Article body

« J’ai toujours rêvé d’être un poète classique pour être un contemporain de toutes les époques. » (Gaston Miron, p. 166)

S’il est facile de se ranger à l’avis de Robert Mélançon pour qui un classique s’adresse à tous – par opposition aux spécialistes – et qu’il doit avoir subi l’épreuve du temps, avant de se demander ce qu’est un classique québécois, il convient de s’entendre sur ce qu’est un écrivain québécois ; en ce sens, les livres de Garand et de Mélançon, de facture très différente, renvoient-ils l’un à l’autre.

Mélançon, dans ce qui fut d’abord une conférence prononcée lors d’une journée d’étude organisée par le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises, se livre à un exercice de style sur ce qu’est, ou n’est pas, un classique, avant d’oser quelques titres. Garand réfléchit pour sa part, dans un essai très personnel, à partir de l’oeuvre de Jacques Ferron, Jean Basile et Dany Laferrière ainsi que des romans de Lionel Groulx, sur trois moments de la littérature québécoise : le régionalisme, la Révolution tranquille et la période actuelle, mais plus fondamentalement, ce qui l’intéresse ce sont les questions qui se posaient à ces auteurs et celles qui se posent à nous, les réponses qu’ils ont proposées, et l’héritage à reprendre. S’il convoque ces écrivains, et bien d’autres au passage, de Damase Potvin à Mordecai Richler en passant par Anne Élaine Cliche et Régine Robin ; s’il renvoie aux débats entre exotistes et régionalistes, et à ceux sur l’écriture migrante, c’est avec un zeste de sémiologie et de psychanalyse, quelques allusions à Fernand Dumont, via la référence, dans un texte très polémique par moments, et toujours prenant. Texte engagé ? En tout cas, l’auteur s’y engage personnellement.

Pour Garand : « Il n’y a qu’un mythe pour une communauté : celui des origines » (p. 31) et tout au long de sa réflexion, il s’applique à distinguer l’être-en-commun de l’être-commun. Son livre est construit à partir de quelques articles retravaillés, auxquels s’ajoute un autre, inédit, sur l’écrivain québécois. À cet égard, il apparaît, comme pour les classiques, plus facile de dire ce que ce n’est pas que ce que c’est.

En fait, la difficulté pour Mélançon comme pour Garand n’est pas tant d’attribuer des bons points (d’écrivain québécois ou de classique québécois) que de lire les textes, d’accéder aux textes, en dehors du discours qui les précède ou les accompagne, en dehors des lectures institutionnelles ou (et ?) convenues, parfois polémiques. Lire les textes, sans les rapporter nécessairement au contexte (actuel ou d’époque), éviter de les réduire à un reflet de ce contexte, sans par ailleurs négliger cette dimension constitutive de plusieurs oeuvres, par exemple, celle de Ferron ou de Groulx ; ainsi, à propos de l’oeuvre romanesque du dernier, Garand écrit : « L’Appel de la race n’est pas un texte à défendre ou à rejeter, mais vu son caractère significatif dans l’histoire du Québec, à prendre en charge dans ses significations » (p. 75). Bref, le défi est de distinguer les enjeux littéraires des enjeux institutionnels et politiques et les « arrimer » au moment opportun, pour les dénouer aussi parfois. Voilà le lieu où les deux livres se rejoignent.

Garand, finalement, définit comme québécois l’écrivain qui s’inscrit dans une tradition, dans une référence québécoise, dans un univers discursif québécois, ce qui est proche de l’institution mais ne peut y être réduit. Il avance ainsi à petits pas dans le dernier texte sur un terrain bien glissant : celui de la littérature québécoise versus celle du Québec, parfois écrite dans une autre langue que le français. Questionnement étranger à la rectitude politique mais sans cesse repris, ouvert, comme dans la discussion sur la littérature migrante où Garand critique vertement certains textes plus anciens de Simon Harel, pour réaliser « bouche bée » (p. 428) que leurs positions se sont rejointes dans les dernières années. Garand, réfléchissant sur la tradition toujours à reprendre, toujours à actualiser, sur des textes fondateurs qui nous parlent encore et qu’il est toujours possible de s’approprier, rejoint Mélançon dans sa recherche des classiques, comme textes fondateurs ; cela dit selon ce dernier, pour mériter ce titre, un texte doit avoir au moins un siècle. C’est ainsi qu’il nous amène loin du roman, et même de la poésie, vers des lettres et récits de voyage.

Et Gaston Miron, à qui on fit des funérailles nationales, est-il un « classique » ? En deviendra-t-il un ? Viennent d’être réunis ses textes de prose, dont les plus importants, et les plus intéressants ajouterais-je, ont été publiés dans les diverses éditions de l’Homme rapaillé, ouvrage sans cesse repris par l’auteur. Si les conférences inédites de Miron en intéresseront plusieurs, l’ensemble proposé ici par Marie-Andrée Beaudet et Pierre Nepveu, qui comprend les prospectus de l’Hexagone, et divers textes de circonstance (remerciements prononcés à l’occasion d’une remise de prix, articles de journaux, voire quatrièmes de couverture), s’adresse davantage aux spécialistes. Les autres pourront relire les éditions de 1970 et de 1981 de L’Homme rapaillé où la prose de Miron gagne en force à jouxter le poème.