuis le début des années 1980 jusqu’au milieu des années 2000 sur les enjeux de justice sociale et d’environnement[1]. Notre cadre d’analyse s’inspire des apports de la sociologie des mouvements sociaux en y ajoutant une dimension peu traitée, la dimension territoriale qui comprend deux aspects. Premièrement, nous distinguons, en milieu urbain, d’une part, les actions collectives dans la ville, qui soulèvent des problèmes relatifs à l’échelle de la société en général, comme la pauvreté ou les pluies acides, la ville constituant alors une arène de débat public ; et, d’autre part, les actions collectives sur la ville qui se rapportent à une échelle locale et à des questions proprement urbaines comme l’accès à de bonnes conditions de logement et l’aménagement de parcs. Deuxièmement, les actions conflictuelles se localisent dans différents territoires au sein des agglomérations urbaines et ces territoires sont fonction du type d’enjeux soulevés : certains territoires sont plus affectés par des problèmes sociaux ou environnementaux ; d’autres sont plus propices à rendre visibles les revendications à l’ensemble de la société. Ainsi, dans le cadre de cet article, nous répondrons à deux questions. Quels ont été les enjeux de justice sociale et d’environnement soulevés par les actions collectives conflictuelles dans et sur la ville, à Montréal, depuis le début des années 1980 ? Où ces actions se sont-elles manifestées ?

Trois grandes raisons justifient d’étudier ces actions à partir des années 1980. Premièrement, à l’échelle mondiale, nous observons une rupture matricielle de la configuration de « l’État-monde ». Nous entrons alors dans une ère dite néolibérale (Dardot et Laval, 2009) au cours de laquelle les modalités de gouvernance se transforment et conduisent les grandes organisations internationales à proposer de nouveaux modes de gestion et de coordination des activités économiques à l’échelle planétaire (Duchatel et Canet, 2004). Nous débouchons dès lors sur une nouvelle phase du processus de mondialisation (Mercure, 2001).

Deuxièmement, pour le Québec et particulièrement pour Montréal, le début des années 1980 cristallise une crise tant politique qu’économique. Au plan politique, l’échec du référendum de 1980 vient ralentir la progression du mouvement indépendantiste. Après 1980, malgré une autre tentative référendaire, le mouvement indépendantiste n’a pas été en mesure de finaliser le grand projet d’un État indépendant. On peut parler sans contredit d’un essoufflement de ce mouvement social alors que nous assistons à une recomposition des lieux et des thèmes mobilisateurs. Concrètement, le repositionnement se traduit par une redéfinition du modèle québécois dans le sens où l’État est appelé à intervenir en concertation ou en partenariat avec une diversité d’acteurs sociaux. De plus, la réforme des programmes sociaux qui s’était enclenchée dans les années 1970, à l’échelle tant fédérale que provinciale, s’accélère à compter des années 1980. Enfin, la question de la protection de l’environnement qui a commencé à occuper l’agenda public dans les années 1970, prend de plus en plus d’importance, à partir des années 1980, et ce, tant dans les grands forums internationaux qu’au Canada et au Québec où diverses lois et mesures sont mises en avant, même si leurs effets sont souvent limités. À l’échelle locale, le début des années 1980 correspond à la fin du régime Drapeau à l’hôtel de ville de Montréal. Dans la foulée, trois maires et partis politiques municipaux ont pris la relève. Progressivement, des préoccupations de justice sociale et d’environnement ont conduit à l’élaboration de politiques et programmes. Ceux-ci ont souvent suscité une mise à contribution de diverses catégories d’acteurs publics, privés aussi bien que communautaires. Au plan économique, la décennie 1980 représente pour le Québec et pour Montréal en particulier une période très difficile. C’est une époque de fermeture d’usines. Des licenciements collectifs importants sont décrétés par des détenteurs de capital qui reconvertissent leurs actifs sans trop tenir compte des répercussions de cette restructuration de l’économie sur la population. On assiste à une véritable mutation des activités économiques à Montréal (Klein, Fontan et Tremblay, 1999).

La troisième raison qui nous a incités à examiner les actions collectives conflictuelles depuis les années 1980 est que dans le contexte du « nouveau modèle québécois », la plupart des recherches sur l’action collective au Québec et à Montréal ont porté, au cours des années 1980, 1990 et 2000, sur les organismes communautaires qui s’inscrivaient dans une optique de coopération ou de partenariat par opposition à une confrontation avec les forces du marché et avec l’État. L’aspect revendicatif de l’action collective a alors été peu traité. Nous voulions revenir à l’essence même de la définition du concept de mouvement social défini par Touraine (1973), à savoir une action collective conflictuelle contre un adversaire dominant dans le but de proposer des valeurs de changement social.

Cet article comprend quatre parties. La première introduit des repères théoriques, principalement en référence à la sociologie des mouvements sociaux. La deuxième expose notre approche méthodologique qui repose en grande partie sur un inventaire de la presse écrite. La troisième fait état des principaux résultats en réponse aux deux questions énoncées plus haut. La quatrième fournit des éléments d’analyse et de discussion.

Regards théoriques sur les mouvements sociaux

Au cours des vingt-cinq dernières années, la sociologie des mouvements sociaux a connu un développement soutenu de sorte qu’aujourd’hui il existe une grande diversité d’approches théoriques et méthodologiques – comportement collectif, mobilisation des ressources, nouveaux mouvements sociaux, cadrage symbolique, processus politique – destinées à l’étude de l’action collective, démultipliant les hypothèses et les outils d’analyse. Pour autant, il n’existe pas de consensus fort en ce qui a trait au modèle d’analyse le plus approprié ou le plus pertinent pour rendre compte des pratiques sociales qui alimentent les mouvements et en saisir la signification (Dubet et Lustiguer-Thaler, 2004 ; Goodwin et Jasper, 2004 ; Flacks, 2004 ; Morris, 2004). Le cadre d’analyse que nous avons élaboré s’appuie sur les principaux acquis de la sociologie des mouvements sociaux tout en y intégrant des contributions de la géographie des mouvements sociaux (Cox, 1973 ; Cox et Johnston, 1982 ; Trudelle, 2003). Pour ce faire, nous avons tenu compte des principales dimensions de l’action collective, à savoir les dimensions identitaire, cognitive, organisationnelle, institutionnelle et territoriale.

La dimension identitaire concerne le sentiment d’appartenance à un groupe ou à un collectif sur lequel repose l’action et que celle-ci peut en retour contribuer à raffermir (Eyrman et Jamison, 1991 ; Touraine, 1997). Elle renvoie au sens et à l’intentionnalité de l’action collective (Melucci, 1996, 1997 ; Tremblayet al., 1996) de même qu’à ses aspects culturels (McAdam, 1994 ; Polletta, 2002). La multiplication des identités qui caractérise la modernité avancée, corollaire du processus d’individualisation, met en cause la construction d’identités partagées qui s’opposent, à travers l’action collective, à d’autres identités porteuses de valeurs contestées.

La dimension cognitive correspond aux représentations que se font les acteurs sociaux des problèmes qui sont sources de conflits (McAdam, 1982 ; Tarrow, 1992), aux « cadres généraux » (master frames) d’interprétation (Benford et Snow, 2000) de ces problèmes qui favorisent la mobilisation et la mise en débat de même qu’au langage de protestation qui peut se résumer ainsi : nommer, blâmer, réclamer (Felstiner, Abel et Sarat, 1991). Cette dimension soulève la question des médias comme relais des mouvements sociaux dans l’arène publique, médias qui peuvent être instrumentalisés par les acteurs sociaux, mais qui peuvent aussi introduire des biais au message formulé par les acteurs. Nous y reviendrons.

La dimension organisationnelle a trait aux ressources mobilisées par l’action collective (Gamson, 1975 ; McCarthy et Zald, 1977). Les ressources qui soutiennent l’action collective sont, soit individuelles (adhérents, bénéficiaires, permanents), soit sociales (notamment les réseaux sociaux), soit matérielles et financières. La dimension organisationnelle englobe également les divers répertoires d’actions (Tilly, 1976, 1986). La question de la professionnalisation de l’action collective (Clavelet al., 1997 ; Moulaertet al., 1997 ; Hamelet al., 2000 ) s’y inscrit également.

La dimension institutionnelle fait référence au rapport de l’action collective aux institutions (Hamelet al., 1999). Elle renvoie au degré d’ouverture des institutions aux revendications des mouvements sociaux, aux arènes publiques dans lesquelles ces revendications sont portées et aux opportunités politiques de l’action collective (Guayet al., 2005 ; Kitschelt, 1986 ; Tarrow, 1994). Elle correspond aussi à l’enjeu de l’institutionnalisation des mouvements sociaux que reflète leur ambivalence et qui se caractérise également par des alliances et des affrontements tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des institutions.

Enfin, la dimension territoriale des mouvements sociaux a été mise en lumière par la géographie (Miller, 2000 ; Nicholls, 2007 ; Hmed, 2009). Elle s’articule à une prise en compte des effets du territoire eu égard à la définition des besoins et à la construction des identités, voire aux capacités de mobilisation des communautés et des acteurs sociaux. Tenir compte du territoire, dans une perspective de développement inégal de ces derniers, permet aussi de lier le pouvoir encapsulé dans le territoire aux modalités de déploiement des mouvements sociaux (Routledge, 1993, 2003 ; Castells, 1999). Dès lors, s’élabore une géographie des modalités de résistance aux actions hégémoniques ou aux positions de domination (Pile et Keith, 1997). Ainsi la géographie débouche sur une étude des formes d’articulation entre les différents types de pouvoir au sein d’un territoire ou entre territoires (Sharpet al., 2000). Dans ce cas de figure, l’espace peut aussi servir de ressource pour les acteurs sociaux les moins bien dotés (Hmed, 2009).

Notre cadre d’analyse fait également référence à la notion de mouvement urbain. Même si les mouvements urbains n’ont pas été ignorés par les sciences sociales en général, il n’en demeure pas moins que les écrits sur ces mouvements ne sont pas nombreux et que l’étude de ces derniers s’est relativement isolée de l’étude des mouvements sociaux en général (Pickvance, 2003). Ces mouvements correspondent aux actions collectives sur la ville évoqués en introduction. Ceux-ci portent principalement sur le logement, les équipements et services urbains, l’identité et le développement des communautés et des quartiers ainsi que sur la démocratie municipale (Pickvance, 1985 ; Castells, 1983 ; Hamel, 1991 ; Hameletal., 2000).

Par ailleurs, peu de travaux, à l’exception de ceux de Nicholls et Beaumont (2004), qui par certains aspects établissent aussi un lien entre justice sociale et urbanité, ont, jusqu’à présent, distingué les mouvements sociaux dans la ville des mouvements sociaux sur la ville autour des questions concernant la justice sociale et la question environnementale. Rappelons l’existence de typologies voisines élaborées par Castells (1997) par rapport à la distinction entre le local et le mondial ou encore celle proposée par Amin (2004) entre l’intérieur (du national au local) et l’extérieur (la présence de l’international). Dans la poursuite de ces distinctions, il apparaît important d’établir une relation dynamique entre le concept abstrait de mouvement social et la matérialité des formes que revêt l’action collective dans le contexte montréalais.

En conclusion de cette brève section théorique, nous retenons la définition provisoire des mouvements sociaux qui suit : une action collective qui est modelée par des facteurs tant culturels que territoriaux et dont le déploiement se fait sous un mode organisationnel informel ou formel en vue de modifier ou de transformer un processus ou une situation jugés injustes ou inappropriés par les acteurs concernés. Étant donné que nous évoluons de plus en plus à l’intérieur d’espaces urbains et métropolitains, leurs traits distinctifs doivent nécessairement être pris en compte. L’étude de l’action collective demande donc de relier étroitement la question du territoire à d’autres dimensions mises en scène par différentes disciplines des sciences sociales et humaines

Une approche méthodologique à partir de la presse écrite

Pour identifier les actions collectives conflictuelles qui ont vu le jour depuis le début des années 1980 jusqu’à 2006, année où nous avons commencé notre inventaire, nous avons opté pour un mode de collecte de l’information puisant à plusieurs sources. Nous avons d’abord choisi de travailler à partir des occurrences de conflit de type mouvement social qui ont été relevées par les principaux quotidiens montréalais (La Presse, Le Devoir et TheGazette) dont les articles sont numérisés dans deux bases de données : Eureka.cc, pour les journaux francophones, et Canadian Newsstand, pour le journal anglophone.

Le recours aux journaux pour l’étude des mouvements sociaux est une approche reconnue (voir notamment Kriesiet al., 1995). Cette utilisation est opportune dans la mesure où la presse écrite diffuse de l’information sur les conflits sociaux. Elle constitue en outre une arène importante pour l’exercice des débats publics qu’ils provoquent. La presse véhicule aussi des préoccupations et des valeurs reliées à ces conflits. Elle rend compte à grands traits des actions concrètes associées à ces conflits et des réponses qui s’ensuivent. L’utilisation des journaux pour repérer les actions collectives conflictuelles comporte cependant des limites (Earlet al., 2004 ; Trudelle, 2005 ; Lafargue, 2005 ; Neveu, 1996 ; Fillieule, 2007). Plusieurs biais peuvent être introduits. Leurs sources sont multiples : valeurs du sélectionneur de nouvelles et du journaliste ; contrainte de temps pour couvrir un évènement; orientations politiques du propriétaire du journal ; prise en compte du type de lectorat, des annonceurs, de la concurrence ; goût du jour, préférence pour les images fortes.… Malgré ces biais, les journaux nous permettent de retracer les conflits qui ont été mis en scène sur la place publique et cela même si toutes les manifestations conflictuelles ne sont pas nécessairement traitées par les journaux. Ceux-ci nous permettent de dégager les grandes tendances en ce qui concerne les actions collectives conflictuelles qui ont eu un écho public.

Nous avons donc décortiqué les bases de données des journaux mentionnés précédemment pour la période visée afin de relever la présence d’actions collectives conflictuelles. Nous avons utilisé des mots-clés, en français et en anglais, en lien avec la notion de conflit, comme lutte, protestation et revendication que nous avons croisés avec des mots-clés relatifs à la question de la justice sociale, tels que injustice, inégalité et pauvreté ainsi qu’aux problèmes environnementaux, comme déchet, écologie et pollution. Cela a permis de constituer une base de données et de la traiter en fonction d’une grille d’analyse des principaux enjeux soulevés par les conflits relevés, un même enjeu pouvant faire l’objet de plusieurs actions conflictuelles. Cette grille comprenait plusieurs informations : objet du conflit ; date et lieu du conflit ; porteur du conflit ; adversaire ; allié ; répertoire d’action ; ressources mobilisées ; objectif visé ; effet obtenu.

Nous avons aussi consulté les archives de la Ville de Montréal afin de compléter les informations recueillies dans les trois quotidiens montréalais que nous avons passés en revue. Ces archives contiennent notamment des articles de journaux de quartier[2]. Troisièmement, nous avons recensé les mémoires de maîtrise, les thèses de doctorat et les recherches menées sur l’action collective conflictuelle à Montréal de 1980 à 2006. Ces archives et ces écrits nous ont permis d’identifier des conflits qui n’avaient pas été repérés, dans un premier temps, dans les trois quotidiens montréalais, et de consulter de nouveau ces journaux à partir de nouveaux mots-clés.

Actions collectives conflictuelles : enjeux, échelles, lieux

À partir des sources décrites précédemment et pour la période à l’étude, nous avons inventorié 91 enjeux de justice sociale et 53 enjeux environnementaux soulevés par des actions collectives conflictuelles qui se sont déployées sur l’île de Montréal. Chacun de ces enjeux a pu faire l’objet d’une seule action ou de plusieurs actions. Dans le cadre de notre recension des articles de journaux, nous avons retenu en exclusivité des manifestations d’actions conflictuelles : marches, pétitions, occupations, conférences de presse, mémoires. Nous avons laissé de côté les articles qui, bien que traitant d’un enjeu, ne décrivaient pas les actions conflictuelles qui y étaient associées. Nous avons ainsi repéré 2 414 articles en lien avec des conflits de justice sociale et 695 articles traitant de conflits autour de questions environnementales. La présence d’un plus grand nombre d’articles sur les conflits de justice sociale que sur les conflits environnementaux n’est pas surprenante. La justice sociale constitue, à n’en pas douter, un cadre de référence (master frame : Snowet al., 1986 ; Benford et Snow, 2000) plus vaste et plus ancien pour les mouvements sociaux que l’environnement. Nous avons regroupé les 91 enjeux de justice sociale en 15 grands thèmes et les 53 enjeux relatifs à l’environnement en neuf grands thèmes (tableau 1).

Sur les 15 grands thèmes de justice sociale, cinq thèmes ne comprennent que des enjeux généraux de société ayant fait l’objet uniquement d’actions dans la ville, à savoir « Ateliers de misère », « Étudiants », « Racisme », « Immigration », « Politique internationale » et « Autres enjeux ». Deux thèmes incluent en majorité des enjeux supra-locaux, soit « Politiques sociales » et « Femmes ». Un thème, celui de la « Gestion municipale », rassemble le plus grand nombre d’enjeux essentiellement locaux soulevés uniquement par des actions sur la ville. Les autres thèmes regroupent des enjeux locaux qui concernent aussi la société en général, comme celui de la prostitution, ou interpellent des politiques publiques relevant des gouvernements fédéral et provincial, comme celui du logement social. Il ressort de notre inventaire que la plus grande partie des enjeux de justice sociale, 52 enjeux sur 91, ont fait l’objet d’actions uniquement dans la ville, alors que seulement sept enjeux ont été associés à des actions uniquement sur la ville et que 32 enjeux ont été soulevés par des actions sur et dans la ville (tableau 2)[3]. Le faible nombre d’enjeux de justice sociale uniquement locaux s’explique par le fait que malgré une remise en question des politiques keynésiennes et un semblant de désengagement de l’État, les principaux enjeux de justice sociale sont toujours sous la juridiction et sous l’autorité des instances fédérales ou provinciales. Tant la société civile locale que l’instance publique municipale demeurent des joueurs de second rang en ce qui a trait aux grands mécanismes de régulation sociale.

Tableau 1

Grands thèmes regroupant les enjeux de justice sociale et d’environnement. Actions collectives conflictuelles à Montréal, 1980-2006

Grands thèmes regroupant les enjeux de justice sociale et d’environnement. Actions collectives conflictuelles à Montréal, 1980-2006

* Le chiffre entre parenthèses est celui du nombre d’articles.

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Quant aux grands thèmes qui sous-tendent les enjeux environnementaux, quatre concernent directement l’instance municipale (« Espaces verts », « Infrastructures de transport », « Gestion de l’eau potable » et « Gestion des déchets »). Les autres thèmes relèvent des gouvernements provincial et fédéral (« Production énergétique » et « Pollution industrielle ») ou d’acteurs nationaux et internationaux (« Réchauffement de la planète »). Cependant, il n’y en a que neuf des 53 enjeux environnementaux qui soulèvent des questions générales de société ; cinq sont à la fois locaux et supra-locaux alors que 39 sont exclusivement locaux. L’environnement se révèle ainsi en priorité un enjeu de proximité.

Tableau 2

Échelles territoriales des enjeux de justice sociale et d’environnement. Actions collectives conflictuelles à Montréal, 1980-2006

Échelles territoriales des enjeux de justice sociale et d’environnement. Actions collectives conflictuelles à Montréal, 1980-2006

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Les données que nous avons colligées[4] nous informent sur le fait que les actions collectives conflictuelles en matière de justice sociale et d’environnement et dont l’enjeu était de portée générale et supra-locale prenaient principalement place au centre-ville de Montréal, là où sont situées les artères et places d’importance propices aux grands rassemblements de même que les bureaux des ministères provinciaux et fédéraux ainsi que ceux des ambassades, consulats et agences internationales. De plus, les actions conduites au centre-ville ont une plus grande visibilité et sont ainsi davantage couvertes par les médias. Toutefois, le tableau 3 indique que les actions dans la ville autour d’enjeux de justice sociale se répartissent dans une plus grande diversité de quartiers que celles concernant des enjeux environnementaux. Cela s’explique par le fait que les enjeux de justice sociale qui ont une portée générale sont plus nombreux, touchent une plus grande variété de groupes sociaux et font ainsi l’objet d’actions qui se tiennent dans une plus grande variété de lieux. Par exemple, la Marche des femmes contre la pauvreté « Du pain et des roses » de 1995 et de 2000 ne s’est pas limitée au centre-ville de Montréal, mais s’est déployée dans différents quartiers.

En ce qui concerne les actions collectives conflictuelles sur et dans la ville dont nous avons pu identifier les lieux de leur expression, nous observons le même phénomène : une plus grande répartition dans différents types de quartiers pour les actions de justice sociale que pour les actions environnementales. L’explication est en partie la même que précédemment, mais on peut ajouter que ces actions comprennent aussi celles qui se sont opposées aux fusions municipales au début des années 2000 et qui émanaient de municipalités de banlieue abritant des professionnels et des cadres. Il importe toutefois de signaler que 70 % des actions sur et dans la ville en matière de justice sociale se sont manifestées dans les quartiers où les taux de pauvreté sont les plus élevés. Quant aux actions collectives conflictuelles de portée uniquement locale que nous avons pu cartographier, elles présentent, en pourcentage, peu de différence de localisation selon qu’elles se rapportent à des enjeux de justice sociale ou à des enjeux environnementaux, du moins en fonction du taux de pauvreté observé dans les quartiers où elles se sont manifestées (tableau 3). En effet, la différence n’est que de 3 points de pourcentage. Toutefois, le nombre total d’actions uniquement sur la ville en matière de justice sociale que nous avons pu localiser dans ces quartiers est très peu élevé comparativement à celui des actions concernant l’environnement[5]. De plus, si on tient compte de l’ensemble des actions (sur, dans et sur et dans la ville), 22 % de celles qui portent sur l’environnement contre 10 % de celles qui concernent la justice sociale s’expriment dans ces quartiers aux taux de pauvreté moins importants.

Tableau 3

Localisation des conflits localisables en matière de justice sociale et d’environnement en fonction du taux de pauvreté des quartiers. Actions collectives conflictuelles à Montréal, 1980-2006

Localisation des conflits localisables en matière de justice sociale et d’environnement en fonction du taux de pauvreté des quartiers. Actions collectives conflictuelles à Montréal, 1980-2006
Source : Taux de personnes sous le seuil de faible revenu, Recensements de 1986, 1996 et 2006, Statistique Canada.

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Discussion

Bien que peu de travaux sur les mouvements sociaux aient pris en considération la dimension territoriale de l’action collective, celle-ci nous semble incontournable. Le territoire compte. En référence à un espace donné, il permet d’ancrer sur le plan social et culturel les individus et les groupes sociaux. Le territoire rassemble aussi bien les pouvoirs, les avoirs que les savoirs qui sont accaparés par certains et qui sont inégalement répartis. Il peut offrir des ressources aux acteurs mobilisés. Le territoire est un vecteur incontournable dans l’analyse de l’émergence et du développement de l’action collective conflictuelle. La façon dont se construisent les rapports au territoire influence les trajectoires ou les cycles qu’emprunte n’importe quel mouvement social.

Cependant, le territoire commun des conflits que nous avons mis en lumière, à savoir l’agglomération montréalaise et plus particulièrement l’île de Montréal, ne semble pas avoir contribué, sur la période étudiée de vingt-cinq ans, à une unification des actions collectives autour des cadres de référence que sont la justice sociale et l’environnement. Ainsi, bien que la question de la justice sociale ait suscité un grand nombre d’actions collectives et affecte une large partie de la population montréalaise, nous ne voyons pas poindre une convergence des actions autour de cette question. La justice sociale ne devient pas une question centrale à partir de laquelle auraient pu se définir des demandes sociales et une stratégie concertée à l’endroit des instances publiques, privées ou sociales concernées. Même si les actions conflictuelles portent sur un référent commun – celui de la justice sociale – et se manifestent en un même territoire − celui de Montréal − cet enjeu global et ce territoire commun ne sont pas garants d’unité ou de cohésion pour les actions collectives conflictuelles.

Les actions collectives demeurent le fait d’acteurs sociaux qui, bien que partageant un même cadre général de référence et un même territoire, ne partagent pas nécessairement ou n’ont pas conscience de partager des intérêts, des problèmes, des valeurs ou des aspirations en commun. Les actions collectives en matière de justice sociale restent fractionnées en fonction d’une gamme très variée d’enjeux. Le fait qu’elles soient pour la plupart réactives (Castells, 1999) à des politiques, programmes, projets et mesures qui concernent divers aspects de la vie en société n’est pas étranger à ce fractionnement. S’il y a des coalitions, elles se forment autour d’enjeux spécifiques. Et si le territoire est à la source d’une identité collective propice à la mobilisation sociale, c’est plutôt le territoire infra-municipal, à savoir celui du voisinage, du quartier ou de l’arrondissement qui est celui dans lequel les actions se trouvent ancrées. Le cadre général de la justice sociale est éclaté en différents enjeux, comme celui de Montréal en différentes identités territoriales. Le même constat vaut pour les actions conflictuelles portant sur la question environnementale. En majorité réactives à des menaces contre l’environnement, elles sont morcelées en fonction de différents enjeux et de différents territoires à l’intérieur de l’île et de la ville de Montréal.

Par ailleurs, c’est moins sous l’angle du territoire comme facteur d’identité propice à la mobilisation sociale que sous celui de l’échelle des enjeux et de la localisation des actions que nous avons traité cette dimension de l’analyse des mouvements sociaux. L’idée de décomposer les actions collectives conflictuelles en considérant l’échelle territoriale nous a conduits à prendre à notre compte les notions dans et sur la ville. Cela a permis de mettre en lumière le degré de montée en généralité des enjeux soulevés, le rayon d’action des adversaires (local, national, international) et l’ampleur du processus à orchestrer pour trouver des solutions aux problèmes faisant l’objet de conflits. Ainsi, selon les données recueillies, la question de la justice sociale s’articule principalement à l’échelle nationale ou internationale. Les enjeux ont une portée supra-locale et sont associés à des problèmes généraux de société. Les principaux adversaires sont les gouvernements provincial et fédéral de même que des gouvernements étrangers et des organisations supra-nationales. Les enjeux de justice sociale suscitent principalement des actions collectives conflictuelles dans la ville et sur et dans la ville. Ces actions se localisent en très grande partie au coeur de la Cité, là où se trouvent les agences des pouvoirs nationaux et internationaux et là où les grandes artères et les larges places publiques permettent de vastes rassemblements qui donnent de la visibilité aux protestations.

Par contre, toujours en référence à la banque de données que nous avons constituée, la question environnementale ne relève pas d’emblée de ces mêmes échelles, si ce n’est pour quelques thèmes relativement marginaux comme le protocole de Kyoto. Les réponses aux grands problèmes environnementaux demandent certes des solutions qui devraient engager des instances nationales ou internationales. Mais la définition des enjeux environnementaux par les acteurs sociaux demeure en général limitée dans son expression à un cadrage très local, revendiquant, par des actions principalement sur la ville, une intervention politique de proximité. Ces actions environnementales sur la ville se localisent dans une diversité de quartiers sur le plan socioéconomique, mais leur proportion est tout de même plus élevée dans les quartiers qui présentent les plus hauts taux de pauvreté. Toutefois, si on considère l’ensemble des actions environnementales, le pourcentage de celles qui se manifestent dans les quartiers les moins pauvres est le double de celles de l’ensemble des actions portant sur la justice sociale qui s’y déploient.

Malgré le fait que moins d’enjeux environnementaux soulevés par des actions collectives conflictuelles ont accaparé la scène journalistique montréalaise au cours de la période étudiée, comment expliquer la tendance actuelle de conscientisation tant au sein d’une partie de la population que dans certaines des sphères politiques à l’endroit de la question environnementale ? On doit chercher une explication autre que celle de l’existence de conflits majeurs entre acteurs sociaux ou entre différentes couches de la population. Il faut plutôt voir cette tendance comme une réponse à « des tensions senties et à régler » au sein même du système culturel ou civilisationnel de la modernité avancée. Bien que Offe (1997) interprète les nouveaux mouvements sociaux sous l’angle d’une modernisation de la modernité, on peut parler d’une nouvelle orientation culturelle en émergence qui n’emprunterait plus la voie des actions collectives conflictuelles de type mouvement social.

Du point de vue territorial, l’analyse des enjeux soulevés par les actions collectives conflictuelles que nous avons répertoriés à partir d’une source principale qui présente certes des limites, à savoir la presse écrite, nous révèle de grandes tendances[6]. Premièrement, nous sommes en mesure de constater que les enjeux centrés autour des questions de justice sociale sont nombreux et diversifiés. Ils portent dans l’ensemble sur des problèmes qui concernent des acteurs institutionnels d’envergure nationale, voire internationale. De plus, les actions associées à ces enjeux qui interpellent en tout (actions dans la ville) ou en partie (actions sur etdans la ville) des acteurs situés à l’échelle supra-locale ont tendance à prendre principalement place au centre-ville, proche des bureaux gouvernementaux nationaux et internationaux de même que là où on peut tenir de grands rassemblements et attirer l’attention des médias. Cependant, ces actions se déroulent aussi dans d’autres quartiers ayant un profil socioéconomique varié, bien que moins présentes dans les quartiers affichant des taux de pauvreté plus faibles. Deuxièmement, les enjeux environnementaux qui interpellent en tout ou en partie des acteurs supra-locaux sont beaucoup moins nombreux et diversifiés. Ici aussi, lorsque les enjeux concernent une échelle d’intervention nationale ou internationale, les actions se déploient au coeur de la ville, et ce, de manière encore plus concentrée. Troisièmement, les enjeux en matière d’environnement ayant fait l’objet de conflits sont très majoritairement locaux. Bien que les actions sur la ville qui y sont associées se situent dans tous les types de quartiers sur le plan socioéconomique, elles se manifestent davantage dans les quartiers les plus pauvres. Toutefois, comme nous l’avons mentionné, la part de l’ensemble des actions (sur, dans et sur et dans la ville) ayant pour objet l’environnement qui s’expriment dans les quartiers moins pauvres est deux fois plus élevée que celle de l’ensemble des actions soulevant des enjeux de justice sociale qui s’y localisent.

Enfin, la sociologie des mouvements sociaux qui a inspiré notre analyse nous renvoie à la grande question du changement social (Touraine, 1973). Si les actions collectives conflictuelles que nous avons répertoriées en fonction de différents enjeux peuvent induire du changement social, celui-ci n’est pas que la résultante de ces conflits. Nous avons évoqué les préoccupations environnementales dont l’importance grandissante depuis les années 1980 ne semble pas n’être associée qu’aux conflits environnementaux. Pour effectuer une lecture plus complète de l’ensemble des facteurs qui entrent en jeu dans le changement social, il importe de tenir compte également des répercussions des actions sociales non conflictuelles. Tout ne passe pas par les conflits. Le changement advient avec et sans le conflit et tout conflit ne porte pas nécessairement une capacité transformative du cadre sociétal. Le conflit demeure bien entendu un des éléments utiles ou indispensables à une compréhension du changement social. Mais il est également présent dans les processus de résistance qui se manifestent à l’égard du changement. De plus, des transformations sociales souterraines ou silencieuses peuvent émerger en marge des conflits sociaux. Il importe alors d’être attentif non seulement aux événements de protestation, mais aussi à ce qui est moins visible sur la place publique.